UN CLASSEMENT SÉMANTIQUE DES VERBES PSYCHOLOGIQUES Yvette Yannick MATHIEU LADL & LLI Université Paris 7 I NTRODUCTION Nous présentons, dans cet article, un classement sémantique des verbes psychologiques du français, et l’étude de quelques unes de leurs propriétés, abordée dans l’optique d’un traitement automatique par ordinateur. Les prédicats verbaux dits “ psychologiques ” que nous considérons ici entrent dans la construction N0 V N 1 1 où N 1 est un complément d’objet humain qui ressent un sentiment déclenché par le sujet syntaxique N 0 : Le bruit irrite Léa Le sujet N 0 , stimulus de la réaction psychologique du complément N 1 , a une distribution non restreinte : ce peut être un humain (Paul, Les enfants), un concret (Ce tableau), un abstrait (Le mensonge), une complétive (Que Paul soit parti), une infinitive (Bégayer) : Paul Ce tableau Le mensonge 1 irrite Léa N0 est le sujet de la phrase, V le verbe et N1 le premier complément. Cahier du CIEL 1996-1997 Que Paul soit parti Bégayer irrite Léa Le complément direct du verbe est soit strictement humain, comme Léa o u les enfants, soit humain collectif comme l'auditoire, l'administration, etc. : Les clowns amusent Léa les enfants l'auditoire Le “ sentiment ” ressenti par N 1 est inclus dans la sémantique du verbe, ce qui peut se vérifier par la nominalisation suivante : = Ceci étonne Max Ceci cause de l'étonnement à Max Néanmoins, cette nominalisation n’est pas toujours possible car certains verbes, comme n a v r e r , n’ont pas de nom qui leur soit morphologiquement associé. 1. C LASSEMENT À PARTIR DE RÉGULARITÉS SÉMANTIQUES Nous avons regroupé les verbes ayant un sens voisin en classes d'équivalence. La construction de ces classes a été effectuée en deux étapes : nous nous sommes d’abord appuyé sur notre propre intuition sémantique, puis nous avons soumis notre classification, pour vérification, à un grand nombre de locuteurs2 , ce qui nous a amené à modifier le classement. Chaque classe est représentée par un verbe parangon, qui peut remplacer tous les verbes de la classe. Ce parangon est d'un niveau de langue courant (et non familier, littéraire ou vieilli), il appartient à une seule classe pour éviter toute ambiguïté et il est “ neutre ” (notion que nous définirons plus tard). Cependant, pour certaines classes, il n'a pas toujours été possible de trouver un verbe qui ait ces trois caractéristiques. Dans certains énoncés, les conditions pragmatiques font que les valeurs sémantiques des verbes peuvent paraître déviantes par rapport à notre classification. Considérons les phrases suivantes : (1) La mort de son fils bouleverse Marie (2) La chute de la théière bouleverse Marie (3) La chute de son bouton de chemise bouleverse Marie 2 Ces locuteurs sont pour la plupart des “ experts ” (des chercheurs en linguistique), mais également des non spécialistes. 116 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques Hors de tout contexte, et compte tenu de notre connaissance du monde, l'énoncé (1) paraît “ normal ” car le verbe bouleverser suppose une cause dramatique et la mort d'un fils en est une, alors que (2) et (3) sont “ déviants ” : la chute d'une théière, et encore plus d'un bouton, n'étant pas habituellement dramatique. Mais de nombreux facteurs peuvent intervenir pour rendre ces phrases tout à fait naturelles. On peut savoir que Marie est très attachée à sa théière qui appartenait à sa grandmère (dans (2)), ou bien qu'elle a commis un crime et que si le bouton tombé est retrouvé, il va la dénoncer (dans (3)), etc. On peut, dans un autre registre, imaginer que le locuteur qui prononce ces phrases se moque de Marie qu'il juge trop émotive. Quels que soient ces facteurs, ils ne remettent pas en cause la classification, au contraire : le fait que ces énoncés soient possibles avec le verbe b o u l e v e r s e r i m p o s e une interprétation dans laquelle la cause de l'émotion est envisagée comme réellement dramatique pour la personne qui la ressent. Il est inutile d'essayer d'établir une échelle pragmatique de plausibilité de clauses qui déclenchent l'émotion (ce qui serait impossible). Nous ne retenons que l'aspect “ canonique ” du verbe, celui-ci s'imposant dans tous les contextes déviants. La classification que nous avons obtenu comprend trois grandes catégories de verbes : - les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment plutôt désagréable, tel que la tristesse, l'ennui, la peur, l'exaspération, etc., - les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment plutôt agréable, tel que la joie, l'apaisement, l'émerveillement, la passion, - les verbes qui font ressentir ou qui causent un sentiment ni agréable ni désagréable. Cette caractéristique - agréable, désagréable ou neutre - est également utilisée par Ray Jackendoff (1990) qui distingue les verbes psychologiques selon que le sentiment éprouvé est négatif, positif ou neutre. Il y a 215 verbes “ désagréables ” regroupés en dix-huit classes, 152 verbes "agréables" regroupés en treize classes et 23 verbes "indifférents" regroupés en deux classes. Soit un total de 390 verbes en trente deux classes. Ces classes ont une intersection vide ; si un verbe est ambigu, il est considéré comme recouvrant des verbes différents (non ambigus). Par exemple ennuyer, qui a trois interprétations possibles, est analysé comme trois verbes distincts : ennuyer = lasser ennuyer = tracasser ennuyer = déranger Le discours fleuve de l'orateur (ennuie + lasse) l'assistance Que son fils lui mente (ennuie + tracasse) Paul Le bruit des pelleteuses (ennuie + dérange) Paul 117 Cahier du CIEL 1996-1997 Pour chaque classe, nous avons indiqué une interprétation sémantique commune à tous les verbes. Cette interprétation est une paraphrase possible, ce n'est pas une synonymie absolue. Voici quelques exemples de cette classification : Verbes “ désagréables ” (EFFRAYER ) : faire peur, provoquer de la frayeur affoler, alarmer, angoisser, apeurer, effaroucher, effrayer, épeurer, épouvanter, glacer, horrifier, inquiéter, intimider, paniquer, terrifier, terroriser. (ATTRISTER ) : faire de la peine, rendre triste affecter, affliger, assombrir, atteindre, attrister, chagriner, chiffonner, contrarier, contrister, désoler, navrer, peiner, rembrunir. Verbes “ agréables ” (ÉMOUVOIR ) : rendre plus sensible Affecter, bouleverser, chambouler, chavirer, émotionner, émouvoir, remuer, renverser, renverser, toucher, tournebouler, troubler. (ÉPATER) : causer un étonnement admiratif éblouir, émerveiller, épater, époustoufler, étourdir, souffler. Verbes “ indifférents ” (ÉTONNER) : causer de la surprise abasourdir, ahurir, asseoir , confondre, ébahir, ébaubir, ébouriffer, épater, époustoufler, estomaquer, étonner, frapper, interdire, interloquer, méduser, renverser, saisir, scier, sidérer, souffler, stupéfier, surprendre. Nous présentons l’ensemble des classes dans le tableau 1, au paragraphe suivant. 2. D ESCRIPTION DES PROPRIÉTÉS Nous avons étudié dans Mathieu (1994, 1995a) une quinzaine de propriétés de ces verbes. Nous en décrivons ici un sous-ensemble, en nous focalisant sur la corrélation étroite entre syntaxe et interprétation 118 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques sémantique. Dans les exemples qui suivent, les points d'interrogation marquent les formes dont l'acceptabilité peut être considérée comme bizarre dans un contexte neutre ( c'est-à-dire sans volonté d'effet stylistique). 2.1. Intensifieur incorporé L'hypothèse que nous proposons est qu'il y a des verbes neutres et des verbes qui ont un intensifieur incorporé. Considérons les phrases équivalentes (1) et (2) : (1) Les fantômes terrifient Luc (2) Les fantômes effrayent beaucoup Luc Le verbe terrifier, synonyme de effrayer beaucoup, contient l'intensifieur beaucoup. Cela est corroboré par la difficulté d'ajout de beaucoup à terrifier (ou tout au moins l'impression de redondance) : Les fantômes terrifient Luc ? Les fantômes terrifient beaucoup Luc Cet intensifieur peut être soit augmentatif, soit diminutif. Le test adopté pour reconnaître si un verbe a, ou non, un intensifieur incorporé est l'ajout de beaucoup ou un peu. Parfois il faut lui préférer fort et vaguement pour éviter l'ambiguïté avec une interprétation temporelle (souvent ou peu souvent) : = La situation tracasse beaucoup Marie La situation tracasse fort Marie Pour chaque classe sémantique, trois cas se présentent : - un groupe “ neutre ” de verbes, les parangons : par exemple le verbe effrayer dans la classe (EFFRAYER ), qui peuvent être intensifiés, - un groupe dont le sens est celui des verbes “ neutres ” avec l'intensifieur beaucoup incorporé comme terrifier et