Les photons dans tous leurs états Un long chemin optique pour détecter quelques molécules en spectroscopie d’absorption La spectroscopie moléculaire en phase diluée permet d’avoir accès aux grandeurs intrinsèques (niveaux d’énergie, constantes moléculaires, potentiel...) et aux grandeurs extrinsèques (concentration, pression, température, vitesse...) de molécules. Un spectre d’émission ou d’absorption est une signature caractéristique de la molécule. Parmi les différentes méthodes de spectroscopie, l’absorption a le mérite d’être une méthode simple et quantitative. L’utilisation de la dynamique temporelle et spectro-temporelle de cavités optiques passives ou actives permet d’atteindre de très hautes sensibilités en spectroscopie d’absorption. Cette sensibilité peut être appliquée soit à l’étude des transitions optiques dites interdites, soit à la détection de molécules à l’état de trace. LA MÉTHODE DE L’ABSORPTION OPTIQUE, PRINCIPES ’absorption optique est une méthode quantitative parmi les plus puissantes en spectroscopie moléculaire; elle a en outre le mérite de la simplicité. Le principe des méthodes basées sur l’absorption repose toujours sur l’utilisation d’une source optique, d’un trajet optique sur lequel s’effectue l’absorption et d’un détecteur. Si la source est polychromatique, le détecteur est précédé d’un élément dispersif. L’absorption est donnée par la loi de LambertBeer : Ik(L) = Ik(0) exp(− a(k) L). La valeur du coefficient d’absorption a est directement obtenue à partir de la connaissance de la longueur d’absorption L et du rapport des intensités lumineuses mesurées Ik(0) et Ik(L) avant et après absorption du faisceau, a est le produit de la section efficace d’absorption et de la densité volumique de la molécule L – Laboratoire de Spectrométrie Physique, UMR 5588 CNRS, Université Joseph Fourier, Grenoble 1, BP 87, 38402 SaintMartin-d’Hères Cedex. 52 étudiée. La connaissance de l’une de ces quantités permet d’avoir immédiatement accès à l’autre de manière quantitative. La sensibilité de la méthode est fixée par la plus petite variation de l’intensité lumineuse que l’on peut mesurer. Cette plus petite variation a une limite quantique qui est donnée, au rendement quantique du détecteur près, par la racine carrée du nombre de photons mis dans une mesure à une longueur d’onde pour un temps de mesure donné. Afin d’atteindre la meilleure sensibilité dans la mesure du coefficient d’absorption a, il faut donc avoir une longueur d’absorption L la plus grande possible. La méthode la plus classique destinée à augmenter la longueur d’absorption consiste à utiliser une cellule multipassage dans laquelle le faisceau collimaté de la source fait plusieurs allers et retours entre deux ou plusieurs miroirs. Une telle méthode permet d’atteindre une longueur d’absorption comprise entre quelques dizaines et quelques centaines de mètres. Lors de chaque réflexion sur un des miroirs, le faisceau collimaté subit des pertes d’autant plus importantes que le coefficient de réflexion des miroirs est inférieur à l’unité. Cela se traduit par une diminution de l’intensité du faisceau arrivant sur le détecteur. Alors que le signal d’absorption dû aux molécules présentes sur le trajet optique augmente avec la longueur du trajet, l’intensité lumineuse arrivant sur le détecteur décroît en fonction du nombre de réflexions. On conçoit alors qu’il existe, pour une intensité lumineuse de la source et pour des miroirs donnés, une longueur optimale pour le trajet d’absorption. Ce raisonnement n’est bien sûr valable que si le bruit de la source est d’origine purement quantique. Cela signifie qu’il faut s’affranchir du bruit à basse fréquence (en 1/f) et des bruits techniques (fluctuations électriques, mécaniques). On peut réduire l’effet de ces derniers en modulant un des paramètres du faisceau lumineux (amplitude, fréquence optique, phase) et en démodulant le signal à la détection. Les techniques de démodulation ne permettent cependant pas d’obtenir directement le spectre d’absorption de la molécule, mais plutôt la dérivée première voire seconde du spectre, ce qui pose de sérieux problèmes lorsqu’on désire faire des mesures quantitatives. Les photons dans tous leurs états MISE EN ŒUVRE DE LA SPECTROSCOPIE D’ABSORPTION