I. Variations syntaxiques

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Marc Wilmet
Dans la jungle de la phrase française : mauvais sujets,
travestis et entremetteurs
Sous un intitulé évidemment ludique, le présent article remet en cause certains
acquis grammaticaux parmi les plus consensuels. Le sérieux de la réflexion devrait
apparaître au fur et à mesure .
1. Les « mauvais sujets »
Des phrases comme (1) et (2) sont souvent imputées au français « familier » (exemple
1), voire « enfantin » (exemple 2), bref à la conversation courante. Considérez
pourtant les exemples littéraires (3) et (4), l’un du registre encore « populaire » de
la chanson (3) mais l’autre du niveau « élevé » de la philosophie (4).
1. La Normandie, il pleut tous les jours.
2. Ma mère, son vélo, il est bleu.
3. Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé (Félix Leclerc).
4.
Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la Terre aurait changé
(Blaise Pascal).
Le problème tient au statut des séquences initiales détachées : les syntagmes
nominaux la Normandie (exemple 1), ma mère (exemple 2), le nez de Cléopâtre
(exemple 4) et le pronom moi (exemple 3). Des prépositions en, pour… ou les
apparentés quant à, concernant, touchant, en ce qui regarde, (du) côté (de)… leur
conféreraient la fonction de complément circonstanciel. Quel circonstanciel par
ailleurs ? Le « complément ambiant » de Damourette et Pichon (1927 : § 110),
« qui ne fait pas partie de l’édifice logique de la phrase, mais qui s’y présente comme
un organisme indépendant dans un milieu qui l’enveloppe et le soutient » ? Le
« complément de cadre » de Danon-Boileau et alii (1991) ? Nous y reviendrons.
Université
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Libre de Bruxelles
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Texte réécrit de la conférence prononcée à Helsinki
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le 28 mai
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2008.
Marc Wilmet
Remarque additionnelle, les phrases (2), (3), (4) comportent une reprise
anaphorique ma mère → son, moi → mes ou le nez de Cléopâtre → il, absente
de (1). Hors de tout rappel, la grammaire latine parlait de nominativus pendens
‘nominatif en suspens’, observant qu’il « alterne ou contraste » avec de + ablatif
(Lavency 1985 : § 207). Le Querler (2006 : 393) emprunte à Serbat (1988)
l’exemple suivant d’Horace (5).
5. Altera. Nihil obstat. [Le satiriste vient de détailler la vêture sinueuse de la
matrone romaine, véritable fin de non-recevoir au désir des mâles, puis il change
de perspective : « l’autre » – comprenez : la courtisane, enveloppée de voiles
transparents –, « aucun barrage » (littéralement : « rien ne fait obstacle »).]
« Nominativus » altera, oui, mais « pendens », vraiment ? Nous avons affaire à
deux blocs. Leur succession n’est pas sans évoquer les intertitres des journaux
ou les légendes de photographies : Superbe feu d’artifice sur la grand-place. Les
badauds en restent bouche bée, etc.
Alors, deux entités aussi dans les exemples liminaires (1), (2), (3), (4) ? Ou une
seule ? Ou tantôt deux et tantôt une ? Avant de décider, appuyons-nous sur une
série de préalables.
• Notre définition personnelle de la phrase figure au § 558 de la Grammaire critique
du français (42007) .
La phrase correspond à la première séquence quelconque de mots née de la réunion
d’une énonciation et d’un énoncé qui ne laisse en dehors d’elle que le vide ou les mots
d’un autre énoncé.
On procède de là à une dichotomie en phrase unique (P) et phrase multiple (Π →
P1 + P2 + P3… + Pn), chacune des phrases P ou P1, P2, P3, Pn de Π se révélant
à l’expérience simple (si l’énoncé n’intègre aucune sous-phrase) ou complexe (si
l’énoncé intègre au minimum une sous-phrase).
Appliquons ce principe aux exemples (1), (2), (3), (4). Pour une phrase unique
P simple ou complexe, il faut – et il suffit – que la séquence initiale détachée
trouve une fonction au sein de l’ensemble. Dans le cas contraire, on aura une
phrase multiple Π. Demeure une hypothèque : où arrêter la phrase multiple une
fois lancée ? Le « beau gros point rond » (Cavanna apud Delbart à paraître),
résultant d’une décision souveraine de l’écrivain, érige en tout état de cause une
Je
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remercie Anne-Rosine Delbart pour l’avoir en son temps concoctée et mise au point
avec moi. Dans la Grammaire rénovée du français, la formulation devient : « On appelle
phrase la première séquence, etc. » (2007a : § 153).
Dans la jungle de la phrase française
borne infranchissable . L’exemple (5) aligne donc deux phrases P (non pas Π →
P1 + P2).
• L’énonciation ancre l’énoncé dans une situation de communication en stipulant
qui énonce (accessoirement à qui) , quand (accessoirement où) et la modalité que
sélectionne l’énonciateur (assertive = « je prétends que… », interrogative = « je
demande si… » ou injonctive = « je veux que… »).
• L’énoncé installe une prédication à trois termes ou, métaphoriquement exprimé,
lance un pont dont le premier pilier forme le thème, le second pilier le rhème et le
tablier la copule, visible en cas de rhème non verbal, nom ou adjectif : Pierre est un
avocat ou Marie est futée, etc., invisible et subductivement – les mots subduction
et subductif sont de Gustave Guillaume, qui revivifie ainsi la théorie du verbe
substantif = « sous-jacent » de Port-Royal – inscrite au verbe en cas de rhème
verbal : Pierre plaide ou Pierre demande la parole . La prédication complète à
trois termes s’expose à perdre en discours un ou deux termes : Au feu ! (omission
du thème). Vous ici ? (omission de la copule). – Qui chante ? – Pierre (la réplique
se dispense de répéter le rhème), etc. Cette prédication incomplète n’en reste pas
moins… une prédication .
• Le thème coïncide avec le sujet grammatical et non, attention, comme on le
prétend généralement (et comme la Grammaire critique du français l’a soutenu
– mea culpa – jusqu’à sa troisième édition de 2003, abusée par l’acception
banale de thème = « sujet, idée, proposition qu’on développe » [d’après le Petit
Robert] vs l’acception technique de « fondation, socle, soubassement » [d’après
le Dictionnaire grec-français de Liddell et Scott]), le sujet logique (celui, suivant
la doxa, « dont on parle, dont il est dit quelque chose, etc. »). Sont l’un et l’autre
sujets grammaticaux, outre le syntagme nominal mes souliers de (3), le il référentiel
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Cavanna, Mignonne, allons voir si la rose… (Paris, Albin Michel, 22001 : 47-48) :
« Quand tu t’aperçois que tu te perds en un labyrinthe tortillant, que les incidentes,
les mises en apposition, les subordonnées conjonctives et les relatives s’emmêlent et
ne mènent à rien qu’au galimatias, alors, arrête-toi. Ferme les yeux. Respire un grand
coup. Deux, trois grands coups, bien profonds. Et distribue des points. De beaux gros
points ronds. »
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Les questions « pour qui ? » et « pour quoi ? » ouvrent les vannes de la pragmatique.
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Guillaume (21969 : 74) : « [Être] apparaît subductif, idéellement antécédent, par rapport
au reste de la matière verbale. Ne faut-il pas “d’abord” être pour pouvoir “ensuite”
se mouvoir, aller, venir, marcher, manger, boire, dormir, jouir, souffrir, voir, regarder,
entendre, écouter, sentir, penser, etc., etc. ? »
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Pour le détail et les justifications, cf. Wilmet 2007a : § 159 sv.
Marc Wilmet
de (2), (4) et le il non référentiel de (1), à cette différence près que (2) et (4)
superposent comme (3) le sujet grammatical et le sujet logique pour produire la
voix – ou, mieux, la voie – active, tandis que le sujet grammatical de (1), évacuant
tout sujet logique, emprunte la voie impersonnelle. Bien qu’on en « dise quelque
chose », en l’occurrence qu’il y pleut tous les jours, la Normandie de l’exemple
(1) n’est pas non plus sujet logique mais sujet psychologique (équivalant, d’après
le Petit Robert, à « ce dont il s’agit dans la conversation, dans un écrit ») i.e. la
matière dont l’énonciateur décide de traiter en la dissociant par une focalisation
d’autres candidats potentiels . Au rang des focalisateurs, les « gallicismes »
c’est… qui, il y a… qui, le soulignement intonatoire et ce détachement qui, commun
aux exemples (1) et (2), (3), (4), fait de ma mère, moi et le nez de Cléopâtre de
nouveaux sujets psychologiques… sans préjuger de leur fonction grammaticale (le
sujet psychologique étant par exemple un complément circonstanciel « de lieu »
dans C’est à cet endroit de la sombre rue des Juifs, au premier étage d’une maison
aujourd’hui disparue, que naquit le chevalier François-René de Chateaubriand).
• Le rhème coïncide avec le prédicat (inconnu en grammaire française, seulement
baptisé « attribut » pour peu que la copule soit apparente : bleu dans l’exemple
(2), court dans l’exemple (3), mais ni pleut tous les jours de l’exemple 1, ni ont
beaucoup voyagé de l’exemple (3), ni aurait changé de l’exemple (4)).
• Sur la prédication, complète ou incomplète mais obligatoire, vient facultativement
se greffer une prédication secondaire. Le thème en est l’apposé et le rhème
l’apposition. Nous défendons de l’apposition une conception plus large qu’il n’est
habituel, car les grammairiens ont accumulé au fil du temps des exigences nées
pour la plupart d’accidents épistémologiques (cf. Neveu 1998) : 1° la coréférence
(d’où la limitation de l’apposition à des noms, avec le pénible corollaire de
l’« épithète détachée », donnant à une fonction prédicative une étiquette de fonction
déterminative) , 2° la pause (entraînant une rupture mélodique) et 3° le caractère
d’excroissance supprimable (2° et 3° expliquant notamment les survivances de la
grammaire latine que sont les « subordonnées infinitives » : J’entends un enfant
pleurer, etc., à apposé un enfant et infinitif apposition pleurer aussi liés que
l’antécédent et la « subordonnée relative appositive » de J’entends un enfant qui
Une
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caractérisation moins intuitive du sujet logique serait celle-ci : « le ou les mots à
propos desquels un énonciateur asserte, interroge ou enjoint pour autant que le contenu
asserté, interrogé ou enjoint ne forme pas une prédication complète » (cf. Wilmet 2007a :
§ 160, 4). On vérifiera que la précision disqualifie la Normandie de l’exemple (1).
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Autre corollaire, l’annexion abusive des qualifiants nominaux Paris ou Louis de la ville
de Paris, le roi Louis, etc.
Dans la jungle de la phrase française
pleure, et les « subordonnées participes » : Le chat parti, les souris dansent, etc., au
participe apposition parti lié à l’apposé le chat et non supprimable, sauf à retrouver
le modèle de l’exemple (1) : Le chat, les souris dansent ; cf. Wilmet 2007c).
Le verdict après les attendus ?
Primo, la phrase (1) est une phrase multiple Π → P1 + P2, soit P1 la Normandie
à prédication incomplète, réduite au thème (la copule et le rhème avortés) et P2 il
pleut tous les jours juxtaposée à P1.
Secundo, les phrases (2), (3), (4) sont des phrases uniques, (3) complexe et (2),
(4) simples. Avec quelle fonction dès lors pour les séquences projetées en tête ?
Prenez les avatars (3a) et (3b) de (3), la phrase (3a) de syntaxe classique, antéposant
la sous-phrase à syntagme nominal le nez de Cléopâtre sujet (grammatical +
logique), la phrase (3b) à pronom il cataphorique sujet, annonçant le syntagme
nominal le nez de Cléopâtre.
3a. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la Terre aurait changé.
3b. S’il eût été plus court, le nez de Cléopâtre, toute la face de la Terre aurait changé.
Qui refuserait de voir dans le nez de Cléopâtre en (3b) une apposition à l’apposé
il ? L’original (3) dû à Pascal projetait le syntagme nominal en tête de la sousphrase afin de lui confier le statut pragmatico-stylistique de sujet psychologique.
Mais la phrase (4) de Félix Leclerc ? La donne n’est qu’à première vue plus
compliquée : le pronom apposition moi va chercher son apposé de première
personne sous l’adjectif déterminant mes, à découper pour le sens en « les »
(souliers) + (les souliers) « miens ». Quant à la phrase (2), elle dote le pronom
apposé il (sujet grammatical + sujet logique) d’une apposition son vélo, le
syntagme nominal offrant à l’intérieur de l’adjectif déterminant son = « le + sien »
une troisième personne qui reçoit l’apposition ma mère. Libre à l’énonciateur de
renchérir : Moi, ma mère, son vélo, il est bleu (le pronom moi apposition à l’apposé
de première personne inclus dans l’adjectif déterminant ma = « la + mienne »).
Au total, les « mauvais sujets » – conclusion rassurante – sont rares. Le thème
la Normandie de P1 en (1) s’apparente tout au plus à un « mauvais sujet repenti »
qui cède le flambeau dans P2 au sujet grammatical il d’une phrase à prédication
complète.
2. Les « travestis »
En 1833, un décret du ministre Guizot enjoignait aux instituteurs français d’assortir
l’analyse « grammaticale » des mots d’une analyse « logique » des phrases (cf.
Chervel 1977). Il en résulte que le gros paquet des « conjonctions » se scinde de
Marc Wilmet
proche en proche en conjonctions « de coordination » (intéressant principalement
les mots) et en conjonctions « de subordination » (intéressant la phrase ou du
moins la phrase complexe). La douzième édition du Bon usage franchit le pas que
ne s’était jamais résolu à effectuer Grevisse (111980) et Goosse (121986) ajoute une
classe – ou, en langage scolaire, une « nature » – à l’inventaire déjà copieux de
son prédécesseur.
Les linguistes ne sont en général pas prisonniers de compartimentations établies
sur des prévisions statistiques. Qu’on se rappelle les discussions autour et alentour
de car, la « conjonction de coordination la plus proche de la subordination »
indiquent Arrivé, Gadet et Galmiche (1986 : 641), qui, au demeurant, ne se
bercent guère d’illusions : « Il ne reste donc que deux solutions : soit traiter de
la coordination et de la subordination comme phénomène unique de lien entre
phrases, soit, par respect de la tradition, continuer à opposer ces deux notions.
C’est cette deuxième solution qui est adoptée ici. » Voyez encore les exemples (6)
et (7), où non seulement la frontière des deux sortes de conjonctions est sautée
mais où se noie la limite des prépositions et des conjonctions « cousins cousines »
(Van Raemdonck 2001) :
6. Il était, quoique riche, à la justice enclin (Hugo).
7. Bertrand avec Raton, l’un Singe et l’autre Chat, Commensaux
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d’un logis, avaient
un commun maître (La Fontaine).
Notons d’emblée que la terminologie grammaticale usuelle reflète des préoccupations touchant plus au fonctionnement des mots qu’à leur nature. Le nom
et le verbe exceptés (comme par hasard, les deux seules classes que reconnaissait
Aristote : onoma et rhéma) :
– adjectif = « ajout » (une autonomisation, initiée en 1747 par l’abbé Girard, de la
sous-classe des nomina adjectiva primitivement opposée aux nomina substantiva
sous l’égide des nomina) ;
– article (du latin articulus, décalquant le grec arthron) = « petite articulation » ;
– adverbe = « adjectif du verbe » (de ad + verbum) et – verbum signifiant en latin
aussi bien « mot » que « verbe » – « addition à n’importe quel mot » ;
– pronom = étymologiquement (vu l’ambigüité du préfixe latin pro) « mis à la
place du nom » ou « faisant office de nom ».
Dans la jungle de la phrase française
La préposition (de praeponere = ± « introduire ») et la conjonction (de conjungere
= « conjoindre ») sont logées à la même enseigne 10. Elles assument à l’examen
trois fonctions indépendantes mais compatibles : 1° fonction de ligature (en
abrégé LIG) ou le pouvoir de relier un quelconque segment – phrase, mot ou
fraction de mot – d’avant à un segment d’arrière, 2° fonction de translation (en
abrégé TRANS) ou la mise du segment d’arrière en état d’exercer une fonction
vis-à-vis du segment d’avant 11, 3° fonction d’enchâssement (en abrégé ENCH) ou
l’insertion d’une sous-phrase dans une phrase matrice.
L’effectif des mots ligateurs, translateurs et/ou enchâsseurs se distribuerait
aisément sur trois portions de ligne droite. En zone 1, les conjonctions « de
coordination » et, ou, ni, mais, car, or, donc, etc., à fonction LIG exclusive. En
zone 2, les prépositions, à fonction LIG + TRANS (p. ex. les de amenant la
fonction déterminative de la femme de Jean, la fonction complétive de se contenter
de peu ou la fonction prédicative de quoi de neuf ? ; le en du « gérondif », qui
cantonne le participe dit « présent » dans la fonction complétive, etc.). En zone 3,
les conjonctions « de subordination », à fonction LIG + TRANS + ENCH (p. ex.
la phrase Dis-moi que tu m’aimes : fonction LIG de que par liaison de tu m’aimes
à dis-moi + fonction TRANS par complémentation de que tu m’aimes au verbe
dis + fonction ENCH par transformation des deux phrases simples dis-moi et tu
m’aimes en une phrase complexe).
Or le quoique de l’exemple (6) et le avec de l’exemple (7), purs opérateurs LIG,
glissent de la zone 3 ou de la zone 2 à la zone 1. Le constat aboutit à l’éclatement
des vieux cadres grammaticaux. Observons les trois exemples (8), (9), (10).
8.
Pierre aime Marie comme un fou.
Officiellement catalogué « conjonction de subordination », comme délaisse ENCH
tout en gardant LIG + TRANS, que l’on identifie en un fou une apposition au sujet
10����������������������������������������������������������������������������������
Le courant n’est pas tari puisque la grammaire américaine a exporté en Europe les
déterminants (en fait, des adjectifs exerçant exclusivement ou en priorité la fonction
déterminative). Et André Goosse, décidément grand pourvoyeur devant l’Éternel, ne
craint pas de façonner une nouvelle classe d’« introducteurs » sous le prétexte (bizarre
mais explicite) qu’en l’absence de morphologie, « pour les classes constituées de mots
invariables, la répartition ne peut se fonder que sur la fonction » et que « la fonction
assumée par les termes relevés dans ce chapitre [n’étant] compatible avec aucune des
définitions données pour les autres classes », on « est donc contraint d’envisager une
classe particulière » (142007 : § 1096).
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Le terme translation vient de Lucien Tesnière ; il correspond grosso modo à la
transposition chez Charles Bally ou au transfert chez André Martinet.
10
Marc Wilmet
Pierre (comparer Pierre aime Marie comme un frère et Marie aime Pierre comme
une sœur) ou un complément circonstanciel = « à la folie ». Idem des comparatifs
ailleurs, ainsi, aussi, autant, autrement, davantage, mieux, moins, pis, plus, si, tant,
tellement… + que non suivis de sous-phrases : Marie est plus gentille que Pierre,
etc. Nul besoin d’aller restituer une inexistante « subordonnée de comparaison »
Marie est plus gentille que (ne l’est) Pierre, etc., à corriger séance tenante d’une
« ellipse ». Plus que Pierre est tout bonnement complément adverbial de la relation
prédicative unissant le sujet Marie à l’attribut adjectival gentille (ni plus ni moins
que l’adverbe très dans Marie est très gentille). Là encore, nous y reviendrons.
9. Plutôt souffrir que mourir, c’est la devise des hommes (La Fontaine).
Plutôt que entre dans la longue liste des prétendues conjonctions « de
subordination » greffant un adverbe sur la souche que : alors que, bien que, tant
que… Son utilisation en (9) résilie ENCH et TRANS pour ne retenir que LIG. Ce
serait aussi une solution, élégante et simple, pour la construction (10).
10. Heureusement que Marie est revenue.
L’échappatoire d’une phrase matrice je suis/nous sommes/on est… heureux
raccourcie en heureusement bute sur le changement de mode (l’indicatif devenu
subjonctif) : Nous sommes heureux que Marie soit revenue.
En résumé, les opérateurs à priori triples LIG + TRANS + ENCH sont capables
de se déposséder d’une fonction (exemple 8) ou de deux fonctions (exemples 9 et
10). Les opérateurs à priori doubles LIG + TRANS abdiquent la fonction TRANS
dans p. ex. l’auxiliaire venir de (l’infinitif auxilié de Pierre vient de manger, etc.
justement privé de la fonction qui en ferait un terme de phrase) ou les à, après, en,
sur… de goutte à goutte, minute après minute, de rue en rue, coup sur coup, etc. ;
le de initial de p. ex. De l’amour (Stendhal) est par contre dépossédé de la fonction
LIG au bénéfice de TRANS = « l’amour dans toutes les situations qu’il vous
plaira ». L’image des trois zones fait place à celle d’un continuum (cf. Pierrard
2002, 2005).
Impossible, à ce stade, de tergiverser. De quelle(s) nature(s) relèveraient bien
les mots spécialisés à la fonction LIG ou habilités à panacher les fonctions LIG,
TRANS et/ou ENCH ?
La filière grammaticale issue d’Aristote ayant porté le nombre de classes à
une dizaine, le choix est vaste. Admettons pour le réduire un peu que l’article
soit un adjectif (c’était au XVIIIe siècle l’avis de Beauzée, et plus près de nous,
dans l’optique du distributionalisme américain, la position de Bloomfield) et que
Dans la jungle de la phrase française
11
l’interjection n’ait pas voix au chapitre en sa qualité de phrase (l’appellation de « motphrase » fournit à cet égard un beau témoignage de casuistique grammairienne).
La pratique scolaire, fidèle à ses objectifs orthographiques, divise le reliquat en
quatre espèces variables (nom, adjectif, verbe, pronom) et trois espèces invariables
(adverbe, préposition, conjonction), sept variétés que les linguistes guillaumiens
ventilent selon l’axe de la « prédicativité » (en gros, la présence ou non dans
les mots d’une « matière lourde », d’une « notion », d’une « substance », mais
le critère, passablement flou, risquerait de recréer l’insaisissable dichotomie des
« mots pleins » et des « mots vides ») : d’une part, le nom, l’adjectif, le verbe
et l’adverbe ; d’autre part, le pronom, la préposition et la conjonction (cf. p. ex.
Moignet 1981). La permutation du pronom et de l’adverbe préserve quoi qu’il en
soit la litanie des classes. On n’a pas beaucoup avancé.
Notre récente Grammaire rénovée du français (2007a) préconise, elle, une
séparation radicale en (1) « vrais » et (2) « faux » mots.
(1) Le concept opératoire est l’extension, qui désigne l’ensemble des êtres du
monde auxquels réfère en puissance tel ou tel mot de la langue, sans intermédiaire
(p. ex. le mot homme ne s’applique virtuellement qu’à des hommes) ou par le
truchement d’un autre mot (p. ex. élégant s’applique virtuellement à des hommes,
à des comportements, etc. élégants ; marcher s’applique virtuellement à des
hommes, des commerces, etc. qui marchent – au propre ou au figuré). On obtient
trois classes de mots rigoureusement définies : 1° le nom, d’extension immédiate ;
2° l’adjectif et 3° le verbe, d’extension médiate (l’adjectif partageant de surcroît la
morphologie du nom et le verbe développant une morphologie spécifique).
(2) À mi-chemin du mot et de la phrase, le palier du syntagme, longtemps ignoré
et toujours sous-exploité, accueille les items du dictionnaire dont aucun linguiste
n’a réussi, sauf erreur, à donner en termes de classe une définition satisfaisante ;
nommément, (a) le pronom et (b) l’adverbe.
(a) Le pronom (en abrégé PRO) est un syntagme nominal synthétique : PRO
personnels je = « l’être du monde parlant lui-même de lui-même », tu = « l’être
du monde à qui il est parlé de lui-même », il/elle = « l’être du monde – masculin
ou féminin – de qui il est parlé », etc. ; PRO indéfinis qui = « un être du monde
doté des traits animé par défaut ± sujet », que = « un être du monde doté des traits
inanimé par défaut – sujet », on = « un être du monde doté des traits animé +
sujet », personne = « un être du monde doté des traits animé ± négatif ± sujet »,
rien = « un être du monde doté des traits inanimé ± négatif ± sujet », etc.
(b) L’adverbe (en abrégé ADV) est un syntagme nominal prépositionnel
synthétique : ici = « à l’endroit où je situe mon moi », là = « à l’endroit dont
j’exclus mon moi », etc. (indéfinition du lieu), lentement = « sur un rythme lent »,
intensément = « de façon intense », comment = « de quelle façon ? », ainsi = « de
12
Marc Wilmet
la façon citée », etc. (indéfinition de la manière), alors, aujourd’hui, dorénavant…
= « à un certain moment » (indéfinition du temps), assez, beaucoup, combien,
peu… (indéfinition de la quantité), primo, secundo, tertio, tard, tôt… (indéfinition
du rang), assurément, peut-être, probablement… (indéfinition de la modalité) 12,
etc.
Le §102 de la Grammaire rénovée du français (2007a) cédait à la tentation
d’assimiler les prépositions et les conjonctions à des ADV. Passe pour vers =
« dans la direction de », dans = « à l’intérieur de », quand = « au moment où »,
etc., à la rigueur pour et = « en additionnant x à y » ou ni = « en soustrayant x et
y », mais que ou si résistent à toute paraphrase (sauf en français familier : Marie a
écrit à Pierre qu’elle viendrait ou …comme quoi elle viendrait) 13.
Nous postulons aujourd’hui une classe de mots regroupant la préposition et
les conjonctions : le connecteur, défini sur la base d’une extension ni immédiate
(comme le nom) ni médiate (comme l’adjectif et le verbe) mais bimédiate, en
attente de deux accrochages, par l’avant et par l’arrière. Les paires d’exemples
11/12 et 13/14 montreront que la distinction de l’ADV et du connecteur s’annonce
rentable.
11. Pierre a-t-il dit quand il viendrait ?
12. Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
« Ronsard me célébrait, du temps que j’étais belle ! » (Ronsard).
13. Tu as vu comme Marie est coiffée !
14. Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs (La Fontaine).
Les deux quand de (11), (12) et les deux comme de (13), (14) sont des opérateurs
ENCH (+ LIG + TRANS), mais ceux de (11), (13) occupent contrairement à ceux
12������������������������������������
Les syntagmes nominaux synthétiques y et en, que les grammaires taxent à l’envi de
« pronoms adverbiaux » ou d’« adverbes pronominaux », balancent entre les PRO et les
ADV : Des livres, Pierre en dévore (PRO) vs Des livres, Pierre en est revenu (ADV),
etc.
13����������������������������������������������������������������������������
Déficit de cohérence aussi du moment que le syntagme nominal prépositionnel
synthétique ADV se réclame d’une préposition circulairement présumée ADV.
Dans la jungle de la phrase française
13
de (12), (14) une fonction à l’intérieur de la sous-phrase (« Pierre viendra à un
certain moment », « Marie est coiffée ou décoiffée d’une certaine manière ») 14
et, ajouterons-nous – pour couper court à la glose toujours possible de quand
par « au moment où » ou de comme par « juste au moment où », au maintien
de quand dans l’interrogation : « vous serez un jour bien vieille, mais quand ? »
(comme forcé de céder la place à comment : Marie est coiffée comment ?) et à
la proximité sémantique de quand et du temps que au dernier vers de l’exemple
12 (éventuellement analysable en du temps + sous-phrase pronominale) –, une
fonction différente de celle que remplit la sous-phrase : complément du verbe dans
11 et 13, complément circonstanciel dans 12 et 14.
Le hic est que tous les connecteurs ne participent pas nécessairement à la
fonction LIG. C’est l’objet du prochain développement.
3. Les « entremetteurs »
Les exemples (15), (16), (17), (18) illustrent l’apparition à l’initiale de phrase de
divers connecteurs en principe coordonnants.
15. Et qui sait si le Coche eût monté sans la Mouche ? (Rostand).
16. Mais où sont les neiges d’antan ? (Villon).
17. Fantomas (car c’était lui)… (Souvestre & Allain).
18. Donc tu avoues ? (Roussin).
Déchus de la fonction LIG, à quoi servent ces et, mais, car, donc…15 ? On n’entrevoit
que deux issues. Ou admettre – mais il s’agit presque d’une dérobade – un segment
14���������������������������������������������������������������������������������������
Comp. Beauzée (1767 : I, 563-564) : « [Les conjonctions] sont à la vérité des éléments
de l’Oraison, puisqu’elles sont des parties nécessaires & indispensables dans nos
discours ; mais elles ne sont pas des éléments des propositions, elles servent seulement
à les lier les unes aux autres. » Le raisonnement vaut pour le que connecteur homonyme
du PRO : On sait que Pierre aime Marie (que = LIG + TRANS + ENCH) vs Marie est
la femme que Pierre aime (que = LIG [l’antécédent animé la femme neutralisant le trait
inanimé par défaut] + TRANS + ENCH + complément du verbe aime).
15���������������������������������������������������������������������������������������
Les « conjonctions de subordination » ne manquent pas non plus à l’initiale de phrase,
mais, dépossédées des fonctions ENCH et LIG, elles conservent la fonction TRANS
de nominalisation (ou de déverbalisation). Exemples avec que : Qu’il s’en aille !
(le que dit parfois « béquille » du subjonctif, que la pratique scolaire introduit dans
les paradigmes de conjugaison : que je marche, que tu marches, qu’il marche…) =
14
Marc Wilmet
d’avant implicite (« dans l’esprit »). Ou leur supposer une fonction syntaxique. Le
moment est ainsi venu de réfléchir à l’entier du système fonctionnel.
Si l’extension du chapitre précédent concernait les « mots du dictionnaire »,
virtuellement habilités à des applications immédiates, médiates ou bimédiates,
la notion guillaumienne revisitée de l’incidence décrit les rapports réels qui
s’établissent entre les mots (cf. Wilmet 2006, 2007c). Ils sont de deux ordres : 1°
incidence externe quand un mot apport trouve un support extérieur, 2° incidence
interne dans le cas contraire. Repartons à présent de la liste des classes en montant
par degrés du niveau (1) des mots à celui (2) des syntagmes et (3) de la phrase.
(1) Les connecteurs assurent la fonction connective, qui consiste à mettre en relation
réciproque un segment d’avant et un segment d’arrière se servant mutuellement
d’apport et de support. Elle recouvre trois fonctions LIG, TRANS et ENCH
séparables ou cumulables.
(2) Aux trois classes du nom, de l’adjectif et du verbe correspondent autant de
syntagmes : (a) le syntagme nominal, centré sur un nom (ou un mot placé en
incidence interne : voir ci-dessous), (b) le syntagme adjectival et (c) le syntagme
verbal, respectivement centrés sur un adjectif et sur un verbe (pour rappel,
l’adjectif et le verbe d’extension médiate, tournés vers le dehors et à vocation
exportatrice, le nom, d’extension immédiate, donc tourné vers le dedans, ayant
vocation importatrice).
(a) Le syntagme nominal se constitue d’un noyau nominal et de déterminants mis
en incidence externe. Ces déterminants exercent la fonction déterminative. Ils se
subdivisent (i) en quantifiants (déclarant l’extensité du noyau i.e. la quantité d’êtres
du monde auxquels le noyau est appliqué), (ii) en qualifiants (déclarant l’extension
du noyau i.e. l’ensemble des êtres du monde auxquels le noyau est applicable),
(iii) en quantiqualifiants (déclarant conjointement l’extensité et l’extension du
« ouste ! » ou « dehors ! ». « Moi, héron, que je fasse si pauvre chère ! » (La Fontaine)
= ‘faire si pauvre chère !’. « Qu’un prêtre et un philosophe sont deux » (Hugo) = ‘où
l’on voit qu’un prêtre n’est pas un philosophe’ (intitulé de chapitre soustrait au présent
dit « de vérité générale »). « Pendant huit jours, matin et soir, et que je te prie, et que
je te prie » (Troyat) = ‘et de prier et de prier’. Exemple avec parce que : « Ah ! parce
que vous étiez là ? » (Sarrazin) = ‘une présence ô combien étonnante !’. Exemple avec
quand : « Quand cela serait ? » (Habay) = ‘et alors ?’. Exemple avec si : « – Mais,
monsieur, mettez la main à la conscience : est-ce que vous êtes malade ? – Comment,
coquine ! si je suis malade ! si je suis malade, impudente ! » (Molière) = ‘me supposer
en bonne santé, quelle insolence !’. Exemple comparable avec un « pronom relatif sans
antécédent » : Qui vivra verra = « le survivant ».
Dans la jungle de la phrase française
15
noyau) 16. Les quantifiants et les quantiqualifiants ont la propriété d’attribuer au
noyau une incidence interne, indépendamment de son origine catégorielle : une
automobile (adjectif), le manger et le boire (verbe), son je ne sais quoi (PRO), un
profond jadis (ADV), le qu’en dira-t-on ? (phrase), etc.
(b) Le syntagme adjectival se constitue d’un noyau adjectival et de compléments
de l’adjectif (p. ex. Pierre est fier de lui). Des compléments adverbiaux d’une
relation incluant un adjectif (p. ex. La femme de Pierre est la très jolie Marie :
complémentation par très de la qualification allant de jolie à Marie) s’étendent à
l’occasion d’un syntagme nominal à une phrase copulative (p. ex. Marie est très
jolie : complémentation par très de la prédication allant de Marie à jolie).
(c) Le syntagme verbal se constitue d’un noyau verbal et de compléments du
verbe traditionnellement dits « compléments d’objet direct » et « compléments
d’objet indirect ». Les compléments adverbiaux d’une relation incluant un verbe,
traditionnellement dits « compléments circonstanciels », montent à l’étage
supérieur de la phrase. Quelle que soit leur dénomination, ces compléments
exercent ensemble la fonction complétive.
(3) La phrase héberge (a) en totalité la fonction prédicative et (b) en grande
partie (le complément adverbial de p. ex. la très jolie Marie excepté) la fonction
complétive adverbiale.
(a) Rappelons pour mémoire les fonctions sujet et prédicat de la prédication
première et les fonctions apposé et apposition de la prédication seconde.
(b) Les manuels scolaires empilent les compléments « de lieu », « de temps »,
« de cause », « de manière », « de moyen », « de condition », « de conséquence »,
« d’opposition », « de comparaison », « de but », « d’accompagnement »,
« d’instrument », « de prix », « de poids », « de mesure », etc. (31 spécimens
chez Grevisse !). De la sémantique en prolifération anarchique à la syntaxe
restructurante, on ne garderait que cinq compléments de la prédication (en abrégé
CP), qui s’échelonnent de droite à gauche du schéma phrastique selon qu’ils
prennent avec le verbe des pans de plus en plus larges de la phrase.
16������������������������������������������������������������������������������������������
On aura reconnu en gros (i) les articles, les adjectifs numéraux cardinaux et la majorité
des adjectifs indéfinis de la tradition, (ii) les adjectifs qualificatifs, les adjectifs numéraux
ordinaux et les adjectifs indéfinis autre, même, quelconque de la tradition, mais aussi les
compléments déterminatifs, mal nommés « compléments », bien nommés en revanche
« déterminatifs », (iii) les adjectifs démonstratifs, les adjectifs possessifs et les indéfinis
résiduels certain, tel, quel… de la tradition, plus les compositions lequel, l’un et l’autre,
une sorte de, une espèce de ou ce fripon de …
16
Marc Wilmet
(i) Complément infraprédicationnel ou CP1. Exemple : Pierre vit à Paris.
Le complément à Paris est fixe et obligatoire. Sa suppression rend la phrase
agrammaticale : *Pierre vit, ou assigne au verbe un autre sens : Pierre vit = « P.
a échappé à la mort » ou « P. végète »… Il s’institue complément adverbial de la
relation allant de la copule sous-jacente est (à Paris) au verbe vit 17.
(ii) Complément intraprédicationnel ou CP2. Exemple : Pierre travaille à
Paris. Le complément à Paris épouse de l’intérieur la relation prédicative. On le
reconnaît à son aimantation de la négation : Pierre ne travaille pas à Paris = « P.
travaille peut-être, mais pas à Paris » (≠ « P. ne travaille pas »).
(iii) Complément extraprédicationnel ou CP3. Exemple : « Longtemps, je me
suis couché de bonne heure » (Proust). Le complément longtemps appréhende la
relation prédicative de l’extérieur, échappant à l’impact de la négation : Longtemps,
je ne me suis pas couché de bonne heure = « j’ai longtemps été un couche-tard
avant de me transformer en couche-tôt » (vs Je ne me suis pas longtemps couché
de bonne heure = « je suis vite devenu un couche-tard »).
(iv) Complément supraprédicationnel ou CP4. Exemple : À mon avis, Pierre
travaille. Le complément à mon avis déborde de la prédication sur l’énonciation.
Lui et ses pareils procurent toute sorte d’informations en réponse aux questions
qui énonce et à qui ? (p. ex. De toi à moi, Pierre est un nigaud = « entre nous »),
quand et où ? (p. ex. Maintenant, vous ferez comme il vous plaira = « cela dit ») et
comment ? (par apparentement avec l’assertion, l’interrogation ou l’injonction : à
coup sûr, n’est-ce pas ?, allons…). Ils incluent les « compléments ambiants » et les
« compléments de cadre » des phrases (1) (2), (3), (4) accrues d’une préposition :
Quant à la Normandie, il (y) pleut tous les jours. En ce qui regarde ma mère, son
vélo (il) est bleu, etc.