épouvanter. Dans ce cas l'ajout de beaucoup est interdit, ainsi que l'ajout de un peu : = Cette histoire effraye beaucoup Marie Cette histoire épouvante Marie ? Cette histoire épouvante beaucoup Marie ? Cette histoire épouvante un peu Marie - un groupe dont le sens est celui des verbes “ neutres ” avec intensifieur incorporé un peu. Dans ce cas l'intensifieur un peu est interdit. L'intensifieur beaucoup est également difficile : = Cette histoire effraye un peu Marie Cette histoire effarouche Marie ? Cette histoire effarouche un peu Marie ? Cette histoire effarouche beaucoup Marie 119 Cahier du CIEL 1996-1997 Classes (EFFRAYER ) (ATTRISTER ) (MEURTRIR ) (LASSER ) (ÉNERVER) (TRACASSER ) (OBSÉDER) (DÉRANGER ) (FROISSER ) (DÉCONCERTER) (EFFARER ) (RÉVOLTER ) (DÉCEVOIR ) (DÉMORALISER ) (INHIBER ) (AIGRIR ) (ENDURCIR ) (RÉPUGNER) (DISTRAIRE ) (APAISER ) (VIVIFIER ) (INTÉRESSER ) (ÉMOUSTILLER ) (ÉMOUVOIR) (SATISFAIRE ) (PASSIONNER ) (SUBJUGUER ) (FLATTER ) (RASSURER) (ÉPATER ) (DÉSARMER ) (INDIFFÉRER ) (ÉTONNER) Verbes neutres effrayer attrister meurtrir ennuyer énerver tracasser ronger déranger froisser déconcerter effarer choquer décevoir démoraliser inhiber aigrir endurcir dégoûter distraire apaiser vivifier intéresser allumer émouvoir satisfaire passionner fasciner flatter rassurer épater désarmer indifférer étonner Verbes avec intensifieur incorporé beaucoup terrifier affliger briser assommer excéder un peu effaroucher chiffonner lasser obséder désobliger outrager atterrer révolter doucher catastropher pétrifier cuirasser révulser désopiler anesthésier fouetter enthousiasmer embraser renverser rassasier transporter subjuguer défriser constiper dérider remuer exaucer époustoufler abasourdir Tableau 1 Certains verbes “ neutres ” sont eux-mêmes augmentatifs de verbes d'autres classes. Ainsi le verbe passionner (classe P A S S I O N N E R) = intéresser beaucoup (classe INTÉRESSER ). Dans ce cas la phrase avec un peu est interdite : *Ceci passionne un peu Marie 120 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques On peut représenter ces gradations d’intensité des émotions entre classes sur un graphe ordonné (Mathieu 1994, 1995b). Le tableau 1 indique, pour chaque classe, un exemple de verbe neutre, de verbe avec l'intensifieur b e a u c o u p et de verbe avec l'intensifieur un peu. Si aucun verbe n'est spécifié, cela signifie que nous n’en n’avons pas observé. 2.2. Caractérisation du complément N 1 Comme nous l'avons vu, les verbes psychologiques V étudiés dans cette étude sont ceux qui entrent dans les constructions N 0 V N1 , avec le complément direct du verbe qui est un substantif humain qui “ ressent ” une émotion. Si nous considérons les phrases suivantes : (1) (2) (3) Ceci (4) (5) (6) ahurit séduit (E3 + le coeur de + l'imagination de) ronge (E + l'esprit de + le coeur de) Marie froisse (E + la susceptibilité de + la sensibilité de) déçoit (E + les espoirs de + l'attente de) (enflamme + apaise) (la colère + l'imagination) de Nous constatons que les distributions du complément N 1 dans ces exemples sont très différentes. En effet : - dans (1), le complément de ahurit est Marie, humain pur et ne peut être rien d'autre, - dans (2), séduit = séduit (le coeur + l'imagination), - dans (3), ronge = ronge (l'esprit + le coeur), - dans (4), froisse = froisse (la susceptibilité + la sensibilité), - dans (5), déçoit = déçoit (les espoirs + l'attente). Nous observons donc que, dans certains cas, le complément est effectivement un substantif strictement humain (Nhumain pur), mais dans d'autres cas, il est de la forme Dét N de Nhum avec N substantif approprié. Enfin, dans (6) il y a une combinatoire qui permet d'obtenir quatre phrases. Les substantifs ne sont pas strictement appropriés aux verbes. L'observation de cette hétérogénéité de sélection du complément nous a amenée à étudier ses différentes distributions. Dans le cas où le complément N 1 a pour structure N 1 = Dét N de Nhum, nous avons cherché à séparer les noms de sentiments des autres substantifs. Pour cela nous avons étudié certaines associations de phrases à la phrase de départ. 