À LONG CHEMIN OPTIQUE Les deux méthodes de spectroscopie d’absorption à très haute sensibilité que nous allons décrire reposent sur une augmentation du trajet optique. On utilise pour obtenir cet allongement des cavités optiques passives ou actives (lasers) formées de deux ou plusieurs miroirs. L’idée est d’avoir un signal d’absorption qui prédomine sur le bruit en 1/f ou technique et qui soit comparable au bruit quantique. Une simple moyenne temporelle permet alors d’extraire le signal du bruit quantique. Notre groupe développe depuis une quinzaine d’années des techniques de spectroscopie d’absorption à très haute sensibilité pour l’étude de très faibles transitions harmoniques dans l’état électronique fondamental de molécules à petit nombre d’atomes (jusqu’à 6). Plus récemment, ces techniques ont été appliquées à la détection de molécules à l’état de trace. Du multipassage à la cavité non résonnante La première méthode est basée sur la mesure du temps de décroissance de l’énergie lumineuse stockée dans une cavité passive ; elle est connue sous le nom de « Cavity Ring Down Spectroscopy » ou CRDS. Cette méthode a été utilisée pour la première fois par Heberlin et al. en 1980 pour mesurer le coefficient de réflexion de miroirs très réfléchissants. Ce n’est qu’en 1988 que O’Keefe et Deacon ont eu l’idée de l’appliquer à la spectroscopie moléculaire. La technique a ensuite été grandement améliorée, puis exploitée de façon régulière avec des lasers fonctionnant en impulsions par D. Romanini et K. Lehmann à Princeton. La cavité est constituée de deux miroirs qui ont un coefficient de réflexion R supérieur à 0,9999. On obtient alors une durée de vie des photons supérieure à 30 microsecondes dans une cavité de un mètre de long, c’est-à-dire une longueur équivalente d’absorption supérieure à 10 kilomètres. Lorsqu’une impulsion laser ayant typiquement une énergie de l’ordre du millijoule (~ 3.1015 photons) et d’une durée de quelques nanosecondes est injectée dans une telle cavité, 1011 photons sont transmis par le premier miroir. La lumière piégée dans la cavité décroît ensuite exponentiellement avec une constante de temps τ qui dépend des pertes totales de la cavité sur un trajet aller et retour soit 1/s = (T + P + ag L) c/L, où T et P sont respectivement le coefficient de transmission et les pertes des miroirs, ag le coefficient d’absorption du gaz présent entre les deux miroirs de la cavité séparés par une distance L et c la vitesse de la lumière. Si les pertes sur les miroirs et l’absorption sont faibles comparées à la transmission des miroirs, alors la moitié de l’énergie stockée dans la cavité peut être détectée, mais cela ne représente qu’une faible partie de l’énergie émise par le laser de puissance. Bien qu’en somme, dans une cavité non résonnante injectée en impulsion, on n’utilise qu’une petite fraction des photons de la source, la méthode a permis au groupe de Princeton de mesurer des coefficients d’absorption ag aussi faibles que 10–10 /cm. très difficile d’envoyer un faisceau lumineux modulé dans une cavité 5 passive de grande finesse (Fz10 ), d’asservir la source à la cavité et de balayer en longueur d’onde à la fois la source et la cavité pour une expérience de spectroscopie. Notre approche a été différente et nous a permis de remplacer les lasers de puissance de plusieurs kilowatts de puissance crête par des diodes lasers d’une puissance de quelques milliwatts. La figure 1 montre le schéma de principe du montage diode-CRDS utilisé ainsi que l’évolution temporelle des trains d’ondes lumineux à la sortie de la diode laser modulée en amplitude, à la sortie de la cavité et à la sortie du modulateur acoustooptique. Ce modulateur permet de sélectionner la partie décroissante du train d’ondes, qui est détectée à l’aide d’une photodiode. La contribution de notre groupe a été de montrer que cette méthode peut également fonctionner avec des sources de grande cohérence temporelle, telles que des lasers à colorant continus ou des diodes lasers. L’association diode-CRDS ouvre même un nouveau champ d’applications dans la détection de molécules à l’état de trace. De la cavité non résonnante à la cavité résonnante passive Depuis les travaux de Fabry et Perot du début du siècle, il est bien connu