(v) Complément transprédicationnel ou CP5. Exemple : D’abord, Pierre ne
vit plus à Paris. Le complément d’abord (= p. ex. « je tiens d’autres arguments à
votre disposition ») sort de la prédication et de l’énonciation pour déboucher sur
la phrase et tisser une trame textuelle. Se rangent ici les paradigmatisants avant
toute chose, ensuite, primo, secundo, tertio… ; par contre, en revanche… ; aussi,
également, même, en outre… ; excepté, seulement, uniquement…, et, parmi eux,
les connecteurs non LIG qui invitent à construire ou à reconstruire les rapports
17�������������������������������������������������������������������������������
Encore faut-il, évidemment, adhérer au postulat de la copule sous-jacente. Les
linguistes qui s’y refusent (ou n’y ont pas pensé) en sont réduits à choisir entre la peste
d’un complément « circonstanciel » immobile et le choléra d’un complément « d’objet
indirect ».
Dans la jungle de la phrase française
17
logiques appropriés 18. Aux phrases (15), (16), (17), (18), joindre les exemples
(19), (20), (21) :
19.
– Occupe-toi un peu.
– Mais je lis (Simenon) [mais de protestation].
20. Yalloud lui braille d’aller se faire niquer. Car Yalloud était là (Forlani) [= « pour
tenir de tels propos, encore fallait-il que Yalloud fût là »].
21. Ainsi dit le Renard, et flatteurs d’applaudir (La Fontaine) [infinitif dit « de
narration », soulignant la soudaineté convenue de la flagornerie].
Peut-être (21) ouvre-t-il cependant une dangereuse boîte de Pandore. Quel motif
aurions-nous de l’accepter au titre de CP5 sous prétexte de virgule avant et tout en
écartant le syllogisme (22) ?
22. Tous les hommes sont mortels,
Or Socrate est un homme,
Donc Socrate est mortel.
La problématique redevient celle des démarcations de la phrase unique et de la
phrase multiple. Comparez (23), (24), (25).
23. Si vous votez Tartempion, je ne vous parle plus.
24. Votez Tartempion et je ne vous parle plus.
25. Que vous votiez Tartempion, je ne vous parle plus.
La phrase (23) est une P unique complexe à sous-phrase si vous votez Tartempion
CP4 (la vérité de je ne vous parle plus en dépendant). De son côté, (24) est une Π
multiple coordonnant P1 votez Tartempion et P2 je ne vous parle plus. Mais (25) ?
Une P unique complexe à l’instar de (23) ? Ou une Π multiple à connecteur zéro
restituable : Que vous votiez Tartempion et je ne vous parle plus, modification
interdite à (23) : *Si vous votez Tartempion et je ne vous parle plus ?
Faisons-nous une raison. Le jour n’est pas venu – et viendra-t-il jamais ? – où
la jungle de la phrase se muera sous les coups de sécateur des linguistes en un clair
jardin à la française.
18������������������������������������������������
La « subordination inverse » met ou mettrait en œuvre
��������������������������������������
une sous-phrase CP5 (cf. Wilmet
à paraître). P. ex. « Le cardinal n’avait pas gagné la porte, que ses larmes, violemment
retenues, débordèrent » (Chateaubriand) ouvre une prédication négative dans l’attente
d’aliment concret ; le cent fois de « Vous m’interrogeriez cent fois que je vous ferais
toujours la même réponse » (Beaumarchais) éveille l’écho toujours, etc.
18
Marc Wilmet
Bibliographie
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Wilmet, M. à paraître : À peine avions-nous poussé un cri de surprise, qu’il en arriva
une seconde : Considérations sur la subordination inverse. Actes du colloque sur la
parataxe. Neuchâtel.
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
Structure narrative et connecteurs temporels en français
langue seconde
1. Objectifs
L’ancrage temporel, aspect essentiel de la communication verbale, contribue dans
une large mesure à la mise en place d’une cohérence discursive. D’autres facteurs,
tels que l’expression de relations logiques, les phénomènes référentiels, la manière
dont les phrases s’agencent au sein du discours, y participent également. Il n’est
donc pas étonnant que l’étude de la cohérence, de même que ses différentes
manifestations textuelles, se trouve au centre d’un grand nombre d’études
linguistiques.
Dans le domaine de l’apprentissage de langues secondes ou étrangères,
plusieurs études décrivent l’impact de la maîtrise de traits inhérents à la cohérence
textuelle sur la qualité des productions langagières d’apprenants : par exemple
l’emploi de structures relatives (Kirchmeyer 2002) ou de connecteurs logiques
(Benazzo 2004) ou l’ensemble des marques cohésives. Plus rares semblent être les
travaux qui relient complexité phrastique et emploi de connecteurs.
Notre contribution vise à explorer l’organisation discursive de textes narratifs,
écrits en français par des apprenants néerlandophones, au travers d’une analyse de
la connexion et de l’intégration phrastique d’une part et de l’emploi de connecteurs
(en particulier, les marqueurs temporels) d’autre part. Afin d’interpréter
correctement les données, nous analyserons un corpus de narrations analogues
rédigées par des natifs francophones et néerlandophones.
������������������������������������������������������������������������
Auteurs cités par ordre alphabétique (Université catholique de Louvain, UGent).
�����������
L.
Degand est chercheur qualifié au FRS-FNRS. Cette recherche a été partiellement
soutenue par un financement « Action de Recherches concertées » de la Communauté
française de Belgique (Convention n° 03/08-301).
������������������������������������������������������������������������������
Par connecteur, nous entendons toute marque cohésive explicitant une relation
sémantique entre deux propositions, à savoir les conjonctions de coordination, de
subordination et les adverbes conjonctifs.
20
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
2. Problématique
Notre étude s’articule autour d’un double constat. D’une part, selon Cosme
(2007), le français serait une langue hypotaxique, là où le néerlandais aurait une
structure plus parataxique. Dans la conception de Cosme, la parataxe désigne un
assemblage de prédications sans lien hiérarchique (coordination/juxtaposition)
alors que l’hypotaxe couvre les cas où les prédications sont hiérarchisées les unes
par rapport aux autres. Il s’ensuit que le néerlandais devrait faire un usage plus
massif de phrases coordonnées et juxtaposées, alors que le français devrait montrer
une préférence pour les phrases enchâssées et les constructions subordonnantes.
D’autre part, Bartning & Kirchmeyer (2003 : 17) démontrent que « la structuration
du récit est plus linéaire et analytique chez les apprenants que chez les natifs,
qui synthétisent plusieurs événements dans un seul énoncé en hiérarchisant et
nuançant l’information ». Cette double observation nous conduit à formuler deux
hypothèses générales :
-H1 : La structure discursive des narrations en français langue première (FRL1)
devrait être plus hypotaxique que celle des narrations en néerlandais langue
première (NLL1)
-H2 : La structure discursive des narrations en FR L2 devrait être moins
hypotaxique que celle en FR L1.
Outre ce caractère linéaire et analytique, le discours des apprenants se distinguerait
de celui des natifs par un suremploi de connecteurs (cf. Crewe 1990, Hinkel 2002,
Hu et al. 1982, Perrez & Degand 2005) mais aussi par une moindre variation
lexicale des marqueurs cohésifs (Connor 1984), ce qui nous conduit à formuler
deux nouvelles hypothèses à tester sur nos données :
-H3 : Les narrations en FRL2 présentent plus de connecteurs que celles en
FRL1 ;
- ���������������������������������������������������������������������������
H4 : le FRL2 présente moins de diversité lexicale dans l’emploi des connecteurs.
Une
���������������������������������������������������������������������
autre conception consiste à définir la parataxe comme référant à l’absence de
n’importe quel rapport syntaxique (y compris la coordination) ; l’hypotaxe, quant à
elle, marque alors la présence d’un tel rapport (entre autres Lehmann 1988).
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 21
3. Données
Afin de réaliser notre étude et de confirmer ou infirmer les hypothèses citées,
nous avons réuni trois corpus comparables de textes narratifs élicités sur base de
la séquence « Alone and Hungry » (C. Chaplin, Modern Times). Pour le FRL2,
notre étude exploite 33 narrations produites en français par des apprenants
néerlandophones inscrits en première année en Langues et Littératures romanes
à l’Université de Gand. Ces étudiants sont supposés avoir atteint le niveau B1
et pour certaines compétences le niveau B2. Les données du FRL1 et du NLL1
ont été respectivement récoltées auprès de 34 étudiants en Langues et Littératures
romanes à l’Université Libre de Bruxelles et de 21 étudiants en Philosophie et
Lettres à l’Université de Gand.
Ces corpus ont tous été dépouillés de la même façon : pour mesurer la complexité
syntaxique, nous avons fait appel à l’unité de mesure T-unit (4.1.) qui nous a permis
d’analyser le rapport entre complexité syntaxique et longueur d’une part (4.2.) et
intégration d’autre part (4.3.). Pour ce qui est de l’emploi des connecteurs nous
avons, dans un premier temps, comparé les corpus français (5.1.) pour approfondir
dans un deuxième temps le fonctionnement des connecteurs temporels (5.2.).
4. Complexité syntaxique
4.1. Connexion et intégration de phrases : la T-unit
Afin de mesurer la complexité syntaxique de nos textes, nous faisons appel à la
notion de « T-unit » (ou minimal terminable unit). Hunt (1965) introduit la notion
de T-unit pour évaluer la complexité des écrits d’enfants en âge primaire. Il montre
ainsi que la longueur des T-units s’accroît en fonction de l’âge des enfants. ���
Il
définit la T-unit comme « exactly one main clause plus whatever subordinate
clauses happen to be attached to or embedded within it » (1970 : 196). �������
Depuis
lors, la T-unit a été utilisée dans un grand nombre d’études en langue seconde et
étrangère (voir entre autres, Cosme 2007, Bardovi-Harlig 1992, Larsen-Freeman
& Strom 1974, Brown & Bailey 1984). L’avantage principal de la T-unit est qu’elle
permet de déterminer plus objectivement la complexité discursive en uniformisant
la mesure de la longueur et de la complexité syntaxique. Ainsi, la T-unit divise
les phrases indépendantes coordonnées (cf. ex. 5 : 2 T-units versus 1 phrase avec 2
������������������������������������������������������������������������������
Cet avantage constitue également son principal désavantage puisque des unités
phrastiques, projetées en tant que tel par le scripteur, sont décomposées en unités plus
petites (Bardovi-Harlig 1992).
22
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
propositions coordonnées dans l’analyse traditionnelle), mais regroupe la principale
et ses subordonnées (cf. ex. 2 : 1 T-unit versus 1 phrase avec 2 propositions). Nous
dirons donc avec Cosme (2007 : 201-204) que la T-unit rend mieux compte de
la maturité syntaxique du locuteur que la phrase mais que, pour avoir une idée
plus nette du degré de complexité syntaxique, il faut également analyser le degré
d’intégration au sein des T-units, c’est-à-dire le nombre de propositions par T-unit,
que nous signalerons entre parenthèses après l’exemple.
Dans notre étude seront considérés comme représentant une T-unit les exemples
suivants :
1.
[A ce moment là, le fourgon fait un accident.] (1:1)
2.
[Mais derrière eux, on voit que le policier les a retrouvé…] (2:1)
L’exemple (1) représente une phrase indépendante sans proposition enchâssée.
Dans le deuxième cas, nous avons une principale et une subordonnée. À cela
s’ajoutent les mots-phrases, les séquences ponctuées comme des phrases et les
impératifs :
3.
« Merveilleux ma chatte ! » (FR L2 ; 1:1)
Quant au discours direct, il est considéré comme intégré à la T-unit construit autour
du verbe de dire.
4.
[“Zou jij ook niet met mij in zo’n huis willen wonen?” vraagt Charlie aan het
meisje.] (NL
�������������
L1 ; 1:1)
Tu ne voudrais pas habiter avec moi dans une maison pareille? demande Charlie à
la fille.
Les énoncés suivants comportent deux T-units :
5.
[La témoin occulaire dément] [et la jeune fille est alors rattrappée par la police.]
(FRL1 ; 1:1, 1:1)
6.
[Charlot ordonne à la fille, encore un peu sonnée de s’enfuir,] [il assome l’agent
entrain de reprendre connaissance avant de la rejoindre.] (FRL2 ; 2:1, 3:1)
En (5) figurent deux T-units simples (cf. 1 :1) ; en (6) les T-units sont plus
complexes : la première se caractérise par la présence d’une principale et d’une
�������������������������������������������������������������������������������
Les propositions coordonnées sont traitées comme des T-units indépendants. En
revanche, si la coordination se réalise dans le cadre de propositions subordonnées, elle
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 23
complétive infinitivale, la deuxième est constituée d’une principale et de deux
subordonnées infinitivales.
4.2. Complexité syntaxique et longueur des T-units
Le point de départ de notre analyse est une sélection aléatoire de 50 phrases dans
les trois corpus à notre disposition. Le comptage des T-units mène à l’observation
suivante : en FRL1, on compte 83 T-units pour 50 phrases ; en FRL2, on compte
73 T-units pour 50 phrases et en NLL1, on compte 79 T-units pour 50 phrases.
Ces différences ne sont pas significatives (FR1/FR2 : t(98) = 1.352, p =.180 (NS) ;
FR1/NL1 : t(98) = 0.588, p = 0.558 (NS)). En d’autres mots, aucun des groupes ne
semble se différencier des autres quant à l’organisation de la phrase en termes de
coordination ou de juxtaposition.
Partant du postulat que la longueur d’une unité est une mesure de sa complexité
(cf. supra), nous présentons ci-dessous un tableau reprenant la longueur moyenne
des T-units en français langue première et langue seconde, et en néerlandais langue
première.
FRL1
FRL2
NL1
longueur moyenne de la
T-unit (# mots)
10,17
9.37
9.97
longueur médiane
10
8
8
Tableau 1
Ces différences ne sont pas non plus significatives (FR1/FR2 : t(154) = .967, p=.335
(NS) ; FR1/NL1 : t(160) = .208, p=.836 (NS)). Pour ce qui est des T-units, les
trois variétés de langue en présence ne diffèrent donc pas en termes de complexité
syntaxique. Sans doute, le niveau atteint par les apprenants est-il déjà suffisant
pour ne plus être marqué par des différences au niveau de la syntaxe locale. Ceci
ne nous permet par contre pas encore de trancher la question de l’organisation
hypotaxique soulevée par les hypothèses 1 et 2 mentionnées.
n’entraînera pas la scission en plusieurs T-units : on voit que le policier les a retrouvés
et qu’il les emmène dans sa fourgonnette.
24
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
4.3. Complexité syntaxique et degré d’intégration des T-units
Rappelons que, selon Cosme (2007), le français et le néerlandais se situeraient
des deux côtés opposés sur un continuum allant de la parataxe à l’hypotaxe, d’où
notre hypothèse de départ : la structure discursive de FR L1 est plus hypotaxique
que celle de NL L1.
Organisation horizontale
Parataxe
(juxtaposition, coordination)
NÉERLANDAIS
Organisation verticale
Hypotaxe
(subordination)
ANGLAIS
FRANCAIS
Fig. 1 : Position du néerlandais et du français sur le continuum parataxe-hypotaxe (d’après
Cosme 2007 : 126, fig. 3.2)
Afin de vérifier cette thèse, nous avons regroupé les T-units en deux catégories :
simple et complexe. La catégorie « simple » regroupe toutes les occurrences de
T-units de type 1 :1 ; la catégorie « complexe » reprend les T-units plus intégrées
de type 2 :1, 3 :1, 4 :1, 5 :1. La différence FR L1 / NL L1 pour cette opposition
simple/complexe n’est pas significative dans notre corpus : X² = 0.794; df(1); p >
.05 (NS), voir Figure 2 :
Fig.2 : Distribution des T-units simples et complexes en français et néerlandais langue
première
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 25
D’après nos données, le français et le néerlandais ne diffèrent pas en termes de
complexité syntaxique ou du moins pas en termes de degré d’intégration. Les
tableaux ci-dessous montrent que même au sein des T-units plus intégrées, il est
difficile de dégager un écart entre les trois corpus : seul le FR L1 semble plus
facilement recourir à des T-units construites sur le modèle 3 :1.
total 1:1
total 2:1
total 3:1
total 4:1
total 5:1
FR L1
�����
49
59,03%
22
26,51%
11
13,25%
1
0,01%
52
18
4
3
2
NL L1
65,82%
22,78%
5,06%
3,80%
2,53%
50
20
7
FR L2
64,94%
25,97%
9,09%
Tableau 2 : Distribution des T-units dans les trois sous-corpus
7. En courant elle se heurte contre Charlie qui marche paisiblement sur le trottoir. (FR L1;
3:1)
À première vue, il est étonnant que nos analyses ne révèlent pas les mêmes
tendances que celles de Cosme, d’autant plus que les calculs ont été effectués de la
manière la plus similaire possible, en adoptant les mêmes critères. Pourtant, il y a
un certain nombre de facteurs qui peuvent être avancés pour expliquer les écarts.
Le premier concerne le type de texte. Cosme a travaillé avec des textes
argumentatifs, dont l’organisation discursive se distingue peut-être de celle du
texte non-argumentatif. Ainsi, Le Draoulec & Pery-Woodley (2001) montrent
que l’organisation temporelle diffère dans les textes narratifs et non narratifs.
De même, les principes d’organisation sous-jacents aux deux types de textes
seraient différents (Berman & Nir-Sagiv 2007). Enfin, Crowhurst (1980) a montré
que d’une part la complexité syntaxique, mesurée en longueur de T-units, est
systématiquement plus grande dans les textes argumentatifs que dans les textes
narratifs d’écoliers (et ce quelle que soit leur année d’étude), et que d’autre part la
longueur des T-units n’augmente plus dans les narrations après la 10ème année. Si
l’on ajoute à cela que certaines constructions linguistiques sont liées à des types de
textes (Biber & Finegan 1986), les divergences entre la présente étude et celle de
Cosme (2007) pourraient s’expliquer par l’emploi de types de textes différents.
Le second facteur explicatif concerne le type de tâche. L’instruction donnée
aux participants était de « décrire la scène comme si vous étiez témoin ». Les
participants ont pu prendre des notes pendant qu’ils visionnaient la séquence et
ont ensuite disposé d’une heure pour faire leur récit. Il se pourrait que ce type
26
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
d’instruction mène à une écriture immédiate, descriptive, moins planifiée, qui
se rapprocherait plus du « script » que du véritable « récit ». Alors que le script
retient seulement l’information essentielle et qu’il accorde une priorité à l’ordre
chronologique des événements (Hudson & Shapiro 1991 : 94), le récit est plutôt
considéré comme « a coherent account of unified, culturally appropriate actions
in which the teller controls linguistic devices to convey character, setting, rising
action, conflict and resolution » (Donato et al. 2000 : 390). Le récit et encore plus
l’argumentation se distinguent du script par une planification plus diversifiée où
l’avant-plan est clairement différencié de l’arrière-plan. Or, plus l’écriture est
planifiée, plus sa structure est complexe (Alamargot & Chanquoy 2001 : 33). Cette
planification plus élaborée est par ailleurs étroitement liée au niveau d’expertise
des scripteurs (Bereiter & Scardamalia 1987, Torrance 1996). Il va sans dire que les
éditoriaux analysés par Cosme (2007) témoignent d’une expertise rédactionnelle
plus élevée que nos données, ce qui devrait conduire à une écriture plus complexe,
plus hiérarchisée et plus intégrée.
Puisque nos données pour le FR L1 et le NL L1 ne révèlent aucune différence
en complexité, nous éliminons la possibilité que le NL L1 influence le FR L2
dans ce domaine. En (5), nous nous concentrerons par conséquent seulement sur
l’emploi des connecteurs en FR L1 et en FR L2. Même si les apprenants semblent
avoir développé une bonne maîtrise syntaxique, il ne va pas de soi qu’ils aient
atteint la même compétence dans le domaine de la structuration narrative.
5. Emploi des connecteurs
5.1. FR L1 versus FR L2
Dans les études sur l’apprentissage de langues étrangères, l’on réfère régulièrement
à l’emploi abusif que les apprenants tendraient à faire des connecteurs (Degand &
Perrez 2004). Selon Ellis (1994) ce suremploi serait un phénomène interlangagier
qui s’explique par les difficultés de planification et de structuration qu’éprouve
l’apprenant lorsqu’il écrit en L2. Afin de vérifier cette hypothèse du suremploi,
nous avons comptabilisé tous les connecteurs causaux, contrastifs et temporels
rencontrés dans les écrits en français langue première et langue seconde et il ressort
de notre dépouillement que le FR L2 présente plus de connecteurs que le FR L1 :
les apprenants utilisent en moyenne un connecteur tous les 28,8 mots, alors que
les natifs y font appel tous les 41,5 mots (t(65)=-3,103 ; p < .05.) L’hypothèse 3
susmentionnée se trouve donc confirmée.
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 27
FR L1
FR L2
# connecteurs/mots
0,0241
0,0347
Tableau 3 : Occurrence moyenne de connecteurs en FR L1 et en FR L2
À l’instar de Ellis (1994), nous estimons que cette tendance au suremploi de connecteurs dans l’interlangue est à mettre en rapport avec le coût cognitif de l’écriture en
langue étrangère, de même qu’avec une moins bonne maîtrise par les apprenants de
moyens lexicaux et grammaticaux autres que les connecteurs pour rendre le texte
cohésif. Une explication alternative est proposée par Schleppegrell (1996) : selon
elle, les apprenants ne recourraient pas au registre adéquat dans leur écriture, ils
adopteraient un style trop oral empreint de marques oralisantes, telles que les marqueurs discursifs. Cette explication est sans doute valable pour le type de textes sur
lequel Schleppegrell travaille, c’est-à-dire le discours académique. Il nous semble
néanmoins qu’elle est moins pertinente pour nos données qui, à la suite de l’instruction donnée (cf. supra), sont caractérisées par une planification moindre.
En outre, il se pourrait que la L1 exerce une influence sur la mise en place
et l’exploitation du paradigme des connecteurs en L2. Dans cette optique, le
suremploi ne serait pas un phénomène universel en L2, mais dépendrait de la L1
de l’apprenant (Granger & Tyson 1996). Afin de vérifier cette hypothèse, nous
réintégrerons, dans ce qui suit, les données du NL L1 à nos calculs. Nous nous
limiterons toutefois au domaine des connecteurs temporels, qui sont les plus
fréquents dans nos données.
5.2. Influence du NL L1 : les connecteurs temporels
Des trois corpus, c’est celui du NL L1 qui se caractérise par l’emploi
proportionnellement le plus élevé de connecteurs temporels, suivi du FR L2 et FR
L1. L’analyse statistique (log-likelihood ratio) confirme que les locuteurs natifs
du néerlandais utilisent plus de marqueurs temporels dans leurs narrations que les
locuteurs natifs du français et que les apprenants (néerlandophones) du français.
Ces derniers emploient à leur tour plus de marqueurs temporels que les natifs
francophones.
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
28
FR L1
FR L2
NL L1
# connecteurs
temporels
272
325
194
# mots
17126
13909
6401
% temporels/
sous-corpus
1.59%
2.34%
3.03%
log-likelihood ratio
G²(1) = 22.19 ; p < 0.001
G²(1) = 8.02 ; p < 0.01
G²(1) = 44.91 ; p < 0.0001
Tableau 4 : Distribution des marqueurs temporels
Pour ce qui est de nos narrations, le néerlandais et le français se situent cette fois bel
et bien aux deux extrémités d’un continuum de connexion temporelle (Figure 3) :
Fig. 3 : Continuum de l’expression de la temporalité en néerlandais et en français
marquage + explicite
de relations temporelles
Néerlandais
marquage – explicite
de relations temporelles
Français
Fig. 3 : Continuum de l’expression de la temporalité en néerlandais et en français
Nos apprenants FR L2 occupent une position médiane sur ce continuum. Bien
qu’ils semblent se rendre compte des divergences en ce qui concerne l’expression
de rapports temporels entre leurs langues cible et source, ils ne sont pas encore
capables d’organiser leur narration sur le modèle de celui du natif.
Outre la morphologie verbale, le français dispose de tout un paradigme de
connecteurs pour établir des relations temporelles. Plusieurs études ont montré
qu’en contexte naturel, les apprenants débutants, pour exprimer l’ancrage temporel,
ne recourent pas à la morphologie verbale mais à des expressions lexicales (voir
Granget 2003 : 77 pour un aperçu). Or, le « suremploi » de connecteurs lors de la
« phase lexicale » n’implique pas nécessairement que l’apprenant s’approprie une
large gamme de connecteurs (Connor 1984 ; Granget 2003), d’où notre dernière
hypothèse dans le domaine des connecteurs de temps :
H4 : le FRL2 présente moins de diversité lexicale dans l’emploi des connecteurs.
���������������������������������������������������������������������������������������
Il serait intéressant de vérifier longitudinalement si le suremploi, relevé dans notre
corpus, est à interpréter comme un vestige d’un stade antérieur dans l’interlangue des
apprenants.
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 29
5.3. Les connecteurs et la variété lexicale en FR L1 et en FR L2
Le tableau 5 reprend les marqueurs temporels relevés dans nos corpus. Nous les
avons scindés en deux sous-groupes : les subordonnants et les non subordonnants.
À première vue, il n’existe pas de différence entre FR L1 et FR L2 pour ce qui est
de la variété d’emploi des marqueurs temporels.
FR
L1
FR
L2
Marqueurs temporels subordonnants
au moment où, avant que,
alors que, lorsque, pendant que, quand, tandis
que, au moment de, avant
de, après
au moment où, avant que,
alors que, après que, une
fois que, lorsque, pendant
que, quand, tandis que,
avant de, après
Tableau 5 : marqueurs temporels
Marqueurs temporels non subordonnants
à ce moment(-là), à présent, alors, après qqs temps/
moments, par/peu après, juste/tout de suite, après,
peu de temps après, au même moment, aussitôt,
dans la seconde, dans le même temps, de nouveau,
depuis longtemps/des lustres, dès lors/que possible,
désormais, en ce temps-là, d’abord, en même temps,
encore, encore 1/2 fois, cette fois (encore), dét fois,
enfin, ensuite, entretemps, finalement, maintenant,
pendant ce temps, (x) plus tard, puis, soudain, tout
d’un/à coup
à ce moment(-là), alors, après, après qqs temps/
moments, par/peu après, juste/tout de suite, après,
peu de temps après, au même moment, aussitôt, de
nouveau, depuis longtemps/des lustres, dès lors/que
possible, d’abord, en fin de compte, en même temps,
encore, encore 1/2 fois, cette fois (encore), dét fois,
enfin, ensuite, entretemps, finalement, maintenant,
pendant ce temps, (x) plus tard, puis, soudain, tout
d’un/à coup
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
30
La distribution des marqueurs subordonnants est représentée dans le graphique
ci-dessous :
après
avant de
au moment de
tandis que
quand
pendant que
FR L2
FR L1
lorsque
une fois que
après que
alors que
avant que
au moment où
0,0%
5,0%
10,0%
15,0%
20,0%
25,0%
30,0%
35,0%
Fig. 4 : les subordonnants temporels en FR L1 et en FR L2
Les subordonnants préférés des apprenants ainsi que des natifs sont quand et après
suivi d’un infinitif. Là où les deux corpus s’écartent plus, c’est dans l’emploi de
alors que – peu exploité en L2 – et de au moment de – non attesté en L2. Pour ce
dernier connecteur, il est intéressant de noter que les apprenants emploient plus
souvent la variante régissant un verbe fini : au moment où. La réticence à utiliser
des infinitifs ou plus généralement des structures à verbes non finis n’est pas
sans rappeler les stades acquisitionnels définis par Bartning et Kirchmeyer (2003 :
19) : les structures à verbes non finis témoigneraient d’un haut degré d’intégration
phrastique, lequel ne serait maîtrisé qu’en fin de parcours d’apprentissage.
Quant aux connecteurs non subordonnants, nous en avons relevé une trentaine
dans les deux corpus (voir tableau 5). Nos données infirment la thèse d’une
différence de variabilité lexicale entre L1 et L2. Il serait cependant intéressant
de vérifier si les connecteurs non subordonnants appartiennent tous à une seule et
même catégorie. Rappelons que selon Granget (2003 : 78) il y a lieu de distinguer,
����������������������������������
Voir aussi la faible fréquence de avant de.
Structure narrative et connecteurs temporels en français langue seconde 31
du moins au sein des adverbes temporels, entre les adverbes qui portent sur l’énoncé
(« adverbes de position ») et ceux qui portent sur le prédicat verbal (« adverbes
de fréquence, de durée ou de contraste »). Dans ce contexte, il est intéressant de
soulever que les deux groupes ne partagent pas les mêmes prédilections :
FR L1 : alors (25%), ensuite (10%), soudain (7%)
FR L2 : alors (16%), de nouveau (16%), puis (10%)
Le rapport temporel le plus fréquemment exploité dans les deux corpus est celui
de la successivité (alors, ensuite, de nouveau, puis), ce qui correspond à la nature
des récits, proches du script et organisés selon le principe de l’ordre naturel (Klein
1994). Seul le FR L1 semble accorder une certaine importance au « contraste »
avec soudain, ce qui nous amène à formuler une nouvelle hypothèse qui mériterait
d’être vérifiée : les apprenants organisent leur discours plus sur l’axe chronologique
du temps de l’événement, ou temps topical, que du temps de la situation (Klein
1994).
6. Conclusion
Notre étude a permis de montrer que le nombre et la longueur des T-units ne sont
pas des traits pertinents pour différencier nos trois corpus FR L1, FR L2 et NL L1
et qu’il n’existe pas d’écart significatif dans les corpus quant au degré d’intégration
phrastique. De plus, le type de texte (narration versus argumentation par exemple)
est un paramètre important pour déterminer le type d’organisation discursive, de
même que le type d’instruction qui débouche sur une certaine mise en forme :
nous avons montré que, dans notre cas, les narrations prennent plus l’allure d’un
script que d’un récit.
A cela s’ajoute que les apprenants recourent plus aux connecteurs que les
natifs français. Ce suremploi pourrait s’expliquer de deux façons : par le coût
cognitif nécessité par la tâche ou par le transfert du NL L1 où les connecteurs
sont également très fréquents. Seule l’analyse d’un corpus NL L2 permettrait de
vérifier laquelle de ces deux explications est la plus plausible. Et finalement, nous
avons noté qu’il n’existe aucune différence importante au niveau de la richesse
lexicale du paradigme des connecteurs temporels entre le FR L1 et le FR L2.
�������������������������������������������������������������������������������������
Si la seconde explication est correcte, le corpus NL L2 devra attester un nombre de
connecteurs plus élevé qu’en NL L1.
32
Liesbeth Degand et Pascale Hadermann
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Pascale Hadermann
Michel Pierrard
Dan Van Raemdonck
Valerie Wielemans
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
L’emploi de aussi, autant, si et tant en contexte négatif
1. Introduction : objectifs et méthodologie
Pour exprimer l’égalité dans des structures comparatives, le français dispose entre
autres des adverbes de degré aussi et autant. À en croire certains grammairiens, si
et tant se substitueraient à aussi et autant dans des contextes négatifs et interrogatifs
(voir entre autres Le B.U. 2007 : §985b). La question qui se pose est de savoir si
cette substitution est automatique ou s’il existe une certaine variation dans les
emplois de aussi/si et de autant/tant en contexte négatif ou interrogatif.
Jonas (1973 : 330-332) avance des éléments de réponse pour l’alternance
aussi/si dans des comparatives niées à deux termes. Selon lui, si s’y substitue à
aussi lorsque l’adverbe est incident « au deuxième élément d’une locution verbale
(faire beau, avoir peur, …), […] à l’adjectif qualificatif élément d’une locution
impersonnelle du type il est adjectif formulant une appréciation (il est facile, …),
[…] à l’adjectif qualificatif attribut du sujet, […] à l’adverbe portant sur le verbe
du premier terme ». Dans leur étude du couple aussi/si, Hadermann e.a. (à paraître)
prennent également en considération les structures sans comparant exprimé ainsi
que toutes celles qui déclenchent une interprétation intensifiante. Ils montrent que
la substitution de si à aussi dépend essentiellement du type de négateur (ne pas
versus ne jamais), de la présence ou non d’un comparant et du sens équatif ou
intensif qu’assumerait l’adverbe. C’est également le rapport intensité/comparaison
qui est pris en compte par Combettes & Kuyumcuyan (2007) dans leur étude
diachronique de si et de aussi. Ils en arrivent à la conclusion suivante :
������������������������������������������������
Auteurs classés par ordre alphabétique. Pascale
�������� Hadermann,
����������� Universiteit
���������������������������
Gent ; Michel
Pierrard, Vrije Universiteit Brussel ; Dan Van Raemdonck, Vrije Universiteit Brussel et
Université Libre de Bruxelles. ���������������������������������������������������������
Cette contribution s’inscrit dans un projet de recherche
financé par le FWO – Flandres (projet G.0348.05).
Valerie Wielemans, chercheuse, est engagée sur ce projet.
36
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
« Si, globalement, il est donc possible de considérer que aussi prend le relais de si, ce
n’est cependant pas d’une façon uniforme. L’opposition des deux adverbes s’opère dans
le cadre d’une opposition plus large, celle des deux types de contextes [actualisants
ou non actualisants]. […] [Les propositions non actualisées] constituent alors le seul
contexte qui accepte l’emploi des deux formes, alors que l’élimination de si est déjà
réalisée dans les propositions actualisées ». (Combettes & Kuyumcuyan 2007 : 91)
L’objectif de la présente étude est de compléter les recherches précédentes et de
vérifier quelles sont les convergences et les divergences entre le fonctionnement
de aussi (que) / si (que) et de autant (que) / tant (que) dans des énoncés négatifs.
Dans un premier temps, nous décrirons les conditions d’emploi des quatre formes
dans des structures assertives à l’affirmatif et nous déterminerons ensuite ce que
révèle l’usage réel en contexte négatif. Nous analyserons plus spécifiquement les
emplois de autant et tant pour les confronter avec les tendances décrites pour
aussi/si par Hadermann e.a. (à paraître).
Pour réaliser notre analyse, nous avons réuni des occurrences littéraires et
journalistiques. Les tableaux ci-dessous détaillent leur répartition sur les différents
tours possibles :
Tableau 1 Frantext (1980-1997)3
Comparé nié
Avec comparant
Sans comparant
Total
marqueur
total
Aussi que
41
Si que
11
Aussi
76
Si
56
184
Il serait intéressant d’élargir cette analyse aux autres contextes non actualisants, tels que
l’interrogation, ce qui permettrait de vérifier, en français contemporain, les hypothèses
formulées par Combettes & Kuyumcuyan (2007) à partir de leur étude diachronique.
En outre, il serait utile de reprendre la problématique du morphème ne dans la partie
« comparant » des comparatives d’égalité niées : Laurence n’est pas si simple qu’elle
n’apparaissait (Vázquez Molina) (voir à ce sujet entre autres Muller 1983, Vázquez
Molina 2006).
������������������������������������������������������������������������������������
Nous avons d’abord réuni 300 occurrences par tour. Des 1200 exemples ainsi obtenus,
184 attestent l’emploi d’un des adverbes, aussi ou si, avec un négateur.
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
37
Tableau 2 Le Monde (1998 et 2005)4
Comparé nié
Avec comparant
Sans comparant
marqueur
total
Aussi que
56
Si que
18
Aussi
65
Si
102
241
Total
Tableau 3 Frantext (1980-1997)5
Avec comparant
Sans comparant
Total
marqueur
total
Autant que
15
Autant de que
7
Tant que
28
Tant de que
0
Autant
29
Autant de
19
Tant
37
Tant de
12
147
�����������������������������������������������������
Nous avons procédé à une interrogation analogue dans Le Monde. Des 1200 exemples,
241 illustrent l’emploi de aussi ou de si, avec un négateur.
����������������������������������������������������
Nous avons à nouveau récolté, dans Frantext et dans Le Monde, 300 exemples de autant
(de N), 300 exemples de tant (de N), 300 exemples de autant (de N) que et 300 exemples
de tant (de N) que, ce qui nous a permis de réunir respectivement 147 et 290 occurrences
en contexte négatif.
38
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
Tableau 4
Le Monde (2004 et 2006)5
Avec comparant
Sans comparant
marqueur
total
Autant que
50
Autant de que
16
Tant que
82
Tant de que
2
Autant
53
Autant de
38
Tant
42
Tant de
7
Total
290
Afin de déterminer si l’alternance entre aussi et si et entre autant et tant en contexte
négatif est motivée ou non, nous tiendrons compte de plusieurs paramètres,
susceptibles de favoriser l’emploi de l’un ou l’autre adverbe (cf. Jonas 1973) :
- paramètres syntaxiques : - paramètres sémantiques :
- paramètres discursifs : nature du négateur
nature du comparant
sémantisme du comparant
valeur du marqueur (équatif, intensif ou autre)
l’importance du co(n)texte
possibilité de restitution du comparant
Mais avant de procéder à une inventorisation de ces différents facteurs, nous
donnerons en (2) un bref aperçu des emplois possibles de aussi, si, autant et tant
dans des assertions affirmatives. Ensuite, nous résumerons en (3) les principales
tendances qui caractérisent les emplois de aussi et de si en contexte négatif, telles
qu’elles ont été mises en évidence par Hadermann e.a. (à paraître). En (4), nous
procéderons à une analyse détaillée de autant et tant en contexte négatif, ce qui
nous permettra d’insister dans la conclusion sur les évolutions qui touchent le
système des quatre adverbes et plus généralement aussi l’expression de l’égalité
en contexte négatif.