3 E représente une séquence vide. 121 Cahier du CIEL 1996-1997 Dans sa thèse sur La nominalisation et les verbes de sentiment (1978), Frédérique Gheerbrant justifie l'emploi de la phrase (7) comme phrase classificatrice des noms de sentiment. Nous la reprenons ici : (7) Dét Nsent est un sentiment La colère est un sentiment Lorsque le substantif N n'est pas un sentiment, nous avons cherché à distinguer ceux qui sont appropriés (Alain Guillet, Christian Leclère (1981)). On considère comme substantif approprié tout substantif Na pour lequel, dans une position syntaxique donnée, Na de Nb = Nb. Soit par exemple, en position sujet : = (Na de Nb)0 V W (Nb) 0 V W En appliquant cette notion à l'objet des verbes psychologiques, N est approprié s'il rend les structures suivantes équivalentes : (8) (9) = (8a) (9a) = N0 V (Dét N de Nhum)1 N0 V (Nhum)1 Les soucis rongent l'esprit de Marie Les soucis rongent Marie Cette étude de la caractérisation du complément N 1 a permis de distinguer quatre catégories : 1) N1 = Dét N de Nhum avec N = âme, esprit, coeur, moral, oeil4, etc. Il s'agit de “ partie du corps ” ou plutôt de “ partie de l'âme ”, que nous noterons Npc. Dans ce cas, N est un substantif approprié au verbe et indépendant du sujet : = Les soucis rongent l'esprit de Marie Les soucis rongent Marie 2) N1 = Dét N de Nhum avec N = colère, jalousie, ambition, etc. Le comportement de Marie enflamme la jalousie de Luc Ceci heurte la susceptibilité de Luc À l'intérieur de cette catégorie, une distinction peut être faite entre les substantifs qui nous paraissent de “ purs ” sentiments tels que l a colère ou la passion, noms que nous noterons Nsent, et ceux qui sont plutôt des traits de caractère, tels que l'ambition ou la timidité, que nous noterons Nqual. Pour distinguer ces deux catégories de substantifs, d'une part nous considérons la construction (10) : 4 oeil a ici un sens abstrait de regard ou faculté de voir. 122 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques (10) Nhum éprouver Dét Nsent où l'objet direct de éprouver est un nom de “ pur ” sentiment Nsent, comme dans : Luc éprouve de la colère *Luc éprouve de la timidité D'autre part, nous avons étudié des constructions qui sélectionnent des noms de qualité Nqual, qualité pris dans le sens de disposition personnelle, de trait de caractère. Nous avons utilisé la forme (11) qui semble écarter les noms de sentiment Nsent : (11) Nhum est d'un Nqual Modif Luc est d'une timidité exagérée *Luc est d'une colère extrême Les structures (7), (10) et (11), déjà décrites, ne s'excluent pas toujours ; c’est le cas de jalousie dans : (7a) (10a) (11a) La jalousie est un sentiment Luc éprouve de la jalousie Luc est d'une jalousie excessive On pourrait dire alors que les substantifs acceptés dans ces trois positions sont à la fois nom de sentiment et nom de qualité, ou bien qu'il y a deux substantifs distincts. Les noms de qualité Nqual sont des substantifs appropriés : = Ceci froisse la susceptibilité de Marie Ceci froisse Marie alors que les noms de sentiment Nsent sont ou bien des substantifs appropriés ou bien des compléments de verbes. Ces verbes sont des opérateurs causatifs (cf. Maurice Gross (1981)) qui signifient soit “ déclencher, provoquer ” avec une intensité plus ou moins forte comme enflammer dans : = ≠ Ceci enflamme la colère de Marie Ceci déclenche fortement la colère de Marie Ceci enflamme Marie soit “ faire cesser ” ou “ atténuer ” comme calmer dans : = ≠ Ceci calme la jalousie de Marie Ceci atténue la jalousie de Marie Ceci calme Marie L'interprétation psychologique n'est pas ici une propriété du verbe, mais est donnée par le couple (Verbe, Nsent). Nous ne considérons pas ici ces constructions. 123 Cahier du CIEL 1996-1997 3) N 1 = Dét N de Nhum avec N = convictions, espoirs, craintes, attente, etc. Cet ensemble regroupe les substantifs N qui ne font partie ni des Npc, ni des Nsent ni des Nqual. Il s'agit principalement de convictions, d'espoirs, de croyances. Nous les avons appelés noms “ externes ” Next. Ce sont des substantifs (partiellement) appropriés, auxquels on ne peut associer les constructions suivantes : (7b) (10b) (11b) ?