UN CLASSEMENT SÉMANTIQUE
DES VERBES PSYCHOLOGIQUES
Yvette Yannick MATHIEU
LADL & LLI
Université Paris 7
INTRODUCTION
Nous présentons, dans cet article, un classement sémantique des
verbes psychologiques du français, et l’étude de quelques unes de leurs
propriétés, abordée dans l’optique d’un traitement automatique par
ordinateur. Les prédicats verbaux dits “ psychologiques ” que nous
considérons ici entrent dans la construction N0 V N11N1 est un
complément d’objet humain qui ressent un sentiment déclenché par le
sujet syntaxique N0 :
Le bruit irrite Léa
Le sujet N0, stimulus de la réaction psychologique du complément
N1, a une distribution non restreinte : ce peut être un humain (Paul,
Les enfants), un concret (Ce tableau), un abstrait (Le mensonge), une
complétive (Que Paul soit parti), une infinitive (Bégayer) :
Paul
Ce tableau
Le mensonge irrite Léa
1 N0 est le sujet de la phrase, V le verbe et N1 le premier complément.
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Que Paul soit parti
Bégayer irrite Léa
Le complément direct du verbe est soit strictement humain, comme
Léa ou les enfants, soit humain collectif comme l'auditoire,
l'administration, etc. :
Léa
Les clowns amusent les enfants
l'auditoire
Le “ sentiment ” ressenti par N1 est inclus dans la sémantique du
verbe, ce qui peut se vérifier par la nominalisation suivante :
Ceci étonne Max
=Ceci cause de l'étonnement à Max
Néanmoins, cette nominalisation n’est pas toujours possible car
certains verbes, comme navrer, n’ont pas de nom qui leur soit
morphologiquement associé.
1. CLASSEMENT À PARTIR DE RÉGULARITÉS
SÉMANTIQUES
Nous avons regroupé les verbes ayant un sens voisin en classes
d'équivalence. La construction de ces classes a été effectuée en deux
étapes : nous nous sommes d’abord appuyé sur notre propre intuition
sémantique, puis nous avons soumis notre classification, pour vérification,
à un grand nombre de locuteurs2, ce qui nous a amené à modifier le
classement. Chaque classe est représentée par un verbe parangon, qui
peut remplacer tous les verbes de la classe. Ce parangon est d'un niveau
de langue courant (et non familier, littéraire ou vieilli), il appartient à
une seule classe pour éviter toute ambiguïté et il est “ neutre ” (notion
que nous définirons plus tard). Cependant, pour certaines classes, il n'a
pas toujours été possible de trouver un verbe qui ait ces trois
caractéristiques.
Dans certains énoncés, les conditions pragmatiques font que les
valeurs sémantiques des verbes peuvent paraître déviantes par rapport à
notre classification. Considérons les phrases suivantes :
(1) La mort de son fils bouleverse Marie
(2) La chute de la théière bouleverse Marie
(3) La chute de son bouton de chemise bouleverse Marie
2 Ces locuteurs sont pour la plupart des “ experts ” (des chercheurs en
linguistique), mais également des non spécialistes.
Y. MATHIEU - Verbes psychologiques
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Hors de tout contexte, et compte tenu de notre connaissance du
monde, l'énoncé (1) paraît “ normal ” car le verbe bouleverser suppose
une cause dramatique et la mort d'un fils en est une, alors que (2) et (3)
sont “ déviants : la chute d'une théière, et encore plus d'un bouton,
n'étant pas habituellement dramatique. Mais de nombreux facteurs
peuvent intervenir pour rendre ces phrases tout à fait naturelles. On peut
savoir que Marie est très attachée à sa théière qui appartenait à sa grand-
mère (dans (2)), ou bien qu'elle a commis un crime et que si le bouton
tombé est retrouvé, il va la dénoncer (dans (3)), etc. On peut, dans un
autre registre, imaginer que le locuteur qui prononce ces phrases se
moque de Marie qu'il juge trop émotive. Quels que soient ces facteurs, ils
ne remettent pas en cause la classification, au contraire : le fait que ces
énoncés soient possibles avec le verbe bouleverser impose une
interprétation dans laquelle la cause de l'émotion est envisagée comme
réellement dramatique pour la personne qui la ressent. Il est inutile
d'essayer d'établir une échelle pragmatique de plausibilité de clauses qui
déclenchent l'émotion (ce qui serait impossible). Nous ne retenons que
l'aspect “ canonique ” du verbe, celui-ci s'imposant dans tous les
contextes déviants.
La classification que nous avons obtenu comprend trois grandes
catégories de verbes :
- les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment plutôt
désagréable, tel que la tristesse, l'ennui, la peur, l'exaspération, etc.,
- les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment plutôt
agréable, tel que la joie, l'apaisement, l'émerveillement, la passion,
- les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment ni agréable
ni désagréable.
Cette caractéristique - agréable, désagréable ou neutre - est
également utilisée par Ray Jackendoff (1990) qui distingue les verbes
psychologiques selon que le sentiment éprouvé est négatif, positif ou
neutre.