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
39
2. Emplois à l’affirmatif
Aussi (que) est un marqueur d’égalité 1) ; employé sans que, il en arrive parfois à
véhiculer une valeur intensive 2) et il entre alors en concurrence avec le morphème
si. 3) Dans les cas où si-intensif s’associe à que, nous voyons l’effet consécutif
prendre le dessus 4) :
1.
Marie est aussi intelligente que son frère.
2.
Avec une voiture aussi chère, tu vas impressionner.
3.J’ai si mal dormi cette nuit.
4.J’ai si mal dormi cette nuit que je me sens une véritable épave.
Autant (que) exprime l’égalité (5) et la fréquence (6). Autant que (avec un que
obligatoirement présent) en arrive à établir un rapport d’adjonction. Deux cas de
figure sont alors envisageables: X autant que Y (7) et autant X que Y (8). Sans que,
autant peut également véhiculer un effet intensif (9) ou marquer la corrélation
lorsque autant est répété (10).
5.
Marie travaille autant que son frère.
6.
C’est ça, meurs donc encore et encore, autant qu’il te plaira, - tu es si belle quand
tu meurs ! (S. Germain)
7.
Ebranlé par la nouvelle de Trafalgar autant qu’épuisé par la lente agonie de sa
mère, il finit par céder. (M. de Grèce)
8.
[Il] était pour moi autant un père qu’un maître. (A.H. Ba)
9.
En travaillant autant, tu vas impressionner ton père.
10.
Autant il est charmant avec elle, autant il est désagréable avec nous. (Le Petit
Robert)
En combinaison avec de, autant est un quantifiant composé qui marque l’égalité
(11) ou la fréquence (12) :
11.
Il a autant de livres que Pierre.
�����������������������������������������
Nous empruntons ce terme à Wilmet (2007).
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
40
12.
Ce dont je suis le plus reconnaissant à cet orgueilleux, et à ses alliés, c’est d’avoir,
autant de fois qu’ils l’ont pu, accommodé leur longue-vue sur les bantoustans des
Blancs … (LM)
Tant employé avec que introduit avant tout une relation de conséquence (13.a) mais
en présence d’un comparant grammaticalisé, il est un simple marqueur intensif
(13.b). Il assume également des emplois plus grammaticalisés où il signifie « aussi
longtemps que » (13.c). Il en arrive parfois à prendre une valeur adjonctive (14).
Sans que, c’est l’effet intensif qui l’emporte (15) et lorsque tant est répété nous
avons à nouveau à faire à une comparaison corrélative (16).
13. a. Nil avait tant fait son deuil qu’il n’imaginait pas que ces visites fussent le signe de
sa proche victoire. (Matzneff)
b. Elle porte des tresses ! Si tu les aimes tant que ça, [...] je t’apparaîtrai également
avec des tresses ! (Schreiber)
c. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. (Le Petit Robert)
14.
Le nombre de bottes que j’ai eues tant à la coupe de Strébole qu’au verger audessus de l’allée … (Simon)
15.Je t’aime tant.
16. Tant valait l’instituteur primaire, tant vaudrait l’enseignement. (Zola ; Le Petit
Robert)
Le quantifiant composé tant de traduit le haut degré de la quantité (17) et en
combinaison avec que, il établit un rapport consécutif entre les deux parties de
l’énoncé (18).
17.
Puisque, ailleurs, il y a tant d’élèves qui passent en section scientifique, j’en veux
autant dans l’Académie de Créteil. (LM)
18.
On avait traduit tant d’ouvrages que les lecteurs russes ou ukrainiens s’arrachaient
les éditions… (LM)
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
41
3. Emplois au négatif: aussi (que)/si (que) + ne pas/ne jamais
3.1. Tableaux de fréquence
Tableau 5 : Frantext
60,0%
50,0%
40,0%
30,0%
20,0%
10,0%
0,0%
aussi que
pas
jamais
25,9%
19,4%
si que
9,9%
2,9%
aussi
21,0%
57,3%
si
43,2%
20,4%
Tableau 6 : Le Monde
60,0%
50,0%
40,0%
30,0%
20,0%
10,0%
0,0%
aussi que
pas
jamais
32,4%
10,1%
si que
8,5%
6,1%
aussi
11,3%
49,5%
si
47,9%
34,3%
����������������������������������������������������������������������������������������
Les pourcentages renvoient à la fréquence proportionnelle de chaque tour par rapport au
nombre total d’occurrences relevées respectivement pour ne pas et pour ne jamais.
42
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
Des tableaux ci-dessus se dégagent les tendances suivantes :
- pour le négateur ne pas
en présence de que : préférence pour aussi
en l’absence de que : préférence pour si
- pour le négateur ne jamais
préférence pour aussi dans les 2 structures
3.2. Influence du négateur ne pas
Lorsque le comparant est exprimé, la négation de l’égalité est généralement marquée
à l’aide de aussi que (19). Pour ce qui est de l’effet de sens intensif qui, sous l’effet
de la négation équivaut à une modération de l’intensité, nos données révèlent une
certaine concurrence entre aussi que et si que. Notons que le comparant, dans ces
exemples, se limite souvent à une séquence avec la proforme neutre cela (20).
19.
Il n’est pas aussi actif que son frère. (LM)
20.
Tout ne va pas si mal que ça. (LM)
Pour ce qui est des énoncés sans comparant, nous observons un léger écart entre
les deux corpus. Le langage journalistique recourt majoritairement au marqueur
si pour la négation de l’égalité ainsi que pour la modération de l’intensité (21),
alors que dans le corpus littéraire aussi est un peu plus souvent attesté dans les
deux contextes (cf. 21% dans Le Monde versus 11,3% dans Frantext). Pour avoir
l’interprétation d’une égalité niée, il faut que le comparant non exprimé soit
restituable dans le co(n)texte (22).
21.
Son développement se justifie par sa contribution à la maîtrise de l’effet de serre. Ce
n’est déjà pas si mal! (LM)
22.
Elle devait s’attendre, un jour, à un truc de ce genre. Son père a déjà eu des ennuis,
il y a deux ans. Ce n’était pas aussi grave, mais quand même une très sale histoire.
(Carrère)
= ce n’était pas aussi grave que maintenant.
3.3. Influence du négateur ne jamais
En présence du comparant, Frantext privilégie aussi (cf. 19,4% versus 2,9% pour
si ; ex. 23), là où dans Le Monde l’écart entre aussi et si est moins prononcé (10,1%
versus 6,1% ; ex. 24).
23.Jamais les espérances n’ont été aussi grandes qu’au temps où je vivais.
(Ormesson)
43
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
24.
Il ne s’était donc jamais retrouvé en si bonne posture qu’en ce dimanche de
Pentecôte sur le central. (LM)
Aussi bien avec si que qu’avec aussi que, l’effet intensif est déclenché par la
présence du négateur ne jamais. Jamais, qui réfère à un moment quelconque,
en arrive à exclure, sous l’influence du négateur ne, tous les moments qui sont
différents du comparant, à savoir au temps où je vivais en (23) et en ce dimanche
de Pentecôte en (24). L’interprétation intensifiante est générée par ce rejet de toutes
les autres circonstances possibles.
Lorsque le comparant n’est pas exprimé, la forme la mieux attestée dans les
deux bases de données est aussi (25), même si les structures en si ne sont pas
exclues (26). En présence de ne jamais, c’est à nouveau la lecture intensive qui se
dégage pour les deux marqueurs.
25.Jamais elle n’avait été aussi malheureuse. Et pourtant, elle ne regrettait pas ce
déjeuner bizarre. (Romilly)
26.Jamais l’euro n’a paru si éloigné des préoccupations quotidiennes. (LM)
3.4. Synthèse des emplois de aussi (que) / si (que)
Tableau 7 : bilan aussi (que) / si (que)
valeur
équatif
intensif
affirmatif
ne pas
aussi que
aussi que
(si que)
aussi comp rest
aussi comp rest
(si comp rest)
ne jamais
(aussi que)
(aussi)
si
aussi
si
aussi
(si)
(aussi quecomp gr)
(si quecomp gr)
(aussi quecomp gr)
(si quecomp gr)
aussi que
si que
aussi équatif
si intensif
aussi équatif
aussi/si intensif
écart par rapport
au discours normatif:
peu de si équatifs
aussi intensif

valeur équative
secondaire
����������������������������������������������������������������������������������������
En gras: les formes les mieux attestées ; entre parenthèses: les emplois exceptionnels.
« Comp gr » désigne un comparant grammaticalisé de type que cela ; « comp rest »
renvoie à un comparant non exprimé mais restituable grâce au co(n)texte.
44
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
Le système qui se dégage pour l’expression de l’égalité et de l’intensité à l’aide
de aussi (que)/si (que) est plus complexe que les grammaires ne le laissent sousentendre : là où à l’affirmatif la langue tend à une distinction nette entre égalité
et intensité, marquées respectivement par aussi et par si, au négatif la situation
se complexifie. Contrairement à ce que les grammairiens prétendent, aussi reste
le marqueur par excellence pour la négation de l’égalité, et pour ce qui est de la
négation (ou plutôt la modération) de l’intensité, si est bel et bien concurrencé par
aussi.
La question se pose de savoir si nous assistons ici à une réorganisation du
système où la négation de l’égalité et la modération de l’intensité se partageraient
le marqueur aussi (que) qui aurait tendance à supplanter si (que).
Affirmatif
Négatif
Équatif
Aussi
Si
Intensif
Si
Si
L’équatif positif est
explicité à l’aide du
préfixe au- (provenant
de « autre » ?), ressenti
comme inutile dans le
cas de l’équatif négatif et
dans le cas de l’intensif9.
Affirmatif
Négatif
Équatif
Aussi
Aussi
Intensif
Si
Aussi/si
L’équatif positif et négatif
sont explicités à l’aide de
au- et l’intensif négatif tend
à s’aligner sur l’équatif
négatif.
Afin de vérifier cette hypothèse d’une possible réorganisation systémique affectant
l’expression de l’égalité et de l’intensité niées, nous analyserons dans ce qui suit
le fonctionnement de autant (de N) (que) que nous comparerons à celui de tant
(de N) (que).
4. Emplois au négatif: autant (que)/tant (que) + ne pas/ne jamais
4.1. Tableaux de fréquence10
���������������������������������������������������������
Morphologiquement et en tenant compte de son étymologie, aussi pourrait être analysé
comme comportant le morphème si qui indique l’orientation de l’échelle vers le haut
degré, précédé du préfixe au-, qui remonterait à autre et qui bornerait l’orientation en
situant le comparé au même niveau que « l’autre » (cf. Jonas 1971).
10����������������������������������������������������������������������������������������
Les pourcentages renvoient à la fréquence proportionnelle de chaque tour par rapport au
nombre total d’occurrences relevées respectivement pour ne pas et pour ne jamais.
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
Tableau 8 : Frantext
40,0%
35,0%
30,0%
25,0%
20,0%
15,0%
10,0%
5,0%
0,0%
pas
jamais
Autant que
11,4%
8,5%
Tant que
30,7%
1,7%
Autant de que
2,3%
8,5%
Tant de que
0,0%
0,0%
Autant
9,1%
35,6%
33,0%
13,6%
2,3%
28,8%
11,4%
3,4%
Tant
Autant de
Tant de
Tableau 9 : Le Monde
40,0%
35,0%
30,0%
25,0%
20,0%
15,0%
10,0%
5,0%
0,0%
pas
jamais
Autant que
13,1%
28,9%
Tant que
37,4%
2,6%
Autant de que
4,2%
9,2%
Tant de que
0,9%
0,0%
Autant
13,6%
31,6%
Tant
18,7%
2,6%
Autant de
9,8%
22,4%
Tant de
2,3%
2,6%
45
46
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
Des tableaux ci-dessus se dégagent les tendances suivantes :
- pour le négateur ne pas
préférence pour tant (que)
exception : le quantifiant composé
la forme autant de N (que) l’emporte, sauf dans le corpus Frantext où
tant de N est plus fréquent que autant de N
- pour le négateur ne jamais
préférence pour autant
4.2. Influence du négateur ne pas
4.2.1. Emplois avec comparant
En présence du négateur ne pas, autant que, qui signifie habituellement la négation
de l’égalité (27), accepte également l’expression de la modération de l’intensité
(28). Il faut ajouter que l’emploi de autant que permet d’éviter l’interprétation
consécutive que déclencherait tant que introduisant un comparant de nature
propositionnelle.
27.
Ces agriculteurs ne se consacrent pas autant que leurs confrères à leur exploitation
(LM)
28.
Malheureusement le public ne suivait pas autant que l’on aurait pu s’y attendre.
(LM)
Tant que exprime la négation de l’adjonctif (29-30) et, lorsqu’il est accompagné de
la proforme neutre cela/ça, la modération de l’intensité (31).
29.
... ce qui constitue une menace, pas tant pour les Etats-Unis que pour ses voisins
(LM)
30.
Ce qui compte, ce n’est pas tant la réalité que la perception que l’on peut en avoir
(LM)
31.Je n’écrivais que des critiques de rock, et encore, pas tant que ça. (LM)
Des quantifiants composés tant de N que et autant de N que, c’est la forme en
autant qui l’emporte pour exprimer la négation de l’égalité (32) ou la modération
de l’intensité (33). Pour tant de N que, nous n’avons relevé que deux attestations
dans le corpus journalistique, dont une relève du rapport consécutif (34).
32.
Elle ne mobilise pas autant de monde qu’un défilé de Jean-Paul Gaulthier sur les
Champs-Elysées (LM)
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
47
33.
La nouvelle ne me faisait pas autant de plaisir qu’elle aurait dû. (Ormesson)
34.
Le pays, ..., n’a pas tant d’avantages comparatifs qu’il faille en négliger un. (LM)
4.2.2. Emplois sans comparant
Avec un comparant restituable à l’aide du co(n)texte, autant signifie la négation de
l’égalité (35). En outre, il apparaît régulièrement dans des expressions lexicalisées
de type ne pas en faire autant, ne pas en dire autant (36-37).
35.
Dans le reste de l’Europe, ces expressions du savoir-vivre ne sont pas autant
prisées. (LM) >... qu’ici
36.
Zinah me sauta au cou, et si Idriss n’en fit pas autant, ce fut, je crois, seuls la
pudeur et le respect qui le retinrent. (M. de Grèce)
37.
« Nous ne commentons pas les candidatures de nos concurrents, car telle est la règle
du CIO », a dit le maire de Paris, ajoutant : « On ne peut pas en dire autant de tout
le monde. » (LM)
Tant marque avant tout la modération de l’intensité et il s’emploie aussi dans des
tournures affectées par une négation polémique (38) de même que dans l’expression
lexicalisée ne pas en demander tant (39).
38.
Ce ne sont pas tant les psychiatres qui ne valent rien, mais leurs patients qui ne
méritent pas mieux. (LM)
39.
« Ça ira, Monsieur Couélan, merci beaucoup. D’ailleurs on ne vous en demandait
pas tant. » (Queffélec)
Quant aux quantifiants composés autant de N et tant de N, Le Monde privilégie
autant de N, contrairement à Frantext. Nous retrouvons les valeurs habituelles de
négation de l’égalité (40) et de modération de l’intensité (41-42).
40.
Apprécié au ministère des affaires étrangères, il ne donne pas autant d’éclat à son
action à l’intérieur [qu’à son action à l’étranger] et souffre de la comparaison avec
Nicolas Sarkozy. (LM)
41.
« J’ai été surpris parce que je ne pensais pas qu’autant de gens m’appréciaient. »
(LM)
42.
Il dit avoir été « choqué par ce qui est arrivé » et qu’il ne « s’attendait pas à tant de
cruauté ». (LM)
48
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
4.3. Influence du négateur ne jamais
4.3.1. Emplois avec comparant
Autant (de N) que est généralement suivi d’un comparant adverbial. Sous l’influence
de ne jamais, toutes les circonstances autres que celles désignées par le comparant
sont rejetées, d’où l’interprétation intensifiante (43-44). Si le comparant est de type
(pro-)nominal (non neutre), la lecture équative (niée) est parfois possible (45).
43.Jamais la certitude de notre amour ne m’a emplie autant qu’à ce jour. (Matzneff)
44.
On ne consomma jamais autant de cacahuètes qu’aux terrasses des brasseries
d’avant-guerre, les Dupont, les Biard ou La Bière. (Sabatier)
45.
Elle prit des billets de première classe […], quoiqu’elle eût remarqué souvent que
la voiture à liséré jaune ne se remplissait jamais autant que les autres, un reste de
sens civique jouant encore chez une partie des usagers. (Bianciotti)
Dans les rares attestations de tant que, il s’agit toujours d’une lecture intensifiante
(46). Notons encore que nous n’avons relevé aucun exemple de tant de N que.
46.
Il est sain de secouer cette autosatisfaction contemporaine qui consiste à dire : « On
n’a jamais tant fait à propos de l’enfant qu’aujourd’hui. » (Dolto)
4.3.2. Emplois sans comparant
L’emploi tant (de N) est extrêmement rare dans nos deux corpus (47). Autant (de
N), forme plus fréquente, acquiert une valeur intensive par la mise en rapport d’un
marqueur temporel indéfini (jamais) et d’un comparant sous-entendu (le moment
du processus) (48-49).
47.
Côté grandes surfaces, il paraît que ça cartonne sec dans les gondoles : jamais on
n’a tant consommé, tant arraché. (LM)
48.
La politique de Sarkozy est dangereuse et, avec l’exercice de ce gouvernement, j’ai
eu l’impression qu’on n’avait jamais autant régressé en aussi peu de temps. (LM)
49.J’ai beau avoir l’habitude du métro : je n’ai jamais vu autant de visages si
rapprochés, un tel ramassis de regards inconscients de leur ignominie, de souffles si
puissamment contenus. (Bianciotti)
49
Que deviennent l’égalité et l’intensité lorsqu’elles sont niées?
4.4. Synthèse des emplois de autant (de N) (que) / tant (de N) (que)
Tableau 10 : bilan autant (de N) (que) / tant (de N) (que)11
Valeur
Équatif
- adjonctif
- fréquence
Intensif
affirmatif
Autant que
Autant de N que
Autantcomp. rest.
Autant de Ncomp. rest.
(Autant que comp.gr. )
(Tant que)
Tant
Tant de N
(Tant quecomp.gr.)
ne pas
(Autant que)
Autant de N que
Autant de Ncomp.rest.
Autant de N
Autant que
(?conséc.)
Autant de N que
Tant que
(Tant de N que)
Tant
Tant de N
Tant que comp. gr.
ne jamais
(Autant que)
(Tant que)
Autant
(Tant)
Autant que
Autant de N
que
comp.gr.
autant (de N) équatif
tant (de N) intensif
tant/(autant) équatif
tant intensif
autant de N équatif/intensif
autant intensif
valeur équative
secondaire
À l’affirmatif, le français moderne distingue l’expression de l’égalité, marquée à
l’aide de autant de celle de l’intensité en tant. Avec le négateur ne pas, les deux
valeurs sont de préférence exprimées par tant, excepté lorsque la comparaison
implique le quantifiant composé : autant de semble en effet l’emporter dans ce
cas. En présence de ne jamais, c’est également la forme en autant qui est la plus
souvent utilisée.
5. Conclusion
La grammaire normative établit un parallélisme entre l’équatif négatif et l’intensif
négatif, tous deux exprimés à l’aide des marqueurs tant et si. Cependant, nos
données semblent, du moins partiellement, infirmer cette thèse.
Ainsi, pour le couple aussi/si, il existe plutôt une analogie d’une part entre
l’expression de l’équatif positif et l’équatif négatif, marquée à l’aide de aussi,
d’autre part entre l’intensif positif et l’intensif négatif en si, mais dans ce dernier
cas, si est de plus en plus concurrencé par aussi.
Les données statistiques pour autant et tant semblent en revanche corroborer
l’affirmation de la grammaire normative : ici, il y a bel et bien lieu d’établir un
parallélisme entre l’équatif négatif et l’intensif négatif traduits par tant, bien qu’il
11�����������������������������������������������������������������������������������������
En gras : les formes les mieux attestées ; entre parenthèses: les emplois exceptionnels.
« Comp gr » désigne un comparant grammaticalisé de type que cela ; « comp rest »
renvoie à un comparant non exprimé mais restituable grâce au co(n)texte.
50
P. Hadermann, M. Pierrard, D. Van Raemdonck et V. Wielemans
existe des emplois de autant (que) pour l’équation négative. Contrairement à aussi,
autant accepte moins facilement la valeur intensifiante ; celle-ci n’est attestée que
lorsqu’il s’emploie avec le négateur ne jamais. Avec ne pas, la lecture intensive
de autant est uniquement possible si le comparant est de nature propositionnelle
(pour éviter l’ambiguïté de tant qui glisse ici vers le sens consécutif) ou qu’il
fonctionne au sein du quantifiant composé autant de.
Bien que pour le couple autant/tant il soit donc plus difficile de trouver une
régularité systémique qui se dégagerait des emplois affirmatifs et négatifs, il nous
semble que nous assistons de nos jours à une réactualisation du parallélisme
entre l’équatif négatif et l’intensif négatif à travers l’utilisation accrue de aussi et
autant.
Affirmatif
Négatif
Affirmatif
Négatif
Équatif Aussi/Autant Si/Tant Équatif
Aussi/Autant
Aussi/Tant–Autant
Intensif
Intensif
Si /Tant
Aussi–Si/Tant
(–Autant)
Si/Tant
Si/Tant
Bibliographie
Combettes, B. et Kuyumcuyan, A. 2007 : Intensité et comparaison : étude diachronique des
corrélations en si et aussi. Travaux de Linguistique 55. 75-92.
Grevisse, M. et Goosse, A. 200714 : Le Bon Usage. Bruxelles : De Boeck & Larcier.
Hadermann, P., Pierrard, M., Van Raemdonck, D. et Wielemans, V. à paraître : L’emploi
de aussi et de si en contexte négatif : alternance arbitraire ou motivée ? Le français
moderne.
Jonas, P. 1971 : Les systèmes comparatifs à deux termes en ancien français. Bruxelles : Éd.
de l’Université de Bruxelles.
Jonas, P. 1973 : Si et aussi dans les systèmes comparatifs d’égalité niée à deux termes en
français contemporain. Revue de linguistique romane 147-148. 292-341.
Muller, Cl. 1983 : Les comparatives du français et la négation. Linguisticae Investigationes
VII/2. 271-316.
Plantin, Ch. 1985 : La genèse discursive de l’intensité : le cas du si « intensif. Langages
80. 35-54.
Robert, P. 2008 : Le nouveau Petit Robert. Éditions Le Robert - Édition électronique.
Vázquez Molina, J. 2006 : La négation des comparatives. Langages 162. 46-60.
Wilmet, M. 2007 : Grammaire rénovée du français. Bruxelles : De Boeck & Larcier.
Eva Havu
Michel Pierrard
Variation de contexte et de structure langagière :
les co-prédicats adjectivants dans le discours écrit littéraire
et journalistique
1. Introduction
Notre étude s’interroge sur l’impact de deux facteurs variationnels sur
l’interprétation des co-prédicats adjectivants (CPA) de type participial (PPant (1a)
ou Ppé (1b)) et adjectival (Adj(1c)) :
1. a)Jean, refusant les offres d’emploi qu’on lui proposait, a quitté le bureau.
b)Jean, abattu par cette terrible nouvelle, a quitté le bureau.
c)Jean, furieux, a quitté le bureau.
Les deux facteurs variationnels observés sont les suivants :
1.1. Le type de structure co-prédicative adjectivante.
L’analyse des trois types de co-prédicats adjectivants (1a-c) permet de les
singulariser sur la base d’une double distinction :
-
le degré de complétude du prédicat permet de séparer les PPant, qui sont
des prédicats non finis, c.-à-d. des prédicats pleins mais sans marque de
personne, du singulier ou du pluriel, des PPé et Adj, qui sont des prédicats
réduits, où une composante du prédicat (copule, auxiliaire) est effacée ;
-
la gamme de fonctions que peut remplir le prédicat réduit distinguera pour
sa part les prédications réduites attributives (les Adj), qui ne fonctionnent
qu’en emploi attributif avec la copule, et les prédications réduites non
attributives (PPé), qui autorisent un échantillon d’emplois plus varié (sortie
Université Paris 3-CIEH / Université de Helsinki
Vrije Universiteit Brussel
Eva Havu et Michel Pierrard
52
pendant le couvre-feu / blessée par une balle perdue, elle a été emmenée
par les services de sécurité).
Ces caractéristiques propres des différents types de prédicats justifieront le
fonctionnement distinct de ceux-ci en co-prédication.
1.2. Le type de texte (littéraire ou journalistique) Dans une série de contributions antérieures consacrées à l’emploi des participes
présents dans la langue des médias (Havu & Pierrard 2006, 2007), nous avons
démontré que l’emploi des adjoints participiaux en -ant dans différents types
de discours médiatiques variait selon le médium utilisé (textes oraux vs textes
écrits) mais aussi d’après l’approche conceptionnelle même des textes. Ainsi, des
énoncés – oraux comme écrits – « peuvent être situés dans un continuum entre les
pôles de l’oralité ‘conceptionnelle’ (langage de l’immédiat) et de la scripturalité
‘conceptionnelle’ (langage de la distance) » (Müller-Lancé 2004 : 204).
Dans le rapport entre les deux types de textes examinés dans la présente
étude, nous pouvons considérer que l’écrit journalistique est plus orienté vers le
« langage de l’immédiat » (/ -distancié /) que l’écrit littéraire, qui est plus proche
du « langage de la distance » (/ +distancié /) que le premier.
Nos observations seront basées sur deux corpus, un corpus journalistique et
un corpus littéraire. Le premier est tiré du dépouillement d’environ 120 pages
de journal, le second a recueilli des exemples dans trois romans (443 pages
dépouillées). Ils comprennent le nombre d’occurrences suivant :
corpus
J1 / J1’
J2 / J2’
J3 / J 3’
[J4
corpus J
R1
R2
R3
corpus R
PPant
37
41
38
41
116 [157]
76
10
0
86
PPé
90
48
89
-227
52
9
5
66
Adj
6
2
15
-23
21
19
7
47
TOTAL
133
91
142
41 ]
407
149
38
12
199
��������������������������������������������
Corpus journalistique : participe présent : Le Figaro 11-12.12 2004 (J1), Le Figaro
7.12.2004 (J2), Le Monde 12-13.6.2005 (J3), Le Monde 14.6.2005 (J4) ; adjectif et
participe passé : Le Monde 22-23.1.2006 (J1’), Le Monde 11-12.6.2006 (J2’), L’Express
8.6.2006 (J3’) ; corpus littéraire : Jean Echenoz (1999) Je m’en vais (R1), Amélie
Nothomb (1999) Stupeur et tremblements (R2), Anna Gavalda (1999) Je voudrais que
quelqu’un m’attende quelque part (R3).
Variation de contexte et de structure langagière
53
L’analyse des emplois des différentes formes de co-prédication adjectivante se
fondera sur deux paramètres généraux, exploités dans les études typologiques (cf.
König & van der Auwera 1990 ; Haspelmath & König 1995) pour étudier plus
spécifiquement le fonctionnement des formes participiales : la position du coprédicat (section 2) et le type d’action décrite (section 3).
2. Position polaire initiale ou finale et variation
2.1. Propriétés des positions polaires
Un co-prédicat peut occuper trois places dans la phrase : les positions initiale,
finale (appelées aussi polaires) et la position intérieure (Combettes 1998 : 11,
Neveu 1998 : 177). Dans ce travail, seront seulement examinées les positions
polaires des CPA.
En position initiale, le co-prédicat fournit un événement permettant de cadrer
la relation prédicative principale dans laquelle son thème est impliqué. Se situant
dans l’intervalle entre une prédication qui vient d’être clôturée et une nouvelle
prédication qu’il introduit, il pourra marquer soit une continuité (reprise directe
ou indirecte d’un élément donné : 2a), soit une rupture informationnelle avec
l’énoncé précédent (2b) (introduction d’un élément nouveau ; v. Béguelin 2000 :
323, Combettes 1998 : 62, Havu & Pierrard 2009, Neveu 2000 : 117) :
2. a) […], la Cour de cassation a ordonné, vendredi 20 janvier, sa réincarcération,
ordre exécuté dans la soirée. Arrêté à Istanbul, Mehmet Ali Agca a crié « … » (Le
Monde 22-23.1.06 / 5)
b) Visitant les pavillons nationaux, on reste moins longtemps dans les Giardini, où
sont les « vieilles » nations de l’art, [...] (Le Monde, 14.6.05 / 26)
Le co-prédicat en position finale est perçu comme étant pleinement sous la portée
des repères temporels et aspectuels déployés par le prédicat principal. Cette
dépendance sur le plan de la finitude flexionnelle situe l’événement indépendant
E2, repris par les co-prédicats, dans le prolongement de l’ensemble complexe initié
par le prédicat principal, afin d’adjoindre une propriété spécifique, caractérisant cet
ensemble complexe. Ainsi, E2 représente généralement un apport d’informations
nouvelles et communicativement pertinentes par rapport à E1 (cf. Combettes
1998 : 67-68, 83, Neveu 1998 :179) :
c) Les investisseurs ont minimisé cette correction, considérant que la reprise de
l’économie nippone était sur la bonne voie. (Le Monde 14.6.05 / 21)
d) Tout semblait bien là comme prévu, serré dans trois grosses cantines métalliques
qui avaient honnêtement résisté au temps. (Echenoz, p. 81)
Eva Havu et Michel Pierrard
54
2.2. Position polaire et variation de type de structure
2.2.1. Observations
Considérons d’abord les données quantitatives concernant les emplois polaires par
structure et par type de texte :
corpus
J -ANT
L -ANT
J -E
L -E
J Adj
L Adj
corpus
J -ANT
L -ANT
J -E
L -E
J Adj
L Adj
Nombre total
157
86
227
66
23
47
initiale
38
41
75
30
10
19
Nombre polaire
118
74
83
43
11
31
Initiale %
32,2%
55,4%
90,4%
69,8%
90,9%
61,3%
finale
80
33
8
13
1
12
% polaire
75%
86%
37%
65%
48%
66%
Finale %
67,8%
44,6%
9,6%
30,2%
9,1%
38,7%
Trois séries d’observations s’imposent :
-
les participes présents occupent le plus souvent une position polaire, qu’il
s’agisse du corpus « littérature » ou du corpus journalistique. La position
polaire est également la plus fréquente dans le corpus « littérature » pour
les deux autres constructions adjectivantes, tandis que dans le corpus
journalistique, les participes passés et les adjectifs polaires sont en minorité,
la position postN étant la plus courante (Le nouveau gouvernement, dirigé
par XY, a décidé de …) ;
-
en situation polaire, la position initiale est de loin la plus fréquente, sauf
pour les PPant, où la répartition est nettement plus équilibrée et même
carrément inversée dans le corpus « journaux » ;
-
les tendances sont toujours plus marquées dans le corpus « journaux » et
plus nuancées dans le corpus « littérature »: ainsi, l’opposition entre le
PPant, largement majoritaire en position finale, et le PPé ou l’Adj, utilisés
à l’initiale dans l’écrasante majorité des cas, est particulièrement marquée
dans le premier.
Variation de contexte et de structure langagière
55
2.2.2. Commentaires : polarité et variation
L’ouverture à la polarité varie donc selon la structure : s’il y a une tendance nette
vers la polarité pour les PPant, celle-ci semble plutôt liée dans le cas des autres
structures à une orientation vers la scripturalité (/ +distancié /> +polaire).
La flexibilité en ce qui concerne la position initiale ou finale est également
liée au facteur structurel : c’est essentiellement PPant qui est attiré par la position
finale. D’autre part, l’impact d’un effet conceptionnel est également indéniable : le
rapprochement du pôle / +distancié / tend à réduire le contraste entre les structures
et à niveler leur comportement.
Sur la base des données de nos corpus, nous conclurons donc qu’il y a certes
une tendance « structurelle » de discernable (attirance de PPant vers les deux
positions polaires et orientation très forte des autres types de co-prédicats vers la
position initiale). Cette tendance « structurelle » semble cependant pouvoir être
nuancée par l’orientation conceptionnelle (et aussi médiale, cf. Havu & Pierrard
2007) du texte hôte.
3. Type d’action décrite et variation
3.1. Différents types d’action décrites
Deux paramètres généraux, exploités dans les études typologiques sur ce
type d’énoncés (cf. König & van der Auwera 1990 ; Haspelmath & König
1995), permettent d’envisager différents cas de figure dans le fonctionnement
interprédicationnel des co-prédicats adjectivants en position polaire :
-
la différenciation entre les événements ou états décrits par les prédications :
3. a) Tremblant de fièvre, il avait de grosses gouttes de sueur qui perlaient sur le visage.
b) Se levant au dessert, le premier ministre commença son discours en remerciant les
organisateurs du colloque.
Dans (3a), les deux prédications décrivent deux aspects ou dimensions d’un seul
événement / état (E1) ; dans (3b) au contraire, elles traduisent deux événements ou
états (E1 et E2) indépendants mais présentés dans une ‘unité perceptuelle’.
-
le rapport simultané (4a) ou séquentiel (4b) entre les événements ou états
décrits :
Eva Havu et Michel Pierrard
56
4. a) Tremblant de fièvre, le président tenait malgré tout à signer des dédicaces.
b) Se levant au dessert, le président salua rapidement ses hôtes et quitta la salle.
La combinaison de ces deux paramètres permet de concevoir trois contextes
interprétatifs de base pour l’étude des valeurs possibles des co-prédicats adjectivants
en position polaire :
a) Dans le cas d’un seul événement, la CPA déclenche une visée
multidimensionnelle sur E1 (3a), E pouvant être un événement ou un état ;
b) dans le cas de deux événements, il marquera soit
b1) la simultanéité de E1 et E2 (3b, 4a), soit
b2) le séquençage de E1 et E2 (4b).
Sur la base d’un ensemble de 261 occurrences, recueillies dans les deux corpus,
nous allons décrire le fonctionnement des divers types de co-prédicats adjectivants
en position polaire exprimant deux événements / états concomitants ou séquentiels
(donc uniquement les cas de figure b1 et b2).
3.2. Types d’action décrits et variation de type de structure
3.2.1. Simultanéité de E1 et E2
Les deux prédications décrivent deux procès ou états (E1 et E2) indépendants mais
présentés dans une unité de temps et de lieu, dans une « unité perceptuelle ». De
plus, il existe une concomitance temporelle entre E1 et E2 (non-séquentialité des
prédicats), qui expriment donc un rapport simultané.
3.2.1.1. Position initiale
Examinons d’abord les données globales :
Corpus
Cadrage
J
descriptif
argumentatif
descriptif
argumentatif
L
-ANT
absolu
12
4
9
0
% -ANT
initiale
43%
14,1%
26,5%
0%
-E
absolu
26
5
8
2
% -E
initiale
35%
7%
26,6%
6,8%
Adj
absolu
3
1
14
1
% ADJ
initiale
30%
10%
74%
5%
�����������������������������������������������������������������������������������
Les pourcentages mentionnés sont calculés sur l’ensemble des occurrences prises en
considération dans cette partie de l’étude, soit les cas b1 et b2 définis au § 3.1.
Variation de contexte et de structure langagière
57
L’expression d’actions simultanées en position initiale est uniquement majoritaire
dans le corpus J pour les PPant et dans le corpus L pour Adj. De manière générale,
toutes structures confondues, ce type d’emploi est plus fréquent dans le contexte
journalistique (/ -distancié /).
Au niveau interprétatif, les co-prédicats adjectivants proposent soit un cadrage
descriptif, soit un cadrage argumentatif (cf. Charolles 2003). Les PPant et Ppé sont
principalement descriptifs dans les deux corpus, tandis que les adjectifs descriptifs
apparaissent surtout dans le corpus L. L’emploi argumentatif est en général plutôt
restreint, sauf pour les PPant dans le corpus J.
3.2.1.1.1. Cadrage descriptif
Étant donné la non-autonomie processive du CPA, inséré entre deux verbes
autonomes (énoncé précédent et principale suivante), le co-prédicat adjectivant
s’inscrit dans une hiérarchisation informationnelle « arrière / avant-plan » (cf.
König & van der Auwera 1990 : 337). Il fournit alors un cadre descriptif permettant
la transition entre l’énoncé précédent et l’information fournie par le prédicat
principal. Comme nous l’avons vu ci-dessus, cette transition peut se manifester
sous la forme d’une continuité ou d’une rupture avec le contexte de gauche.
Cette perception des deux procès ou états indépendants E1 et E2 comme deux
événements présentés dans une « unité perceptuelle » peut être accentuée par
divers facteurs internes (l’aspect sémantique (mode d’action) des deux verbes :
deux verbes atéliques marquent souvent une simultanéité (5), le sémantisme des
verbes peut accentuer l’idée de simultanéité (5) : être au pouvoir / pouvoir) ou,
plus globalement, de chevauchement (6) ou externes (souvent des expressions
temporelles qui soulignent une valeur imperfective : répétition, durée (7)) :
5.
Étant au pouvoir, la droite ne pouvait se payer le luxe d’attendre six mois [...]. (Le
Monde 12-13.6.05 / 9)
6.