*Les convictions sont des sentiments *Marie ressent des convictions *Marie est de convictions exagérées Le substantif N est préférentiellement au pluriel : Ceci déçoit (les espoirs + *?l'espoir) de Luc Ceci heurte (les convictions + *?la conviction) de Luc mais avec un modifieur, le singulier peut être employé pour certains : Ceci déçoit (les espoirs + l'espoir) que j'avais mis en lui 4) N1 = Nhumain Ce sont des verbes “ purement psychologiques ” : Cette histoire effraye Marie De même que pour les substantifs appropriés, on ne peut associer aucune des phrases (7), (10) et (11). Tous les verbes de notre étude acceptent comme complément un Nhumain pur. Dans les autres cas, où le complément N 1 = Dét N de Nhum, la distribution du substantif N est représentée dans le tableau 2. La présence d'un substantif au croisement d'une classe et d'une catégorie indique que certains verbes de la classe (pas nécessairement tous) acceptent un complément de la catégorie considérée. Le substantif qui figure est un des plus couramment rencontré pour les verbes de la classe considérée. Ainsi, les verbes de la classe (OBSÉDER ) ont souvent comme complément l'esprit de Nhum. Certaines classes acceptent difficilement un complément qui ne soit pas strictement humain en complément d'objet. Ce sont les classes : (EFFRAYER ), (LASSER ), (DÉCONCERTER ), (DÉRANGER ), (EFFARER ), (RÉPUGNER ), (INDIFFÉRER), (ÉTONNER) : *Ceci 124 déconcerte importune étonne effraye répugne indiffère (l'esprit + l'orgueil + la colère) de Marie Y. MATHIEU - Verbes psychologiques Les compléments appropriés d'autres verbes ont été étudiés, en particulier par Jacqueline Giry (1994) et Gaston Gross (1994). Classes sémantiques ( ATTRISTER) ( MEURTRIR) ( TRACASSER) ( OBSÉDER) ( FROISSER) ( RÉVOLTER) ( DÉCEVOIR ) ( DÉMORALISER) ( INHIBER ) ( AIGRIR) ( ENDURCIR) ( DISTRAIRE) ( APAISER) ( VIVIFIER) ( INTÉRESSER ) ( ÉMOUSTILLER) ( ÉMOUVOIR) ( SATISFAIRE) ( PASSIONNER) ( SUBJUGUER) ( FLATTER) ( RASSURER) ( ÉPATER) ( DÉSARMER) Substantif approprié coeur coeur esprit esprit, coeur oreilles esprit moral esprit coeur coeur esprit coeur cœur, moral coeur, esprit sens coeur coeur, esprit coeur coeur esprit, coeur esprit esprit coeur Sentiments Qualités Croyances, espoirs, etc. pudeur convictions espoirs colère amour courage volonté convictions convictions passion vanité espoirs vanité Tableau 2 2.3. Construction pronominale N se V Certains verbes ont un emploi pronominal, comme le verbe tracasser : Ceci tracasse Marie Marie se tracasse (à propos de ceci) Dans cet exemple, il y a quasi-synonymie entre les deux phrases. Cependant, il peut y avoir une importante variation de sens entre les deux constructions : ≠ Ceci révolte Marie Marie se révolte 125 Cahier du CIEL 1996-1997 On peut considérer dans ce cas que ce sont deux verbes différents. Lorsqu'un verbe a plusieurs emplois, la pronominalisation sélectionne un emploi particulier. Considérons, par exemple, les phrases suivantes : (1) (2) Marie se tracasse Marie (s'ennuie + s'embête) La phrase (1) peut provenir de (3) : (3) Son prochain licenciement tracasse Marie mais les emplois (2) ne peuvent pas provenir de (4) : (4) Son prochain licenciement (ennuie + embête ) Marie qui a, pourtant, un sens très proche de la construction (3) et dans laquelle ennuyer = embêter, tracasser. L'emploi pronominal (2) indique que Marie éprouve de l'ennui et proviendra plutôt de phrases telles que : Ce discours interminable ennuie Marie où ennuyer = lasser, barber. 2.4. Sujet actif (ou agentif) Dans le cas où le sujet est un humain (Luc), les interprétations sont systématiquement ambiguës : Luc amuse Marie peut très bien être interprété comme la réduction, par exemple, de : Le fait que Luc chante sous la pluie amuse Marie ou La maladresse de Luc amuse Marie Le sujet est alors non actif. Mais l'interprétation peut être aussi celle qu'on a dans : Luc amuse Marie par gentillesse et, dans ce cas, le sujet est actif, c'est-à-dire équivaut à : Luc est gentil d'amuser Marie Il s’agit alors d’un acte volontaire de Luc. Cette distinction entre sujet agentif ou non de cette catégorie de verbes psychologiques a été abondamment discuté (Voir par exemple Maurice Gross (1975) et Nicolas Ruwet (1995)). Pour déterminer si le sujet peut être actif, nous avons utilisé le test proposé par Gaston Gross (1978) : la possibilité d'ajouter un complément de type par gentillesse ou par méchanceté : Luc amuse Léa par gentillesse 126 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques Trois cas sont à considérer : - le sens du verbe est quasi le même, que le sujet soit actif ou non. Par exemple : Luc terrorise Marie Nous avons noté le sujet “ actif ” pour terroriser dans la classe (EFFRAYER ) ; - le sens du verbe est différent selon que le sujet est actif ou non ; le même verbe fait alors partie de deux classes distinctes : (1a) (1b) Luc ennuie Léa (par méchanceté) (Ce film + Luc) ennuie Léa ( = est ennuyeux) Le sujet est noté “ actif ” pour ennuyer dans la classe (DÉRANGER ) (phrase (1a)) et “ non actif ” dans la classe (LASSER ) (phrase (1b)) ; - le sens du verbe est différent, mais le verbe ne fait partie que d'une classe (l'autre emploi n'étant pas considéré comme “ psychologique ”). C'est le cas de tourmenter dans : (2a) (2b) Luc tourmente Léa par méchanceté Les soucis tourmentent Luc Le sujet de t o u r m e n t e r est noté “ non actif ” dans la classe (OBSÉDER ) (phrase (2b)) comme on le voit dans : *Luc obsède Léa par méchanceté Dans ce cas, l'emploi avec un sujet N 0 humain actif entraîne une différence de sens. 2.5. Construction réciproque Certains verbes présentent une construction réciproque N et N se V. Ainsi, on a : = = Luc et Eva se (blessent + heurtent + torturent + détruisent) Luc et Eva se (blessent + heurtent + torturent + détruisent) l'un l'autre Luc blesse Luc et Eva blesse Eva Environ un tiers des verbes de notre étude acceptent une forme pronominale se V. Pour la plupart, il y a une forte corrélation entre l'interprétation réciproque, et le caractère “ volontaire ” de l'action du sujet (sujet agentif). En effet, lorsque le sujet d'un verbe peut être actif, il est toujours possible d'avoir une interprétation réciproque du verbe : Luc et Marie (s'amusent + s'irritent + s'excitent) peut être interprété comme : Luc et Marie (s'amusent + s'irritent + s'excitent) l'un l'autre 127 Cahier du CIEL 1996-1997 mais, si le sujet ne peut pas être actif, l'interprétation réciproque est très difficile, voire impossible : Luc et Eva (?*se réjouissent + *se préoccupent) l'un l'autre Certains verbes comme influencer et heurter ont uniquement un emploi réciproque : (1) Luc et Eva (s'influencent + se heurtent) l'interprétation non réciproque de (1) ayant le même degré de vraisemblance que : ?*Luc (influence + heurte) lui-même Seule une trentaine d'emplois réciproques sont relevés dans le Grand Robert (édition 1986). 2.6. Propriété N1 V A la construction de base N 0 V N1 , on peut parfois associer la construction intransitive N 1 V. Une quinzaine de verbes acceptent cette relation, comme : Marie (déprime + enrage) Comme pour de nombreuses autres classes de verbes, lorsqu'il existe une forme pronominale du verbe il y a une relation de synonymie entre les constructions N1 V et N1 se V. Ainsi on a : Marie se panique = Marie panique Une tendance, récente nous semble-t-il, a multiplié les emplois de type N 1 V, soit concurrents d'un N 1 se V existant : Marie s'angoisse pour Marie angoisse, soit comme création (normale mais inexistante jusqu'à présent), à partir du verbe transitif : J'hallucine pour Ceci m'hallucine (crée peut-être sur le modèle de Je rêve bien que ce dernier ne vienne pas de Quelque chose me rêve). 3. ÉTUDE DES PROPRIÉTÉS PAR CLASSE Les propriétés que nous venons d'étudier sont, a priori, indépendantes ; il n'y a donc aucune raison qu'elles convergent. Cependant, on remarque, à l'examen systématique, un certain nombre de régularités. En ce qui concerne la nature active ou non du sujet et la nature du complément : - le sujet des verbes des classes (EFFRAYER ) et (FROISSER ) peut être actif ; 128 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques - les classes (A T T R I S T E R ), (L A S S E R ), (T R A C A S S E R ), (AIGRIR ), (ENDURCIR ), (DÉSARMER ), (ÉTONNER ) et (ÉMOUVOIR ) ont tous leurs verbes qui ont un sujet obligatoirement non actif. À l'intérieur de ces deux groupes, on peut faire des distinctions nettes entre les classes selon que les verbes prennent un complément Nhumain pur ou de type Nap de Nhum, comme l'indique le tableau 3. Dans ce tableau, “ actif ” signifie “ qui peut être actif ”, “ non actif ” signifie “ obligatoirement non actif ”. Les classes (MEURTRIR ) et (APAISER ) sont constituées entièrement de verbes dont l'emploi psychologique est un emploi métaphorique. Cette homogénéité permet de considérer qu'à l'intérieur de ces classes tous les verbes sont équivalents quant à leur sens et quant aux propriétés étudiées ici. Classes sémantiques ( EFFRAYER) ( FROISSER) ( ÉNERVER) ( DÉRANGER) ( LASSER) ( DÉMORALISER) ( DÉSARMER) ( ATTRISTER) ( ÉMOUVOIR) ( ENDURCIR) ( TRACASSER) ( ÉTONNER) Sujet actif actif non non non non non actif actif actif actif actif Complément Nhumain pur Nap de Nhum Nhumain pur Nhumain pur Nhumain pur Nap de Nhum Nap de Nhum Nap de Nhum Nap de Nhum Nap de Nhum Nap de Nhum Nhumain pur Tableau 3 Notre hypothèse de départ était de constituer des classes syntaxiques sémantiquement homogènes. Seules certaines le sont : nous sommes arrivée à une hiérarchie des classes qui va d'une grande homogénéité à une grande hétérogénéité. 