Le Courrier des addictions (10) – n ° 2 – avril-mai-juin 2008
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mort gérée par le principe de Nirvãna qui
pousse le sujet vers le fantasme du giron
maternel : la “pulsion de bonheur” (glücks-
treib). Celle-ci a un sens érotique.
Le sujet qui pratique l’extase nirvãnique,
a le sentiment d’avoir porté dans sa vie un
mal-être et une insatisfaction profonde. Il
raconte son malheur, il vit sa tristesse. Il ne
voit que les méfaits de la pulsionnalité diri-
gée vers l’objet libidinal incarnant l’angoisse.
Il cherche à se débarrasser du corps et lui
impose une activité intense afin d’aller vers
le “réel” innommable et de liquider les re-
présentations génératrices d’angoisses.
La désintrication pulsionnelle
Le moment d’extase nirvãnique peut être
court, mais il propose un moyen de laisser au
loin le fardeau de la vie. La posture physique
nommée asana, exigée par la pratique, est un
travail qui met le corps à rude épreuve, dans
l’application des exercices sévères et perfec-
tionnistes. C’est que la méthode fait bouger
chaque organe, muscle et articulation, le
corps en entier. Pour atteindre le but, on mo-
bilise aussi la voie respiratoire. Le moment
d’extase nirvãnique donne cette impression
d’être “autre”. Le sentiment d’étrangeté fa-
çonne un êtr(ange), une personne qui n’est
pas soumise à la loi de la castration, ni à la
sexuation. Il incarne ainsi un être a-sexué.
Chez le sujet pratiquant, nous observons
aussi le processus d’un narcissisme illimité.
Nous nous approchons d’un état qui sem-
ble incarner une désintrication pulsionnelle
plus radicale. À force de conserver le moi
et le narcissisme, le sujet, à la place de don-
ner une importance à l’Eros, accorde toute
la place à la pulsion la plus ancienne, celle
de mort. L’auto-érotisme peut être décon-
necté de l’Eros. Il parvient alors à un état
de non-“Eros” que l’on appelle l’autisme
– autiste. L’angoisse, l’affect fondamen-
tal se manifeste dans le corps “vivant” et
le corps organique. Dans la dépression, le
sujet montre son rapport avec l’autre, avec
la mère “irrespirable”. Il s’agit d’une mère
non sublimée, angoissante et traumatisante.
Comme un enfant qui est étouffé par l’em-
prise maternelle, le sujet “est suffoqué”.
Dès lors, tous les organes impliqués dans
la respiration doivent être stimulés et ren-
forcés. Au moment des grandes angoisses,
le pratiquant sait qu’il doit tout de suite re-
commencer sa méditation et ses exercices
de respiration. Il faut chercher la solution
par l’objet sublimé, cela dans le corps de
l’autre maternel. La situation du “désaide”
psychique (hilflosigkeit) est, selon Freud,
le pendant du “désaide” biologique. Freud
écrit : “L’objet maternel psychique remplace
pour l’enfant la situation fœtale biologique.”
Freud est toutefois très clair sur le fait que la
mère n’est pas un objet avant la naissance.
C’est par la parole, donc par la loi du père,
qu’elle devient objet. Le sujet pratiquant qui
veut retourner à l’état nirvãnique montre
qu’il cherche à remplacer la parole symboli-
que par le travail pulmonaire, sensationnel et
corporel. Il tente d’annuler volontairement
les représentations et l’acte de penser, par la
concentration sur sa respiration. Le principe
du Nirvãna freudien, comme tendance qui
incarne l’annulation de l’engagement cultu-
rel de l’être humain, a une analogie avec le
concept d’extinction et de vacuité (shunyata)
existant dans le bouddhisme.
Un principe de féminisation
Au cours de la recherche de l’état extatique,
il y a un moment où le sujet jouit, mais où il
ne sait pas l’expliquer avec des mots. Cette
jouissance, dont on ne sait rien, est appe-
lée par Lacan, la jouissance de l’autre, la
jouissance féminine. Il ne faut surtout pas
la confondre avec le désir qui se renouvelle.