que si l’on néglige les pertes d’une cavité résonnante, la puissance transmise par la cavité égale la puissance lumineuse injectée lorsque la longueur de la cavité est un multiple entier de demi-longueurs d’onde. On a donc tout intérêt à travailler avec une cavité à résonance. Mais il est Figure 1 - Le principe de la CW-CRDS est basé sur la mesure du temps de décroissance s de l’intensité lumineuse stockée dans une cavité Fabry-Perot de haute finesse en présence d’espèces absorbantes en phase gazeuse. Un spectre quantitatif d’absorption est directement obtenu en balayant le laser en longueur d’onde et en déterminant le coeffıcient d’absorption à partir des mesures des temps de décroissance en présence et en l’absence des espèces. 53 En balayant le laser en longueur d’onde et en maintenant la plage de résonance de la cavité sur la longueur d’onde du laser, on obtient directement un spectre d’absorption quantitatif de la molécule. On peut remarquer que la résolution spectrale est théoriquement fixée par la finesse de la cavité et non plus par la largeur spectrale du laser, comme c’est le cas lorsque l’injection se fait avec un laser fonctionnant en impulsion. Cette résolution spectrale peut être de l’ordre du kilohertz lorsque s atteint une centaine de microsecondes, ce qui permet de faire de la spectroscopie sub-Doppler. La figure 2 montre un exemple de spectre d’une transition électronique faible de la molécule de NO2, résolue rotationnellement, dans le domaine visible autour de 744 nm. En l’absence d’absorption intracavité, le spectre obtenu est dû uniquement aux pertes totales des miroirs (transmission, absorption, diffusion). Ces miroirs ont une très grande stabilité, ce qui permet d’utiliser le spectre en l’absence d’absorp54 -1 Coefficient d'absorption ( cm ) Temps de décroissance ( µs) L’injection du faisceau lumineux se fait « en passant à la résonance » c’est-à-dire pendant le court intervalle de temps où la cavité, dont la longueur est périodiquement modulée, a une fréquence de résonance proche ou égale à la fréquence optique du laser. Cette méthode permet d’avoir une énergie lumineuse stockée dans la cavité proche de celle que l’on aurait si l’on avait asservi la cavité au laser. Lorsque cette énergie atteint un niveau seuil fixé, mesuré sur la lumière transmise, l’injection est interrompue. On enregistre alors la décroissance exponentielle de l’énergie stockée en mesurant l’intensité du faisceau émis par la cavité. Le temps sg de décroissance de l’intensité en présence du gaz composé de la molécule à étudier est extrait par une méthode d’ajustement des courbes. Le coefficient d’absorption du gaz ag est directement donné par ag = 1 − 1 , où s0 est le temps csg cs0 de décroissance en l’absence de gaz (ou hors de la raie d’absorption). 742.5 743.0 743.5 744.0 744.5 745.0 130 cavité vide 110 jet supersonique 90 De la cavité passive à la cavité active 70 50 30 10 -7 5x10 -7 4x10 de trace dans l’air expiré par un patient pour un diagnostic médical non invasif. NO2 en cellule jet supersonique -7 3x10 -7 2x10 -7 1x10 0 742.5 743.0 743.5 744.0 744.5 745.0 Longueur d'onde (nm) Figure 2 - Exemple de spectre diode-CRDS de 2 2 NO2 (A B2 ← X A1). La figure supérieure représente l’évolution du temps de déclin s0 de la jet cavité vide, du temps de déclin sm de la cavité en présence d’un jet supersonique de NO2 à une température translationnelle de 38 K, du temps cellule de déclin sg en présence d’une pression de 20 Pa de NO2 dans 1,9 kPa d’argon à température ambiante. La figure inférieure représente, pour la même région spectrale, le coeffıcient d’absorption de NO2 en jet, déterminé à partir des temps de déclin de la cavité vide et en présence de jet. La résolution spectrale est ici donnée par la largeur Doppler résiduelle qui est de 250 MHz. La limite de sensibilité sur la mesure du coeffıcient d’absorption a été évaluée à 10–10/cm pour une expérience en cellule pour un rapport signal sur bruit de l’unité. tion intra-cavité comme référence de « zéro absorption ». Cette grande stabilité peut être utilisée pour mesurer soit un continuum d’absorption, soit un spectre n’ayant pas de structures rotationnelles résolues, comme c’est le cas pour de grosses molécules à pression atmosphérique, soit même