Visitant les pavillons nationaux, on reste moins longtemps dans les Giardini, où
sont les « vieilles » nations de l’art, [...]. (Le Monde, 14.06.05 / 26) > Le fait de
rester dans les Giardini se passe pendant la visite
7.
Ouvrant un œil de temps en temps, une femelle s’éventait du bout de ses nageoires
avant de se rendormir. (Echenoz, p. 35).
3.2.1.1.2. Cadrage argumentatif
Le glissement de la simultanéité fortuite vers une co-occurrence remarquable entre
les événements, allant de pair avec une contradiction entre les deux assertions,
conduit aisément à une interprétation oppositive / concessive (König 1995 : 69).
Eva Havu et Michel Pierrard
58
Il y aura alors mise en place d’un cadre argumentatif de type causal (8), mais
aussi concessif (9) ou de condition (10). Dans ces derniers cas, l’interprétation est
généralement renforcée par un marquage explicite au moyen d’un adverbe :
8.
Soupçonné d’avoir transmis le VIH, un séropositif est maintenu en détention
provisoire. (Le Monde 22-23.1.2006 / 8)
9.
Quoique taiseux, Zidane est un sanguin sur le terrain. (L’Express 8.6.2006 / 60)
10.
Comparés à leurs voisins européens, les Français restent toutefois peu endettés. (Le
Monde 22-23.1.06 / 18) En général, les emplois argumentatifs sont assez rares, le taux des participes
présents journalistiques étant le plus élevé et celui des participes présents littéraires
étant de zéro.
3.2.1.2. Position finale
En premier lieu, nous présentons les données quantitatives globales :
Corpus
Addition
J
Informat. nouvelle
argumentative
Informat. nouvelle
argumentative
L
-ANT
absolu
13
2
9
1
% -ANT
finale
54,2%
8,3%
90%
10%
-E
% -E
Adj
% ADJ
absolu finale absolu finale
5
62,5%
1
100%
0
0%
0
9
90%
1
9%
0
0%
11
91%
L’expression d’actions simultanées en position finale est majoritaire dans les
corpus et pour toutes les structures. La prédominance est un peu moins totale pour
les deux structures participiales dans le corpus J.
Les PPant et PPé finaux apportent presque uniquement une information nouvelle,
tandis que les adjectifs n’apparaissent pratiquement pas en position finale, sauf
dans les romans avec une valeur argumentative.
3.2.1.2.1. Addition d’informations nouvelles
L’élément détaché en position finale a donc une forte informativité, et apporte
une précision, une spécification (11). L’appréhension de deux procès ou états
indépendants E1 et E2 dans une « unité perceptuelle », sans remise en question
de la concomitance temporelle, est renforcée par le mode d’action atélique des
verbes (facteurs internes) et par des expressions temporelles soulignant l’aspect
imperfectif du verbe. À nouveau, c’est surtout le sémantisme des verbes qui
Variation de contexte et de structure langagière
59
souligne la simultanéité en exprimant des événements / états qui ne présupposent
aucun séquençage (cf. 11a-b) :
11. a) Rappelle-toi ces photos de villes bombardées : les gens sont morts, les maisons
sont rasées, mais les toilettes se dressent encore fièrement dans le ciel, juchées sur
les tuyauteries en érection. (Nothomb, p. 160)
b) Il s’embarque dans des compositions insensées mélangeant dans un même plat
pignons de pin, amandes, foie gras, poireaux, salades de saison, aubergines. (Le
Figaro 11-12.12.04 / 16)
L’apport d’une information ou d’une précision nouvelle semble clairement
aller de pair avec l’emploi d’une forme co-prédicative participiale. Dans le cas
des participes passés, l’addition d’une information nouvelle ou d’une précision
se répartit d’une manière similaire dans les deux corpus, tandis que le participe
présent est bien plus courant dans le corpus littéraire, l’adjectif dans le corpus
journalistique.
3.2.1.2.2. Addition argumentative
Le glissement de la simultanéité fortuite vers une co-occurrence avec une
interprétation conditionnelle ou oppositive / concessive (König 1995 : 69)
semble extrêmement difficile en postposition. Toutefois, on peut parfois trouver,
plus particulièrement avec des adjectifs dans le corpus « romans », des « causes
inversées », donc des explications et des expressions de manière (adjectifs
« adverbiaux ») :
12. a) En Europe, la dotation des tournois, [...], en moyenne, ne représente que le tiers
de ce qui se pratique sur le circuit féminin américain, poussant les meilleures
joueuses européennes à s’expatrier aux Etats-Unis. (Le Monde 12-13.6.05 / 1)
b)Je le regarde, amusée. (Gavalda, p. 13)
L’addition argumentative semble surtout productif avec des adjectifs dans un
contexte orienté vers la conceptionnalité (corpus L) pour exprimer la manière.
3.2.2. Le séquençage de E1 et E2
Les deux prédications décrivent deux procès ou états (E1 et E2) indépendants,
présentés dans une « unité perceptuelle » mais se situant cette fois-ci dans un
rapport séquentiel (avant / après).
Eva Havu et Michel Pierrard
60
3.2.2.1. Position initiale
La position initiale implique que l’événement rendu par le co-prédicat adjectivant
représente un « avant » par rapport à l’événement exprimé par le prédicat principal��.
Tout comme dans les combinaisons sans séquençage, le ������������������������
co-prédicat adjectivant�
peut marquer un lien ou, plus rarement, une rupture avec le contexte de gauche.
Corpus
J
L
Cadrage
-ANT % -ANT
-E
absolu initiale absolu
temporel
7
25%
35
argumentatif
5
17,9%
9
temporel
20
58,8%
12
argumentatif
5
14,7%
8
% -E
initiale
46%
12%
40%
26,6%
ADJ
absolu
1
5
0
4
% -Adj
initiale
10%
50%
0%
21%
La position initiale de la CPA dans des actions se situant dans un rapport séquentiel
en position initiale constitue un contexte majoritaire dans les deux corpus, sauf
pour les PPant dans le corpus J et pour Adj dans le corpus L. De manière générale,
toutes structures confondues, ce type d’emploi est plus fréquent dans le contexte
journalistique (/ -distancié /).
L’emploi argumentatif est plus productif que dans le cas d’actions simultanées.
En particulier, si les participes apportent majoritairement un cadrage temporel,
les adjectifs servent quasi exclusivement à marquer un cadrage argumentatif. Le
cadrage temporel s’impose pour les PPant surtout dans le corpus littéraire, pour les
Ppé dans le corpus journalistique.
3.2.2.1.1. Cadrage temporel
Dans la concrétisation sur le plan du discours, le séquençage impliquera que
« l’avant » dans l’ordre séquentiel marquera l’antériorité dans l’ordre temporel
(König & van der Auwera 1990 : 341-342). Le CPA sera généralement paraphrasé
par une subordonnée temporelle introduite par après que / après avoir. Le
cadrage par le co-prédicat polaire impliquera dès lors la localisation de E2 dans
l’antériorité :
13. a) Placé en garde à vue à Niort, mercredi 18 janvier, […], le sprinter Français Lueyi,
[...], a été remis en liberté, vendredi. (Le Monde 22-23.1.06 / 12)
Le séquençage peut être accentué par divers facteurs internes : l’emploi de
verbes téliques (13a), dans la mesure où ceux-ci induisent souvent l’idée d’une
succession, ou encore l’emploi de la forme composée du co-prédicat adjectivant
(13b), qui attribue au co-prédicat un aspect perfectif (construction très courante
dans le corpus littéraire) :
Variation de contexte et de structure langagière
61
b) Ayant envisagé une réaction plus vive, [...], il était soulagé mais comme contrarié
par ce soulagement même. (Echenoz, p. 8)
Les facteurs externes joueront également un rôle important dans la mise en évidence
du séquençage. Ce dernier est en effet souvent marqué par des indicateurs externes
de temporalité (adverbe, date, .. : 13c), ce qui semble être obligatoire quand un
adjectif exprime la succession, étant en soi incapable d’exprimer la séquentialité :
c)
Kevin ou Jenifer, on a fini par s’y habituer. Mais Nevaeh ? Inconnu il y a encore
peu, ce prénom étrange vient d’entrer, aux Etats-Unis, dans le top 100, [...].
(L’Express 8.6.06 / 14).
Enfin, à défaut de marque morpho-sémantique, une interprétation pragmatique sur
la base de notre « connaissance du monde » peut souligner l’idée de séquençage :
ainsi, en (13a), on peut postuler que, pour se frayer un passage pour être libéré, il
faut d’abord être placé en garde à vue.
3.2.2.1.2. Cadrage argumentatif
Un glissement peut s’opérer vers un cadrage argumentatif marquant la cause. Celleci dérive traditionnellement de la valeur d’antériorité, et l’idée de causalité reste
très liée à une idée de succession temporelle, surtout dans les cas où un participe
est à une forme composée (14, cf. Havu 2004). Contrairement à la concession /
opposition de 3.1.2, qui s’exprime en porte-à-faux par rapport à une connexion
générale présupposée entre deux types d’événements, la construction causale est
ici « en harmonie » avec l’idée exprimée dans la proposition principale (cf. König
1995 : 69) :
14.
Ayant envisagé une réaction plus vive, cris entremêlés de menaces et d’insultes
graves, il était soulagé mais comme contrarié par ce soulagement même. (Echenoz,
p. 8)
Soulignons en particulier l’importance pour ce type d’interprétation (a) de la
position, (b) d’éventuelles marques tempo-aspectuelles et enfin (c) du « script »
des interlocuteurs (cf. Molendijk & de Swart 1999). Ainsi, l’antéposition favorise
nettement une interprétation causale. En postposition, l’énoncé (15) s’interprèterait
plutôt comme une addition d’événements, venant expliquer / développer le premier
et amenant même une nuance de conséquence :
15. a) Espérant trouver de nouveaux indices, ils inspectaient hier l’intérieur de l’habitacle
[...]. (Le Figaro 11-12.12.04 / 10)
Eva Havu et Michel Pierrard
62
b) Ils inspectaient hier l’intérieur de l’habitacle [...], espérant trouver de nouveaux
indices.
Le tableau des interprétations nous montre que, indépendamment du type de corpus,
tous les co-prédicats adjectivants connaissent l’emploi séquentiel argumentatif de
cause, mais que cette valeur est la plus courante parmi les adjectifs du corpus J,
tandis que les participes passés argumentatifs apparaissent plutôt dans le corpus L.
3.2.2.2. Position finale
La position finale implique que l’événement rendu par le CPA représente un
« après » par rapport à l’événement exprimé par le prédicat principal.
16.
Mais à cet instant précis, la foudre tomba sur le toit du hangar, provoquant un
formidable court-circuit.
Ce cas de figure semble contredire les conclusions d’autres études portant sur les
formes participiales (König & van der Auwera 1990 : 341). Comme nous l’avions
déjà signalé dans le cas de la simultanéité, l’élément détaché en position finale
introduit le plus souvent un élément nouveau.
Corpus
Addition
J
narrative
argumentative
narrative
argumentative
L
-ANT
absolu
4
5
0
0
% -ANT
-E
finale
absolu
16,7%
2
20,8%
1
0%
0
0%
1
% -E
finale
25%
12,5%
0%
10%
ADJ
absolu
0
0
0
0
% -Adj
finale
0%
0%
0%
0%
La position finale dans l’expression d’actions séquencées est rare dans les deux
corpus et pour toutes les structures. Ce n’est pratiquement que dans le corpus J
qu’on trouve un emploi non négligeable de PPant et de PPé postposés, les Adj
« séquentiels » n’apparaissant jamais en postposition pour exprimer un séquençage
d’actions.
3.2.2.2.1. Addition narrative
Dans le cas des co-prédicats adjectivants, un « après » dans le séquençage sera
interprété comme un développement postérieur de l’ensemble complexe initié
par le prédicat principal, bref comme une addition narrative par juxtaposition
d’événements. L’ensemble sera paraphrasé par une coordination des deux
événements au moyen de « et » (ex. 17a) :
Variation de contexte et de structure langagière
63
17. a) Il a tué un responsable du centre, circulé dans les bureaux, tiré de nouveau, blessant
un collègue dont les jours ne sont pas en danger. (Le Figaro 11-12.12.04 / 9)
L’idée de succession est liée à des facteurs internes, tels que l’aspect perfectif de
la forme verbale de la principale (17a, temps de narration : passé composé) ou le
mode d’action télique des verbes (11a). Cependant, comme nous l’avons vu cidessus, l’interprétation dépend surtout du sémantisme des verbes (ex. 17a : tirer >
blesser).
La forme composée du participe présent ainsi que le participe passé imposent
malgré tout une interprétation d’antériorité, même en position finale (17b). Sans
forme accomplie, une telle interprétation est absolument exceptionnelle et demande
un contexte sémantique très orienté :
b)
Le cavaliere a eu droit à un procès séparé, ayant demandé la suspension des poursuites pendant son mandat de chef de gouvernement. (Le Figaro, 11-12.12.04 / 5)
[il a demandé > il a eu droit]
L’addition narrative n’apparaît jamais dans le corpus littéraire et l’adjectif final ne
semble jamais l’exprimer (cf. déjà ses limitations pour exprimer l’antériorité).
3.2.2.2.2. Addition argumentative
L’addition narrative mène logiquement vers une interprétation de type argumentatif
induisant un rapport de conséquence : l’évidence de la relation implicative E1 >
E2 est parfois soulignée par un marqueur adverbial (ainsi dans (18a)) :
18. a) En perfectionnant l’acier poli, les bijoutiers l’ont taillé à facettes ou en perles,
composant ainsi des colliers, des chaînes, des agrafes du plus bel effet. (Le Figaro
11-12.12.04 / 21)
Nous avons constaté au 3.2.2.2.1. que des indices morphologiques peuvent forcer
une valeur d’antériorité en position à droite (17b). De manière similaire, la cause
peut également, sous certaines conditions, apparaître à droite, comme dans la
plupart des exemples du corpus (« cause inversée »). C’est tout particulièrement
vrai dans le cas d’un PPé ou d’un PPant introduit par un auxiliaire d’opinion ou de
sentiment, qui permet de rendre son expression moins directe :
b) […] : sous ses airs de salaud, le juif Iscariote était même le meilleur des apôtres,
initié aux « mystères du règne » de Dieu par Jésus en personne. (L’Express 8.6.06
/ 57)
Eva Havu et Michel Pierrard
64
Les adjectifs ne semblent pas permettre une interprétation en termes d’addition
argumentative et même les participes sont très rares dans cet emploi.
4. Conclusion générale
L’examen des 261 occurrences de CPA en position polaire dans les corpus littéraire
et journalistique et exprimant deux événements / états concomitants ou séquentiels
a permis de montrer les différences sur trois axes de variations.
4.1. Variation de structure entre les divers types de co-verbes adjectivants
position
E1 et E2
simultanés
E1 et E2
séquentiels
total
initiale
finale
initiale
finale
-ANT
absolu
25
25
37
9
96
% tot
2 évén
26%
26%
38,5%
9,5%
100%
-E
absolu
41
14
64
4
123
% tot
2 évén
33,3%
11,4%
52%
3,3%
100%
Adj
absolu
19
13
10
0
42
% tot
2 évén
45,2%
30,9%
23,9%
0%
100%
En considérant les données, tous corpus confondus, nous pouvons mettre en
évidence les propriétés suivantes des trois types de structures en position polaire :
-
Les prédications non finies (PPant) ont non seulement la fréquence
d’utilisation en position polaire la plus élevée, mais présentent aussi une
gamme d’emplois se répartissant de la manière la plus équilibrée sur les
différentes positions ;
-
Les prédications réduites non attributives (PPé) sont fort productives mais
ont une fréquence d’emploi en position polaire moins élevée. Par ailleurs,
elles se concentrent surtout en position initiale. De manière générale, les
prédications réduites ont une préférence marquée pour la position initiale ;
-
Les prédications réduites attributives (Adj) sont les moins productives et
ont également une fréquence d’emploi en position polaire moins élevée.
Elles apparaissent surtout pour marquer des actions simultanées. Sans
indices extérieurs, elles sont incapables de marquer une séquentialité pure
(non argumentative).
4.2. Variation « conceptionnelle » entre les deux types de texte (littéraire /
journalistique)
Variation de contexte et de structure langagière
type
E1 et E2
simultanés
E1 et E2
séquentiels
littéraire
journalistique
littéraire
journalistique
-ANT
abs
19
31
25
21
% tot
corpus
29,2%
43%
50%
28,4%
-E
abs
19
36
21
47
% tot
corpus
29,2%
50,1%
42%
63,5%
65
Adj % tot total
abs corpus
27 41,6% 65
5
6,9%
72
4
8%
50
6
8,1%
74
En examinant la fréquence d’apparition des structures par corpus et par type de
combinaison d’événements, nous observons les tendances suivantes :
-
Les prédications non finies (PPant) seraient plus utilisées dans des textes / -distancié / pour marquer des actions simultanées et dans les textes
/ +distancié / pour indiquer la séquentialité.
-
Les prédications réduites non attributives (PPé) sont particulièrement
productives dans le corpus J / -distancié / aussi bien pour les actions
simultanées que pour indiquer le séquençage des actions ;
-
Les prédications réduites attributives (Adj) apparaissent surtout en position
polaire dans les types de textes plutôt orientés vers la conceptionnalité
scripturale pour exprimer des actions simultanées.
4.3. Variation entre les diverses valeurs
type
-ANT
abs
E1 et E2
c. descr. (fr)
21
simultanés
c.arg. (fr)
4
add. inf.n. (fin)
22
add.arg. (fin)
3
E1 et E2
c.temp. (fr)
27
séquentiels
c.arg. (fr)
10
c.narr. (fin)
4
c.arg. (fin)
5
total
96
% tot
corpus
29,2%
30,8%
57,9%
21,4%
36%
27,8%
66,7%
71,4%
36,8%
-E
abs
34
7
14
-47
17
2
2
123
% tot Adj
corpus abs
47,2% 17
53,8%
2
36,8%
2
0%
11
62,7%
1
47,2%
9
33,3%
-28,6%
-47,1% 42
% tot total
corpus
23,6%
72
15,4%
13
5,3%
38
78,6%
14
1,3%
75
25%
36
0%
6
0%
7
16,1% 261
- en position frontale, les CPA concomitantes forment le plus souvent un
cadrage descriptif
-
à la position finale, les prédications non attributives concomitantes
expriment surtout une information nouvelle, tandis que les prédications
attributives ont presque toujours une valeur argumentative
Eva Havu et Michel Pierrard
66
-
à la position frontale, les prédications non attributives séquentielles marquent
préférentiellement un cadrage temporel, les prédications attributives un
cadrage argumentatif
-
à la position finale, n’apparaissent que des prédications non attributives
séquentielles, avec un nombre très réduit d’occurrences.
Bibliographie
Béguelin, M.-J. 2000 : De la phrase aux énoncés : grammaire scolaire et descriptions
linguistiques. Bruxelles : De Boeck Duculot.
Charolles, M. 2003 : De la topicalité des adverbiaux détachés en tête de phrase. Travaux de
Linguistique 47. 11-49.
Combettes, B. 1998 : Les constructions détachées en français. Paris : Ophrys.
Haspelmath, M. & König, E. (éds.) (1995) : Converbs in Cross-Linguistic Perspective.
Berlin – New York : Mouton de Gruyter.
Havu, E. 2004 : L’interprétation des constructions participiales appositives. La Linguistique
40. 65-82.
Havu, E. & Pierrard, M. 2006 : Syntaxe, communication et type de discours : Participe
présent et langue des médias. Synergies Pologne 2 / II. 59-67.
Havu, E. & Pierrard, M. 2007 : Prédication seconde et type de discours : les adjoints participiaux
dans les médias oraux. Le français parlé des médias. Éd. M. Broth, M. Forsgren, C. Norén
et F. Sullet-Nylander. Stockholm : Almqvist & Wiksell International. 273-288.
Havu, E. & Pierrard, M. 2009 : Détachement et type d’opération linguistique : Les participes
présents détachés en position initiale et finale. Les linguistiques du détachement. (Actes
du colloque Les linguistiques du détachement, Nancy 7-9 juin 2006). Éd. D. Apothéloz,
B. Combettes et F. Neveu. Berne: Peter Lang. 305-316.
König, E. 1995 : The meaning of converb constructions. Converbs in Cross-Linguistic
Perspective. Éd. M. Haspelmath et E. König. Berlin : Mouton de Gruyter. 57-95.
König, E. & Van der Auwera, J. 1990 : Adverbial participles, gerunds and absolute
constructions in the languages of Europe. Toward a typology of European Languages.
Éd. J. Bechert, G. Bernin et C. Buridant. Berlin : Mouton de Gruyter. 337-355.
Molendijk A. & de Swart, H. 1999 : L’ordre discursif inverse en français. Travaux de
Linguistique 39. 77-96.
Müller-Lancé, J. 2004 : La subordination dans l’histoire de la langue française : déclin inévitable? Le français face aux défis actuels. Histoire, langue et culture, vol. 1. Éd. J. Suso
López et R. López Carrillo. Granada : Universidad de Granada, Apfue-Gilec. 201-228.
Neveu, F. 1998 : Études sur l’apposition. Paris : Honoré Champion.
Neveu, F. 2000 : Quelle syntaxe pour l’apposition ? Les types d’appariement des appositions
polaires et la continuité référentielle. Langue française 125. 106-124.
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
Divers types de variation dans le développement de la
morphologie TAM
Le processus d’acquisition d’une langue seconde est caractérisé par différents types
de variation (sociolinguistique, stylistique, pragmatique, etc.). L’importance de ce
phénomène a déjà été soulignée par Besse et Porquier (1991) : « une théorie de
l’apprentissage doit intégrer la variation pour en faire une des propriétés essentielles
de l’interlangue » (Py 1980 : 43 ; cité dans Besse et Porquier 1991 : 233).
Notre étude mettra en évidence trois types de variation de l’interlangue qui
influent de manière complémentaire sur l’acquisition d’une L2 :
a)
b)
c)
la variation développementale : l’acquisition d’une L2 implique une
progression dans l’appropriation des connaissances/compétences
langagières (et le parcours de stades développementaux) ;
la variation individuelle : si dans l’appropriation en milieu guidé, il faut
prendre en considération l’interaction individu/groupe, l’appropriation
d’une L2 reste un processus individuel ;
la variation dans le système de l’IL : l’instabilité du système interlangagier
des apprenants est un facteur exigeant une restructuration continuelle de
l’interlangue.
1. Cadre de l’étude
1.1. Point de référence théorique Bartning et Schlyter (2004) ont décrit l’itinéraire acquisitionnel du français L2 chez
les adultes suédophones sur la base de cinq traits grammaticaux et syntaxiques : (a)
la morphologie verbale, (b) la négation, (c) les pronoms objet, (d) le genre et (e) la
subordination. À partir des données orales recueillies, six stades de développement
ont été déduits, allant des débuts de l’acquisition jusqu’à une production quasinative.
�������
Vrije Universiteit
�������������������������������
Brussel, Acquilang
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
68
Dans cette contribution, nous nous concentrerons sur le développement d’un
aspect du premier trait – la morphologie verbale – dans la production d’apprenants
néerlandophones de FLE. Bartning et Schlyter ont établi l’itinéraire acquisitionnel
de ce trait en analysant dans leurs corpus d’une part le développement de la
morphologie flexionnelle et d’autre part le développement de la morphologie
concernant le temps, le mode et l’aspect (morphologie TAM). La description du
processus d’acquisition du système TAM chez des apprenants néerlandophones de
FLE sera l’objet de la présente étude.
1.2. Groupes cibles
Les données de cette étude proviennent de la réalisation d’une même tâche de
production orale spontanée par trois groupes d’apprenants :
a)
groupe NN1 : 30 élèves après deux ans de FLE (+/-180h) dans l’enseignement primaire en Flandre ;
b)
groupe NN3 : 25 lycéens après quatre ans de FLE (+/-390h) dans l’enseignement primaire et secondaire en Flandre ;
c)
groupe NN6 : 30 lycéens après huit ans de FLE (+/870h) dans l’enseignement primaire et secondaire en Flandre.
Nous avons demandé aux apprenants de raconter l’histoire de la grenouille
(Mayer 1969), une bande dessinée en 24 tableaux, couramment utilisée dans les
études sur l’acquisition pour susciter une production langagière en L2. Aucune
information sur l’objectif de l’étude ou à propos de l’emploi des temps verbaux
n’a été communiquée aux élèves.
1.3. Objectifs
Nous analyserons le développement de la morphologie temporelle (temps du passé,
du futur), aspectuelle (auxiliaires aspectuels) et modale (emploi du subjonctif, de
l’infinitif et des participes) en partant des caractéristiques relevées par Bartning
& Schlyter (2004). Ces observations nous fourniront les données permettant de
décrire les divers types de variation qui caractérisent le processus d’acquisition.
Plus concrètement, notre étude se donne les trois objectifs de recherche suivants :
a)
déterminer l’importance de la variation développementale de l’interlangue
de NN1 à NN3 à NN6.
b)
déterminer l’importance de la variation individuelle de l’interlangue pour
le système TAM (rapport individu/groupe)
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 69
c)
déterminer l’importance de la variation du système TAM dans l’interlangue
des trois groupes cibles NN1, NN3 et NN6 (stabilité/instabilité du
système)
2. Stades développementaux et acquisition de la morphologie TAM
Nous présentons ci-dessous, sous forme de tableau, les caractéristiques du
développement de la morphologie TAM, proposées par Bartning et Schlyter
(2004 : 293-296) pour chaque stade développemental.
Tableau 1 : Développement de la morphologie TAM par stade développemental
Stades
Stade initial
Stade post-initial
Stade intermédiaire
Stade avancé bas
Stade avancé moyen
Stade avancé
supérieur
Caractéristiques de la morphologie TAM
- quelques rares formes du passé composé, comme j’ai vu et il a
vu, mais très peu de contextes du passé sont marqués
- émergence de l’imparfait avec être et avoir
- début d’apparition du futur périphrastique
- émergence de formes verbales modales (suivies d’infinitif)
- emploi plus productif du passé composé
- emploi du futur périphrastique
- émergence de quelques formes du futur simple
- quelques premiers contextes du subjonctif
- certains emplois du subjonctif
- rares exemples du conditionnel des verbes lexicaux
- quelques apparitions de formes liées à des structures syntaxiques
multipropositionnelles (infinitifs, gérondifs)
- emploi avancé de passé composé avec verbes d’état et imparfait
avec verbes d’action
- emploi plus productif du subjonctif, mais toujours avec quelques formes incorrectes
- le plus-que-parfait, le conditionnel et le futur simple sont employés correctement
- emploi du gérondif
- le subjonctif est maîtrisé dans les contextes obligatoires
- emploi sophistiqué de structures intégrées (infinitifs, gérondifs)
dans des énoncés mulitpropositionnels
70
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
3. Les marques de la temporalité
3.1. Variation développementale
3.1.1. Les temps du passé
L’analyse des temps du passé a révélé un emploi accru du passé composé, de
l’imparfait et du plus-que-parfait dans les narrations des apprenants plus scolarisés :
les apprenants NN3 utilisent plus souvent ces temps du passé que les apprenants
NN1 et dans la même logique de progression, le corpus NN6 en contient plus que
le corpus NN3.
Pour la description de la même histoire à partir de la même bande dessinée, le
nombre d’occurrences du passé composé passe de six dans le corpus NN1 à trente
et un dans le corpus NN3 et à quatre-vingt-neuf dans le corpus NN6. L’emploi de
ce temps du passé par les trois groupes d’apprenants est donc caractérisé par un
degré de développement important. Le tableau 2 montre l’évolution de l’utilisation
des deux auxiliaires (être et avoir) et le développement de l’emploi des participes
passés des différents types de verbes (verbes en -ER, -IR, -RE et –OIR). L’emploi
des auxiliaires manifeste d’abord une légère tendance à la suprématie de l’auxiliaire
être, mais, dans le groupe NN6, l’emploi d’avoir prédomine largement. L’analyse
de l’extension lexicale des participes passés révèle aussi des différences entre les
productions des trois groupes d’apprenants. Là où les verbes en –ER et –IR sont
les seuls à générer des formes au passé composé dans le corpus NN1, les quatre
types de verbes en produisent dans les deux autres corpus. En second lieu, nous
remarquons que, bien que le groupe de verbes en –ER continue à générer le plus
de participes passés dans le corpus NN6, la proportion relative des participes
passés des verbes en –IR, -RE et –OIR a fort augmenté par rapport aux deux
autres corpus.
Tableau 2 : Fréquence respective des différents types d’auxiliaires et de participes passés
Auxiliaire
avoir
être
Participe passé
-ER
-IR
-RE
-OIR
NN1
100%
50%
50%
100%
66,7%
33,3%
/
/
NN3
100%
41,9%
58,1%
100%
71%
12,9%
12,9%
3,2%
NN6
100%
60,7%
39,3%
100%
49,5%
21,3%
13,5%
15,7%
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 71
Le passé composé n’est pas le seul temps du passé dont l’emploi s’accroît dans
les productions des apprenants NN3 et NN6 : l’emploi de l’imparfait devient
également plus courant dans ces deux corpus. Là où le corpus NN1 ne contient
aucune occurrence de l’imparfait, nous en avons relevé huit dans le corpus NN3
et dix-huit dans le corpus NN6. Cet emploi accru de formes à l’imparfait va de
pair avec une extension lexicale des verbes produisant ces formes. Les apprenants
NN3 emploient les quatre formes suivantes : était (5x), avait (1x), regardait (1x)
et cherchait (1x), tandis que les apprenants NN6 en produisent sept : étai(en)t
(9x), avait (2x), il y avait (2x), allait (2x), appelait (1x), commençait (1x), dormait
(1x).
Le troisième temps du passé qui apparaît dans notre corpus est le plus-queparfait. Son emploi est limité à huit occurrences dans les narrations des apprenants
NN6. Trois de celles-ci sont composées du verbe être suivi d’un participe passé,
alors que les cinq autres ont le verbe avoir comme auxiliaire. La plupart des verbes
qui génèrent ces formes sont des verbes en –ER (arriver, voler, attraper, tomber
(2x)), deux sont des verbes en –RE (faire, disparaître) et un seul verbe se termine
en –IR (partir).
3.1.2. Les temps du futur
Ni le corpus NN1 ni le corpus NN3 ne contiennent une forme conjuguée au futur,
alors que nous avons relevé une forme du futur périphrastique (1) et une forme du
futur simple (2) dans les productions des apprenants NN6.
1.
NN6-Sn13 : chaque dimanche on va venir.
2.
NN6-Mo25 : je pense qu’ils sont sûrs que la petite est // sera sera ok avec le
garçon.
3.2. Variation individuelle
3.2.1. Les temps du passé
L’analyse de l’emploi des temps du passé révèle un degré de variation individuelle
différent pour les groupes NN1, NN3 et NN6. Le tableau 3 montre que cette
différence se manifeste surtout sur le plan du passé composé : 13,3% du groupe
NN1 produisent des formes du passé composé, alors que 64% du groupe NN3
et 93,3% du groupe NN6 le font. La variation individuelle est par contre moins
prononcée sur le plan des deux autres temps du passé, tout simplement parce que
leur emploi reste relativement rare.
72
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
Tableau 3 : Variation individuelle caractérisant l’emploi des temps du passé
% d’apprenants
passé composé
imparfait
plus-que-parfait
NN1
13,3%
/
/
NN3
64%
20%
/
NN6
93,3%
26,7%
10%
3.2.2. Les temps du futur
Nous n’avons relevé des formes du futur simple et du futur périphrastique que
dans les productions de deux apprenants NN6 (6,7% du groupe).
3.3. Variation du système de l’IL
3.3.1. Les temps du passé
3.3.1.1. Emploi formel
Nous remarquons en premier lieu que les trois groupes d’apprenants produisent
encore quelques formes du passé composé qui sont formellement inappropriées.
Plus spécifiquement, nous avons repéré quatre types d’emplois inappropriés : (a)
l’auxiliaire n’est pas accordé (3a-b), (b) l’auxiliaire utilisé est contextuellement
inapproprié (avoir au lieu d’être ou vice versa) (4a-b), (c) le participe passé est
formellement incorrect (5a-b) et (d) une forme finie est utilisée à la place d’un
participe passé (6a-b).
Tableau 4 : Fréquence des différents types d’emplois inappropriés du passé composé
aux. non accordé
aux. inapproprié
part.passé incorrect
part.passé = forme finie
NN1
1x
-
NN3
2x
3x
3.
a. NN1-176 : le chien et le garçon a regardé pour le grenouille.
b. NN6-635 : dans le matin le garçon et le chien a dé- euh découvert.
4.
a. NN3-834 : que l’animal est disparu.
b. NN6-814 : mais il a tombé dedans.
5.
a. NN6-Sn7 : le cerf lui a enlevé et s’a couri.
b. NN6-815 : il a poussi l’arbre.
NN6
1x
8x
2x
3x
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 73
6.
a. NN3-790 : le garçon a tombe à la dans l’arbre.
b. NN6-Sn7 : il s’est vitement habille.
Le tableau 4 montre que les apprenants NN6 produisent plus de formes
inappropriées du passé composé que les deux autres groupes d’apprenants et que la
nature des erreurs est plus variée dans ce corpus. Le plus grand nombre de formes
incorrectes est sans doute lié à l’accroissement de l’emploi du passé composé
dans la production de ces apprenants. Un nombre plus élevé de formes produites
permet de mieux cerner les difficultés rencontrées dans le processus d’élaboration
de celles-ci.
La dernière partie de l’analyse formelle du passé composé a pour objectif de
vérifier dans quelle mesure les formes produites du passé composé dans les trois
corpus sont ‘item-based’. Pour ce faire, nous examinerons la fréquence des formes
provenant des divers types de verbes dans les productions des apprenants NN1,
NN3 et NN6. Trois des quatre apprenants NN1 utilisant le passé composé ne
produisent qu’une seule forme. Par contre, six des seize apprenants NN3 (37,5%)
emploient plus qu’un seul type de verbe et ce nombre d’apprenants augmente à
dix-neuf ou 67,8% dans le groupe NN6. Dès lors, si l’emploi du passé composé
est sans doute encore ‘item-based’ dans le groupe NN1, la possibilité qu’il le soit
toujours dans les productions des apprenants NN3 et NN6 est peu probable.
Ensuite, quant à l’emploi formel de l’imparfait, les formes produites sont toutes
correctes aussi bien dans le corpus NN3 que dans le corpus NN6. Remarquons
toutefois qu’il n’est pas exclu qu’était et avait soient encore des formes du type
‘item-based’.
En dernier lieu, il reste l’emploi formel du plus-que-parfait par les apprenants
NN6. Dans deux des huit cas, l’auxiliaire avoir est utilisé là où être serait approprié
(7a-b). Les six autres formes du plus-que-parfait sont formellement correctes.
7.
a. NN6-Sn7 : le petit garçon avait tombé de cet arbre.
b. NN6-Sn7 : le petit garçon avait tombé dans l’eau de ce vallée.
3.3.1.2. Emploi fonctionnel
L’emploi fonctionnel du passé composé est encore relativement instable dans les
productions des apprenants NN1 et NN3. Seulement deux des six formes (33,3%)
dans le corpus NN1 et douze des trente et une formes (38,7%) dans le corpus NN3
sont employées dans un contexte du passé (8a-b). L’emploi devient plus stable dans
les productions des apprenants NN6 : le pourcentage de formes ancrées dans un
contexte du passé augmente à 65,2%. Les autres formes du passé composé produites
74
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
par les trois groupes d’apprenants marquent, soit un contexte du présent, soit un
contexte ambigu qui peut référer aussi bien au présent qu’au passé (9a-c) :
8.
a. NN1-227 : ils voient euh (que) le grenouille est parti.
b. NN3-788 : il est derrière de l’arbre qui est tombé.
9.
a. NN1-176 : le grenouille est ne pas dans la boîte. le chien et le garçon a regardé
pour le grenouille.
b. NN3-797 : il tombe dans dans l’eau avec son chien. Il court euh au bout de
l’eau et euh il il a entendu des bruits. Euh il euh va regarder. Et il trouve les petits
animaux avec leur enfant.
c. NN6-635 : dans la nuit le garçon et le chien s’endorment. Et le grenouille
s’échappe au au bocal. Dans le matin le garçon et le chien euh a euh dé- euh euh
découvert que le bocal est vide. Et euh le garçon s’habille.
Comme au passé composé, l’imparfait apparaît encore souvent dans des contextes
ambigus. La relation forme/fonction y est donc encore instable, aussi bien dans le
corpus NN3 que dans le corpus NN6 (10a-c) :
10.
a. NN3-606 : c’est un garçon avec son chien. on regardait d’un grenouille. le
chien et le garçon va euh va dormir.
b. NN3-791 : il prend ses animaux et son animal et euh euh ja était à la maison.
c. NN6-Le13 : alors le garçon voit une hol [= un trou]. il pense que la grenouille
est // était là. Alors il voit une animaux qui n’est pas son grenouille.
La même conclusion vaut pour l’emploi fonctionnel du plus-que-parfait : les
apprenants NN6 produisent encore souvent ce temps du passé dans des contextes
inappropriés (11) :
11.
NN6-Sn7 : il crie le nom de sa grenouille partout même dans la forêt. quand ils
étaient arrivés à un bijenkorf [= nid d’abeilles] euh le chien avait fait tomber le
ruche d’abeilles. le petit garçon cherche dans les arbres sa grenouille.