129 Cahier du CIEL 1996-1997 4. P RODUCTIVITÉ PSYCHOLOGIQUES LEXICALE DES VERBES De nombreux verbes psychologiques sont des métaphores de verbes dont l'emploi propre a un sens différent; c'est le cas, par exemple, des verbes de la classe (MEURTRIR ) comme le verbe briser : emploi propre Luc brise le verre emploi psychologique Luc brise le coeur de Léa Pour distinguer d'autres verbes qui pourraient être employés métaphoriquement avec un sens psychologique, nous avons considéré la productivité lexicale par analogie de construction syntaxique et par proximité sémantique. 4.1. Par analogie de construction syntaxique Les verbes dont le sujet peut être non restreint et le complément N 1 peut être un Nhumain sont candidats à la productivité lexicale. Ils doivent de plus vérifier la condition “ le sujet N 0 déclenche un sentiment éprouvé/ressenti par le complément N 1 ”. Voici quelques exemples de verbes que nous avons retenus comme métaphores. Le modèle sur lequel on peut construire leur emploi psychologique est indiqué entre parenthèses : - dessaouler (dégriser, classe DÉCEVOIR ) Les paroles de Luc ont (dégrisé + dessaoulé) Marie - estourbir, estropier, sinistrer (démolir, classe MEURTRIR ) La violence des propos de Paul a estourbi Luc Le départ de sa femme a (?sinistré + démoli) Luc - habiter, pourchasser (hanter, poursuivre, classe OBSÉDER) Le souvenir de son père (habite +poursuit + pourchasse) Luc - armer ( fortifier, classe VIVIFIER ) Les conseils de sa mère (fortifient + arment) Marie - amputer, castrer, châtrer, mutiler ( meurtrir classe MEURTRIR ) Le départ de son mari a (meurtri + amputé + castré + mutilé) Marie - nettoyer, récurer ( lessiver, classe MEURTRIR ) Cette succession de coups durs a (lessivé + nettoyé + récuré) Luc 130 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques Par contre le verbe laver est plus difficile d'emploi : ?*Cette succession de coups durs a lavé Luc - clouer, coincer, figer, immobiliser (freiner, classe INHIBER ) Sa timidité (freine + cloue + fige + immobilise) Marie - décentrer, déraciner, désaxer ( désorienter, classe DÉCONCERTER ) Les volte-face répétées de Luc (désorientent + décentrent + déracinent) Marie 4.2. Par proximité sémantique Une cinquantaine de verbes peuvent être employés de façon métaphorique comme verbes faisant éprouver/ressentir une émotion, bien que leurs constructions syntaxiques soient différentes de celles des verbes psychologiques. Pour la plupart ils décrivent des procédés ou des techniques. Leur emploi métaphorique est accepté par analogie avec un verbe dont le domaine sémantique est voisin et qui a un emploi figuré psychologique. Ainsi, il est probable que des verbes tels que bétonner et cimenter sont sur le modèle de endurcir : Les infidélités répétées de son mari ont bétonné (E + le coeur de) Léa Un locuteur comprend la métaphore et lui associe un sens. On comprend que bétonner a un sens voisin de endurcir, verbe dont l'emploi métaphorique est passé couramment dans la langue. De même, pour de nombreux verbes indiquant une démolition ou une destruction : Son divorce a bousillé amoché déchiqueté détérioré pulvérisé (E + le coeur de) Marie La majorité de ces verbes appartient à des classes qui sont déjà constituées essentiellement de verbes concrets employés métaphoriquement. Il s'agit de : - la classe (MEURTRIR ) : bousiller, détériorer, écrouler, etc., - la classe (ENDURCIR ) : bétonner, cimenter, solidifier, - la classe (AIGRIR ) : acidifier et aciduler. Certaines métaphores sont impossibles, bien que les emplois concrets soient proches de métaphores acceptées. Ainsi : Ces paroles affectueuses dégèlent ?décongèlent *dégivrent Marie 131 Cahier du CIEL 1996-1997 Dans un même domaine sémantique, certains verbes acceptent une métaphore