d’envisager des mesures de diffusion ou la détection de particules submicroniques. Cette possibilité d’enregistrer, de manière quantitative, des spectres non résolus est extrêmement intéressante car elle permet pour la première fois d’envisager la détection sans ambiguïté et en temps réel de molécules comme les composés organiques volatils qui jouent un rôle important dans la pollution atmosphérique ou comme l’acétaldéhyde, l’éthanol, l’éthane..., gaz qui interviennent dans le métabolisme des plantes. Deux projets sont en cours dans notre laboratoire, l’un consiste à détecter des traces d’explosifs, l’autre à détecter les molécules à l’état Comme nous venons de le voir, la sensibilité de la méthode CRDS dépend essentiellement des faibles pertes de la cavité, pertes qui sont liées à la qualité des miroirs. Ces pertes augmentent très rapidement si l’on est obligé d’introduire dans la cavité une cellule d’absorption. Dans ce cas, pour conserver de grands temps de déclin, une solution consiste à régénérer les photons perdus après un aller-retour dans la cavité : c’est la technique de spectrométrie d’absorption intra-cavité laser (ICLAS). Cette technique a vu le jour pratiquement simultanément en 1970 à l’Institut Lebedev à Moscou dans le groupe de E.A. Sviridenkov et à Los Alamos dans le groupe de R.A. Keller, et a été reprise en 1972 par T.W. Hänsch et P.E. Toschek, alors dans le groupe de A.L. Schawlow à Stanford. Le montage expérimental est constitué d’un laser dont le milieu amplificateur a un profil de gain large bande, comme par exemple un colorant, un cristal de saphir dopé de titane ou un verre dopé de terre rare. Le faisceau laser est envoyé au bout d’un temps t (appelé temps de génération) après le démarrage du laser dans un spectrographe et le spectre ainsi échantillonné dans le temps est enregistré à l’aide d’une barrette de photodiodes. Le pouvoir de résolution k/dk du spectrographe que nous avons également développé est de 800 000 mais ne permet pas de résoudre les modes du laser. Considérons le démarrage du laser. A l’instant initial, un laser de pompe est envoyé sur le milieu amplificateur à l’aide d’un premier modulateur. Des photons spontanés « ensemencent » de manière aléatoire les modes longitudinaux du laser compris dans la courbe de gain. Des centaines à des dizaines de milliers de modes, selon le type de laser, peuvent ainsi démarrer pratiquement simultané- Les photons dans tous leurs états ment. Lorsque le laser atteint son seuil (après un temps de quelques microsecondes à quelques millisecondes selon le type du laser), l’émission stimulée permet au laser de fonctionner sur ce très grand nombre de modes. L’intensité lumineuse totale émise par le laser atteint asymptotiquement sa valeur stationnaire dans le cas d’un laser à colorant et après quelques oscillations dans le cas d’un laser solide. Nous avons montré que dans les deux cas la dynamique ICLAS était assez similaire. Dans une cavité sans milieu absorbant, l’intensité des modes situés en fréquence au centre de la courbe de gain va croître plus vite que celle des modes latéraux. Comme le montre la figure 3, l’enveloppe spectrale du rayonnement laser va s’affiner dans le temps. Elle est bien décrite par une gaussienne dont la largeur décroît en =t et dont l’amplitude croît en =t. Cette enveloppe ne va pas tendre vers un mode unique, comme on pourrait s’y attendre, mais plutôt vers une distribution limite étroite. Cette limite a principalement deux origines. Premièrement des photons spontanés vont s’ajouter aux photons stimulés et vont faire perdre, au bout d’un certain temps, la mémoire à la dynamique spectro-temporelle. Ce phénomène est à l’origine de la limite ultime de la sensibilité de l’ICLAS. Pour un laser à colorant ou à solide, un calcul d’ordre de grandeur montre que cette limite est atteinte au bout d’une seconde environ, ce qui correspond à un trajet de 300 000 kilomètres des photons dans la cavité. Dans la réalité, cette limite n’est atteinte que si l’on arrive à supprimer une autre limitation qui a pour origine un couplage entre les modes longitudinaux de la cavité. En effet, la présence de phénomènes non linéaires dans le milieu amplificateur se traduit par un échange d’informations entre les modes : la