3.3.2. Les temps du futur
L’emploi du futur simple et du futur périphrastique par deux apprenants NN6 est
formellement et fonctionnellement approprié.
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 75
4. Les marques de modes
4.1. Variation développementale
a) Nous n’avons repéré dans le corpus NN1 qu’un seul contexte qui pourrait être
analysé comme un contexte du subjonctif. L’énoncé (12) peut effectivement être
interprété de deux façons : soit l’apprenant a l’intention de produire une proposition
infinitive (pour trouver le frog), soit il veut produire une locution conjonctive
impliquant l’emploi d’un subjonctif (pour qu’il trouve le frog) :
12.
NN1-101 : le garçon appelle # pour le trouve le frog dans le bois.
Cet énoncé mis à part, nous n’avons relevé aucun contexte qui impose une forme
du subjonctif dans le corpus NN1. Cette tendance perdure dans le corpus NN3 : les
apprenants ne produisent ni contextes ni formes du subjonctif dans leur narration.
Deux facteurs peuvent expliquer ce constat : les apprenants NN1 et NN3 n’ont
pas encore appris ce mode verbal et/ ou le mode de production de l’histoire n’a
pas atteint le niveau de complexité requérant l’emploi de structures exigeant un
subjonctif. La pertinence de ces deux facteurs est soulignée par l’apparition de
quatre contextes pour un subjonctif dans les productions des apprenants plus
scolarisés (NN6). Toutefois, dans trois des quatre contextes, c’est l’indicatif qui
est utilisé à la place du subjonctif (13a-c). Quant à la forme embarrasse dans
(13d), il est impossible de trancher s’il s’agit d’une forme du subjonctif ou de
l’indicatif présent.
13.
a. NN6-641 : le chien est content qu’il est libéré.
b. NN6-814 : il(s) semble(nt) content(s) que le petit Froggy peut aller avec le petit
garçon.
c. NN6-814 : il est vraiment content qu’il avait encore un Froggy.
d. NN6-628 : les abeilles ils ne veut plus que le chien l’embarrasse // l’em-.
b) L’impératif n’apparaît jamais dans les narrations des apprenants NN1 et NN3
et une seule fois dans les narrations des apprenants NN6. La présence minimale de
ce mode verbal est sans doute liée à la nature narrative de la tâche.
14.
NN6-Sn13 : et les parents disent «ah emmène Fien.»
c) Nous avons relevé un emploi accru de l’infinitif dans les corpus NN3 et NN6. Si
les apprenants NN1 ne produisent aucune forme infinitive, le nombre d’occurrences
76
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
augmente de deux dans le corpus NN3 et passe à neuf dans le corpus NN6. Dans
tous les cas, c’est la préposition pour qui précède la forme infinitive :
15.
a. NN3-607 : il va décider pour se trouver le pad avec le chien.
b. NN6-635 : le garçon s’habille pour chercher sa grenouille.
d) Nous n’avons retrouvé aucun participe dans les narrations des apprenants NN1.
Par contre, la narration de l’apprenant NN1/141 présente une forme approximative
du gérondif (16a-b). N’ayant pas encore appris cette forme, l’apprenant tente
d’exprimer la valeur du gérondif au moyen d’autres éléments linguistiques.
Ces deux constructions témoignent de l’efficacité du système interlangagier de
l’apprenant L2. En dépit du fait que l’apprenant n’a pas encore acquis la formation
et l’emploi du gérondif, il réussit à transmettre la valeur de cette forme en ayant
recours aux moyens linguistiques dont il dispose.
16.
a. NN1-141 : avec le chercher/é le chien tombe.
b. NN1-141 : le chien où le chercher/é euh le chien begaat une grande faute.
Nous avons relevé un participe présent dans le corpus NN3 et trois participes
passés dans le corpus NN6 (17a-b).
17.
a. NN3-605 : et euh cherch- cherchant il euh il il euh il trouve euh...
b. NN6-636 : il va voir derrière un arbre tombé.
4.2. Variation individuelle
L’examen de la variation individuelle caractérisant l’emploi des différents modes
ne peut porter que sur les groupes NN3 et NN6, étant donné que nous n’avons
relevé de marques modales que dans la production orale de ces deux groupes.
Le tableau 5 nous apprend que le pourcentage d’apprenants produisant les quatre
types de marques modales est plus élevé dans le groupe NN6 que dans le groupe
NN3. Toutefois, même dans le groupe NN6, le nombre d’apprenants qui emploient
les différents modes reste très restreint.
Tableau 5 : Variation individuelle caractérisant l’emploi des différents modes
% d’apprenants
subjonctif
impératif
infinitif
participe
NN1
/
/
/
/
NN3
/
/
8%
4%
NN6
10%
3,3%
20%
10%
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 77
4.3. Variation du système de l’IL
Il est impossible d’examiner la variation caractérisant l’emploi du subjonctif
dans les productions des apprenants NN1 et NN3 puisqu’il n’y apparaît pas. En
ce qui concerne son emploi dans le corpus NN6, nous observons qu’il n’est pas
encore stabilisé dans l’interlangue de ces apprenants. Ils produisent des contextes
requérant le subjonctif, mais ils n’arrivent pas à produire des formes subjonctives
adéquates dans ces contextes.
Vu l’absence de formes produites, il est impossible de commenter la variation
interlangagière touchant l’emploi de l’impératif. L’emploi (limité) du troisième
mode étudié, l’infinitif, paraît stable dans l’interlangue des apprenants NN3 et NN6.
Pour ces deux groupes, il semble lié à l’emploi d’une proposition subordonnée
visant à exprimer le but (pour + infinitif).
Les rares occurrences d’un participe dans les corpus NN3 et NN6 témoignent
d’un début d’emploi stable de ce mode, alors que ce type de formes n’apparaît pas
encore dans l’interlangue des apprenants NN1.
5. Les marques aspectuelles
5.1. Variation développementale
5.1.1. Aller + infinitif
Les trois corpus sont caractérisés par un emploi important du verbe aller dans son
acception aspectuelle. Le nombre d’occurrences passe de vingt dans le corpus
NN1 à quarante et une dans le corpus NN3 et à soixante et une dans le corpus
NN6. Aller exprime dans presque tous ces énoncés une valeur aspectuelle, qu’elle
soit ‘de mouvement’ (‘partir’) ou ‘dispositionnelle’ (‘se trouver dans la situation
de’) (18a-b). La valeur temporelle de ‘futur’ n’apparaît qu’une fois dans le corpus
NN3 et une fois dans le corpus NN6 (19a-b). Notons que, dans 19a et 19b, la
forme va tend vers la valeur temporelle de futur, mais pour exprimer une nuance
d’obligation (« il dit au chien que à partir ce moment il doit se taire »).
18.
a. NN1-4 : le grenouille va partir.
b. NN3-604 : il va chercher dans la chambre.
19.
a. NN3-800 : il dit à le chien qu’il va se taire
b. NN6-817 : il dit que le chien va se taire.
78
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
5.1.2. Être + infinitif/participe passé
La structure ‘être + infinitif/participe passé’ apparaît dans les narrations des trois
groupes d’apprenants. À notre avis, les apprenants s’en servent pour exprimer une
valeur durative. Noyau et al. (1995 : 178, 205) ont retrouvé des formes similaires
dans la production d’apprenants arabophones : la construction /e/-V est utilisée
pour exprimer un état incomplet ou imperfectif (la construction /ma/-V réfère à
des actions accomplies ou perfectives). Parallèlement, Von Stutterheim (1991) a
observé que les apprenants d’allemand L2 emploient la forme sein + infinitif pour
marquer l’imperfectivité (ich bin Deutschland arbeiten) (cf. Starren 2001 : 89).
Nous remarquons que le nombre d’occurrences de cette structure varie dans les
trois corpus : elle apparaît six fois dans le corpus NN1, vingt-trois fois dans le
corpus NN3 et une seule fois dans le corpus NN6. Dans ce dernier corpus, nous
rencontrons par contre trois occurrences d’ ‘être en train de’, suivies d’un infinitif,
la structure appropriée pour exprimer une valeur durative :
20.
a. NN1-176 : le chien est jouer/é avec la herbe.
b. NN3-793 : l’animal est courir.
c. NN6-809 : mais quand il est dormir.
5.1.3. Autres auxiliaires modaux/aspectuels
Outre les verbes aller et être, on rencontre d’autres auxiliaires suivis d’un infinitif
dans les productions des trois groupes d’apprenants. L’exploitation quantitative de
ces auxiliaires modaux et aspectuels permet de distinguer les groupes NN1 et NN3
du groupe NN6 : là où les apprenants NN1 et NN3 produisent respectivement trois
et six occurrences, les apprenants NN6 en emploient cinquante-huit.
Cette extension quantitative spectaculaire va évidemment de pair avec une
extension qualitative de la gamme d’auxiliaires utilisés. Nous retrouvons trois
auxiliaires différents suivis d’un infinitif dans le corpus NN1 : aider, demander et
devoir. Cet éventail s’étend vers une série de nouvelles formes dans le corpus NN3 :
voir, décider, dire, essayer et faire. Dans le corpus NN6, enfin, l’exploitation des
auxiliaires modaux ou aspectuels dépasse largement leur utilisation par les autres
groupes. On trouve entre autres les auxiliaires suivants : commencer à, continuer
à, laisser, vouloir, pouvoir, obliger à, etc.
21.
a. NN1-125 : le garçon fait au le chien il doit être silence.
b. NN3-607 : il va deman- décider pour se trouver le pad.
c. NN6-Le10 : il continue à chercher le grenouille.
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 79
5.2. Variation individuelle
Le tableau 6 résume pour chaque groupe le pourcentage d’apprenants produisant
les trois types d’auxiliaires distingués.
Tableau 6 : Variation individuelle caractérisant l’emploi de marques aspectuelles
% d’apprenants
aller + inf.
être + inf./part.
autres auxiliaires
NN1
36,7%
16,7%
10%
NN3
52%
40%
24%
NN6
93,3%
3,3%
80%
Il ressort du tableau ci-dessus que le pourcentage d’apprenants produisant
l’auxiliaire aller dans son acception aspectuelle et d’autres auxiliaires qu’aller et
être (commencer à, essayer de, vouloir, etc.) est plus élevé dans le corpus NN3
que dans le corpus NN1 et qu’il continue encore à augmenter dans le corpus NN6.
Par contre, le pourcentage d’apprenants qui emploient l’auxiliaire être suivi d’un
infinitif ou d’un participe passé augmente dans le corpus NN3 mais subit une forte
baisse dans le corpus NN6.
5.3. Variation du système de l’IL
Une première remarque concerne l’expression de l’aspect duratif/imperfectif
par les deux premiers groupes d’apprenants. Afin de rendre cette valeur, ils ont
développé un système particulier et relativement stable dans leur interlangue, qui
consiste à employer l’auxiliaire être suivi d’un infinitif ou d’un participe passé.
Cette stratégie semble relativement générale dans l’acquisition du français dans
la mesure où on la retrouve chez des apprenants de langue source assez différente
(cf. Noyau et al. (1995) et Von Stutterheim (1991)). Elle a par contre quasiment
disparu dans l’interlangue des apprenants NN6. Dans les narrations de ce dernier
groupe, nous avons par contre relevé l’apparition du tour approprié pour exprimer
l’aspect duratif (être en train de).
Une deuxième remarque vise l’emploi d’autres auxiliaires aspectuels (aller
(dans son acception aspectuelle), devoir, dire, etc.). Ces formes paraissent à
première vue assez stables dans l’interlangue des trois groupes d’apprenants.
Toutefois, dans le cas des groupes NN1 et NN3, la fréquence et la variété ne sont
pas suffisantes pour conclure qu’il s’agit bien là d’un emploi structurel intégré
dans l’interlangue et non pas d’un emploi ‘item-based’.
80
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
6. Discussion et conclusions
6.1. Variation développementale
Le processus d’acquisition de la morphologie TAM est caractérisé par un degré de
variation développementale important qui affecte les trois domaines étudiés : les
marques temporelles, modales et aspectuelles. Nous résumons brièvement à l’aide
du tableau 7 les spécificités du parcours développemental des temps du passé/
futur, des modes et des auxiliaires aspectuels/modaux :
Tableau 7 : Parcours développemental du système TAM
passé composé
imparfait
plus-que-parfait
futur périphr/ simple
subjonctif (contexte)
impératif
infinitif
participe
aller+inf.
être+inf./part.passé
autres auxiliaires
NN1
+
/
/
/
/
/
/
/
+
+
+
NN3
++
+
/
/
/
/
+
+
++
+++
++
NN6
+++
++
+
+
+
+
++
++
+++
+
++++
+: le marquage apparaît dans le corpus / ++/+++/++++: croissance du marquage par rapport
aux autres corpus
Le tableau 7 nous apprend que l’emploi de la plupart des marques temporelles,
modales et aspectuelles se développe graduellement dans les corpus NN3 et NN6
(augmentation du nombre d’occurrences marquées dans le corpus NN3 par rapport
au corpus NN1 et dans le corpus NN6 par rapport au corpus NN3).
L’emploi de certains temps (plus-que-parfait, futur) et de certains modes
(subjonctif, impératif) ne commence à apparaître que dans le discours des apprenants
NN6, alors que le verbe être suivi d’un infinitif ou d’un participe passé n’apparaît
pratiquement plus dans les productions de ce dernier groupe d’apprenants.
Soulignons enfin l’extension quantitative et qualitative spectaculaire des verbes
aspectuels/ modaux dans le corpus NN6. Nous renvoyons dans ce cadre à deux
études préliminaires qui ont montré que l’emploi de ces auxiliaires est un critère
important pour distinguer entre les niveaux d’acquisition des stades avancés
(Housen, Kemps et Pierrard : 2009 ; à paraître).
Divers types de variation dans le développement de la morphologie TAM 81
6.2. Variation individuelle
L’examen du degré de variation individuelle dans les trois groupes d’apprenants a
d’abord mis en évidence que l’emploi d’une marque temporelle/modale/aspectuelle
n’apparaît jamais dans les narrations de tous les apprenants des groupes NN1,
NN3 et NN6. En d’autres mots, l’emploi de ces marques implique toujours un
certain degré de variation individuelle.
Ensuite, les observations nous montrent que le pourcentage d’individus produisant
des marques temporelles, modales et aspectuelles augmente presque toujours
proportionnellement au niveau de scolarisation des trois groupes d’apprenants.
Ainsi, les apprenants NN3 sont plus nombreux à employer les temps du passé,
les différents modes et les auxiliaires modaux et aspectuels que les apprenants
NN1 et une évolution semblable a été décrite entre les apprenants NN6 et NN3. La
progression développementale des marques temporelles, modales et aspectuelles
dans les productions des trois groupes d’apprenants, décrite dans le point 6.1., va
donc de pair avec un nombre plus élevé d’apprenants produisant ces marques. La
seule exception à cette règle concerne l’emploi du verbe être suivi d’un infinitif ou
d’un participe passé, qui décline du groupe NN3 au groupe NN6.
6.3. Variation dans le système de l’interlangue
L’emploi formel des temps du passé (passé composé, imparfait, plus-que-parfait)
est relativement stable dans l’interlangue des trois groupes d’apprenants : la plupart
des formes du passé produites par les apprenants NN1, NN3 et NN6 sont correctes.
Rappelons cependant que les formes du passé composé dans le corpus NN1 et les
formes était et avait dans les corpus NN3 et NN6 sont peut-être ‘item-based.’ Par
contre, l’emploi fonctionnel des trois temps du passé reste relativement instable
dans les narrations des trois groupes d’apprenants : nous avons retrouvé plusieurs
formes passées dans des contextes de présent ou des contextes ambigus. Les deux
occurrences du futur simple et du futur périphrastique sont appropriées aussi bien
sur le plan formel que fonctionnel. Cependant, ce nombre est évidemment trop bas
pour pouvoir formuler des conclusions générales sur la variation dans le système
de l’interlangue des apprenants.
Cette dernière remarque vaut également pour l’emploi des quatre modes
étudiés (subjonctif, impératif, infinitif, participe). La relation forme/fonction de
l’infinitif et du participe semble à première vue assez stable dans l’interlangue des
apprenants NN3 et NN6. Pourtant, les quelques cas relevés ne permettent pas de
généraliser ce résultat. Pour ce qui concerne le subjonctif, nous rappelons que bien
que les apprenants NN6 génèrent des contextes requérant le subjonctif, aucune
forme subjonctive n’est effectivement produite par ces apprenants.
82
Nancy Kemps, Alex Housen et Michel Pierrard
Enfin, l’emploi des marques aspectuelles est relativement stable dans
l’interlangue des trois groupes d’apprenants. Cependant, l’emploi de l’auxiliaire
être suivi d’un infinitif ou d’un participe passé, emploi qui surgit chez les apprenants
NN1 et se développe fortement dans le groupe NN3, disparaît de l’interlangue
des apprenants NN6. Chez ces derniers, nous avons par contre relevé la structure
appropriée pour exprimer la valeur durative (être en train de). Enfin, pour ce qui
est des formes modales et aspectuelles produites par les groupes NN1 et NN3,
il n’est pas sûr que la fréquence et la variété soient suffisantes pour exclure un
emploi ‘item-based’ de ces formes.
Bibliographie
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Meaning, and Use. ����������������������
Malden MA : Blackwell.
Bartning I. et Schlyter, S. 2004 : Itinéraires acquisitionnels et stades de développement en
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Starren, M. 2001 : The Second Time. The Acquisition of Temporality in French and Dutch
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���� Huebner,
�����������������������������������������������������������
T. et Ferguson, C. Amsterdam : Benjamins. 358-403.
Meri Larjavaara
Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres
de textes
1. Introduction
Le point de départ de cette étude est la constatation guère surprenante que certains
verbes peuvent apparaître dans plusieurs schémas actanciels. Dans le cas de ces
verbes, plusieurs schémas actanciels – c’est-à-dire plusieurs configurations de
sujets et d’objets, ou plusieurs constructions – sont donc attestés. Ces schémas
actanciels différents peuvent être reliés à différents sens, comme dans le cas
de l’exemple (1), ou sembler être en variation libre, comme dans l’exemple (2)
(exemples construits) :
1.
Luc sert le dessert.
Ces fruits servent de dessert.
2. Les participants discutent une question.
Les participants discutent d’une question.
Les participants discutent sur une question.
Lors de l’analyse de ces schémas actanciels, il est, naturellement, également
tenu compte des propriétés sémantiques requises par chaque schéma (animé ou
inanimé, abstrait ou concret, etc.).
Selon les courants linguistiques fonctionnels, tels la grammaire cognitive
(Cognitive Grammar : Langacker 1991) et la grammaire des constructions
Université d’Åbo Akademi.
Je
�����������������������������������������
remercie Virginie Suzanne de son aide.
�����������������������������������������������������������������������������������
La question de savoir si ce sont des homonymes ou des mots polysémiques n’est pas
discutée ici.
���������������������������������������������������������������������������������������
La variation dite libre peut naturellement être sujette à des différences de fréquence
considérables.
Meri Larjavaara
84
(Construction Grammar : voir p. ex. Goldberg 1995 et Grammatical Constructions
2005), une variation n’est pourtant jamais gratuite. Il peut s’agir de différences
entre différentes variétés de la langue – variétés régionales, sociolinguistiques,
stylistiques – ou il peut être question d’une différence de sens. Mises à part les
différences entre les différentes variétés de la langue, puisque celles-ci constituent
un autre type de problématique, la langue a tendance à essayer d’atteindre l’équilibre
économique « une forme – un sens », et elle ne maintiendrait une situation à deux
formes correspondant à un sens que pendant un moment de recherche d’équilibre.
Les deux formes auraient donc tendance à avoir des sens différents.
2. Le cas du verbe penser
Le verbe penser fait partie de ces verbes pouvant figurer dans plus d’un schéma
actanciel. En ce qui le concerne, il semble clair qu’il y a une différence sémantique
entre les deux schémas actanciels dans lesquels il figure avec un syntagme nominal
et qui nous intéressent, l’un avec un complément indirect et la préposition à, l’autre
avec un objet direct.
Blinkenberg (1960 : 169–170) compare les deux énoncés (a) et (b) sous (3) :
3a J’ai pensé longuement à ce livre avant de l’écrire.
3b J’ai pensé longuement ce livre avant de l’écrire.
Il formule leur différence sémantique, nette selon lui, de la façon suivante : « La
différence est ici celle d’un rapport de direction à un rapport de création. »
La transitivité directe entraînerait donc avec elle un objet effectué, un objet
produit du procès (c’est le « rapport de création »). Avec de nombreux exemples,
Blinkenberg précise plus haut (p. 169) :
« Penser est directement transitif lorsqu’il s’agit d’indiquer le contenu même de la
pensée ; il l’est également, avec une certaine recherche de style, dans un domaine
intermédiaire entre ‘contenu’ et ‘direction’ de la pensée ».
Blinkenberg parle donc, en plus de la différence sémantique, d’une « recherche
de style » : il constate qu’il peut y avoir une différence stylistique entre les deux
emplois.
Blinkenberg est loin d’être le seul à avoir constaté cette différence sémantique.
Pour sa part, François (1998 : 185) écrit que dans J’ai pensé à ce problème la
relation entre les deux participants, ‘moi’ et ‘le problème’, est celle d’un agent et
Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres de textes
85
d’un localisateur, tandis que dans le cas de J’ai pensé et repensé ce problème, le
référent de l’objet est affecté par le procès.
Il peut paraître néanmoins difficile de comprendre concrètement ce que les
auteurs veulent dire ici par un « rapport de direction » ou un « localisateur », liés à
l’emploi de la préposition à – ne s’agirait-il pas simplement de ce qui est suggéré
par le sens premier, concret et non métaphorique, de à ? Il semble que ce soient
deux façons de dire que le référent du complément du verbe reste aliénable du
référent du verbe, c’est-à-dire que leur lien sémantique est peu étroit.
Si, d’autre part, nous considérons la dichotomie classique objet effectué (produit
du procès) / objet affecté (affecté par le procès), les deux analyses peuvent paraître
contradictoires : François parle d’un référent de l’objet affecté, Blinkenberg d’un
objet effectué. Mais en fait il peut être constaté que si nous prenons comme critère
d’un haut degré de transivité sémantique d’une construction l’effet qu’a le procès
sur le référent de l’objet, c’est-à-dire son degré d’affectation, il est clair qu’un
objet effectué peut être considéré comme hautement transitif : le procès engendre
le référent et donc l’affecte d’une façon cruciale (voir Larjavaara à paraître).
Ces deux propriétés peuvent donc être unifiées quand il est question du degré de
transitivité sémantique.
Pour revenir au verbe penser, dans une étude plus récente, François (2003 :
129) fait remarquer que le verbe penser
« est un verbe fondamentalement transitif indirect qui a développé au cours du 20ème
siècle des emplois transitifs (à syntagme nominal, ex penser la révolution). »
Il précise (p. 130) que l’emploi transitif peut être rencontré surtout dans les essais
et les textes scientifiques et très marginalement dans les belles lettres. Ce serait
donc, en plus de la différence sémantique, une question de genre, l’un des schémas
actanciels appartenant surtout à un genre spécifique. François rejoint en ceci la
remarque de Blinkenberg sur la « recherche de style ».
Si cet emploi à objet direct se trouve surtout dans un certain genre de textes,
comme l’indique François, il est question d’une distinction sémantique qui est
renforcée par sa qualité stylistique. C’est en ceci que le thème de cette étude
rejoint la thématique générale du colloque : il s’agit de voir si le genre de texte
– le contexte – influence la gamme des possibilités sémantiques proposées par les
différents schémas actanciels d’un verbe.
Dans la présente étude, c’est l’emploi du verbe penser dans deux genres textuels
distincts qui nous intéresse : d’une part, un français hautement normatif mais non
littéraire (dont parle François), de l’autre, un français également écrit mais relâché,
et, comme point de comparaison, je prendrai des emplois littéraires de ce verbe.
86
Meri Larjavaara
3. Corpus
Je suis partie à la recherche d’occurrences intéressantes en effectuant des recherches
sur Frantext et sur WebCorp (au cours du printemps 2008). Selon ce qui était mon
intention au départ – voir quel était l’usage dans un français hautement normatif
mais non littéraire –, j’ai d’abord fait mes recherches sur Frantext uniquement
sur des textes non littéraires. J’ai choisi les textes « après 1980 » et ai abouti à
68 textes.
Sur ce même corpus, j’ai fait mes recherches pour penser avec un syntagme
nominal qui suit directement le verbe ou avec un complément en à + SN également
directement après le verbe. Comme le corpus n’était pas catégorisé, les syntagmes
nominaux ont été détectés grâce aux articles définis ou indéfinis. De ce fait, ce
procédé a exclu, malheureusement, beaucoup d’occurrences intéressantes : tout ce
qui était inversion ou insertion d’un élément entre le verbe et son complément, par
exemple. Il ne m’a permis que de repérer les syntagmes nominaux avec article défini
ou indéfini qui viennent juste après la forme verbale et pas les autres (nom propre,
propositions entières ...). Ce type de limitations fait cependant partie des problèmes
difficilement évitables rencontrés lors d’une recherche sur corpus informatisé.
Finalement, pour pouvoir faire une comparaison, j’ai aussi lancé une recherche
sur les textes littéraires (poésie, roman, théâtre) de la même période (129 textes),
puisque sur WebCorp, où j’avais pensé trouver des occurrences du verbe dans
un contexte relâché, les résultats bruts de la recherche ont été beaucoup moins
nets. Le logiciel ne permet pas d’exclure tous les autres lexèmes (pension ...),
et il y a en outre des répétitions d’occurrences. À ce stade, le logiciel n’a pas
permis d’obtenir de résultats fiables et ceux-là ne serviront donc que de point de
comparaison vague.
En ceci la collecte du corpus n’a pas été réussie et ne permet que de détecter
des tendances qui ne permettent pas de faire de conclusions sur la fréquence, entre
autres (voir la communication de Pierre Larrivée et de Ramesh Krishnamurthy sur
les problèmes liés à l’usage de l’internet comme corpus).
Il faut également souligner que le nombre de cas disqualifiés a été vraiment
considérable. Par disqualifié, je veux dire que la construction repérée n’a pas
correspondu du tout au lexème penser (mais à pension, par exemple), que le
complément qui suit n’a pas été objet direct ou indirect du verbe mais plutôt une
parenthèse, une insertion, etc. ��������������������������������������
Nombres des occurrences trouvées dans Frantext : (a) textes non littéraires, avec
préposition à : 232 occurrences dont 13 disqualifiées → 219 occurrences (b) textes non
Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres de textes
87
Ainsi, le procédé que je viens de décrire m’a permis de repérer les objets directs
ou indirects avec SN doté d’un article défini ou indéfini suivant directement le
verbe.
4. Analyse du corpus
4.1. Différences sémantiques entre compléments en SN et en à + SN
Le complément « traditionnel » avec la préposition à renvoie à un référent vers
lequel la pensée se dirige (« direction », « localisation » selon les différents
auteurs) :
4.
Quand je pense à un ami, je ne puis rester dans l’abstraction, j’évoque des situations,
donc des cadres. [Frantext : Antoine Blondin 1982]
Le référent du SN reste totalement aliénable du procès.
Il convient d’ailleurs de noter que dans ce corpus la locution faire penser à + SN
est extrêmement fréquente :
5.
Son regard immobile, inexpressif, me fait penser au regard des fauves. [Frantext :
Nathalie Sarraute 1983]
Il est question alors de quelque chose de peu conscient, d’une idée qui « tombe du
ciel » – c’est-à-dire que le procès de penser est très peu intentionnel.
En ce qui concerne le verbe transitif penser à objet direct, il a donc été constaté,
comme je l’ai indiqué plus haut, que l’objet serait un objet effectué, c’est-à-dire
un objet produit du procès, qui exprime ce que le procès crée. L’exemple suivant
illustre bien la chose (exemple emprunté à Larjavaara 2000 : 205) :
6.
« [...] En fait, entre vingt et trente ans, tu penses ta vie. Tu prends le temps de te
trouver, de réfléchir ...» [Marie Claire 6/1998 : 82]
La vie est créée à cet âge-là, c’est alors qu’on en fait ce que l’on veut.
Cette distinction sémantique se trouve également dans le corpus du présent
travail. L’objet (direct) est, effectivement, souvent effectué :
7. Ce n’est que gorgé de compagnie et de vin que j’ai pu penser une telle ânerie.
[Frantext : Hervé Guibert 2001]
littéraires, objet direct : 135 occurrences dont 101 disqualifiées → 34 occurrences (c) textes
littéraires, objet direct : 189 occurrences dont 162 disqualifiées → 27 occurrences.
88
Meri Larjavaara
Cependant, il ressort clairement du corpus une autre propriété sémantique de la
construction directe :
8. Quel est votre sentiment ? - Avant tout, je veux exprimer un sentiment très profond :
nous devons penser les problèmes du Proche-Orient en termes de paix, nous devons
avant toute chose vouloir un règlement qui assure la paix. [Frantext : Pierre MendèsFrance 1990]
9. [...] : la mode est née. Penser la mode requiert que l’on renonce à l’assimiler à un
principe inscrit nécessairement et universellement dans le cours du développement
de toutes les civilisations [...] [Frantext : Gilles Lipovetsky 1987]
Dans ces exemples, au lieu de les considérer comme des occurrences d’objets
effectués, c’est plutôt le caractère fortement transitif par d’autres paramètres
que ceux qui définissent un objet effectué qui ressort : il s’agit d’un procès où le
rôle du sujet est fort agentif.
Dans les deux cas – objet effectué (c’est-à-dire produit du procès) et référent
du sujet agentif – on s’approche d’un haut degré de transitivité sémantique (voir
Lazard 1994 : 245, entre autres) si celle-ci est définie comme étant la sémantique
d’un énoncé prototypiquement transitif (pour une discussion sur la transitivité,
voir également Kittilä 2002 et Næss 2003).
Ces constructions transitives directes du verbe penser suivraient donc le modèle
de la transitivité sémantique, comme le propose Goldberg (1995 : 116–119) : la
construction transitive, avec objet direct, est parfois supposée porter un sens à elle
– un sens qui la rapprocherait d’une phrase transitive prototypique avec objet ayant
clairement le rôle de patient et sujet portant le rôle d’un agent prototypique. Il
semble que pour l’emploi à objet direct du verbe penser ce soit le caractère agentif
du référent du sujet qui est décisif. En témoigne également l’exemple suivant (qui
n’appartient pas au corpus décrit plus haut) :
10. [Chapeau p. 16 :] « L’ancien directeur de ‘Marianne’ entend désormais se consacrer
à penser l’évolution du monde. C’est la crise de l’idée de progrès qui le taraude »
[Début du texte :] « Depuis trente ans, en marge de mes activités de journaliste et
de directeur de journaux, j’ai toujours mené une réflexion sur l’évolution, qu’elle
soit naturelle ou sociale. » [Dernier paragraphe de l’article p. 17 :] « Aujourd’hui,
à 70 ans, j’ai définitivement quitté le journalisme, mais j’entends poursuivre ma
réflexion sur la gravissime crise de la presse aujourd’hui. Il faut tout repenser. J’ai
une nouvelle vie. [...] » [Le Nouvel Observateur 2268 24 avril 2008]
En analysant l’emploi transitif du verbe penser (repenser) dans cet exemple et en
le comparant au contexte et aux deux occurrences de mener une/poursuivre sa
Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres de textes
89
réflexion qu’on y trouve, nous pouvons noter qu’il s’agit d’un procès hautement
agentif, caractéristique de l’usage transitif du verbe.
La différence sémantique entre les deux usages semble donc confirmée par
ce corpus. En ce qui concerne l’emploi transitif du verbe, l’usage transitif serait
motivé d’une part par le caractère effectué du référent de l’objet direct du verbe
penser, et de l’autre, par l’agentivité du référent de son sujet.
4.2. Différences entre les genres textuels
La construction transitive serait donc typiquement trouvée dans les genres peu
littéraires (« essais » et « textes scientifiques » selon François), qui peuvent
être appelés ici son genre prioritaire. Mais, en analysant le corpus, il a pu être
constaté qu’elle peut être trouvée également, bien que de façon moins fréquente,
dans des textes littéraires ou relâchés. Qu’en est-il alors de cet emploi de la
construction transitive dans des genres auxquels elle n’appartiendrait pas d’une
façon prioritaire ?
Il semble que le sémantisme agentif soit surtout lié à l’usage dans les textes non
littéraires mais normatifs, c’est-à-dire appartenant à son genre prioritaire. Si dans
la partie non littéraire du corpus tiré de Frantext beaucoup des occurrences peuvent
être rangées sous l’étiquette « emploi transitif motivé par l’agentivité du référent du
sujet », dans la partie littéraire du corpus c’est loin d’être le cas. En ce qui concerne
les objets du verbe penser, parmi les occurrences transitives dans la partie littéraire
du corpus, à peu près la moitié semblent être au moins partiellement lexicalisées :
il est question d’objets du type penser la même chose / le contraire / le pire. Ces
compléments ne sont pas référentiels ; ils ont une fonction plutôt adverbiale.
11.Je sais qu’il pense la même chose. Entre nous les mots servent à autre chose.
[Frantext : Evane Hanska 1984]
Dans la partie littéraire du corpus tiré de Frantext, en plus des cas lexicalisés au
moins à un certain degré, la motivation par le caractère effectué de l’objet semble
être plus courante que celle par l’agentivité du référent du sujet, contrairement à
ce qui se passe dans les cas non littéraires. Les occurrences trouvées à l’aide de
WebCorp – langage relâché d’Internet – correspondent à cette même constatation.
En plus des cas lexicalisés au moins à un certain degré, on y trouve un exemple
d’objet effectué très clair (sans mentionner les occurrences du type ce site est bien
pensé qui témoignent du même phénomène) :
12.
Microsoft a bien pensé le système : [WebCorp : http://mhmag.free.fr/zine/efs/EFS.
TXT]
Meri Larjavaara
90
5. Pour conclure
Nous constatons donc une différence d’usage, les textes non littéraires mais
hautement normatifs profitant davantage de la possibilité d’une construction
transitive du verbe penser. Pour les textes littéraires ou relâchés cet emploi est
plus marginal. Ceci confirme donc ce qu’avait dit François (2003).
La différence sémantique entre les deux constructions possibles, transitive ou
en à + SN, est également confirmée en plus d’être nuancée. Le caractère effectué
de l’objet n’est pas seul décisif, mais toute la sémantique transitive est à considérer
et notamment l’agentivité du référent du sujet.
D’une façon intéressante, les différents genres semblent profiter différemment
de la différence sémantique entre les deux constructions :
•
•
genre non littéraire normatif : usage transitif relativement fréquent, motivé
surtout par l’agentivité du référent du sujet
genre littéraire ou relâché : usage transitif moins fréquent, motivé surtout
par le caractère effectué de l’objet
Le lexème a donc différents usages possibles dans différents genres. Bien que
le noyau de son sens reste le même, son sens mis en contexte – exploitant la
sémantique de la construction où le lexème se trouve et sans laquelle il resterait
une abstraction – varie d’un genre à l’autre.
Bibliographie
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Danske Videnskabernes Selskab.
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et classes aspectuelles et actancielles de prédication. La transitivité. Éd. A. Rousseau.
Travaux et recherches. Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion. 181–
201.
François, J. 2003 : La prédication verbale et les cadres prédicatifs. Bibliothèque de
l’Information Grammaticale 54. Louvain
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– Paris : Peeters.
Frantext http://www.frantext.fr/
Goldberg, A. E. 1995 : Constructions : a construction grammar approach to argument
structure. Chicago and London : The University of Chicago Press.
Grammatical Constructions : Back to the Roots. ����������������
Éd. M. Fried et ������������������������
H. C. Boas. Amsterdam :
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John Benjamins. 2005.
Penser (à) l’emploi : schémas actanciels dans deux genres de textes
91
Kittilä, S. 2002 : Transitivity: towards a comprehensive typology. ��������
Yleisen �������������
kielitieteen
julkaisuja 5. Turku : Turun yliopisto.
Langacker, R. W. 1991 : Foundations of cognitive grammar. �����������������������������
Tome II. Stanford : Stanford
University Press.
Larjavaara, M. 2000 : Présence ou absence de l’objet : limites du possible en français
contemporain. Humaniora 312. Annales Academiæ Scientiarum Fennicæ. Helsinki :
Academia Scientiarum Fennica.
Larjavaara, M. (à paraître) : Le plein des choses : objets effectués. Aux marges des
grammaires. Éd. E. Richard et F. Neveu, Université Rennes 2.
Lazard, G. 1994 : L’actance. Linguistique nouvelle. Paris : Presses Universitaires de
France.
Næss, Å. 2003 : Transitivity: from semantics to structure. ����������������������������
Doctoral Thesis. Katholieke
Universiteit Nijmegen.
WebCorp http://www.webcorp.org.uk/
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
La créativité et la conventionnalité de groupes nominaux
atypiques déterminant + pronom indéfini et leurs contextes
communicatifs
1. Introduction
L’objectif de cet article est de dégager des critères permettant de reconnaître un
emploi créatif d’un emploi conventionnel. La question a un intérêt heuristique et
théorique. Son importance heuristique est la définition du statut d’usage courant,
conventionnel mais atypique, créatif ou erroné d’une forme. Le statut d’usage
n’est pas a priori marqué : la marque étant le point de départ de la linguistique
de corpus qui constitue la perspective adoptée dans ce travail, cette approche
se trouve dans ses versions actuelles (Teubert et Krishnamurthy 2007 : 8-9 par
exemple) à affiner ses outils par la recherche sur des phénomènes atypiques
(Hathout et al. 2008). Cette recherche est pertinente pour distinguer l’atypique
et l’erroné dans l’analyse de l’oral spontané ou de textes de langues exotiques ou
anciennes. L’intérêt théorique est le statut de l’usage des items dans une langue.