Lacan explique que les femmes comme les
hommes se positionnent du côté féminin
par leur engagement mystique, en particu-
lier lorsqu’ils se soumettent au principe de
Nirvãna. Lacan souligne que le moment or-
gastique chez la femme ainsi que l’extase
mystique sont des jaculations contrairement
à l’éjaculation chez l’homme. Il faut com-
prendre en même temps que, l’homme et la
femme, mystiques, jouissent de l’autre, le
Dieu, la phase “autre” de Dieu, das Ding,
la chose. La jouissance ici reste comme
inexplicable, et inavouable, donc hors lan-
gage, en dehors du père symbolique. En
effet, l’objet primordial ou l’objet premier
devient chez Lacan l’autre. Cette quête est,
chez Freud, celle du “moi-plaisir”. Il s’agit
d’une aspiration du moi à éviter le danger
venant du monde extérieur, tout en gardant
la frontière qui le sépare de lui. Faute de
quoi, on tombe dans la pathologie lourde,
dans la psychose. Freud fait d’ailleurs ré-
férence au poète : “Oui, nous ne tomberons
jamais hors du monde. Nous sommes de-
dans une fois pour toutes.” Ainsi, le moi ne
peut jamais se débarrasser du monde de la
souffrance. Il peut, en revanche, dissoudre
ses frontières vers l’intérieur, car il ressent
ses tourments comme venant de lui. Freud
soutient, par son expérience clinique, la
perméabilité de la frontière entre le moi et
le ça. Lorsque nous parlons expansion du
moi vers sa dissolution, nous entendons
annulation de la frontière, non pas avec le
monde extérieur mais avec le ça.
L’effet du vertige
corpo-spirituel
Nous comprenons que le ça du sujet entre-
tienne son extase dans un au-delà du principe
de plaisir. Le sujet de l’extase nirvãnique dé-
ploie, en effet, les pulsions partielles par un
lien avec les exercices corporels répétés et
l’excitation par l’échauffement, les moyens
thermiques, les secousses mécaniques ryth-
miques sur les nerfs, la peau et les parties
profondes du corps. Le sujet engagé dans ces
pratiques stimule l’excitation sexuelle “par-
tielle” par l’activité musculaire. Doù l’effet
toxique, l’ivresse, le vertige corpo-spirituel
que ses pratiques suscitent. Le terme allemand
schwärmerei est utilisé par Freud pour expli-
quer le moment d’ivresse idéologique, celui
du fanatisme et de l’exaltation narcissique
où le sujet s’éloigne de l’objet et de l’autre.
Ce corps fanatique est d’ailleurs, selon l’éty-
mologie, “le gardien du temple de la déesse
mère”. Le corps ainsi sacralisé lui-même ten-
te de devenir l’autre, c’est-à-dire “l’absolu”.
Le sujet pratiquant est quelqu’un qui a subli-
mé une grande part de ses pulsions et on peut
en déduire qu’il n’a pu élever l’objet premier
à l’état de la chose, grâce à un idéal spirituel
et morale. Par la sublimation religieuse et spi-
rituelle bouddhique, l’habitacle maternel est
incarné sous la forme d’un état nirvãnique.
C’est ainsi que le sujet pratiquant reste dans
le cadre de la loi paternelle, mais il rencontre
celui-ci dans l’habitacle maternel, au moment
de son extase nirvãnique.
Cette quête d’un état antérieur se termine
principalement par la destruction de la libi-
do, cette chose qui invite le sujet à chercher
la partie perdue au moment de la séparation
d’avec la mère, laquelle se retrouve à travers
l’objet libidinal. Mais il n’est pas sûr que ce
soit ce qui se passe pour le sujet pratiquant.
En effet, le fantasme qui pousse tout sujet
à trouver à l’extérieur un objet substitutif
à la perte originaire, ce fantasme que l’on
appelle fantasme de séduction, est, pour lui,
presque inexistant. Quelque chose au mo-
ment de l’œdipe ne l’a pas confronté à la
loi du père. Pour cette raison, le père, qui
devrait être protecteur et faire office d’objet
d’amour, est renvoyé à un père indifférent,
redoutable. Il a interdit l’inceste dans le
réel, mais pas dans la sublimation.
Ainsi, le sujet spirituel bouddhiste montre la
différence entre le sentiment océanique du