Marc Wilmet1
Dans la jungle de la phrase française : mauvais sujets,
travestis et entremetteurs
Sous un intitulé évidemment ludique, le présent article remet en cause certains
acquis grammaticaux parmi les plus consensuels. Le sérieux de la réexion devrait
apparaître au fur et à mesure 2.
1. Les « mauvais sujets »
Des phrases comme (1) et (2) sont souvent imputées au français « familier » (exemple
1), voire « enfantin » (exemple 2), bref à la conversation courante. Considérez
pourtant les exemples littéraires (3) et (4), l’un du registre encore « populaire » de
la chanson (3) mais l’autre du niveau « éle» de la philosophie (4).
1. La Normandie, il pleut tous les jours.
2. Ma mère, son vélo, il est bleu.
3. Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé (Félix Leclerc).
4. Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la Terre aurait changé
(Blaise Pascal).
Le problème tient au statut des séquences initiales détachées : les syntagmes
nominaux la Normandie (exemple 1), ma mère (exemple 2), le nez de Cléopâtre
(exemple 4) et le pronom moi (exemple 3). Des prépositions en, pourou les
apparentés quant à, concernant, touchant, en ce qui regarde, (du) côté (de)… leur
conféreraient la fonction de complément circonstanciel. Quel circonstanciel par
ailleurs ? Le « complément ambiant » de Damourette et Pichon (1927 : § 110),
« qui ne fait pas partie de l’édice logique de la phrase, mais qui s’y présente comme
un organisme indépendant dans un milieu qui l’enveloppe et le soutient » ? Le
« complément de cadre » de Danon-Boileau et alii (1991) ? Nous y reviendrons.
1 Université Libre de BruxellesUniversité Libre de Bruxelles
2 Texte réécrit de la conférence prononcée à Helsinki le 28 mai 2008.Texte réécrit de la conférence prononcée à Helsinki le 28 mai 2008.
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Remarque additionnelle, les phrases (2), (3), (4) comportent une reprise
anaphorique ma mère son, moi mes ou le nez de Cléopâtre il, absente
de (1). Hors de tout rappel, la grammaire latine parlait de nominativus pendens
‘nominatif en suspens’, observant qu’il « alterne ou contraste » avec de + ablatif
(Lavency 1985 : § 207). Le Querler (2006 : 393) emprunte à Serbat (1988)
l’exemple suivant d’Horace (5).
5. Altera. Nihil obstat. [Le satiriste vient de détailler la vêture sinueuse de la
matrone romaine, véritable n de non-recevoir au désir des mâles, puis il change
de perspective : « l’autre » – comprenez : la courtisane, enveloppée de voiles
transparents –, « aucun barrage » (littéralement : « rien ne fait obstacle »).]
« Nominativus » altera, oui, mais « pendens », vraiment ? Nous avons affaire à
deux blocs. Leur succession n’est pas sans évoquer les intertitres des journaux
ou les légendes de photographies : Superbe feu d’artice sur la grand-place. Les
badauds en restent bouche bée, etc.
Alors, deux entités aussi dans les exemples liminaires (1), (2), (3), (4) ? Ou une
seule ? Ou tantôt deux et tantôt une ? Avant de décider, appuyons-nous sur une
série de préalables.
Notre dénition personnelle de la phrase gure au § 558 de la Grammaire critique
du français (42007) 3.
La phrase correspond à la première séquence quelconque de mots née de la réunion
d’une énonciation et d’un énoncé qui ne laisse en dehors d’elle que le vide ou les mots
d’un autre énoncé.
On procède de là à une dichotomie en phrase unique (P) et phrase multiple (Π
P1 + P2 + P3… + Pn), chacune des phrases P ou P1, P2, P3, Pn de Π se révélant
à l’expérience simple (si l’énoncé n’intègre aucune sous-phrase) ou complexe (si
l’énoncé intègre au minimum une sous-phrase).
Appliquons ce principe aux exemples (1), (2), (3), (4). Pour une phrase unique
P simple ou complexe, il faut et il suft que la séquence initiale détachée
trouve une fonction au sein de l’ensemble. Dans le cas contraire, on aura une
phrase multiple Π. Demeure une hypothèque : arrêter la phrase multiple une
fois lancée ? Le « beau gros point rond » (Cavanna apud Delbart à paraître),
résultant d’une décision souveraine de l’écrivain, érige en tout état de cause une
3 Je remercie Anne-Rosine Delbart pour l’avoir en son temps concoctée et mise au pointJe remercie Anne-Rosine Delbart pour l’avoir en son temps concoctée et mise au point
avec moi. Dans la Grammaire rénovée du français, la formulation devient : « On appelle
phrase la première séquence, etc. » (2007a : § 153).