dynamique spectro-temporelle en est modifiée. Nous avons observé un tel phénomène pour un laser Ti : saphir où la dynamique se stabilise pour un temps de génération de l’ordre de 3 millisecondes, ce qui correspond tout de même à une longueur équivalente d’absorption de 900 kilomètres ! Considérons maintenant la cavité dans laquelle on a mis une cellule d’absorption contenant un gaz ayant Intensité tg pe om de p r e Las 200µs 150µs 100µs 0 00 12 0 02 12 40 Nomb 20 0 re d'o 1 06 nde ( 12 cm -1 ) 50µs 5µs 0 08 12 0 10 12 e sd p tem n tio éra n gé Figure 3 - Évolution spectro-temporelle moyenne d’un spectre ICLAS. L’enveloppe du spectre du faisceau laser ICLAS, de profil gaussien, s’affıne en fonction du temps. L’absorption due aux raies moléculaires suit la loi classique de Lambert-Beer (spectre simulé). un spectre d’absorption discret. La cavité aura maintenant des pertes supplémentaires, sélectives en longueur d’onde. Certains modes auront davantage de pertes, ce qui va se traduire pour ces modes par une extinction de type exponentiel dans le temps. L’enveloppe du spectre du laser sera toujours décrite par la forme gaussienne précédente mais sur laquelle viendra se superposer le spectre d’absorption de la molécule. On peut montrer que ce spectre d’absorption obéit à la loi de LambertBeer, à condition de considérer une longueur équivalente d’absorption qui est simplement donnée par Leq = c.t, où c est la vitesse de la lumière et t le temps de génération (cf. encadré). Cette description n’est cependant valable que si l’on considère la valeur moyenne du spectre prise sur un grand nombre de séquences (démarrage-acquisition à t). En effet, du fait du caractère aléatoire des photons spontanés au démarrage du laser, un spectre individuel est très bruité. Il faut donc acquérir plusieurs spectres et en prendre la valeur moyenne pour augmenter le rapport signal sur bruit. Quelques secondes suffisent en général pour une valeur de t de 100 µs. On peut noter cependant que, après le démarrage, la dynamique du laser conserve la mémoire assez longtemps (1 seconde dans le cas ultime). On peut mettre à profit cette propriété pour réduire ce bruit spectral en échantillonnant le spectre pour deux temps de génération différents t1 et t2. Le rapport des deux spectres permet d’obtenir un spectre peu bruité spectralement et dont la longueur équivalente d’absorption est donnée par c(t2 − t1). Cette hypothèse a été vérifiée récemment en collaboration avec le groupe de Bernd Abel à Göttingen. Il est maintenant possible d’acquérir le spectre d’un événement unique. La méthode ICLAS a une sensibilité comparable à la méthode CRDS, elle possède par rapport à cette dernière l’avantage de permettre l’acquisition simultanée d’un grand nombre 55 Encadré 1 LA DYNAMIQUE SPECTRO-TEMPORELLE DES LASERS À GRAND NOMBRE DE MODES : PRINCIPE DE L’ABSORPTION INTRA-CAVITÉ LASER (ICLAS) Les propriétés fondamentales d’un laser très multimode, de gain homogène et possédant des faibles pertes intra-cavité sélectives en longueur d’onde, peuvent être comprises à l’aide d’un modèle simple d’équations de bilan. Considérons les grandeurs suivantes : Mq le nombre de photons dans le mode q de la cavité du laser, N l’inversion de population du milieu amplificateur, c les pertes large bande de la cavité, aq le coeffıcient d’absorption sélectif en longueur d’onde de l’espèce absorbante pour le mode q, Bq le taux d’émission stimulé qui peut être approximé dans le cas d’un gain homogène par une fonction lorentzienne de demi-largeur à mi-hauteur égale à Q, P le taux de pompage et A l’inverse de la durée de vie de l’inversion de population. Fq(t) et FN(t) sont les forces de Langevin qui décrivent le caractère aléatoire de l’émission spontanée. Ces termes sont responsables de la limitation ultime de la dynamique spectro-temporelle du laser et donc de la sensibilité de la méthode ICLAS. Si l’on néglige les effets non linéaires qui peuvent apparaître dans le milieu amplificateur, on peut écrire les équations du bilan sous la forme de deux systèmes d’équations en M et N : dMq dt = − cMq + Bq N~ Mq + 1 ! − aq cMq + Fq~ t ! d’éléments spectraux et l’introduction d’une cellule d’absorption dans la cavité du laser. Cette méthode est plus adaptée pour la spectroscopie