Les connaissances constitutives des langues incluent des représentations abstraites
comme les schémas syntaxiques. Ces schémas n’en sont pas moins actualisés par
des items concrets qui peuvent imposer des collocations. Par exemple, ce n’est
qu’à la première et non à la deuxième personne qu’on retrouve la séquence défier
qui que ce soit ; en outre, la seule suite je défie qui que ce soit représentait plus
de la moitié des attestations de qui que ce soit avec une lecture paraphrasable par
toute personne dans le corpus de Larrivée (2007 : 73). De tels faits ne peuvent être
accidentels, et suggèrent que l’usage fait partie des connaissances de la langue,
comme force à le conclure l’existence de sélection de prépositions, des figements,
des idiomes, des proverbes. La langue n’est donc pas un pur appareil de schémas
générateurs de séquences. Cette réalité pose la question de savoir ce qui est
conventionnel et ce qui est créatif dans une langue.
������
Aston University
����������
94
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
Nous nous proposons de répondre à la question des caractéristiques des
emplois créatifs en examinant un phénomène grammatical particulier caractérisant
les pronoms indéfinis. Les formes retenues sont pour le français qu(o)i que ce
soit, quiconque, n’importe qu(o)i, quelqu’un / quelques-uns / quelque chose, je
ne sais qu(o)i, Dieu sait qu(o)i précédées d’un déterminant indéfini, défini ou
démonstratif. C’est une construction atypique dans la mesure où un pronom qui
fonctionne habituellement seul comme groupe nominal est accompagné par un
déterminant qui introduit normalement une tête nominale (Larrivée 2009). La
construction est considérée en anglais à travers les formes somebody / someone /
something, nobody / no one / nothing, anybody / anyone / anything et everybody
/ everyone / everything introduites par les mêmes déterminants. Le choix d’un
ensemble représentatif dans chaque langue vise non pas la grammaire contrastive
des séquences, mais l’identification des caractéristiques formelles et linguistiques
des emplois créatifs. L’hypothèse est faite que ces emplois s’associent à des
environnements textuels discernables, ce qui nous amène à recourir aux corpus
comparables de la banque Frantext et de la Bank of English, qui sont opposés aux
données internet. Cette comparaison permettra de tester le rapport entre créativité
linguistique et environnements textuels.
2. Données du français
Les pronoms indéfinis retenus (qu(o)i que ce soit, quiconque, n’importe qu(o)i,
quelqu’un / quelques-uns / quelque chose, je ne sais qu(o)i, Dieu sait qu(o)i)
connaissent des emplois atypiques où il sont précédés d’un déterminant (indéfini,
défini et démonstratif). Le recensement du nombre d’emplois du déterminant
immédiatement suivi de l’indéfini a été fait en octobre 2006 dans la banque
littéraire Frantext.
qui que ce soit
168
quoi que ce soit
712
quiconque
830
n’importe qui
678
n’importe quoi
1 234
un / une / des
0
le / la / les
0
ce / cette / ces
0
0
0
0
1
1
3
0
1
4
0
0
1
1
3
3
3
9
95
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
quelqu’un
8 890
quelques-uns
2 290
quelque chose
19 720
je ne sais qui
75
je ne sais quoi
809
Dieu sait qui
6
Dieu sait quoi
53
6
3
57
66
4
5
3
12
15
8
158
181
1
1
0
2
151
35
160
346
0
0
0
0
0
0
0
0
183
55
384
622
Tableau 1. Pronoms indéfinis précédés immédiatement par un déterminant dans les textes
de Frantext depuis 1900
Les séquences brutes n’illustrent certes pas toutes un groupe nominal, qui n’est pas
concerné par la suite du pronom sujet inversé « ce » et de l’attribut « quelqu’un »
dans l’exemple suivant :
1.
Baslèvre reprend : -était-ce quelqu’un de chez nous ? (E. Estaunié, 1919, L’Ascension
de M. Baslèvre. Frantext)
Cet autre donne une forme qui représente l’ancien usage du quelqu’un
d’approximation précédant le un partitif :
2.
S’il arrivait malheur à un quelqu’un des leurs, ils mettaient le pays à feu et à sang.
(A. France, 1918, Le Petit Pierre. Frantext)
Les emplois nominaux de personne et tout, adjectivaux de nul, certain, divers,
différent, nul poseraient les mêmes interférences. Tous les groupes nominaux
pertinents ne sont pas recensés par la recherche limitée à une proximité immédiate,
qui ne donnerait pas l’exemple suivant s’il figurait dans Frantext :
3.
Ceci étant, vous avez aussi raté un vrai quelque chose. Hier avait lieu le tout
premier match de tennis nu diffusé sur Internet. (J. Dion. 22.5.03. En avoir ou pas.
Le Devoir B6)
96
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
Ces interférences n’entament pas la pertinence des résultats relatifs (Church et
Hanks 1990). Le rapport du nombre de combinaisons au nombre d’indéfinis
montre qu’il s’agit bien d’emplois atypiques : aucune combinaison n’atteint le 1 %
des emplois de l’indéfini, sauf je ne sais qui dont les 2 combinaisons représentent
2.67% des 75 occurrences, et je ne sais quoi, dont près de 43% des occurrences
instancient la combinaison (au point où elle est empruntée par l’anglais). L’emploi
connaît des disparités selon les formes, ce qui laisse à croire à un statut d’usage
différent. Le diagnostic de ce statut ne saurait se faire à partir d’un nombre
d’occurrences absolu : un seuil de 10 occurrences par exemple ferait de quelquesuns une séquence conventionnelle alors que n’importe quoi n’en serait pas une, ce
qui est contre-intuitif – du n’importe quoi semblant plus reconnaissable en français
continental informel que des quelques-uns. Un nombre relatif est plus susceptible
de tester le statut considéré, qui n’est pas établi par le rapport entre combinaisons
et indéfinis seuls, comme le montre la faible proportion de la séquence ce
quelqu’un qui semble intuitivement conventionnelle. Le rapport pertinent est celui
des combinaisons entre elles. La majorité des séquences sont constituées par les
trois formes je ne sais quoi, quelque chose et quelqu’un, qui ensemble livrent
95% des occurrences. Ces combinaisons se trouvent confirmées dans leur statut
conventionnel par le fait qu’elles servent de modèle à des combinaisons hautement
créatives, avec récursion du déterminant :
4. a. Ces filles qui font du folk ont ce un je-ne-sais-quoi qui les rendent [sic] sexys.
(http://www.mrchristopher.fr/bafouille/?p7)
b. Si l’âme est un «ce quelque chose», elle est dès lors un individu. Or tout individu est
d’une espèce et d’un genre déterminés.(http://www.aquin.com/Pages/Traductions/
QDAnimaHtm/QDAnimaQ1.htm)
ainsi qu’en atteste le métadiscours d’une note du traducteur à la suite de (4b) :
5.
«Ce quelque chose» est la traduction littérale de l’expression «hoc aliquid» qui
elle-même est la traduction littérale de l’expression technique aristotélicienne tode
ti. Les oreilles souffrent mais pourquoi faudrait-il rendre littéraire ce qui est littéral?
Le démonstratif «ce» indique qu’il s’agit d’un individu, «quelque chose» indique
qu’il s’agit d’une substance.
Certaines combinaisons ne sont d’autre part pas attestées. Cette absence d’attestations peut provenir de l’impossibilité des séquences, comme l’agrammaticalité
de la suite déterminant singulier + indéfini pluriel. Elle peut relever des limites du
corpus. Une recherche sur le corpus plus large des pages accessibles à Google en
février 2008 donne les résultats suivants.
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
qui que ce soit
1 420 000
quoi que ce soit
4 260 000
quiconque
3 580 000
n’importe qui
1 810 000
n’importe quoi
6 940 000
quelqu’un
33 800 000
quelques-uns
2 920 000
quelque chose
21 700 000
je ne sais qui
105 000
je ne sais quoi
1 200 000
Dieu sait qui
7 040
Dieu sait quoi
39 300
un / une / des
123 000 / 0 / 4
le / la / les
5 / 2 380 / 455
ce / cette / ces
871 000 / 0 / 1
01 370 / 7 / 7
1 060 / 1 170 / 5
1 670 / 1 / 0
748 / 151 / 53
248 / 388 / 54
441 / 4 / 10
13 700 / 4 910 / 2 030
15 700 / 8 290 /
2 570
82 600 / 27 700
/ 542
6 970 / 5 760 / 677
1 220 000 / 2 / 398
603 / 2 / 65 800
48 000 / 3 930 /
12 800
2 450 / 8 / 881
909 / 2 130 /
19 500
9 640 / 112 000 /
26 000
836 / 3 560 / 9
115 000 / 1 620 /
5 460
0/0/0
12 600 / 14 800 /
1 150
1/ 2 / 0
296 000 / 89 / 605
2/0/0
4/7/0
1/0/0
3 820 / 4 390 / 6 320
19 800 / 2 710 / 775
738 / 254 / 585
97
332 000 / 4 / 1 770
234 000 / 125 / 601
159 000 / 682 / 4 500
45 000 / 4 / 4
0/0/0
Tableau 2. Pronoms indéfinis précédés immédiatement par un déterminant d’après
Google
Un examen manuel des combinaisons avec moins de 10 occurrences brutes révèle
des interférences. Hormis la simple erreur (Donc je ne peux pas vous des quoi
que ce soit au sujet de la capitale. http://www.un.org/icty/transf34/020614FE.
htm), des homonymes du déterminant interviennent comme l’adverbe là rattaché
à un item qui le précède, expliquant les taux élevés de la + pronom indéfini ; de
même pour le pronom un qui peut figurer en fin de proposition avant une autre qui
commence par un indéfini. L’absence de sensibilité du moteur de recherche aux
frontières syntagmatiques est encore illustrée par 2 occurrences de le qui que ce
soit (p.ex.«Ignore-le, qui que ce soit»). À cela s’ajoutent le statut de la séquence
(Dieu sait quoi servant de titre à une œuvre d’art contemporain d’un J.-P. Pollet) ;
la mention plutôt que l’usage effectif de formes (comme dans l’exemple Le qui que
ce soit montre que ce peut aussi être un païen, comme cet Egyptien du côté de son
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
98
père ; deux cas de cette n’importe qui reprennent la même occurrence de Frantext
dans un article scientifique), des fragments émanant de traductions automatiques
(2 cette quiconque figurant dans des listes de termes de pages pornographiques ;
des fragments en français mal traduit d’une page en anglais concernent 2 cette
quelques-uns et 2 une je ne sais qui). Est donné ci-dessous le nombre d’occurrences
qui illustrent les groupes nominaux atypiques créatifs :
une
qui que ce soit
quoi que ce soit
quiconque
n’importe quoi
je ne sais qui
Dieu sait qui
Dieu sait quoi
7
des
4
3
le
les
ce
cette
1
2
4
ces
1
1
1
5
4
2
3
6
4
1
2
13
7
2
7
2
6
13
1
4
14
1
2
41
Tableau 3. Répartition des emplois déterminant + indéfini représentés moins de dix fois
dans les résultats bruts de Google
Les emplois créatifs sont marqués par différents traits qui permettent leur
identification. Ces traits incluent des adaptations orthographiques comme les traits
d’union ou les guillemets :
6. a. Seulement, en apprenant que ma maison avait été brûlée, que ces je-ne-sais-qui
s’en étaient pris à Ylvin, je n’avais pas réfléchi… (http://ozaline.over-blog.com/
article-1361812.html)
b. Cette «je ne sais qui» s’appelle en fait Clémence et est de mon departement. elle
était accompagnée d’Elsa, elle aussi de l’Ain. (http://gutte-comics.over-blog.com/)
Les points de suspension miment l’hésitation de l’oral, le fait de chercher ses mots
dans une production non préparée pouvant amener à produire une suite atypique :
7.
Si vous sentez que cette… quoi que ce soit… puisse être la clé d’une partie
essentielle de votre histoire personnelle, (http://www.jagfashion.net/viewtopic.
php?p=104896&highlight=&sid=17ad2592abf0e545d36883cd256832df)
Le métadiscours rend explicite la création néologique, comme en (5).
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
99
Les principales motivations linguistiques de l’emploi sont la coordination de
groupes nominaux avec nom commun, que clôt un indéfini avec article indiquant
la difficulté d’identifier plus précisément l’élément qui fermerait la série.
8.
l’on me reproche, amèrement, d’avoir changé d’opinion sur les Juifs, les patriotes,
les militaires, les je ne sais qui, les je ne sais quoi. (http://fr.wikisource.org/wiki/
Palinodies)
Ces coordinations se retrouvent dans 12 des 41 occurrences. L’emploi anaphorique
intervient cinq fois, à quoi s’ajoute une cataphore, avec le défini dans un cas et le
démonstratif dans les autres. Un exemple est sans motivation attendue, et semble
en effet peu acceptable :
9.
En revanche, si vous possédez un pare-brise athermique, il lui sera plus difficile de
repérer les quoi que ce soit... idem si vous êtes flashés par l’arrière, l’investissement
aura été vain. Dommage, car à 1000 euros le détecteur, la contravention fait encore
plus mal ! (http://news.caradisiac.com/L-arme-absolue-anti-radar-existe-883)
Les cas acceptables renvoient à un nom indisponible au moment de la construction
du message auquel supplée un indéfini.
Particulièrement éloquent est l’environnement textuel. Les interventions dans
des blogs et des forums constituent près de 66% des occurrences rapportées dans
le tableau 3. Les autres emplois sont principalement des créations littéraires : 3
des qui que ce soit, 3 une quoi que ce soit, 1 les quoi que ce soit, 2 une je ne sais
qui (un exemple dans une chanson, un autre de une je ne sais qui de Ninon dans
un texte littéraire du 18e siècle), 1 les je ne sais qui, 1 cette je ne sais qui, 2 ces je
ne sais qui (un dans un texte de promotion d’un théâtre expérimental, un dans une
traduction de Saint-Augustin), 1 le Dieu sait qui. On trouve dans des textes de ton
informel à cause de leur public ou de leur sujet une occurrence de une quoi que ce
soit dans une page s’adressant à des jeunes d’une école secondaire québécoise, et
un emploi dans une chronique électronique sur les détecteurs de radar (en (9)).
On conçoit que les interventions non préparées des forums et blogs amènent
des créations selon les besoins d’une expression construite en ligne. Qu’en est-il
cependant des productions préparées des créations littéraires ? Comme la publicité
ou l’humour (Munat 2007), les créations littéraires démontrent la virtuosité de
l’auteur au-delà des formes consacrées par la norme afin de retenir l’attention
du lecteur. Ce qui réunit les deux pratiques est la licence qui est accordée à une
parole personnelle, à cause des conditions de production ou pour l’affirmation de
sa virtuosité.
100
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
Cette section a établi les déterminismes textuels des emplois créatifs de la
construction envisagée, ainsi que ses caractéristiques linguistiques et formelles.
Le statut d’usage a été diagnostiqué par le rapport des nombres d’occurrences des
combinaisons entre elles. La démarche est reproduite dans la section suivante pour
la même construction en anglais.
3. Données de l’anglais
L’anglais connaît également les suites atypiques des pronoms indéfinis – anybody
/ anyone / anything, everybody / everyone / everything, nobody / no one / nothing,
et somebody / someone / something – précédés d’un déterminant indéfini (a,
an), défini (the) et démonstratif (this, those, these) (Quirk et al. 1985 : 376).
Les combinaisons ont été recensées en mai 2008 dans le corpus de la Bank of
English (par accès via l’Université de Birmingham, sous droit de HarperCollins).
Composée de plus de 448 millions de mots, la BoE réunit des textes des années
1980 à nos jours de plusieurs variétés d’anglais – britannique, américain, austra�lien, canadien notamment – et reflètent différents genres textuels, journalistiques,
littéraires, techniques, universitaires, pour l’oral et l’écrit. Cette diversité a rendu
nécessaire l’examen manuel des occurrences, dont moins d’un tiers relevaient du
groupe nominal. Les résultats bruts n’illustrant pas la construction recherchée
relevaient de problèmes de transcription des données orales, de polyfonctionnalité
et de l’interférence de structures grammaticales autres. L’oral pose le problème
de la fiabilité de la transcription, qu’illustre la difficulté de savoir si a renvoie à la
préposition of ou au déterminant indéfini, si the correspond au pronom de troisième
personne pluriel they, au déictique there ou au déterminant. La polyfonctionnalité
de la forme that entre déterminant, relatif et conjonctif a amené à l’exclure de
la recherche initiale. Au-delà des quelques cas de franchissement de frontière
syntagmatique, le fait qu’un déterminant précède immédiatement le pronom peut
être dû au fait que ce pronom est un prédéterminant d’un nom, comme c’est le cas
dans the ‘anyone for tennis’ image, et dans cet autre exemple :
10.Hailed by regular users as «the everything» cream.
Le nombre de groupes nominaux figure entre parenthèses à côté du nombre
d’occurrences brutes des combinaisons dans le tableau suivant :
101
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
Déterminants
the
a
an
24780121 9925232 1458277
3 (0)
2 (0)
2 (0)
this
1734383
6 (1)
these
400181
0 (0)
those
326168
0 (0)
13 (1)
anyone
68357
14 (3)
6 (0)
5 (1)
16 (0)
0 (0)
0 (0)
41 (4)
anything
112990
48 (5)
18 (0)
30 (3)
29 (0)
3 (0)
0 (0)
128 (8)
everybody
29120
10 (1)
8 (0)
3 (0)
25 (0)
1 (0)
0 (0)
47 (1)
everyone
71352
34 (1)
4 (0)
15 (0)
65 (1)
2 (0)
0 (0)
120 (2)
everything
85574
39 (7)
12 (0)
19 (2)
40 (1)
2 (0)
2 (0)
114
(10)
nobody
30310
18 (6)
214
(200)
4 (0)
55 (1)
2 (0)
0 (0)
293
(207)
no one*
48497
6 (0)
23 (4)
0 (0)
60 (0)
2 (0)
2 (0)
93 (4)
nothing
125795
74 (27)
132 (42) 0 (0)
52 (6)
2 (0)
2 (0)
262
(75)
somebody
25449
20 (12)
40 (29)
27 (5)
1 (0)
0 (0)
88 (46)
someone
80570
42 (32)
26 (16?) 0 (0)
46 (13)
0 (0)
2 (0)
116
(61)
something
196538
172 (93)
155
(51?)
3 (1?)
209 (30)
2 (0)
1 (0)
542
(175)
480 (187)
640
(342)
81 (7)
630 (58)
17 (0)
9 (0)
1857
(594)
Pronoms
indéfinis
anybody
19451
0 (0)
Tableau 4. Pronoms indéfinis précédés immédiatement par un déterminant dans la Bank
of English
102
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
Ces chiffres montrent qu’on a affaire à une séquence atypique. Même la
combinaison la plus fréquente de a nobody avec ses 200 occurrences ne représente
qu’une portion infime (0.66%) de l’emploi du pronom qui apparaît 30 310 fois. De
même, le pronom le plus fréquent (something, 196 538 emplois) ne livre que 175
exemples de la suite recherchée (0.089%). Comment de ces suites diagnostiquer
les conventionnelles ? Ce test ne se trouve pas dans le rapport entre le nombre
de combinaisons et de pronoms seuls : les suites également conventionnelles (a
nobody et this something) entretiennent des rapports quantitatifs disproportionnés
(0.66% de a nobody face à nobody, 0.015% de this something face à something).
Comme pour le français, c’est le rapport entre les occurrences de la combinaison
qui est révélateur : 84% des emplois sont donnés par les huit suites a nobody, the
nothing, a nothing, a somebody, the someone, the something, a something et this
something. Une indication du caractère conventionnel de ces suites est donnée par
un fait propre à l’anglais qui est la morphologie plurielle s’ajoutant à l’indéfini :
en effet, les indéfinis pluriels précédés d’un article sont the everybodies (1), the
everythings (1), the nobodys (1), the nobodies (8), three nothings (1), the somebodys
(1), the somebodies (5), the someones (1) et the somethings (1). La variation
orthographique ys face à ies montre que ces emplois ne sont pas eux-mêmes
conventionnels, mais qu’ils supposent l’existence d’un emploi conventionnel au
singulier pour la majorité d’entre eux (sauf pour everybodies, everythings), et la
dominance de the nobodies à cet égard est parallèle à celle de a nobody.
Ces propositions impliquent que les emplois atypiques des formes en any- et every-, de no one, de nothing avec démonstratifs, de the + this + these + those nobody,
de somebody avec l’indéfini et le démonstratif, de someone avec le défini et le démonstratif ont un caractère créatif. Ce statut est confirmé par le ratio souvent défavorable entre les nombres d’emplois effectifs de la séquence et d’occurrences brutes, de
1 à 65 pour this everyone par exemple. Les marques qualitatives des guillemets, de la
répétition et des hésitations identifiées en français se retrouvent pour l’anglais :
11. a. Then we give or, preferably, sell much of what we buy to state, universities, other
conservation groups -- any responsible organization that can care for and protect
the land from anyone. Unless the “anyone” builds nests or eats acorns. [USA:
ephemera]
b. It presented “a little bit of everything,” says Eric Edwards, who is the venue’s new,
enthusiastic publicist. Among the “everything” were stripper Gypsy Rose Lee
(born here), big-band star Duke Ellington and singer Al Jolson. [USA: newspapers:
23 May 1996]
c. Between 1980 and 1988 the “nobody” was one of the finest bodyguards in the Spanish
security company… [UK: newspapers: The Times/Sunday Times: 31 Jul 1999]
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
103
12. a. …rather like Coleridge’s Kubla Khan isn’t a work that follows any prescriptive
rules of writing. So that it isn’t er it isn’t an anything in a sense his Kubla Khan he
says it is a fragment. A great deal of romantic writing and perception is by its nature
fragmentary. [UK: spoken: college lecture: ‘Coleridge as Critic’]
b. It was as much you know, when I was on land, the wind blowing and the sand
getting in the paint and the bugs and the everything, the everything. [USA: radio:
8 Mar 1993]
b’.Because people love the night so much. They love the night and the team and the
beer and the ... the everything. [AUS: newspapers: 30 May 1999]
c. Mrs Joseph agrees, even managing to summon some pity for him. “When I saw this
boy in court, I couldn’t believe that this nothing, this nonentity of a boy, had killed
my gem of a child,” she says. [UK: newspapers: The Times/Sunday Times: 27 Jun
2001]
La coordination intervient, pour expliciter l’interprétation de l’emploi inattendu
en (12c) ci-dessus, ou pour amener l’indéfini dans l’élément final d’une liste à
laquelle échappe au locuteur le lexème nominal (voir aussi (b),(b’)):
13.He is loath to call himself a philosopher, an empiricist, a Buddhist or an anything,
but in an era of autobiographical art it comes as something of a relief that he
considers the big questions to be more important than the contents of his knicker
drawer. [UK: newspapers: The Times/Sunday Times: 18 Jun 2001]
Un examen préliminaire montre que les textes dont proviennent les combinaisons
créatives sont principalement littéraires, avec une bonne proportion de dialogues,
des chroniques journalistiques, et quelques ouvrages philosophiques. On ne les
retrouve pas dans les textes éditoriaux par exemple, où il s’agit d’affirmer une prise
de position collective plutôt qu’un style personnel. Il serait évidemment intéressant
de procéder à la considération des types de textes pour les séquences attestées par
Google. ������������������������������������������������������������������������
Cette considération est malheureusement difficile, puisqu’une recherche
en mai 2008 montre que les combinaisons sous les 10 000 occurrences sont rares
(1 760 the anything, 2 910 the everybodys, 9 370 the everyones, 5 870 these
everybody, 6 020 those everybody, 4 760 the everythings, 8 710 these nobody, 7
880 those nobody, 531 the noones, 656 these noone, 499 those noone, 1 130 the
somebodys, 3 870 these somebody, 4 170 those somebody, 1 130 the somebodys,
6 940 the someones). ������������������������������������������������������
Même les séquences réputées créatives sont associés à
des nombres de pages qui dépassent les ressources raisonnables de traitement.
On se contentera de noter que les occurrences au pluriel pourraient permettre de
poursuivre les liens entre créativité et environnement textuel.
104
Pierre Larrivée et Ramesh Krishnamurthy
Les données de l’anglais nous ont permis de vérifier la robustesse d’une mesure
relative pour le diagnostic des emplois créatifs, celle entre les occurrences de la
construction elle-même. Ont été également confirmés les déterminismes textuels
des emplois créatifs de la construction envisagée, ainsi que ses caractéristiques
linguistiques et formelles.
4. Remarques finales
Le présent travail a montré qu’une langue ne correspond pas uniquement à la
connaissance de mécanismes générateurs de séquences. Elle comprend également
la connaissance de séquences effectives. Des séquences conventionnelles incluent
des constructions fréquentes et des constructions atypiques, qui se mesurent par
le rapport quantitatif entre une suite et ses unités constitutives. Les constructions
atypiques ont aussi leurs instanciations conventionnelles, dont la mesure est donnée
par le rapport majoritaire que ces instanciations représentent dans l’ensemble des
combinaisons attestées. Comportant un ratio souvent très faible aux séquences
brutes non pertinentes, les combinaisons créatives se reconnaissent par leurs
marques formelles, linguistiques et textuelles. La variation orthographique
des pluriels anglais, les marques graphiques du trait d’union, des guillemets,
de l’hésitation, et le métadiscours caractérisent maintes attestations d’emplois
créatifs. L’intervention créative des pronoms indéfinis se manifeste là où un nom
n’est pas disponible, à la fin de séries de coordination notamment. La construction
en ligne du message est une motivation textuelle majeure des emplois créatifs
de la structure. Les autres environnements textuels où elle se retrouve sont les
chroniques de journaux et la création littéraire. Ils démontrent le déploiement de la
virtuosité d’une expression personnelle. La visibilité de l’énonciateur caractérise
donc la créativité de l’expression spontanée et de l’expression préparée.
Une mesure novatrice des emplois créatifs des séquences atypiques par relation
quantitative entre les combinaisons attestées est donc fournie par ce travail. Il pose
la question théorique de savoir d’où viennent les créations, et montre qu’elles ne
relèvent pas de la seule analogie. Leur source peut se trouver dans les contraintes
de production en ligne. Le montrent la coordination et les hésitations, où le pronom
indéfini intervient après un déterminant plutôt qu’un nom que le locuteur ne peut
préciser. Le travail sur l’axe vertical, pour reprendre le terme de l’analyse en
grille de Claire Blanche-Benveniste, explique ainsi certaines structures créatives.
Les contraintes de la production sont donc également une source de créativité
linguistique, qui appartient tout autant aux langues que les liens de la convention.
Créativité, conventionnalité, contextes communicatifs
105
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Iva Novakova
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
1. Introduction
La construction se faire+Vinf a été analysée de différentes façons. Pour certains
auteurs (Spang-Hanssen 1967, Riegel et al. 1993), il s’agit d’une forme de passif.
D’autres (Tasmowski & Van Oevelen 1987) proposent un traitement unitaire :
malgré des valeurs très similaires à la construction passive, le tour reste causatif (le
passif est un sous-cas du causatif pronominal). D’autres encore (Kupferman 1995)
renoncent au traitement unitaire au profit d’une analyse binaire : construction
causative pronominale et passive. La plupart de ces travaux mettent en avant un
argument sémantique commun, à savoir que le sujet de se faire +Inf aurait une
part de responsabilité dans le procès dénoté par l’infinitif, qui cependant reste
difficilement démontrable dans les procès « désagréables ». L’analyse syntaxique
de la construction est souvent reléguée au second plan. Rares sont enfin les études
(Gaatone 1983) qui induisent la valeur passive de se faire+Vinf à partir de facteurs
pragmatiques. Bref, toutes ces études privilégient souvent certains aspects du
fonctionnement de la construction au détriment d’autres.
L’objectif de ce travail est de proposer une analyse fonctionnelle de se
faire+Vinf qui prenne en compte l’interaction entre les paramètres syntaxiques,
sémantiques et discursifs dans le calcul de la signification de la construction. Elle
s’inspire des modèles fonctionnels qui accordent une importance fondamentale à
ces paramètres, ainsi qu’à la fonction communicative de la langue.
Les données sont issues de trois genres de textes. Je comparerai la fréquence et
les valeurs de se faire+Vinf dans des textes littéraires (Frantext), journalistiques (Le
Monde et Le Figaro 2002), scientifiques (corpus KIAP-LIDILEM), ainsi que dans
des messages de forums sur Internet (2006) sur le thème de la vie quotidienne.
���������
LIDILEM, Université
�������������������������������
Stendhal, Grenoble 3
�����������������������������������������������
Cf. Les grammaires fonctionnelles (Givón, Dik, �������������������������������������
Halliday), la RRG (Van Valin & Foley
1980). L’approche modulaire de Nølke (1999) est également proche de ces principes.
����������������������������������������������������������������������������
Le corpus scientifique KIAP/LIDILEM est composé de trois parties : médecine
(656 488 mots), linguistique (659 724 mots) et économie (660 312 mots). Le corpus
journalistique est issu de Le Monde (2002) (dorénavant M) et Le Figaro (2002) (F).
108
Iva Novakova
Après avoir défini le statut de se faire+Vinf dans le système de la voix
grammaticale, j’examinerai les cas où celle-ci est substituable à la construction
passive et véhicule un sens passif. Je me pencherai ensuite sur les cas où se
faire+Vinf n’est pas substituable à un passif et fonctionne comme un causatif
réfléchi. Enfin, j’essaierai de repérer les ressemblances ou les différences dans le
fonctionnement de se faire+Vinf dans les différents corpus étudiés.
2. Le statut de se faire+Vinf dans le système de la voix en français
Selon l’analyse transformationnelle (Dubois 1967 : 124), il existe une équivalence
entre (2) et (3) :
1.
Les jeunes chiraquiens plébiscitent Jacques Chirac.
2.Jacques Chirac est plébiscité par les jeunes chiraquiens.
3.Jacques Chirac se fait plébisciter par les jeunes chiraquiens.
Les formes en se faire+Vinf et être+Vé sont considérées comme issues de la
transformation de la phrase active (1). Or, l’explication uniquement par la
transformation syntaxique est trop restrictive, car elle ne permet pas de rendre
compte des différentes nuances de sens que les deux constructions véhiculent. Elles
ont un sens proche, mais pas identique. Le calcul de la signification de ces énoncés
nécessite la prise en considération des interactions entre les facteurs syntaxiques,
sémantiques et discursifs. Ce phénomène de concurrence entre (2) et (3) relève de la
diathèse. La diathèse sera définie ici comme la variation sur les actants (diathèse)
qui amène une modification corrélative de la forme (morphologie) verbale (voix),
et de là, des rôles sémantiques attribués au sujet et à l’objet (Lazard 1994 : 179). Se
faire+Vinf relève de la diathèse passive et/ou de la diathèse réfléchie.
Le corpus littéraire provient de Frantext (1960-2007) (FT). Le corpus de blogs est
composé de 2000 messages (novembre 2006−avril 2007). Les adresses des forums sont
http://forums.france3.fr/france3/listecategorie.htm, http://ununtu-fr:org/, http://www.
forumfr.com/forums.html. Nous remercions K. Fløttum de l’Université de Bergen et S.
Diwersy de l’Université de Cologne pour la mise à disposition des corpus scientifique
et journalistique, ainsi que E. Yurovskih pour le corpus des blogs.
�������������������������������������������������
À propos de diathèse médio-factitive en espagnol (hacerse +Vinf) en comparaison avec
se faire+Vinf, cf. Sinner & Van Raemdonck (2005).
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
109
Si l’on compare (2) et (3) du point de vue syntaxique, dans les deux cas, il y a
destitution du sujet (S) sans ajout d’un nouvel actant et diminution de la valence
(n-1) (diathèse récessive) par rapport à la structure de départ (1).
Du point de vue discursif, le c.o.d. de la phrase de départ devient thème, après
transformation, dans les deux cas. Comme l’indique Bat-Zeev Shyldkrot (1999 :
73) au sujet des formes en se faire, se voir, se laisser+Vinf, le recours à la forme
en se faire+Vinf dans son interprétation passive « répond à un désir du locuteur et
donc de la langue, d’exprimer des nuances distinctes » par rapport aux formes du
passif en êtreVé.
C’est sur le plan sémantique que les deux énoncés diffèrent surtout : en (3),
J. Chirac a un rôle de patient plutôt actif, tandis qu’en (2) il est patient passif (cf.
à ce sujet Gaatone 1983). Dans le cas du réfléchi, le S structural de se faire+Vinf
assume donc un double rôle sémantique : il est à la fois patient et « responsable »
(instigateur) du procès, à la différence du passif où il n’est que patient.
Nous analyserons dans ce qui suit, les cas où se faire+Vinf est interchangeable
avec êtreVé et ceux où cette substitution n’est pas possible. Nous partirons de la
construction syntaxique du verbe : transitif, intransitif, bitransitif qui sera corrélée
à l’analyse des paramètres sémantiques et discursifs.
3. Se faire+Vinf à sens passif
3.1. Se faire+Vinf trans Lorsque le Vinf est un transitif, se faire+Vinf est le plus souvent substituable avec
le passif (êtreVé) (Cf. (2) et (3)). Pourtant les deux formes véhiculent des nuances
de sens différentes. Pour mieux en rendre compte, nous analyserons la nature
sémantique du verbe enchâssé sous se faire, les rôles sémantiques et la nature
(animé vs non-animé) du S.
3.1.1. La nature sémantique du verbe La lecture passive de se faire + Vinf est étroitement liée au sémantisme du verbe
(Gaatone 1983 : 168). La plupart des travaux attirent l’attention sur le fait que la
substitution est possible lorsque l’infinitif renvoie à des actes désagréables (cf.
Spang-Hanssen 1967, Gaatone 1983) ou violents (violences physiques ou verbales
(injures, insultes)), par exemple se faire expulser, écraser, injurier. Ces verbes
constituent 30 % des verbes de l’ensemble du corpus (150 verbes « désagréables »
sur la totalité des 520 verbes enchâssés sous se faire+Vinf, relevés dans les
différents corpus). Les deux formes sont donc interchangeables :
110
Iva Novakova
4.
Bertrand Delanoë s’est fait agresser la nuit où il a ouvert ses appartements. (F)
5. Elle s’est fait attaquer trois fois. Il y avait trop d’insécurité. (F)
Or, comme le montrent les données, la construction réfléchie à valeur passive
s’attache, bien que plus rarement, à des prédicats dénotant des actes agréables :
se faire acclamer, embaucher, élire, plébisciter (cf. aussi Kupferman 1995 : 75).
Ces verbes constituent 5 % des corpus analysés ; ils sont six fois moins nombreux
que les verbes « désagréables », ce qui dément l’affirmation de Kupferman (1995 :
67), à savoir que « les verbes statifs et de changement d’état sont prohibés de ces
constructions » (*se faire toujours aimer par ses enfants, *se faire admirer par ses
étudiants). Voici quelques exemples des corpus :
6. Il peine encore à se faire aimer par tous les siens. (F)
7. On survit, de la pire manière, pour se faire admirer des autres. (FT)
8. C’est aussi une façon pour les filles de se faire accepter. (M)
Les verbes qui se rencontrent le plus souvent dans cette construction syntaxique
sont essentiellement des verbes d’action (agréable ou désagréable) et, plus
rarement, des verbes d’état.
3.1.2. Les rôles sémantiques du Sujet
Comme il a été dit supra, se faire+Vinf implique le plus souvent un « double » rôle
sémantique pour son sujet structural : celui-ci est à la fois patient et responsable
(instigateur) de ce procès. Ce type de rôle est à distinguer de celui de patient dans
la construction passive, défini comme « entité qui subit un changement sous l’effet
d’une cause extérieure (agent ou force ») (Creissels 2006, T1 : 281). C’est le cas
de (9) où la fille se trouve être l’instigatrice de son propre assassinat, ou de (10)
où l’attaquant est la cause de son exclusion, ce qui rend le passif très peu naturel
dans ces contextes :
9. Cette fille est très vilaine, engage un tueur à gages pour se faire assassiner ( ?? être
assassinée). (M)
10. L’attaquant bastiais Florian Maurice a réussi l’exploit de se faire exclure ( ?? d’être
exclu) du terrain alors qu’il s’était déjà fait expulser il y a quelques mois. […]. (M)
��������������������������������������������������������������
Les exemples et les astérisques sont de Kupferman (1995 : 75).
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
111
Cette analyse se heurte pourtant à des cas comme (11), où le sujet ne peut, comme
le montre le contexte plus large, être considéré comme étant l’instigateur ou le
« responsable » du procès et où la substitution avec le passif ne pose pas de
problèmes :
11.
Les derniers de la liste se font écraser par amour. (FT)
11a. Les derniers de la liste sont écrasés par amour.
Les deux formes sont quasi-synonymes. Là, l’explication par le rôle sémantique
du S ne suffit plus. Gaatone (1983 :173) induit le sens de se faire+Vinf de la notion
pragmatique de désagréable qui, selon lui, permettrait de mieux en rendre compte.