très poussée (labourer, faucher, ratisser), et d'autres la refusent (cultiver, bêcher) : Les trahisons perpétuelles de Luc ont (labouré + ?bêché) le coeur de Marie 4.3. Distribution du psychologique complément du verbe La distribution du complément est diverse et contrainte : - N 1 = Nhumain ; c'est le cas des verbes vitrioler, dégeler, délabrer : Les paroles de Luc vitriolent Marie - N1 = (E + N de) Nhum ; c'est le cas pour les productivités lexicales par proximité sémantique. Le complément du verbe au sens propre ne peut pas être humain, la métaphore psychologique est alors plus naturelle avec un substantif approprié. Ce substantif est souvent le coeur comme dans : Les paroles de Luc ont (déchiqueté + labouré) le coeur de Marie ?Les paroles de Luc ont (déchiqueté + labouré) Marie Mais ce peut être aussi l'esprit, comme avec décaper, aérer, intoxiquer : Ce roman a (décapé + aéré + intoxiqué) l'esprit de Luc ? Ce roman a (décapé + aéré + intoxiqué) Luc ou bien d'autres compléments comme dans : La gentillesse de Luc (guérit + panse) (les peines + les plaies) de Marie Nous avons rencontré des difficultés pour déterminer si les verbes contiennent des intensifieurs. Ainsi, les verbes appartenant à la classe (MEURTRIR ) semblent en contenir, mais il n'est pas aisé de déterminer si l'ajout de l'intensif beaucoup est possible ou non. Le problème est qu'il s'agit de phrases peu naturelles au départ car l'emploi psychologique du verbe concret est assez poussé. Par exemple, si nous considérons les verbes amocher et bousiller : ? Cette séparation (amoche + bousille) beaucoup Marie le jugement est difficile. Ces productions lexicales sont des verbes qui ne sont pas considérés habituellement comme verbes de sentiment par les dictionnaires (Grand Robert édition 1986, Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse édition 1982). Une liste de ces verbes est donnée dans Mathieu (1994). 132 Y. MATHIEU - Verbes psychologiques C ONCLUSION Nous avons construit un dictionnaire sémantique des verbes psychologiques du français, comprenant 32 classes sémantiquement homogènes, auxquelles nous avons associé un ensemble de propriétés syntactico-sémantiques. Ce dictionnaire est utilisé par le système de traitement automatique FEELING (Mathieu 1994) pour interpréter des phrases contenant des verbes psychologiques et pour faire des inférences syntaxiques. Il sera très prochainement mis à la disposition des chercheurs par l’intermédiaire d’un site Web. Nos travaux actuels visent à construire une typologie des prédicats qui mettent en jeu les éléments lexicaux qui relèvent du domaine psychique et intellectuel. Ce dictionnaire en est donc une première étape. BIBLIOGRAPHIE GHEERBRANT, F. (1978), La nominalisation et les verbes de sentiment. Thèse de troisième cycle, Paris, Université Paris 7. GIRY, J. 1994. “ Les compléments nominaux des verbes de parole ”. Langages n° 115 : Sélection et sémantique , Paris, Larousse. GROSS, G. 1978. “ À propos de deux compléments en par ”. Linguistic Investigationes n° II, Amsterdam, John Benjamins. GROSS, G. 1994. “ Classes d’objets et description des verbes ”. Langages n ° 115 : Sélection et sémantique , Paris, Larousse. GROSS, M . 1975. Méthodes en syntaxe, Paris, Hermann. GROSS, M. 1981. “ Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique ”. Langages n° 63 : Sélection et sémantique , Paris, Larousse. GUILLET A.; LECLÈRE C. 1981. “ Restructuration du groupe nominal ”. Langages n° 63 : Sélection et sémantique , Paris, Larousse. JACKENDOFF, R. 1990. Semantic Structures . Cambridge, Massachussets, The MIT Press. MATHIEU, Y. 1994. Interprétation par prédicats sémantiques de structures d'arguments. FEELING, une application aux verbes psychologiques, Thèse de Doctorat en Informatique, Paris, Université Paris 7. MATHIEU, Y. 1995a. “ Verbes psychologiques et interprétation sémantique ”, Langue française n° 105 : Grammaire des sentiments , Paris, Larousse. MATHIEU, Y. 1995b. “ Interprétation automatique des verbes de sentiment du français ”, Actes du deuxième colloque international “ Lexiques-Grammaires comparés et traitements automatiques ” LGC2 , Montréal, UQAM. RUWET, N. 1995. “ Les verbes de sentiments peuvent-ils être agentifs? ”, Langue française n° 105 : Grammaire des sentiments , Paris, Larousse. 133 Cahier du CIEL 1996-1997 134