de molécules ayant un spectre résolu rotationnellement. APPLICATIONS Voir les vibrations des molécules en couleur Un des champs d’application des méthodes d’absorption à haute sensibilité concerne la spectroscopie de transitions qui sont intrinsèquement faibles. La sensibilité des techniques ICLAS et CRDS permet, en effet, d’étendre la spectroscopie vibrationnelle, généralement perçue comme spectroscopie infrarouge, au domaine 56 dN = P − AN − N dt (B q Mq + FN~ t ! q Ces équations peuvent être résolues analytiquement si l’on néglige les forces de Langevin, la contribution moyenne de l’émission spontanée, et si l’on se place dans le cas où la durée de vie de l’inversion de population est plus courte que la durée de vie des photons dans la cavité (c << A), ce qui est le cas pour un laser à colorant par exemple. L’évolution spectro-temporelle du nombre de photons Mq(t) est alors donnée par : FS D G q − q0 = Mq~ t ! = M ct/p exp − Q Q 2 ct exp~ − aq ct ! La première exponentielle décrit simplement l’évolution de l’enveloppe spectrale du faisceau laser. La deuxième exponentielle est similaire à la loi de Lambert-Beer avec une longueur équivalente d’absorption Leq = ct. Aux temps longs, l’affınement de l’enveloppe spectrale et le creusement des raies d’absorption sont cependant limités par l’émission spontanée et les couplages non linéaires entre modes. Selon le type de laser, la longueur équivalente d’absorption tend vers une limite finie, de 102 à quelques 105 km. du visible. Nous avons ainsi accès aux vibrations colorées qui correspondent à des transitions de très faible intensité dans le domaine visible. Ces transitions, dites harmoniques par opposition à fondamentales, portent la molécule à un niveau de très forte excitation vibrationnelle, d’un ou de plusieurs modes vibrationnels de l’état électronique fondamental d’une molécule. La faiblesse de ces transitions tient au fait que, dans le cadre de l’approximation dipolaire électrique du moment de la transition et de l’approximation harmonique du potentiel internucléaire, de telles transitions sont rigoureusement interdites. C’est seulement l’écart à ces deux approximations qui rend observables les transitions harmoniques. Du fait de la décroissance rapide de l’intensité des transitions avec le nombre de modes de vibrations, les seules transitions harmoniques qui demeurent observables dans le domaine visible sont celles qui mettent en jeu un mode de vibration à la fois de fréquence élevée et fortement anharmonique. Ce sont les modes d’élongation X-H (X = C, O, Si, Ge, N, S, etc.) qui satisfont le mieux ces conditions et constituent un de nos axes de recherche. Les molécules qui nous intéressent sont des molécules de taille intermédiaire telles que le méthane (CH4) ou l’acétylène (C2H2) car, du fait de leur légèreté, elles ont des constantes rotationnelles importantes et ne présentent pratiquement pas de bandes Les photons dans tous leurs états dans les molécules de ce type (appelées molécules locales) l’excitation vibrationnelle sur une liaison X-H pendant un temps long devant la période de rotation de la molécule. Une telle réduction dynamique de la symétrie moléculaire a été observée non seulement pour des toupies sphériques, mais aussi pour des toupies symétriques et asymétriques. Spectre calculé 0.5 0.4 0.3 0.2 0.1 Absorbance 0.0 0.1 0.2 0.3 0.4 Spectre ICLAS 0.5 12450 12460 12470 12480 12490 -1 Nombre d'onde (cm ) Figure 4 - Spectre ICLAS de la faible transition harmonique de la molécule de H2S avec 4 quanta de vibration dans une liaison H-S et un quantum dans l’autre liaison. Ce spectre entre 800 et 803 nm a été obtenu avec une cellule de 50 cm de long remplie à une pression de 16 kPa de H2S. La longueur équivalente d’absorption est ici de 13,2 kilomètres. Le spectre calculé par J.M. Flaud et al. est obtenu en tenant compte de l’interaction ro-vibrationnelle entre les états 4 m1 + m3 et m1 + 4 m3. chaudes puisque, à la température ambiante, la quasi-totalité des molécules se trouvent dans l’état vibrationnel fondamental. Ces deux propriétés permettent de résoudre leur spectre rovibrationnel même pour de très fortes excitations vibrationnelles, ce qui n’est pas possible pour les « grosses » molécules. Dans le domaine du visible (nombres