Il nous semble pourtant que l’explication par les facteurs pragmatiques devrait
être complétée par la dimension aspectuelle : le locuteur a le choix entre (11) et
(11a) en fonction de la manière dont il envisage le déroulement du procès (passif
processif vs passif statif).
3.1.3. La nature sémantique du Sujet (animé vs non-animé)
La difficulté d’analyser le S comme instigateur (ou responsable) du procès apparaît
aussi dans les exemples où le S est non animé. Bien que très peu fréquents (moins
de 3 % des résultats), ces cas existent dans les corpus:
12. La neige se fait désirer dans certains coins de l’Europe. (M)
13. Les classiques cassettes vidéo VHS sont ainsi sur le point de se faire dépasser par
les DVD. (F)
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À propos de Elle s’est fait violer où il est difficile d’affirmer un certain degré d’agentivité
ou de responsabilité du Sujet, Sinner & Van Raemdonck (2005 : 163) indiquent que ce
type d’exemples est impossible en espagnol avec la construction hacerse +Vinf et aussi
que la différence entre Elle s’est fait violer et Elle a été violée « semble tenir plus de
la représentation qu’une langue donne de la réalité que de la réalité elle-même ». Or,
l’explication par le degré plus avancé de grammaticalisation de se faire+Vinf qui a
pour conséquence « une diminution de la perception du rôle agentif plus importante en
français qu’en espagnol » (idem : 173) paraît une piste explicative plus plausible.
�������������������������������������������������������������������������������������������
Cf. Gaatone (1983 :170) : « Il est anormal d’admettre qu’un être humain soit l’instigateur
volontaire de procès dont il serait lui-même la victime ».
�������������������������������������������������������������������������������������
Selon Spang-Hanssen (1967 : 141) lorsqu’il s’agit d’actes désagréables ou violents, se
faire+Vinf marque l’idée de processus. Dubois & Lagane (1973 : 169) expliquent aussi
la différence entre des énoncés du type (11) et (11a) par les propriétés aspectuelles :
le premier renvoie à des procès vus dans leur déroulement, le second à des procès vus
comme achevés.
Iva Novakova
112
Contrairement à Tasmowski & Van Oevelen (1987 : 48) qui considèrent que la
construction est incompatible avec un sujet non animé *Son piano s’est fait abîmer
par les déménageurs, Kupferman (1995 : 73) montre que, dans un contexte
générique (cf. aussi 12 et 13), des phrases de ce type deviennent tout à fait
acceptables : Les pianos se font toujours abîmer lors des déménagements (cf. 12
et 13). Il rapproche ainsi se faire+Vinf en emploi générique au se moyen d’emploi
passif (Ce livre se lit bien).
Ici, ce n’est plus par le rôle sémantique du S (instigateur volontaire ou
involontaire du procès) qu’on peut rendre compte des différentes nuances de sens
entre les deux formes, substituables dans ces contextes. Ce sont, à notre avis,
des paramètres aspectuels au service des visées discursives qui, une fois de plus,
entrent en jeu. En choisissant la forme se faire+Vinf, le locuteur présente le procès
comme inaccompli (se faire désirer) ou en déroulement (être sur le point de se
faire dépasser), ce qui est en harmonie avec le profil aspectuel de cette forme, le
passif, lui, présentant le procès comme accompli.
Pour récapituler, dans les cas où se faire+Vinf et êtreVé sont interchangeables
le locuteur choisira être+Vé ou se faire+Vinf en fonction du rôle sémantique qu’il
souhaite « faire endosser » au Sujet : avec être Vé celui-ci est beaucoup moins
agentif que celui de se faire+Vinf, qui est à la fois patient et instigateur du procès
dont les effets reviennent, d’une façon ou d’une autre, sur lui-même. Par ailleurs,
lorsque le sujet de se faire+Vinf « est impliqué indépendamment de sa volonté
dans un enchaînement causal » (François 2000 : 163), c’est-à-dire que son double
rôle n’est pas avéré, des facteurs aspectuels entrent en jeu pour le calcul de la
signification de se faire+Vinf.
3.2. Se faire+Vinf bitrans
Le français, à la différence de l’anglais, ne dispose pas de passif formé sur le c.o.i.
Lorsque le verbe de la phrase active est un verbe bitransitif, la construction se
faire+Vinf permet de former un passif sur le troisième actant, comme en (14) et
(14a) :
14. Kim Yong-nam venait d’attribuer une parcelle du pays à M. Yang.
A1
A2
A3
14a. M. Yang venait de se faire attribuer une parcelle du pays par Kim Yong-nam (F)
A1=A3
A2
A3=A1
Ce phénomène relève pleinement de la diathèse qui permet d’en donner une
explication fonctionnelle : le S de la phrase active est destitué. Il s’ensuit un
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
113
réarrangement des actants : le c.o.i. accède à la fonction S, ce qui permet au locuteur
de le thématiser. Du point de vue des rôles sémantiques, le S est bénéficiaire ou
victime du procès.
Les verbes bitransitifs qui entrent dans cette construction appartiennent aux
verbes de don (se faire offrir, attribuer), de transfert (se faire livrer, rembourser,
restituer), de dire (se faire annoncer, dicter, ordonner) :
15.
Personne n’a le droit de se faire communiquer les résultats de l’expertise. (M)
16.
Laurent Fabius entend bien ne pas se faire ravir l’image de la gauche moderne. (F)
Avec les verbes bitransitifs, se faire+Vinf n’est plus une variante contextuelle du
passif mais une forme de sens passif, appelé passif complémentaire (Bat-Zeev
Shyldkrot 1999 : 67), du destinataire (François 2000), ou oblique (Creissels 2006).
Se faire est ici un auxiliaire de diathèse passive (François 2000 : 160).
4. Se faire+Vinf à sens réfléchi
Se faire+Vinf fonctionne aussi comme un causatif réfléchi. Dans ce cas, la
construction n’est pas substituable avec un passif. Il s’agit ici de la combinaison
de la diathèse causative et réfléchie (ou récessive).
4.1. Se faire + Vinf intr
Lorsque le verbe à l’infinitif est intransitif, les conditions structurales pour la
transformation passive ne sont pas réunies. Le passif est donc impossible dans
ces conditions. La valence verbale n’augmente pas comme dans le cas du causatif
(n+1), elle diminue d’un actant (n-1) par rapport au tour causatif faire+Vinf :
17. L’été, Marie bronze bien au soleil. (n=1)
17a. L’été, la réverbération du soleil sur le sable fait bronzer Marie. (+1 A ; n=2)
18. Marie se fait bronzer (grâce aux UV). (-1 A n=1)
La fréquence des verbes intransitifs enchâssés dans la construction se faire+Vinf
reste cependant très peu élevée (moins de 2 % de la totalité des verbes du corpus).
Pour ce qui est de la nature sémantique des intransitifs qui s’enchâssent sous se
faire, il s’agit d’un petit nombre de verbes (une dizaine environ), notamment des
��������������������������������
Cf. aussi Tesnière (1959 : 264).
Iva Novakova
114
inaccusatifs de changement d’état : avorter, bronzer, exploser, maigrir, saigner,
suer, vomir. Ces verbes expriment une action qui vise ou atteint le S, ce qui est en
harmonie avec son rôle sémantique : les effets du procès lui reviennent, autrement
dit il subit un changement d’état :
19. Surtout qu’ensuite ils vont régulièrement se faire maigrir chez des médecins, dans
des cures ou en thalassothérapie. (F)
20. Il y en a qui font ce qu’ils veulent, et d’autres qui se font suer à se soumettre avant
même qu’on ne leur demande. D’autres se font vomir, deviennent anorexiques,
pour rester à l’école. (M)
L’explication de ce fait par l’hypothèse inaccusative (Levin & Rappaport 1995),
qui articule les propriétés syntaxiques (l’ergativité) aux propriétés sémantiques
de ces verbes, n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi le tour n’apparaît pas
avec d’autres inaccusatifs (de changement de position) comme venir, arriver,
sortir, entrer ou pourquoi se faire rire (inergatif) est possible, tandis que les autres
inergatifs comme danser, courir, nager, pleurer sont naturellement exclus, du fait
qu’il expriment un procès qui part du sujet mais sans le viser ou l’atteindre :
21. Mardi dernier encore, devant les parlementaires socialistes, Lionel Jospin s’était
fait rire lui-même en rappelant involontairement sa sortie aérienne. (F)
Tasmowski & Van Oevelen (1987 : 45) optent pour une explication par la nature
sémantique du verbe. Si le verbe renvoie à des actes volontaires et contrôlables par
le S comme nager, courir, venir, entrer ou à des actes involontaires et incontrôlables
(penser, réfléchir, ronfler, rêver), se faire+Vinf intr n’est pas possible. En revanche,
la construction est possible avec des « verbes désignant des activités que le S peut
délibérément provoquer mais qui se prolongent dans une situation où il est
soumis à une modification10 » (idem). Autrement dit, le sujet provoque un procès
qui entraîne un changement de son état, de son corps. Il est à la fois déclencheur
et patient (siège du procès).
4.2. Se faire+Vinf trans
4.2.1. Se faire+Vinf trans exprimant des actes liés au corps humain
Les verbes qui expriment des actes liés au corps humain, aux vêtements, aux
cheveux entrent naturellement dans cette construction. Le S est instigateur et
provoque un changement d’état sur son corps, ses cheveux, ses vêtements : se
10��������������������������
C’est nous qui soulignons.
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
115
faire confectionner une robe, se faire couper/teindre les cheveux, se faire caresser,
épiler, lifter, tripoter :
22. Dans ce nouveau centre, on peut aussi se faire couper les cheveux. (F)
23. Jürgen Brandes, avant d’être tué, aurait accepté de se faire couper le pénis. (M)
Le tour fonctionne ici comme un vrai causatif réfléchi, non substituable avec le
passif.
4.2.2. Se faire+Vinf trans exprimant des actions ou des états. Contraintes syntaxicosémantiques sur la substitution avec le passif
Lorsque se faire+ Vinf trans n’est pas substituable avec le passif, il apparaît dans
des contextes syntaxiques bien précis, à savoir après des verbes de mouvement, de
perception, modaux ou des périphrases aspectuelles. Si la construction avec des
verbes de mouvement qui bloque le passif a été remarquée par Spang-Hanssen
(1967), les autres verbes qui introduisent se faire+Vinf n’ont pas fait l’objet d’une
description et d’une analyse systématique. Or, vu le grand nombre d’occurrences
de ce type dans les corpus, ces contraintes syntaxico-sémantiques méritent d’être
étudiées de plus près.
4.2.2.1. Après une périphrase aspectuelle
Les données révèlent une fréquence élevée de se faire+Vinf après les périphrases
aspectuelles exprimant les phases du procès : commencer à, être en train de, finir
de. Le passif qui renvoie essentiellement à des procès accomplis (Il est assassiné)
est difficilement compatible avec l’expression des phases du procès. En revanche,
se faire+Vinf qui renvoie surtout à des procès en cours est compatible avec les
phases :
24. Il est sorti à l’étranger et a commencé à se faire battre. (M)
25. Il était en train de se faire griller tranquillement une mouette sur un barbecue de
fortune. (FT).
26. Ils ont fini par se faire piquer le travail. (F)
La substitution avec le passif est ici impossible. Aux contraintes aspectuelles
s’ajoute le rôle actif du S. Le footballeur a été en quelque sorte la cause de son
échec (24), le personnage en (25) est agentif, ceux de (26) ont provoqué, par leur
attitude, l’éviction de leurs postes.
116
Iva Novakova
4.2.2.2. Après un verbe de mouvement : *Vmvmt être Vé vs Vmvmt se faireVinf Cette contrainte syntaxique peut également être expliquée par le rôle sémantique
du S : celui-ci participe de façon active au procès, il « se rend pour ainsi dire dans
la situation » (Tasmowski & Van Oevelen 1987 : 47), ce qui exclut ou rend assez
peu naturel le passif. Les exemples de ce type abondent dans les corpus :
27.
Les nouveaux présidents vont traditionnellement se faire acclamer à cet endroit. (F)
28.
la « zone mixte »�����������������
������������������
où les sportifs viennent se faire interviewer après les matches et
ne pourront pénétrer dans le stade. (M)
La contrainte est levée, lorsque aller ou venir sont auxiliaires de temps :
29.
Il y en a qui vont se faire acheter / être achetés par les consortiums. (M)
30.
Ils venaient de se faire coincer /d’être coincés par des Teutons. (FT)
L’explication « aspectuelle » de Spang-Hanssen qui rattache l’emploi de se
faire+Vinf après les verbes de mouvement à la tendance d’« éviter [la] construction
passive quand l’infinitif marque l’aboutissement de l’action indiquée par le verbe
de la phrase » mérite d’être précisée. Ce n’est pas l’aboutissement de l’action
qui bloque le passif après un verbe de mouvement (ce qui irait à l’encontre de sa
tendance à exprimer des procès accomplis), mais la participation active du sujet
dans la réalisation du procès, à la différence du S du passif qui n’est pas agentif.
On est ici en présence d’une subtile superposition de traits aspectuels véhiculés
par se faire+Vinf et du rôle sémantique du sujet dans le procès.
4.2.2.3. Après un verbe modal ou de sentiment
Les cas où le tour se faire+Vinf est précédé d’un verbe modal (devoir, pouvoir,
falloir, vouloir) ou de sentiment (détester, aimer, craindre) sont très fréquents dans
les corpus. La substitution avec un passif est très peu naturelle. Les verbes modaux
qui expriment le degré d’adhésion du S à son discours (ou la tension maximale) se
font naturellement suivre de se faire+vinf :
31.
Les candidats doivent se faire connaître aujourd’hui. (F)
32. Les 300 salariés peuvent (veulent /profitent pour) en effet se faire masser, accéder
à un sauna, à une salle de musculation. (M)
33. Galliano aime se faire désirer. (F)
34. Lionel Jospin déteste se faire dicter son calendrier.
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
117
Les verbes modaux ou de sentiment sont en harmonie avec le rôle du S plutôt
actif de se faire+Vinf. L’activité du S s’exprime ici à travers son degré d’adhésion
active au procès dont les effets reviennent en quelque sorte à lui (à sa réputation,
à son corps).
4.2.2.4. Après un verbe de perception
Enfin, dans les subordonnées infinitives, après les verbes de perception voir,
entendre, regarder, la présence de se faire +Vinf non-interchangeable avec le
passif pourrait s’expliquer par ses propriétés aspectuelles qui renvoient surtout à
des procès en déroulement :
35. Quand nous regardions sur CNN des villes se faire bombarder à la télévision (F)
36. Il raconte, la voix serrée, avoir vu les pompiers se faire évacuer au bout d’une
heure et demie (F)
Le procès dans sa phase progressive est peu compatible avec l’aspect accompli
du passif :*Nous regardions des villes être bombardées. *Il raconte avoir vu les
pompiers être évacués au bout d’une heure et demie.
4.3. Se faire+Vinf dans des expressions lexicalisées
Les données ont révélé que les fréquences les plus élevées de se faire+Vinf dans
les différents corpus correspondent à des expressions plus ou moins lexicalisées,
qui fonctionnent comme une unité lexicale : se faire entendre (223 occurrences
dans Le Figaro et Le Monde), se faire connaître (86 occurrences), se faire sentir
(86 occurrences), se faire attendre (76), se faire remarquer (50). La substitution
avec le passif, si elle est possible, correspond à un important changement de sens.
Les expressions lexicalisées n’admettent jamais un complément d’agent (SpangHanssen 1967 : 145). La plupart de ces expressions se font précéder de sujets non
animés (se faire sentir, se faire attendre ou se faire entendre), ce qui est très rare
avec se faire+Vinf non lexicalisé :
37. La fatigue (+ le goût de la différence+l’urgence des réformes) se fait sentir. ( ??
sont sentis, ressentis) (M + F, FT)
38. Les représailles ne vont pas se faire attendre (*ne vont pas être attendues). (M)
Pour résumer, Gaatone (1983) et Tasmowski & Van Oevelen (1987) considèrent
que se faire+Vinf a une valeur propre réfléchie dont le passif est issu. Contrairement
à cette thèse, Kupferman (1995 : 76) postule l’existence de deux constructions
Iva Novakova
118
homonymes en se faire+Vinf (passive et causative réfléchie) : « [l]a ressemblance
morphologique entre deux formes syntaxiques ne signifie pas nécessairement
qu’elle soient typologiquement apparentées ». Or, les données diachroniques vont
à l’encontre de cette thèse. Comme l’indique Creissels (2006, T2 : 69-70) :
« [À] partir d’une valeur causative, l’interprétation passive se serait développée
par l’intermédiaire d’une réflexivisation de la construction causative sans marque
morphologique. »
Cette évolution en trois étapes pourrait être schématisée de la façon suivante :
causatif (X a fait assassiner Y) → réflexivisation (Y s’est fait assassiner) → passif (Y
a été assassiné).
L’analyse fonctionnelle des paramètres syntaxiques, sémantiques et discursifs
permet de conclure à l’existence d’un continuum entre les valeurs d’une même
forme.
5. Se faire+Vinf dans les différents corpus Voici le tableau récapitulatif des données des différents corpus :
Corpus
Nombre de mots
Frantext
Le Monde
Le Figaro
Blogs
Scientifique
21 991 573
25 949 000
26 995 000
255 900
1 978 633
Nombre d’occurrences
de se faire+Vinf
2079
1932
1751
12
14
%
0,0095%
0,0074%
0,0065%
0,0047%
0,0007%
Comme le montre le tableau récapitulatif, se faire+Vinf est le plus fréquent dans les
textes littéraires, très fréquent dans les corpus journalistiques, peu fréquent dans
les blogs et quasi-inexistant dans les corpus scientifiques. Comment expliquer ces
faits ? D’abord les choix discursifs de se faire+Vinf dans les textes littéraires et
journalistiques pourraient s’expliquer par les restrictions syntaxico-sémantiques
qui pèsent sur le passif (la construction verbale, les blocages aspectuels, les
verbes modaux). La grande fréquence de se faire+Vinf dans les corpus littéraires
et journalistiques pourrait également être due au fait que le passif (et donc se
faire+vinf à sens passif) est propre à l’écrit et moins fréquent à l’oral (Dubois
1967 :102). Ce fait pourrait inversement expliquer la très faible fréquence de la
La construction se faire+Vinf : analyse fonctionnelle
119
construction dans les blogs qui se rapprochent de la langue parlée (on y rencontre
surtout des expressions lexicalisées se faire taxer de, se faire passer pour, se faire
sentir). Une autre raison du grand nombre d’occurrences de la construction se
faire+Vinf dans les textes littéraires ou journalistiques pourrait être le fait, qu’à
l’instar du passif, elle permet de « maintenir l’isotopie référentielle des sujets de
phrases consécutives pour substituer une progression à thème constant [... ] à la
rupture thématique» (Riegel et al. 1993 : 441) :
39. L’attaquant bastiais Florian Maurice, qui a réussi l’exploit de se faire exclure du
terrain alors qu’il s’était déjà fait expulser …(M).
40. Avant d’être nommés ambassadeurs, ou de se faire assassiner, les écrivains
connaissent le plus souvent l’exil. (F)
Comme le montrent les exemples (39) et (40), « les formes passives se cumulent
et se renforcent mutuellement suite à une diversité de facteurs qui favorisent leurs
emplois » (idem p. 442).
Par ailleurs, le fait de considérer que les registres et, en particulier, le registre
soutenu, sont un paramètre important du choix de se faire+Vinf à sens passif
(Kupferman 1995 : 60) à l’écrit n’est pas confirmé par les données du corpus.
Elles révèlent un nombre important d’infinitifs enchâssés sous se faire appartenant
aux registres familiers, populaires, voire argotiques : se faire canarder, carotter,
couillonner, alpaguer, baiser, coffrer, cueillir, choper, sauter, engueuler, incompatibles avec un registre soutenu.
Enfin, si le passif est assez fréquent dans les textes scientifiques, se faire+Vinf y est
quasiment absent. Une des raisons pourrait en être que dans les textes scientifiques,
tendant à un maximum d’objectivité, le passif est une stratégie d’évitement du « je »
et, plus généralement, d’un énonciateur agentif qui est propre à la construction se
faire+Vinf. Ce type de textes offre très peu de situations où le sujet énonciateur a le
double rôle de patient et d’instigateur du procès, ce qui provoque un changement
d’état, ou bien où il est question d’actes « agréables » ou « désagréables ».
6. Conclusion
Les tendances qui se dégagent à l’issue de cette étude multidimensionnelle révèlent
que l’emploi de se faire+Vinf à valeur passive et réfléchie est conditionné par la
construction verbale (verbes intransitifs, transitifs, bitransitifs), les traits aspectuels
et le rôle sémantique du S. Le choix discursif entre se faire+Vinf et êtreVé se fait
en fonction du rôle du S (instigateur et patient vs patient) dans le procès et la façon
dont celui-ci se déroule. La construction se faire+Vinf est considérée comme une
120
Iva Novakova
forme à plusieurs valeurs, solution qui nous paraît préférable à celle qui y voit
deux constructions homonymes. La diachronie est aussi un argument en faveur de
cette analyse. L’étude fonctionnelle sur de vastes corpus permet de mieux rendre
compte des spécificités du fonctionnement de se faire+Vinf.
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329-352.
Rea Peltola
L’irréalis dans le discours : la fonction dialogique du
subjonctif français et du conditionnel finnois subordonnés
1. Introduction
1.1. Objectifs de l’étude
Cette communication s’intéresse à l’emploi des modes verbaux subordonnés,
du point de vue des propriétés dialogiques du discours. L’étude portera sur le
subjonctif français et le conditionnel finnois, dans les compléments du verbe
directs et indirects introduits par que et että, sous la portée d’une négation.
S’appuyant sur les observations de Thompson (2002) sur les propositions
complétives dans la conversation en anglais, l’analyse mettra d’abord en valeur
que les structures exprimant l’attitude du locuteur, ainsi que l’objet de cette
attitude, peuvent se construire d’une manière différente dans la conversation en
temps réel et dans le discours non-conversationnel. Ensuite, elle démontrera que
le conditionnel finnois et le subjonctif français partagent une fonction dialogique
dans le discours non-conversationnel : sous la portée d’une négation, les deux
modes peuvent fonctionner comme indications d’un dialogue entre deux points
de vue. L’étude tend à mettre en rapport les études sur les structures complétives
dans la conversation et les approches dialogiques à la langue écrite, inspirées par
l’œuvre de Bakhtine (Bahtin 1991 [1963]), et développées par Ducrot (1984) et
Linell (1998). En même temps, elle contribue aux observations sur les fonctions
subjonctives du conditionnel finnois.
Pour commencer, je présenterai le corpus de l’étude (section 1.2). Ensuite, je
passerai brièvement en revue des caractéristiques sémantiques et pragmatiques
du conditionnel finnois et du subjonctif français (section 2), mettant en avant que
les deux modes ont été analysés en termes de la théorie d’espaces mentaux de
Fauconnier (1984). En ce qui concerne le conditionnel finnois, je présenterai, en
outre, des études ayant constaté son aspect subjonctif. Le subjonctif français sera
examiné dans un cadre plus large de subordination. Cette présentation préliminaire
�
��������������
Université
de Helsinki
��������
122
Rea Peltola
sera suivie de l’analyse des données, dans la section 3. Enfin, la section 4 conclura
la communication.
1.2. Corpus
L’analyse portera sur des corpus de presse quotidienne, d’un côté, et de
conversations, de l’autre. Les données finnoises sont tirées des textes de presse
du corpus électronique Suomen kielen tekstikokoelma (désormais Ftc, de Finnish
text collection), ainsi que du corpus de conversations du département de langue
et littérature finnoises de l’Université de Helsinki (désormais SKL). Les données
françaises proviennent d’un corpus de presse collecté dans les archives électroniques
du journal Ouest-France (durant 2000–2005), ainsi que du corpus oral des langues
romanes C‑ORAL‑ROM. Les références des corpus utilisés se trouvent à la fin de
la communication.
Les extraits finnois, présentés au cours de l’analyse, seront accompagnés
d’une traduction morphémique interlinéaire et d’une traduction plus libre. Les
transcriptions des exemples tirés de conversations se basent sur celles utilisées dans
les corpus, mais elles ont été complétées par la suite. Pour uniformiser la méthode
de transcription, les exemples tirés du C-ORAL-ROM ont été modifiés selon les
conventions présentées p.ex. dans Schegloff (2007). Les abréviations utilisées
dans les traductions, ainsi que les conventions de transcription, sont expliquées à
la fin de la communication. Les caractères gras dans tous les exemples sont utilisés
par l’auteur à des fins de l’analyse.
2. Modes verbaux et subordination
2.1. Le conditionnel finnois en tant que subjonctif
La grammaire finnoise connaît quatre modes verbaux : l’indicatif, l’impératif,
le potentiel et le conditionnel. L’indicatif est un mode non-marqué qui exprime
une affirmation catégorique, alors que l’impératif et le potentiel portent les
valeurs modales déontique et épistémique, respectivement (Hakulinen, Vilkuna,
Korhonen, Koivisto, Heinonen & Alho 2004 : 1510–1511). Le conditionnel,
marqué par l’affixe ‑isi‑, s’est vu attribuer des valeurs multiples : la condition,
la contrefactualité et la non-factualité ont été considérées comme ses valeurs de
base (Penttilä 1957 ; Hakulinen & Karlsson 1979). D’après Lehtinen (1983), le
sémantisme du conditionnel provient de l’origine étymologique de l’affixe ‑isi‑,
qui dérive d’un morphème ayant exprimé des valeurs de fréquence, de durée
et de futur. L’expression du futur est la cause de la valeur de non-factualité du
123
L’irréalis dans le discours
conditionnel en finnois contemporain : le futur est non-factuel en soi. L’emploi du
conditionnel comme futur du passé fait la preuve de cette évolution (op. cit.).
Kauppinen (1998) a classé les valeurs du conditionnel finnois sous les concepts
d’intention et de prédiction (voir Bybee, Perkins & Pagliuca 1994). En effet, dans
une proposition indépendante, le conditionnel peut exprimer, d’une part, la volonté
ou le souhait, c’est-à-dire la valeur intentionnelle (ex. 1).
1. Ottaisin osaa viime aikojen keskusteluun turkistarhoista.
��������
prendre.cond.1sg part.part dernier temps.pl.gen débat.ill
fourrure.ferme.pl.el
Voin sanoa oman mielipiteeni, joka on samalla pouvoir.1sg dire.inf propre.acc opinion.acc.poss.1sg rel être.3sgen.même.temps
monen muunkin, emme tarvitse turkistarhoja!
beaucoup.gen autre.gen.cltneg.1pl avoir.besoin.neg fourrure.ferme.pl.part
(Ftc, Aamulehti 1999.)
‘J’aimerais prendre part au débat de ces derniers temps sur les fermes d’élevage d’animaux
à fourrure. Je peux dire mon opinion à moi, qui est en même temps celle de beaucoup
d’autres, nous n’avons pas besoin de fermes d’élevage d’animaux à fourrures !’
D’autre part, le conditionnel peut indiquer la conséquence d’un événement qui
n’est pas réalisé, c’est-à-dire la valeur prédictive (Kauppinen 1998 : 163–167,
194). Cette interprétation est activée par des facteurs contextuels tels un syntagme
nominal ou adpositionnel ou une proposition conditionnelle introduite par la
conjonction jos (‘si’) (ex. 2) (op. cit., pp. 199–200). Ces signaux contextuels
posent les circonstances sous lesquelles l’événement exprimé par la forme verbale
conditionnelle se réalise. Étudiant le conditionnel français, Haillet (2002) a
utilisé le terme cadre hypothétique pour désigner ces circonstances. En effet, le
conditionnel finnois partage cette valeur avec le conditionnel français.
2. Lalliäänesti nuijalla englantilaisen piispan HenrikPyhän hengiltä. prp voter.ipf.3sg massue.ad anglais.acc évêque.acc prp saint.accvie.pl.abl
Jos Henrik olisi voittanut conj prp
aux.cond.3sg vaincre.pcp
Suomea hallitsisi finlande.part régner.cond.3sg
Lallin, prp.acc
Englannin angleterre.gen
kuningatar.
reine
������
(Ftc, Aamulehti 1999.)
‘Lalli a voté avec une massue en tuant l’évêque anglais Saint Henri. Si Henri avait
vaincu Lalli, Finlande serait régie par la reine d’Angleterre.’
124
Rea Peltola
Dans l’exemple (2), le conditionnel apparaît également dans sa forme composée :
olisi voittanut (‘avait/aurait vaincu’). Dans ce conditionnel passé, l’irréalis se
combine avec une distance temporelle, et l’énoncé peut être pragmatiquement
inféré comme contre-factuel (Lyons 1977 : 820 ; Lehtinen 1983). Setälä (1883) a
fait remarquer que le conditionnel passé finnois ne détermine pas un point temporel
spécifique dans le passé, ce qui évoque d’une manière intéressante les analyses
faites sur les temps du subjonctif français (voir ci-dessous).
Outre ces emplois dans les propositions syntaxiquement indépendantes, le
conditionnel finnois est sémantiquement apte à apparaître dans des positions
subjonctives (Kauppinen 1998 : 164). Une de ces positions est présentée dans
l’exemple (2), où le conditionnel se trouve dans la partie protase, introduite par
la conjonction jos (‘si’), d’une construction conditionnelle. Selon les termes
de Kauppinen (op. cit.), la forme finnoise en -isi- est, « par son sémantisme,
suffisamment forte pour apparaître dans l’apodose, mais assez légère pour être
utilisée dans des positions sub/conjonctives ». De plus, Vilkuna (1992 : 85–86) a
mis en parallèle avec les subjonctifs des langues romanes l’emploi du conditionnel
finnois dans les propositions relatives non-spécifiques, en particulier dans celles
modifiant un SN qui se trouve sous la portée d’une négation. Pour ce qui est des
propositions complétives, concernées dans la présente étude, Helkkula, Nordström
& Välikangas (1987 : 120–130) ont observé qu’une forme subjonctive française a
tendance à être traduite par une forme conditionnelle finnoise quand il s’agit d’un
événement contrefactuel et, au moins dans une certaine mesure, quand on exprime
la modalité déontique. Étudiant la structure des compléments des verbes factifs
et non-factifs, Pajunen (2001 : 315) mentionne le conditionnel finnois comme
un exemple de subjonctif. Elle fait remarquer que les verbes factifs ne peuvent
recevoir une forme conditionnelle dans leur complément (pour la distinction
factif/non-factif, voir Kiparsky & Kiparsky 1971). Somme toute, le conditionnel
finnois remplit la fonction du subjonctif dans certains contextes.
Du fait de cette multiplicité de fonctions, l’interprétation du conditionnel finnois
est particulièrement liée à la construction syntaxique de la phrase et au contexte
discursif. Pour couvrir tous les emplois du conditionnel finnois, Kauppinen (1998)
utilise le concept d’espaces mentaux : dans le discours, le locuteur construit, par
des moyens linguistiques, des domaines d’interprétation, appelés espaces mentaux,
avec lesquels il peut parler d’événements parallèles et alternatifs à la réalité actuelle
(op. cit. : 166–167 ; Fauconnier 1984). Les temps et modes verbaux indiquent
le domaine d’interprétation qui est pertinent pour un énoncé donné (Fauconnier
1984 : 52–54). Le subjonctif français a également été analysé sous la perspective
d’espaces mentaux, comme nous le verrons ci-dessous.
L’irréalis dans le discours
125
2.2. La subordination et le subjonctif français
La subordination est une relation intraphrastique où une proposition constitue
un élément syntaxique et sémantique dans une autre proposition. Sur un plan
typologique, il est rare que cette position subordonnée ne se reflète pas sur la
structure de la proposition : la relation asymétrique entre les deux propositions
peut être marquée, dans la proposition subordonnée, par une conjonction, par
un ordre de mots spécial ou bien par l’absence de certains éléments temporels,
aspectuels ou modaux (Feuillet 1992 : 9). Cette étude s’intéresse à ces derniers,
c’est-à-dire aux propriétés temporelles, aspectuelles et, avant tout, modales de la
forme verbale d’une proposition subordonnée.
En effet, le verbe d’une proposition subordonnée peut se comporter différemment
de celui d’une proposition principale. En premier lieu, le temps, l’aspect et le
mode du verbe subordonné peuvent renvoyer soit au moment de l’énonciation,
soit au moment de référence de la proposition principale. En deuxième lieu, si les
valeurs temporelles, aspectuelles et modales de la proposition subordonnée sont
prédéterminées par le sémantisme de la proposition principale, le verbe subordonné
peut être privé des marqueurs de ces valeurs (voir Cristofaro 2003 : 53–64).
En français, le mode subjonctif est le mode par excellence dans ces contextes
prédéterminés par le sémantisme de la proposition principale. Dans le cas des
structures complétives, les propositions principales exprimant la négation, le
doute, la possibilité, la nécessité, la volonté, ou bien un sentiment, reçoivent un
complément au subjonctif (Grevisse & Goosse 2007 : § 1126). Le temps, l’aspect
et le mode de la proposition complétive sont imposés par le moment de référence
de la proposition principale, le subjonctif ne pouvant en soi les exprimer (Gosselin
2005 : 94–96). En effet, les formes qu’on appelle « temps » du subjonctif
n’expriment guère une périodisation temporelle, mais virtuelle, ce qui explique la
morphologie réduite du subjonctif comparée à celle de l’indicatif, très complexe
(Guillaume 1929 ; Soutet 2000 : 144–147). Laissant indéterminée la relation de
l’événement exprimé dans la complétive à l’égard du moment de l’énonciation, le
subjonctif indique que l’événement est considéré comme relatif à un espace mental
autre que la réalité actuelle (Achard 1998, ch. 6), cet espace étant mis en place par
le sémantisme de la proposition principale (Fauconnier 1984 : 53–54). Ainsi, reflet
des valeurs modales de la proposition principale, le subjonctif français peut être
considéré comme une manifestation de la cohésion entre les deux propositions
(Tanase 1943 : 241–242).
126
Rea Peltola
3. Le mode subordonné comme marqueur du dialogue
Dans ce qui suit, je me pencherai sur les structures complétives négatives pour
démontrer que le subjonctif français et le conditionnel finnois partagent une fonction
dialogique dans le discours non-conversationnel : sous la portée d’une négation, ils
marquent un point de vue autre que celui du locuteur. Comme le phénomène étudié
traite plutôt de la question de propriétés dialogiques de l’interaction que celle de
mode de communication, j’ai choisi d’utiliser ici le terme non-conversation au lieu
de langue écrite. Par conversation, j’entends une activité au cours de laquelle le
locuteur change à plusieurs reprises, alors que le discours non-conversationnel est
prononcé par un seul locuteur. La division n’est toutefois pas absolue : à l’intérieur
même d’une conversation, il y a bien entendu des passages plus ou moins étendus
prononcés par un seul locuteur.
Je commencerai par une brève présentation des principes d’une conception
dialogique du discours. Ensuite, en premier lieu, je mettrai en avant que, dans
une conversation en temps réel, la relation entre l’énoncé exprimant l’attitude et
l’énoncé exprimant l’objet de cette attitude peut être exprimée par des moyens
basés sur le système des tours de parole. En deuxième lieu, je proposerai que, dans
le discours non-conversationnel, le subjonctif français et le conditionnel finnois
peuvent, sous la portée d’une négation, marquer l’émergence du dialogue.
3.1. Discours dialogique
Selon une conception dialogique du discours, toute communication suppose un
interlocuteur, le sens même d’un énoncé étant le résultat de plusieurs voix. En effet,
dans la conversation en temps réel, un tel dialogue est inhérent, puisqu’au moins
deux participants sont physiquement présents dans l’interaction. Néanmoins, selon
la perspective de cette étude, s’appuyant sur les théories de polyphonie linguistique
de Ducrot (1984) et du dialogisme de Linell (1998), le discours prononcé par une
seule personne fait aussi entendre plusieurs voix, le sens d’un énoncé étant le produit
du chevauchement de ces voix multiples. Dans un discours non-conversationnel,
ces voix n’appartiennent toutefois pas forcément aux auteurs d’un discours effectif,
mais à des êtres du discours construits dans le discours même (Ducrot 1984, en
particulier pp. 189–210). Ces voix sont intériorisées par le locuteur, pour son propre
usage : le locuteur crée le dialogue au cours de son discours, et s’adresse ainsi
à son interlocuteur virtuel, en anticipant les réactions de celui-ci. L’organisation
de ces points de vues peut évoquer celle des contributions des participants d’une
conversation à temps réel (Linell 1998 : 196–197, 267–268). Par conséquent, le
L’irréalis dans le discours
127
discours non-conversationnel, quoique faiblement dialogique dans une perspective
interpersonnelle, est intrapersonnellement dialogique (op. cit.).
3.2. Énoncé négatif dans la conversation
Dans la conversation en temps réel, l’énoncé exprimant l’attitude n’est pas toujours
associé à un deuxième énoncé. Si l’énoncé sur lequel la négation porte est toutefois
présent dans le contexte, l’énoncé négatif ne le précède pas forcément : il peut aussi
prendre une position médiane ou finale (voir Thompson 2002). Les deux parties
peuvent aussi se trouver dans des tours de parole différents. Examinons l’extrait
de conversation dans l’exemple (3), où une étudiante (S), venant du sud de la
France, interviewe un commerçant (E). La discussion a lieu dans le magasin de E,
en Normandie. Avant le début de cet extrait, E a donné une caractérisation négative
de son ancien employeur. Il a aussi décrit les gens du type de son employeur d’une
manière plus générale. Dans l’extrait présenté ci-dessous, S propose qu’il s’agirait
d’un caractère propre aux Normands.