Dans la jungle de la phrase française 5
borne infranchissable 4. L’exemple (5) aligne donc deux phrases P (non pas Π
P1 + P2).
L’énonciation ancre l’énoncé dans une situation de communication en stipulant
qui énonce (accessoirement à qui) 5, quand (accessoirement où) et la modalité que
sélectionne l’énonciateur (assertive = « je prétends que… », interrogative = « je
demande si… » ou injonctive = « je veux que… »).
• L’énoncé installe une prédication à trois termes ou, métaphoriquement exprimé,
lance un pont dont le premier pilier forme le thème, le second pilier le rhème et le
tablier la copule, visible en cas de rhème non verbal, nom ou adjectif : Pierre est un
avocat ou Marie est futée, etc., invisible et subductivement – les mots subduction
et subductif sont de Gustave Guillaume, qui revivie ainsi la théorie du verbe
substantif = « sous-jacent » de Port-Royal inscrite au verbe en cas de rhème
verbal : Pierre plaide ou Pierre demande la parole 6. La prédication complète à
trois termes s’expose à perdre en discours un ou deux termes : Au feu ! (omission
du thème). Vous ici ? (omission de la copule). – Qui chante ? – Pierre (la réplique
se dispense de répéter le rhème), etc. Cette prédication incomplète n’en reste pas
moins… une prédication 7.
Le thème coïncide avec le sujet grammatical et non, attention, comme on le
prétend généralement (et comme la Grammaire critique du français l’a soutenu
mea culpa – jusqu’à sa troisième édition de 2003, abusée par l’acception
banale de thème = « sujet, idée, proposition qu’on développe » [d’après le Petit
Robert] vs l’acception technique de « fondation, socle, soubassement » [d’après
le Dictionnaire grec-français de Liddell et Scott]), le sujet logique (celui, suivant
la doxa, « dont on parle, dont il est dit quelque chose, etc. »). Sont l’un et l’autre
sujets grammaticaux, outre le syntagme nominal mes souliers de (3), le il référentiel
4 Cavanna,Cavanna, Mignonne, allons voir si la rose (Paris, Albin Michel, 22001 : 47-48) :
« Quand tu t’aperçois que tu te perds en un labyrinthe tortillant, que les incidentes,
les mises en apposition, les subordonnées conjonctives et les relatives s’emmêlent et
ne mènent à rien qu’au galimatias, alors, arrête-toi. Ferme les yeux. Respire un grand
coup. Deux, trois grands coups, bien profonds. Et distribue des points. De beaux gros
points ronds. »
5 Les questions « pour qui ? » et « pour quoi ? » ouvrent les vannes de la pragmatique.Les questions « pour qui ? » et « pour quoi ? » ouvrent les vannes de la pragmatique.
6 Guillaume (Guillaume (21969 : 74) : « [Être] apparaît subductif, idéellement antécédent, par rapport
au reste de la matière verbale. Ne faut-il pas “d’abord” être pour pouvoir “ensuite”
se mouvoir, aller, venir, marcher, manger, boire, dormir, jouir, souffrir, voir, regarder,
entendre, écouter, sentir, penser, etc., etc. ? »
7 Pour le détail et les justications, cf. Wilmet 2007a : § 159 sv.Pour le détail et les justications, cf. Wilmet 2007a : § 159 sv.
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de (2), (4) et le il non référentiel de (1), à cette différence près que (2) et (4)
superposent comme (3) le sujet grammatical et le sujet logique pour produire la
voix – ou, mieux, la voie – active, tandis que le sujet grammatical de (1), évacuant
tout sujet logique, emprunte la voie impersonnelle. Bien qu’on en « dise quelque
chose », en l’occurrence qu’il y pleut tous les jours, la Normandie de l’exemple
(1) n’est pas non plus sujet logique mais sujet psychologique (équivalant, d’après
le Petit Robert, à « ce dont il s’agit dans la conversation, dans un écrit ») i.e. la
matière dont l’énonciateur décide de traiter en la dissociant par une focalisation
d’autres candidats potentiels 8. Au rang des focalisateurs, les « gallicismes »
c’est… qui, il y a… qui, le soulignement intonatoire et ce détachement qui, commun
aux exemples (1) et (2), (3), (4), fait de ma mère, moi et le nez de Cléopâtre de
nouveaux sujets psychologiques… sans préjuger de leur fonction grammaticale (le
sujet psychologique étant par exemple un complément circonstanciel « de lieu »
dans C’est à cet endroit de la sombre rue des Juifs, au premier étage d’une maison
aujourd’hui disparue, que naquit le chevalier François-René de Chateaubriand).