d’onde 1/k compris entre 12 000 et 25 000 cm–1), la densité totale des états vibrationnels (élongations et pliages) est déjà importante (1 à 100 états par cm–1). Cependant, comme indiqué ci-dessus, nous n’observons en absorption que les états d’élongation X-H qui sont des états très particuliers parmi l’ensemble dense des états vibrationnels voisins. De ce fait les spectres observés peuvent présenter des caractéristiques tout à fait particulières et intéressantes. La figure 4 donne un exemple de spectre de la faible transition harmonique de la molécule de H2S. Des molécules telles que le silane (SiH4) ou le germane (GeH4) présentent, à forte excitation vibrationnelle, une structure rotationnelle non pas de toupie sphérique (les trois moments principaux d’inertie égaux) mais de toupie symétrique (deux moments d’inertie égaux seulement). Il semble donc qu’il soit possible de localiser D’autres molécules telles que l’acétylène (C2H2) présentent un spectre vibrationnel plus complexe du fait de couplages des modes d’élongation C-H à certains modes de pliage. Ces couplages anharmoniques transfèrent une partie de l’intensité du mode d’élongation vers d’autres modes de combinaison, ce qui se traduit par l’observation de plusieurs bandes rovibrationnelles (constituant une polyade) au voisinage de la transition harmonique d’élongation C-H. Dans ces deux exemples (molécules locales et molécules présentant des résonances anharmoniques), la spectroscopie donne une clé de la dynamique intramoléculaire de la redistribution de l’énergie vibrationnelle. En effet, toute manifestation spectrale des couplages entre les différents modes vibrationnels nous éloigne du rêve de tout chimiste de faire de la chimie sélective en rompant, tel un chirurgien, une liaison choisie de façon à orienter une réaction chimique. De telles informations sont particulièrement nécessaires dans le domaine du visible où les énergies mises en jeu représentent une fraction importante de l’énergie de dissociation de la molécule. Notons enfin que, indépendamment de leur interprétation, les spectres d’absorption faible obtenus par ICLAS ou CRDS présentent un réel intérêt pour l’identification des espèces absorbantes de certaines atmosphères planétaires puisque les longueurs d’absorption mises en jeu sont du même ordre que les longueurs équivalentes d’absorption de ces deux techniques. Percer le secret des flammes La détection d’un gaz moléculaire à l’état de trace est une autre application des techniques de spectroscopie à haute sensibilité. Pour cela, il est préférable de sélectionner des transitions moléculaires dont l’intensité soit la plus grande possible. La plupart des molécules ont des transitions électroniques intenses situées dans l’ultraviolet. Le cas des radicaux libres est souvent plus favorable puisqu’ils possèdent fréquemment des transitions électroniques intenses dans le domaine visible. Devant la difficulté actuelle de trouver des milieux amplificateurs fonctionnant en continu sur une bande spectrale importante dans l’UV, il est préférable d’utiliser la méthode CRDS avec des lasers à impulsion de puissance. Les molécules intéressantes présentent cependant des transitions infrarouges intenses et pour certaines (voir cidessus), des transitions, sur les premières, voire secondes harmoniques, dont l’intensité est d’un ou deux ordres de grandeur plus faible. Ces transitions sont situées dans le proche infrarouge. Dans cette région, il existe plusieurs types de lasers et des détecteurs fonctionnent à température ambiante avec une bonne détectivité. La sensibilité des méthodes CRDS et ICLAS compense largement la diminution des intensités des transitions et permet la détection de faibles concentrations. Remarquons que la détection, par la technique de fluorescence induite par laser (FIL), des molécules ou radicaux se limite à quelques molécules qui fluorescent bien. Généralement, dès que l’on augmente la pression, les molécules excitées par le faisceau laser se désexcitent préférentiellement par voie non radiative, ce qui limite l’utilisation de la technique FIL. Cet inconvénient n’existe pas en absorption et l’on peut donc détecter et mesurer la concentration d’espèces beaucoup plus nombreuses. A titre d’illustration, nous