Il y a 215 verbes “ désagréables ” regroupés en dix-huit classes, 152
verbes "agréables" regroupés en treize classes et 23 verbes "indifférents"
regroupés en deux classes. Soit un total de 390 verbes en trente deux
classes. Ces classes ont une intersection vide ; si un verbe est ambigu, il
est considéré comme recouvrant des verbes différents (non ambigus). Par
exemple ennuyer, qui a trois interprétations possibles, est analysé comme
trois verbes distincts :
ennuyer = lasser Le discours fleuve de l'orateur (ennuie + lasse)
l'assistance
ennuyer = tracasser Que son fils lui mente (ennuie + tracasse) Paul
ennuyer = déranger Le bruit des pelleteuses (ennuie + dérange) Paul
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Pour chaque classe, nous avons indiqué une interprétation
sémantique commune à tous les verbes. Cette interprétation est une
paraphrase possible, ce n'est pas une synonymie absolue. Voici quelques
exemples de cette classification :
Verbes “ désagréables
(EFFRAYER) : faire peur, provoquer de la frayeur
affoler, alarmer, angoisser, apeurer, effaroucher, effrayer, épeurer,
épouvanter, glacer, horrifier, inquiéter, intimider, paniquer, terrifier,
terroriser.
(ATTRISTER) : faire de la peine, rendre triste
affecter, affliger, assombrir, atteindre, attrister, chagriner,
chiffonner, contrarier, contrister, désoler, navrer, peiner, rembrunir.
Verbes “ agréables
(ÉMOUVOIR) : rendre plus sensible
Affecter, bouleverser, chambouler, chavirer, émotionner, émouvoir,
remuer, renverser, renverser, toucher, tournebouler, troubler.
(ÉPATER) : causer un étonnement admiratif
éblouir, émerveiller, épater, époustoufler, étourdir, souffler.
Verbes “ indifférents
(ÉTONNER) : causer de la surprise
abasourdir, ahurir, asseoir , confondre, ébahir, ébaubir, ébouriffer,
épater, époustoufler, estomaquer, étonner, frapper, interdire, interloquer,
méduser, renverser, saisir, scier, sidérer, souffler, stupéfier, surprendre.
Nous présentons l’ensemble des classes dans le tableau 1, au
paragraphe suivant.
2. DESCRIPTION DES PROPRIÉTÉS
Nous avons étudié dans Mathieu (1994, 1995a) une quinzaine de
propriétés de ces verbes. Nous en décrivons ici un sous-ensemble, en nous
focalisant sur la corrélation étroite entre syntaxe et interprétation
Y. MATHIEU - Verbes psychologiques
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sémantique. Dans les exemples qui suivent, les points d'interrogation
marquent les formes dont l'acceptabilité peut être considérée comme
bizarre dans un contexte neutre ( c'est-à-dire sans volonté d'effet
stylistique).
2.1. Intensifieur incorporé
L'hypothèse que nous proposons est qu'il y a des verbes neutres et
des verbes qui ont un intensifieur incorporé. Considérons les phrases
équivalentes (1) et (2) :
(1) Les fantômes terrifient Luc
(2) Les fantômes effrayent beaucoup Luc
Le verbe terrifier, synonyme de effrayer beaucoup, contient
l'intensifieur beaucoup. Cela est corroboré par la difficulté d'ajout de
beaucoup à terrifier (ou tout au moins l'impression de redondance) :
Les fantômes terrifient Luc
? Les fantômes terrifient beaucoup Luc
Cet intensifieur peut être soit augmentatif, soit diminutif. Le test
adopté pour reconnaître si un verbe a, ou non, un intensifieur incorporé est
l'ajout de beaucoup ou un peu. Parfois il faut lui préférer fort et vaguement
pour éviter l'ambiguïté avec une interprétation temporelle (souvent ou peu
souvent) :
La situation tracasse beaucoup Marie
=La situation tracasse fort Marie
Pour chaque classe sémantique, trois cas se présentent :
- un groupe “ neutre ” de verbes, les parangons : par exemple le verbe
effrayer dans la classe (EFFRAYER), qui peuvent être intensifiés,
- un groupe dont le sens est celui des verbes “ neutres ” avec
l'intensifieur beaucoup incorporé comme terrifier et épouvanter. Dans
ce cas l'ajout de beaucoup est interdit, ainsi que l'ajout de un peu :
Cette histoire effraye beaucoup Marie
=Cette histoire épouvante Marie
? Cette histoire épouvante beaucoup Marie
? Cette histoire épouvante un peu Marie
- un groupe dont le sens est celui des verbes “ neutres ” avec
intensifieur incorporé un peu. Dans ce cas l'intensifieur un peu est
interdit. L'intensifieur beaucoup est également difficile :
Cette histoire effraye un peu Marie
=Cette histoire effarouche Marie
? Cette histoire effarouche un peu Marie
? Cette histoire effarouche beaucoup Marie
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