• Le rhème coïncide avec le prédicat (inconnu en grammaire française, seulement
baptisé « attribut » pour peu que la copule soit apparente : bleu dans l’exemple
(2), court dans l’exemple (3), mais ni pleut tous les jours de l’exemple 1, ni ont
beaucoup voyagé de l’exemple (3), ni aurait changé de l’exemple (4)).
Sur la prédication, complète ou incomplète mais obligatoire, vient facultativement
se greffer une prédication secondaire. Le thème en est lapposé et le rhème
l’apposition. Nous défendons de l’apposition une conception plus large qu’il n’est
habituel, car les grammairiens ont accumulé au l du temps des exigences nées
pour la plupart d’accidents épistémologiques (cf. Neveu 1998) : la coréférence
(d’où la limitation de l’apposition à des noms, avec le pénible corollaire de
l’« épithète détachée », donnant à une fonction prédicative une étiquette de fonction
déterminative) 9, la pause (entraînant une rupture mélodique) et le caractère
d’excroissance supprimable (2° et expliquant notamment les survivances de la
grammaire latine que sont les « subordonnées innitives » : J’entends un enfant
pleurer, etc., à apposé un enfant et innitif apposition pleurer aussi liés que
l’antécédent et la « subordonnée relative appositive » de J’entends un enfant qui
8 Une caractérisation moins intuitive du sujet logique serait celle-ci : « le ou les mots àUne caractérisation moins intuitive du sujet logique serait celle-ci : « le ou les mots à
propos desquels un énonciateur asserte, interroge ou enjoint pour autant que le contenu
asserté, interrogé ou enjoint ne forme pas une prédication complète » (cf. Wilmet 2007a :
§ 160, 4). On vériera que la précision disqualie la Normandie de l’exemple (1).
9 Autre corollaire, l’annexion abusive des qualiants nominauxAutre corollaire, l’annexion abusive des qualiants nominaux Paris ou Louis de la ville
de Paris, le roi Louis, etc.
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pleure, et les « subordonnées participes » : Le chat parti, les souris dansent, etc., au
participe apposition parti lié à l’apposé le chat et non supprimable, sauf à retrouver
le modèle de l’exemple (1) : Le chat, les souris dansent ; cf. Wilmet 2007c).
Le verdict après les attendus ?
Primo, la phrase (1) est une phrase multiple Π P1 + P2, soit P1 la Normandie
à prédication incomplète, réduite au thème (la copule et le rhème avortés) et P2 il
pleut tous les jours juxtaposée à P1.
Secundo, les phrases (2), (3), (4) sont des phrases uniques, (3) complexe et (2),
(4) simples. Avec quelle fonction dès lors pour les séquences projetées en tête ?
Prenez les avatars (3a) et (3b) de (3), la phrase (3a) de syntaxe classique, antéposant
la sous-phrase à syntagme nominal le nez de Cléopâtre sujet (grammatical +
logique), la phrase (3b) à pronom il cataphorique sujet, annonçant le syntagme
nominal le nez de Cléopâtre.
3a. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la Terre aurait changé.
3b. S’il eût été plus court, le nez de Cléopâtre, toute la face de la Terre aurait changé.
Qui refuserait de voir dans le nez de Cléopâtre en (3b) une apposition à l’apposé
il ? L’original (3) à Pascal projetait le syntagme nominal en tête de la sous-
phrase an de lui coner le statut pragmatico-stylistique de sujet psychologique.
Mais la phrase (4) de Félix Leclerc ? La donne n’est qu’à première vue plus
compliquée : le pronom apposition moi va chercher son apposé de première
personne sous l’adjectif déterminant mes, à découper pour le sens en « les »
(souliers) + (les souliers) « miens ». Quant à la phrase (2), elle dote le pronom
apposé il (sujet grammatical + sujet logique) d’une apposition son vélo, le
syntagme nominal offrant à l’intérieur de l’adjectif déterminant son = « le + sien »
une troisième personne qui reçoit l’apposition ma mère. Libre à l’énonciateur de
renchérir : Moi, ma mère, son vélo, il est bleu (le pronom moi apposition à l’apposé
de première personne inclus dans l’adjectif déterminant ma = « la + mienne »).
Au total, les « mauvais sujets » – conclusion rassurante – sont rares. Le thème
la Normandie de P1 en (1) s’apparente tout au plus à un « mauvais sujet repenti »
qui cède le ambeau dans P2 au sujet grammatical il d’une phrase à prédication
complète.
2. Les « travestis »
En 1833, un décret du ministre Guizot enjoignait aux instituteurs français d’assortir
l’analyse « grammaticale » des mots d’une analyse « logique » des phrases (cf.
Chervel 1977). Il en résulte que le gros paquet des « conjonctions » se scinde de
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