allons considérer le cas de la détection des radicaux HCO et CH2 dans une flamme. Le radical méthylène (CH2) 57 Dans cette expérience faite en collaboration avec le groupe du Professeur S. Cheskis de l’université de Tel-Aviv, nous avons détecté et mesuré les concentrations et les distributions spatiales de HCO et CH2 dans une flamme à basse pression d’un pré-mélange de CH4/O2/N2 de pression totale de 4 kPa environ. Le brûleur était placé dans une chambre à basse pression, elle-même placée dans la cavité d’un laser ICLAS à colorant pompé par un laser à argon ionisé. Nous avons pu mesurer les profils des concentrations des radicaux en déplaçant verticalement le brûleur avec une précision de 50 µm. La figure 5 montre un exemple de spectre des radicaux CH2 et HCO obtenus dans une telle flamme. Cette expérience a permis de mettre en évidence une concentration de CH2 beaucoup plus importante que celle qui est prédite par les modèles habituellement utilisés, ce qui suggère leur révision. Dans une autre expérience de flamme à pression atmosphérique, nous avons utilisé le spectre de transitions harmoniques de la vapeur d’eau, toujours présente dans ce type de flamme, et montré que nous pouvions utiliser ces spectres pour déter- niques permettent de mesurer de très faibles absorptions qui se traduisent par l’absorption, sur chaque mètre de trajet, d’un photon sur 100 millions. Transmittance 100 80 60 40 HCO 90 80 20 70 16232 16234 16236 0 16180 16200 16220 16240 16260 16280 Transmittance est une molécule intermédiaire dans la combustion des hydrocarbures. Il participe à la formation d’hydrocarbures plus lourds et est à l’origine de la formation des particules de suie. Sa réactivité est liée au fait qu’il possède deux états électroniques fondamentaux, un état triplet et un état singulet dont la réactivité est beaucoup plus importante que celle de l’état triplet. De nombreuses réactions produisent ce radical dans l’état singulet. La détection de cet état peut se faire sur les nombreuses transitions électroniques situées entre 11 000 et 22 000 cm–1 (909 nm et 455 nm). 100 POUR EN SAVOIR PLUS 95 100 90 CH2 85 98 96 16080 16081 16082 16020 16040 16060 16080 16100 16120 -1 Nombre d'onde (cm ) Figure 5 - Spectre d’absorption des radicaux 2 2 1 1 HCO (A x A″ ← X x A′ ) et CH2 (bx B1 ← ã A1) détectés dans une flamme à basse pression d’un prémélange de CH4/O2/N2 de pression totale de 4 kPa environ. miner la température moyenne de la flamme sur la ligne de visée avec une sensibilité d’une dizaine de degrés au voisinage de 1 500 °C. La sensibilité de cette mesure est liée à l’avantage multiplex de la méthode ICLAS qui permet d’enregistrer une importante plage spectrale d’un seul coup. CONCLUSION Nous avons montré que la sensibilité de la spectroscopie d’absorption de molécules en phase gazeuse peut être grandement améliorée si l’on augmente artificiellement la longueur d’absorption en plaçant les molécules dans une cavité optique. Cela conduit à deux techniques d’absorption à très haute sensibilité. L’utilisation d’une cavité passive du type Fabry-Perot conduit à une technique monospectrale dite de mesure de temps de déclin d’une cavité (CRDS). L’introduction d’un milieu amplificateur de large bande spectrale, qui compense les pertes dues aux miroirs, conduit à la technique multispectrale dite d’absorption intracavité laser (ICLAS). Les deux tech- Article proposé par : Frédéric Stoeckel, Tél. 04 76 51 47 49, E-mail : [email protected], et réalisé avec la collaboration de Alain Campargue, Marc Chenevier, Alexandre Kachanov et Daniele Romanini. 58 Pakhomycheva (L.A.), Sviridenkov (E.A.), Suchkov (A.F.), Titova (L.V.), Churilov (S.S.), « Line structure of generation spectra of lasers with inhomogeneous broadening of the amplification line », J.E.T.P. Lett., 12, 43-45, 1970. Hänsh (T.W.), Schawlow (A.L.), Toschek (P.E.), « Ultrasensitive response of a CW dye laser to selective extinction », IEEE-JQE, 8, 802-804, 1972. Herbelin (J.M.), McKay (J.A.), Kwok (M.A.), Ueunten (R.H.), Urevig (D.S.), Spencer(D.J.), Benard (D. J.), « Sensitive measurement of photon lifetime and true reflectances in an optical cavity by a phase shift method », Applied Optics, 19, 144-147, 1980. 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