3. C-ORAL-ROM, ffamdl02 VENDEUR DE MAGIE
1
2
3
4
5
6
7
8
S: c’était pa:s quand même u:n caractère >j’allais dire< nor↑mand pour
��������������
rev(h)enir(h)=
((bruit de cuillère dans une tasse))
S: =[au:(h) .hh (.)
E:
[.mth
S: au [pr(h)ofil (de votre pa-)
E:
[moi j’espère pa:s.=
S: =ah ↑b(h)on hehehehehe.hh( )
Après le tour de parole de S (lignes 1–6), E exprime son attitude (moi j’espère
pa:s, ligne 7), S ayant proposé un point de vue que E rejette. Les tours de S et
E forment une paire adjacente dont le tour de S est le premier, et le tour de E le
second élément. L’énoncé de E s’oriente vers celui de S, la négation exprimée dans
le tour de E portant sur l’énoncé de S, et non pas sur un complément subséquent.
En effet, l’énoncé de E ne peut être perçu comme projetant une continuation sous
forme d’un complément : il se termine par une intonation descendante, et il est
suivi d’une prise de parole par S, sans chevauchement. Ainsi, l’énoncé négatif
se trouve ici dans une position finale à l’égard de l’énoncé sur lequel la négation
porte, et ne peut être considéré comme une proposition principale introduisant une
proposition complétive.
Rea Peltola
128
Dans l’exemple (4), nous avons un énoncé négatif postposé en finnois. Il s’agit
de l’extrait d’une conversation où deux amis discutent au téléphone de leur voyage
en Laponie et de leurs rencontres avec les habitants locaux.
4. SKL, SG 094-097 MAHATAUTI
1 S: = .hh ei me oikeestaa niinku (.)niide (.) riesana
neg1pl vraiment ptl
poss.3pl ennui.ess
�����������������������������
on les a pas vraiment ennuyés
2
�����
(1.2)
3 V: ° .e:m mäkää neg.1sg1sg.clt
je crois pas non plus
4
oltu.
être.pcp
usk(h)o.° mhh ((en baîllant))
croire.neg
(0.8)
5 S: päiv vastoi mehän jelpittii niitä, (.)
��������������
au.contraire�
1pl.clt aider.ipf 3pl.part
au contraire on les a aidés
Dans cet extrait, S affirme que, pendant leur visite en Laponie, S et V ne gênaient
guère les habitants locaux. Après une pause, V donne sa réponse sous forme d’un
énoncé négatif. L’énoncé de V est prononcé avec une intonation descendante et
suivi d’une prise de parole par S. Le tour de parole de V est donc traité par les
participants comme terminé. Notons que, puisque l’énoncé de S est aussi négatif, V
ne s’oppose pas à la position prise par S, mais au contraire, s’y accorde. Néanmoins,
comme dans l’exemple français (3), ici aussi l’énoncé exprimant l’attitude est en
position finale à l’égard de l’énoncé sur lequel l’attitude porte.
Enfin, l’exemple (5) témoigne que, dans la conversation, l’énoncé négatif peut
apparaître dans une position finale même si l’énoncé sur lequel la négation porte
est prononcé par le même locuteur. Il s’agit de la suite immédiate de l’échange
présenté dans l’exemple (3).
5. C-ORAL-ROM, ffamdl02 VENDEUR DE MAGIE
8
9
10
11
12
13
14
15
S: =ah ↑b(h)on hehehehehe.hh [( )
E: [non parce que moi j’aime[bien=
S:
[oui
E: =ma région quoi [et=
S:
[oui: [: (s-/c- )
E:
[=↓si: les Normands sont comme ↑ça:eu, non non
non j’pense pas, .h, par contre:eu, (0.2) .h quand tu dis qu’ils sont
crainti:fs, méfiants, et cetera? >ça c’est complètement vrai<
L’irréalis dans le discours
129
Suivant l’échange analysé ci-dessus, le tour de S (ah ↑b(h)on – –, ligne 8)
exprime que l’information donnée par l’énoncé de E est nouvelle (voir Schegloff
2007 : 157). Ainsi, E continue par une explication (non parce que moi – – ), que S
soutient en prononçant deux fois oui. Par la suite, E résume le point de vue que S a
initialement proposé : ↓si: les Normands sont comme ↑ça:eu,. Il prononce le début
de cet énoncé à un niveau considérablement plus bas que les énoncés environnants,
ce qui est sans doute une façon de marquer cet énoncé comme citation (cf. Klewitz
& Couper-Kuhlen 1999). Ensuite, E répète son attitude négative : non non non
j’pense pas. De même que son énoncé négatif précédent moi j’espère pa:s, la
négation j’pense pas suit l’énoncé exprimant le point de vue rejeté. Cette fois-ci,
les deux énoncés sont cependant prononcés par le même locuteur : E reproduit une
séquence précédente de l’échange.
Les énoncés exprimant une attitude fonctionnent dans la conversation comme
des cadres épistémiques, évidentiels et évaluatifs pour d’autres énoncés (Thompson
2002). En effet, Mullan (2007) a étudié les énoncés français je pense, je crois et je
trouve, dans cette perspective. En ce qui concerne la conversation en finnois et en
français, Duvallon (2006 : 164–170, 214–217) a observé que dans les deux langues,
certains énoncés, considérés dans le discours non-conversationnel comme éléments
recteurs d’un complément, ont un pouvoir recteur affaibli, dans la conversation.
Par conséquent, Duvallon les considère plutôt comme « modifieurs modaux » que
recteurs d’un complément. Ces énoncés sont syntaxiquement indépendants de
l’énoncé qu’ils encadrent – et vice versa, pouvant de cette manière s’orienter sur
des extraits de parole plus étendus qu’un seul énoncé (cf. Goodwin & Goodwin
1987).
3.3. Énoncé négatif dans le discours non-conversationnel
Dans le discours non-conversationnel, la relation entre un énoncé négatif et
l’énoncé sur lequel la négation porte est essentiellement exprimée par une phrase
complexe où l’énoncé négatif se met en position initiale, suivi d’un complément
exprimant le point de vue rejeté. Ce positionnement est susceptible de motiver le
choix du mode verbal dans la proposition complétive, comme nous le voyons dans
l’exemple (6). Il s’agit d’un extrait d’article de presse.
6. Le dimanche après-midi, s’ils [les SDF] ne sont pas admis au Relais, ils boivent de
l’alcool, sont ramassés par des patrouilles de police... Je ne crois pas que cela aille dans
le sens de la réinsertion. (Ouest-France, 21/12/2002.)
Dans cet extrait, le locuteur commence par décrire une certaine situation,
notamment celle des problèmes vécus par des sans-domicile-fixe. Ensuite, il
130
Rea Peltola
conclut son argument avec une structure négative : l’énoncé négatif est suivi d’un
complément exprimant le point de vue rejeté par le locuteur cela aille dans le sens
de la réinsertion. Notons que le verbe de la proposition complétive est au mode
subjonctif (aille).
Comparons cet exemple français à un extrait de corpus de presse en finnois :
7. Ainakin osa [romanien] tavoista lähenee valtaväestön
���������������������
au.moins partie rom.pl.gen coutume.pl.el s’approcher.3sgmajoritaire.population.gen
kulttuuria. En silti usko, että romanikulttuuri häviäisi. ��������
culture.partneg.1sgpour.autant croire.neg conjrom. culture disparaître.cond.3sg
Tai, että romaniväestö vähitellen sulautuisi kokonaan conj conj rom.population peu.à.peu s’assimiler.cond.3sg complètement
valtaväestöön.
�����������������������
majoritaire.population.ill
(Ftc, Hämeen Sanomat 2000.)
’Au moins une partie des coutumes [des Roms] s’approche de la culture de la population
majoritaire. Pour autant, je ne crois pas que la culture rom disparaisse. Ou que la
population rom peu à peu s’assimile complètement à la population majoritaire.’
Une structure similaire à celle de l’exemple français se trouve dans cet extrait.
Après avoir constaté une certaine situation, ‘au moins une partie des coutumes des
Roms s’approche de la culture de la population majoritaire’, le locuteur admet que
la situation n’implique pas la disparition ni l’assimilation totale de la culture rom.
Cette concession est faite par un énoncé exprimant une attitude négative en silti
usko (‘pour autant, je ne crois pas’) et deux compléments exprimant les points de
vue rejetés par le locuteur romanikulttuuri häviäisi (‘la culture rom disparaisse’)
et romaniväestö vähitellen sulautuisi kokonaan valtaväestöön (‘la population rom
peu à peu s’assimile complètement à la population majoritaire’), les verbes des
propositions complétives se trouvant au mode conditionnel.
Je propose que l’emploi d’un mode autre que l’indicatif dans les exemples (6) et
(7) contribue au contexte dialogique ouvert par la négation. Le subjonctif français
et le conditionnel finnois ont respectivement été décrits comme expressions d’un
espace mental autre que la réalité actuelle (Kauppinen 1998, Achard 1998). Sous
la portée d’une négation, cet autre peut être interprété comme un point de vue
que le locuteur présente mais auquel il n’adhère pas. En effet, d’après Ducrot
(1984 : 215–218), dans un énoncé négatif, deux points de vue se heurtent, l’un
positif, l’autre le refus de celui-ci. Ducrot considère ce type d’énoncés négatifs
L’irréalis dans le discours
131
comme des cas de « négation polémique », et les présente comme des exemples de
la polyphonie linguistique.
Sous la portée d’une négation, le subjonctif français et le conditionnel
finnois marquent la distinction entre le point de vue anticipé, mais rejeté par le
locuteur, l’irréalis, et celui auquel il adhère, le factuel. Ces deux voix superposées
appartiennent, dans la terminologie de Ducrot (1984), à deux êtres du discours
différents. Ainsi, le conditionnel finnois et le subjonctif français fonctionnent-ils
comme signes de l’émergence d’un dialogue entre deux voix intériorisées par le
locuteur.
4. Conclusion
Avec cette analyse, je me suis intéressée au parallélisme entre certains emplois
des modes subjonctif français et conditionnel finnois, en participant ainsi à la
discussion sur les fonctions subjonctives de ce dernier. Les deux modes ont été
analysés comme expressions d’un espace mental autre que la réalité actuelle. J’ai
proposé que, lorsque le conditionnel et le subjonctif se trouvent sous la portée
d’une négation, cet autre s’interprète comme la voix d’un autre être du discours,
d’un locuteur second. Ainsi, les deux modes fonctionnent-ils comme indications
de l’émergence d’un dialogue entre deux points de vue, dans le discours nonconversationnel. Dans la conversation en temps réel, les moyens pour exprimer
l’attitude négative envers un point de vue sont plus variés et se basent sur le
système des tours de parole.
Rea Peltola
132
Symboles de transcription
[
=
(0.5)
(.)
.
,
?
:
mot
°
↑↓
> <
hh
(hh)
.hh
(( ))
( )
énoncés en chevauchement
absence de pause
silence en dixièmes de seconde
micro-pause
intonation descendante
intonation continue
intonation montante
extension du son
emphase
volume bas
intonation fortement montante/descendante
prononciation rapide
aspiration
prononciation aspirée
inhalation
remarque du transcripteur
incertitude du transcripteur
Abréviations utilisées dans les traductions interlinéaires
1
3
abl
acc
ad
aux
clt
cond
conj
el
ess
gen
première personne
troisième personne
ablatif
accusatif
adessif
auxiliaire
clitique
conditionnel
conjonction
élatif
essif
génitif
ill
inf
ipf
neg
part
pcp
pl
poss
prp
ptl
rel
sg
illatif
infinitif
imparfait
négation
partitif
participe
pluriel
possessif
nom propre
particule
relatif
singulier
L’irréalis dans le discours
133
Corpus
C-ORAL-ROM. Integrated Reference Corpora for Spoken Romance Languages. Studies
in Corpus Linguistics 15. John Benjamins Publishing Company, Amsterdam/
Philadelphia.
SKL = Corpus de conversations en finnois. Département de la langue et littérature finnoises,
Université de Helsinki
Ftc = Suomen kielen tekstikokoelma – Finnish text collection. Corpus électronique
de textes en finnois, établi par l’Institut de recherche pour les langues de Finlande,
le département de linguistique générale de l’Université de Helsinki, le département
des langues étrangères de l’Université de Joensuu, CSC – Scientific Computing Ltd.
Disponible par le site Internet du CSC, http://www.csc.fi/.
Ouest-France, 2000–2005. Archives électroniques, http://alacarte.ouestfrance.fr/.
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Malinka Velinova
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation dans
la chanson de geste
Introduction
La transmission orale, c’est-à-dire « l’énonciation in praesentia » (d’après Perret
2006 : 17) des chansons de geste françaises est en rapport étroit avec le style
épique appelé « formulaire ». Même si les poèmes n’étaient pas tous destinés
à l’interprétation immédiate en temps réel devant le public, mais à la mise par
écrit et à la lecture, nous admettons, à la suite de certains auteurs, qu’ils portent,
pour la plupart, des traces d’oralité et d’oralisation (cf. Zumthor 1983 et 1987 ;
Suard 1993). La formule, le fragment narratif récurrent dans l’épopée, contribue
à la récitation, à la performance du jongleur devant l’auditoire en temps réel. Elle
aide également même l’identification, la compréhension immédiate des figures
et des événements présentés. Ce qui est connu, facilement identifiable en temps
réel, n’entrave pas l’audition, l’appréhension du poème. Et puisque les récits sont
« prévus pour une transmission orale », « dans leur écriture même, s’inscrivent
des éléments de leur représentation, qui gardent la trace d’anciennes performances
orales ou au besoin les inventent » (Perret 2006 : 18).
Dans le cadre d’une étude des occurrences de la subordonnée relative dans
trois chansons de geste – à savoir La Chanson de Roland, Le Couronnement de
Louis et Ami et Amile –, nous nous proposons d’expliquer le rôle de l’ancrage
contextuel et pragmatique dans le choix des structures syntaxiques au sein des
œuvres. Dans un premier temps, on s’interrogera sur les causes de l’emploi assez
fréquent de la relative en ancien français, en l’occurrence dans le genre épique,
ainsi qu’à l’emploi spécifique des différents types de relatives. On s’arrêtera
ensuite sur le problème de la fréquence relativement élevée de l’emploi du relatif
dont exprimant le génitif dans l’épopée par rapport aux autres genres médiévaux.
Dans un deuxième temps, on étudiera le cas de l’exclamative commençant par un
relatif sans antécédent du type Ki veïst…, que les grammaires de l’ancien français
présentent en tant que structure caractéristique des textes épiques (Ménard 1994),
Université de Sofia « Saint Kliment Ohridski » / Université Paris IV-Sorbonne
136
Malinka Velinova
même si l’on trouve la même formule dans les phrases de Froissart, par exemple.
On abordera, en troisième lieu, le problème de la disjonction du relatif de son
antécédent, en essayant d’appliquer à ce cas la thèse de Perret (2006), avancée à
propos de la labilité référentielle due à l’anaphore.
1. Remarques générales sur l’emploi des relatives dans l’épopée
médiévale française
Quoique la théorie traditionnelle des deux types de relatives, issue des conceptions
présentées dans La Logique de Port-Royal, ait soulevé de nombreuses critiques et
des objections austères (cf. Gapany 2004, parmi d’autres), nous nous tiendrons,
pour les fins de la présente étude, au classement dont on se sert le plus souvent
dans les grammaires de l’ancien français et qui est le fruit de la théorie classique
(cf. Moignet 1976 ; Joly 2004). Buridant (2000 : 577), ayant recours à la même
distinction traditionnelle, divise les relatives en adjectives et substantives, selon
qu’elles renvoient ou non à un antécédent, et sépare, en ce qui concerne les
premières, au cas où l’antécédent serait défini, la relative déterminative/restrictive
de la relative explicative/appositive. C’est notamment à cette typologie que nous
nous référerons ci-dessous.
Suivant nos conclusions basées sur l’observation détaillée de l’interprétation
de la relative dans les différentes traductions/éditions de La Chanson de Roland
en français moderne, on peut affirmer que l’emploi de la relative dans le texte
en ancien français est de loin plus fréquent. Le traducteur de l’épopée préfère la
paraphrase de la relative ; là où elle se trouve conservée, on y sent nettement, grâce
à sa réapparition, un effet archaïsant, comme par exemple dans l’édition de Joseph
Bédier. La langue moderne essaye donc d’éviter la relative là où c’est possible,
pour que la phrase soit plus cohérente, plus légère, moins ambiguë. Aussi emploiet-on dans les traductions en français moderne des appositions, des épithètes liées
ou détachées à la place des relatives en ancien français. Or, s’il se trouve parfois
que la substantivation ou l’adjectivation est impossible ou que l’auteur essaye de
rapprocher sa phrase de celle du poème (pour diverses raisons), on a dans les
versions en français moderne la conservation non seulement du relatif sujet qui,
mais aussi de ses emplois spécifiques qui ont un effet archaïsant, comme les
occurrences de qui en emploi absolu, avec ses différentes valeurs.
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Velinova, M. (à paraître) : La syntaxe du pronom relatif sujet qui dans les traductions de
La Chanson de Roland en français moderne. Actes du Colloque international Problèmes
linguistiques et socioculturels de la traduction, Sofia 2006.
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
137
Il s’avère par conséquent, d’une part, qu’en ancien français, dans le genre
épique, en l’occurrence, l’emploi des relatives est sensiblement plus élevé que
dans les traductions / éditions modernes, d’autant plus que la conservation des
subordonnées dans les traductions a un effet archaïsant recherché. On observe,
d’autre part, en ce qui concerne surtout l’emploi du relatif dont (nous nous
appuyons sur nos conclusions à partir des dénombrements des occurrences dans
le cadre d’une étude sur dont en français médiéval)������������������������������
, que c’est dans le genre des
chansons de geste que l’emploi des subordonnées débutant par ce même relatif est
nettement plus fréquent par rapport aux autres genres médiévaux.
Paul Zumthor (1983 : 118) privilégie trois niveaux indissociables du discours
pour l’épopée médiévale française : le rythme, la syntaxe et le lexique. Notre
analyse de la variation formulaire dans le cas des relatives consistera en particulier
dans l’observation de ces trois niveaux discursifs de la formule épique.
On peut donc supposer que l’emploi élevé de la relative dans les chansons de
geste est dû, en grande partie, à sa possibilité d’adaptation malléable aux exigences
de la versification, du rythme, de l’assonance, de la syntaxe (assez souple, en effet,
en ancien français), ainsi qu’à celles du lexique. Nous vérifierons notre hypothèse
en nous arrêtant sur certains aspects de l’emploi des structures syntaxiques qui
nous intéressent. On se bornera à l’emploi du relatif qui en fonction de sujet,
en observant et en analysant de près les différentes variations structurelles et
sémantiques des subordonnées dans les trois œuvres. Il s’agit, dans tous ces cas
particuliers, de l’emploi de la relative explicative ou appositive. Elle n’est en
réalité que superflue, elle ne joue qu’un rôle stylistique, et n’étant pas porteuse de
nouvelles informations, elle ajoute simplement aux valeurs artistiques de l’œuvre ;
et c’est cela précisément qui la rend un moule très commode pour la formule,
puisque celle-ci, en tant que procédé stylistique, ne fait que réitérer une seule
et même information à plusieurs reprises au sein de l’œuvre ou du genre. En ce
qui concerne les relatives déterminatives, elles ont, dans la plupart des cas, des
fonctions distinctives, sémantiques.
2. Quelques exemples de relatives explicatives
On envisagera les relatives qui présentent des « descriptions » de Charlemagne et
de l’armement des guerriers ou qui servent à introduire le personnage de Dieu dans
les trois chansons de geste que l’on a choisies pour l’étude. Parmi les fragments qui
présentent Charlemagne, on distinguera deux groupes de formules se rapportant à
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Voir infra.
138
Malinka Velinova
ses traits caractéristiques – à savoir sa fonction de roi et sa description physique.
Or, dans Ami et Amile, on ne retrouve que la variante du premier type à trois
reprises, mais elle reprend exactement la même formule, utilisée dans La Chanson
de Roland, ce qui témoigne de la continuité dans le genre – les formules identiques
ou similaires se retrouvent non pas seulement au sein d’une même œuvre, mais
dans le genre en général, à travers les siècles.
Dans les deux exemples suivants, c’est le rôle de l’assonance qui joue dans le
choix de la variante formulaire, même au risque d’une certaine tautologie dans le
second cas surtout :
1. Dist li paiens : « Mult me puis merveiller
De Carlemagne, ki est canuz e vielz ! […] » (Chanson de Roland, v. 537-538)
2. Dist li Sarrazins : « Merveille en ai grant
De Carlemagne, ki est canuz e blancs ! […] » (Ibid., v. 550-551)
En (3), (4) et (5), la variation est aussi bien lexicale que syntaxique ; elle
est conditionnée par la versification – le mètre et l’assonance, qui agissent
conjointement : les variations lexicales ne concernent que les épithètes de la
barbe : « canue », « blanche » et « flurie », mais elles occupent toujours la dernière
position, ce qui désigne l’assonance comme raison de la variation ; l’exemple
(4) présente, en plus, une variante syntaxique où le régime direct « la barbe »
est postposé au verbe ; la fréquence d’emploi de cet ordre des mots est moins
élevée dans notre corpus. Il se peut que dans l’ordre des mots en (3) et (5) ait joué
l’analogie avec l’ordre des constituants dans les tours attributifs avec être, comme
dans « ceste barbe dunt li peil sunt canuz » (cf. infra l’exemple (20)), d’où l’on
pourrait facilement obtenir la formule « *dont la barbe est canue », équivalant
complètement, de par son sens, à « ki la barbe ad canue ».
3. Tantes batailles en camp en ai vencues
E tantes teres larges escumbatues,
Que Carles tient, ki la barbe ad canue ! (Ibid., v. 2306-2308)
4. Cunquis l’en ai païs e teres tantes,
Que Carles tient, ki ad la barbe blanche. (Ibid., v. 2333-2334)
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Les exemples de La Chanson de Roland sont puisés à l’édition de J. Dufournet.
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
5. 139
Mult larges teres de vus avrai cunquises,
Que Carles tent, ki la barbe ad flurie,
E li empereres en est e ber e riches. (Ibid., v. 2352-2354)
Lorsqu’il s’agit de présenter Charlemagne comme le roi de France, on utilise les
expressions « ki France ad en baillie », « ki tient dulce France », ainsi que leurs
variantes, dont voici quelques-unes seulement :
6. Guardet al bref, vit la raisun escrite : « Carle me mandet, ki France ad en baillie […]. » (Ibid., v. 487-488)
7. Liés en fu Charles, qui France a a baillier,
Enz en son cuer en fu joians et liés. (Ami et Amile, v. 383-384)
8. Un faldestoed i ont, fait tut d’or mer :
La siet li reis ki dulce France tient. (Chanson de Roland, v. 115-116)
Et si le vers est un peu plus long, on utilise la variante abrégée « ki France tient »,
comme en (9) :
9. Envers le rei s’est Guenes aproismet,
Si li ad dit : « A tort vos curuciez,
Quar ço vos mandet Carles, ki France tient,
Que recevez la lei de chrestiens […]. » (Ibid., v. 468-471)
Les relatives dans les exemples (3), (5), (6) et (7) présentent la même structure
syntaxique où l’objet est antéposé au verbe. L’ordre des mots en (8) et (9) est
toujours Sujet-Objet-Verbe, dont on pourrait affirmer qu’il prédomine dans nos
occurrences. Buridant (2000 : 748) avance comme facteur formel dans ce cas
d’emploi de la relative la commodité dans les textes versifiés où les désinences
verbales riment facilement.
Quant à la description de l’armement, elle est présentée le plus largement de
nouveau dans La Chanson de Roland, ce qui n’est peut-être pas très étonnant, si
l’on prend en considération le sujet des trois poèmes et les nécessités narratives
en fonction des thèmes traités. Voici quelques variantes syntaxiques, mais aussi
lexicales, de la formule la plus exploitée « ki a or est gemmé », lorsqu’il s’agit de
la décoration de l’équipement des guerriers :
10. Vait le ferir li bers, quanque il pout,
Desur sun elme, ki gemmet fut ad or :
Trenchet la teste e la bronie e le cors,
140
Malinka Velinova
La bone sele, ki est gemmet ad or,
E al cheval parfundement el dos […]. (Ibid., v. 1584-1588)
11. Veit le Guillelmes, le sen cuider changier ;
Bien fu en aise por son colp empleier,
Et fiert le rei, que n’ot soing d’espargnier,
Par mi son helme, qui fu a or vergiez,
Que flors et pierres en a jus trebuchié […]. (Couronnement de Louis, v. 11121116)
12. Il trait l’espee qui fu d’or enheudee
Et fiert Hardré sor la cercle doree. (Ami et Amile, v. 1494-1495)
Les variantes dans ce cas sont construites autour de la disjonction du tour attributif
(dans les exemples (11) et (12)) et de la postposition du verbe être par rapport à
l’attribut (en (10)).
Lorsqu’il s’agit de présenter les caractéristiques de Dieu et l’attitude du poète
envers son image, les occurrences les plus nombreuses de variantes de formules
se retrouvent dans Ami et Amile. En (13), (14) et (15), on peut observer la même
formule de La Chanson de Roland utilisée dans Ami et Amile, soit telle quelle, soit
un peu abrégée à cause de la longueur du vers :
13. Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli,
Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit :
« Veire Patene, ki unkes ne mentis,
Seint Lazaron de mort resurrexis […] ! » (Chanson de Roland, v. 2382-2385)
14. […] Dex doinst, li Peres qui onques ne menti,
Males nouvelles m’en laist encor oïr,
A mal putaige soit li siens cors reprins. » (Ami et Amile, v. 1129-1131)
15. Ez a la porte le vaillant conte Ami,
Ses tarterelles conmensa a tentir,
Bienfait demande por Deu qui ne menti. (Ibid., v. 2692-2694)
Les exemples (17) et (18) présentent la même formule dans les deux relatives
qui sont identiques du point de vue de la syntaxe et du lexique. Les exemples
(16) et (19) constituent des variantes lexicales à cette formule, conditionnées par
les restrictions et les exigences de la versification, et plus particulièrement de
l’assonance :
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
141
16. « Ahi ! Guillelmes, li marchis au vis fier,
Cil te guarisse qui en croiz fu dreciez ! […] » (Couronnement de Louis, v. 550-551)
17. Desor le marbre, devant le crucefis,
La s’agenoille Guillelmes li marchis
Et prie Deu qui en la croiz fu mis
Qu’il li enveit son seignor Looïs. (Ibid., v. 1679-1682)
18. Oiéz, seignor, que Dex voz soit amis,
Li Gloriouz qui en la crois fu mis. (Ami et Amile, v. 903-904)
19. Il le trouva sa defors au degré,
Il le salue com ja oïr porréz :
« Dex voz sault, sire, qui en crois fu penéz
Et de la Virge en Bethleant fu nés […]. » (Ibid., v. 2482-2485)
La relative non restrictive permet donc une grande liberté de variation formulaire
aussi bien au niveau du rythme qu’à celui de la syntaxe et du lexique. Ainsi les
jongleurs disposaient-ils d’une panoplie presque illimitée de variantes de relatives
appositives servant à remplir, en l’occurrence, le second hémistiche du vers
chaque fois qu’il s’agit de Charles, de Dieu ou bien d’un élément quelconque
de l’armement du guerrier. Le discours épique profite pleinement des possibilités
diverses de flexibilité qu’offre la relative.
3. Emploi de dont-génitif
D’après l’analyse des occurrences d’un corpus plus ou moins restreint, dans une
étude portant sur les emplois de dont en ancien et en moyen français, nous avons
abouti à la conclusion que le nombre des cas d’emploi de dont en tant que génitif
est le plus élevé dans les chansons de geste (La Chanson de Roland – 6 sur 16
cas d’emploi, Le Couronnement de Louis – 9 sur 21, Ami et Amile – 9 sur 36).
C’est à la spécificité de la représentation et de l’énonciation, aux particularités du
style formulaire, qui exige des tours périphrastiques offrant plusieurs possibilités
de variation (comme par exemple en (21)), ce que dont assure en quelque sorte,
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Le corpus, comprenant 16 textes (en vers et en prose) entre la fin du IXe et la fin du XVe
s., a été fondé sur la Base textuelle d’ancien français (base Marchello-Nizia) et la Base
textuelle de moyen français (CNRS-ATILF) : http://atilf.atilf.fr/dmf.htm.
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Velinova, M. (à paraître en 2010) : Le relatif-interrogatif dont en ancien et en moyen
français. Actes du XXVe CILPR, Innsbruck 2007.
142
Malinka Velinova
que nous attribuons les raisons de cette prédominance dans les fréquences. On peut
remarquer en plus que c’est dans les énumérations détaillées des combats singuliers
ou des descriptions de l’apparence des guerriers, souvent réitérées dans la majorité
des cas sous forme de laisses parallèles ou similaires, dans les œuvres épiques, que
dont se trouve fréquemment employé, comme dans les exemples qui suivent :
20. « Va, sis pent tuz a l’arbre del mal fust !
Par ceste barbe dunt li peil sunt canuz,
Se uns escapet, morz ies e cunfunduz. » (Chanson de Roland, v. 3953-3955)
21. Quatorze rei armerent l’aversier ;
El dos li vestent une broigne d’acier,
Desus la broigne un blanc halberc doblier,
Puis ceint l’espee dont bien trenche l’aciers […]. (Couronnement de Louis, v. 636639)
22. Hardréz a trait l’espee dont brun sont li coutel […]. (Ami et Amile, v. 1484)
23. De grant pitié li cuers li atanrie,
Il tint l’espee dont li aciers brunnie
Et fiert Hardré dou pommel léz l’oïe […]. (�Ibid., v. 1537-1539)
Dans notre corpus, sur les quelque 65 cas d’emploi de dont-génitif, nous avons
remarqué certains cas d’inversion du sujet dans la subordonnée, dont (21) et (22).
Dans tous les cas relevés, c’est le nom déterminé par dont qui est le sujet dans la
subordonnée. Ce n’est qu’en (21), parmi toutes nos occurrences, que le verbe n’est
pas le verbe copule être : le verbe trenchier étant employé en plus en tant que verbe
intransitif, la syntaxe se trouve conforme aux usages modernes (cf. Le Bidois 1968,
T. I : 287). Dans tous les autres cas, on a des constructions attributives inverties,
ce qui ne contredit cependant pas les usages anciens, concernant l’ordre des mots,
mais offre des variantes commodes à la versification.
4. Le cas de la relative exclamative
Ulla Jokinen (1978 : 3) affirme que l’emploi de qui sans antécédent est très répandu
en ancien français et que les relatives introduites de cette manière peuvent avoir,
dans l’ensemble de la phrase, différentes fonctions (sujets, compléments), même
celle d’un circonstanciel, comme dans l’exemple (24), cité par l’auteur. Dans le
cas où la relative équivaut à une subordonnée adverbiale de condition et peut se
rendre par « si l’on », la principale peut être absente ; on a donc alors une relative
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
143
à valeur exclamative. Dans notre corpus, les exemples (25) et (26) présentent
exactement ce cas, tandis que les autres occurrences citées ci-dessous comportent
une phrase complexe entière.
24. 25. Ki dunc oïst Munjoie demander,
De vasselage li poüst remembrer. (Chanson de Roland, v. 1181-1182)
Ki puis veïst Rollant e Oliver
De lur espees ferir e capler ! (Ibid., v. 1680-1681)
26. Ki puis veïst li chevaler d’Arabe,
Cels d’Occiant e d’Argoillie e de Bascle ! (Ibid., v. 3473-3474)
27. Qui donc veïst sor toz le conte aidier,
Al brant d’acier les riches cols paier,
De gentill ome li presist grant pitié. (Couronnement de Louis, v. 2157-2159)
28. Or sont li conte andui el pré assiz.
Qui les veïst baisier et conjoïr,
Dex ne fist home cui pitié n’en preïst. (Ami et Amile, v. 1941-1943)
Les grammairiens avancent que cet emploi absolu du pronom relatif sujet est
caractéristique pour la langue épique, ainsi que pour ses parodies. Dans ces cas, la
proposition principale peut être omise et la subordonnée relative se voit dotée de
la valeur exclamative d’une interpellation (Raynaud de Lage 1990 : 106). Moignet
(1976) et Ménard (1994), parmi d’autres, l’appellent « exclamative ». Selon nous,
le terme d’ « interpellation » conviendrait mieux à cet emploi de la relative, parce
que ce type de phrase fait partie intégrante du style formulaire de l’œuvre épique
médiévale, ce qui n’est pas sans rapport avec sa présentation orale devant le public :
le procédé contribue en quelque sorte à l’établissement du contact entre le jongleur
et son auditoire, surtout au cas où ils se trouveraient en situation d’énonciation
directe (présupposée), en tant que les deux parties de l’interlocution.
Quoi qu’il en soit, Kunstmann (1990 : 365) souligne que les textes dont il a
tiré ses citations sont tous marqués par les formules du récit oral. Et en ce qui
concerne notre corpus formé de trois textes épiques français, les occurrences les
plus nombreuses qui ont été relevées font partie de l’œuvre la plus ancienne, La
Chanson de Roland, ce qui est sans doute dû à la part plus considérable d’oralité et
d’oralisation dans la première épopée française qui nous soit parvenue par rapport
aux œuvres postérieures.
144
Malinka Velinova
5. La disjonction du relatif de son antécédent
En ce qui concerne l’emploi du relatif sujet avec antécédent explicite, les cas
qui présentent un intérêt particulier du point de vue de l’usage moderne et de
par le fait qu’ils prêtent à l’équivoque, ce sont les cas de disjonction du relatif
de son antécédent. Buridant (2000 : 581) explique le phénomène de la manière
suivante :
Si la proposition principale ne contient qu’un syntagme nominal et un syntagme
verbal, dans une langue typiquement à verbe second, la subordonnée relative
subséquente est séparée de son antécédent.
Dans le manuscrit d’Oxford de La Chanson de Roland, nous avons pu relever 35
occurrences de disjonction du pronom relatif sujet et de son antécédent, ce qui fait
à peu près un cinquième de tous les cas d’emploi du relatif sujet à antécédent.
29. Quant l’empereres vait querre sun nevold, / De tantes herbes el pré truvat les
flors, / Ki sunt vermeilles del sanc de noz barons ! (Chanson de Roland, v. 28702872)
L. Gautier : Comme l’Empereur va cherchant son neveu, / Il trouve le pré rempli
d’herbes et de fleurs, / Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons.
J. Bédier : Tandis qu’il va cherchant son neveu, il trouva dans le pré tant d’herbes,
dont les fleurs sont vermeilles du sang de nos barons !
G. Moignet : Tandis que l’empereur va chercher son neveu, il trouva sur le pré les
fleurs de tant d’herbes qui étaient vermeilles du sang de nos barons !
P. Jonin : Tandis que l’empereur s’avance à la recherche de son neveu, il trouve
parmi l’herbe du pré les fleurs toutes rouges du sang de nos guerriers !
I. Short : Comme l’empereur part à la recherche de son neveu, dans l’herbe du pré
il trouve tant de fleurs qui sont vermeilles du sang de nos barons !
Dans ce cas, le savoir linguistique peut amener une certaine confusion, parce que
l’œil du diachronicien s’est habitué à chercher presque partout l’ambiguïté ; mais
au premier abord, il n’y a en (29) aucune disjonction – le relatif se rapporterait à
l’antécédent « flors », qui le précède immédiatement. Or, à partir des traductions,
et lors d’une lecture plus attentive, on remarquera que le relatif pourrait se référer
aussi bien à « herbes », qu’à « flors » et « herbes » à la fois.
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
145
30. Uns arcevesques est el letrin montez,
Qui sermona a la crestiienté :
« Baron », dist il, « a mei en entendez […]. » (Couronnement de Louis, v. 50-52)
Dans l’exemple (30), par contre, où le pronom relatif sujet qui équivaut à « et il »,
le choix du relatif semble motivé par le rythme du décasyllabe ; il n’y a ici, en plus,
aucun risque d’ambiguïté, en dépit de la disjonction du relatif de l’antécédent.
31. Dist li cuens : « Damme, ci a grant mesprison.
Ja voz demande li fors rois d’Arragon
Et d’Espolice Girars li fiuls Othon,
Qui mainne an ost plus de mil compaingnons. […] » (Ami et Amile, v. 631-634)
C’est dans ce cas, en (31), qu’apparaît déjà l’ambiguïté : la relative se rapporte-telle à Girard ou bien à Othon ? Dans d’autres cas, l’ambiguïté éventuelle due à la
disjonction se trouve facilement surmontée par le genre grammatical du référent et
de son attribut dans la relative, ainsi que par le sémantisme de la séquence, comme
dans l’exemple (32) :
32. De lor nouvelles l’uns a l’autre despont
Qui beles sont a dire. (Ibid., v. 975-976)
On pourrait se référer dans ce cas à la thèse de Perret, avancée à propos de la
labilité référentielle due à l’anaphore, selon laquelle l’ambiguïté qui se produirait
(en l’occurrence, lors de la disjonction du relatif de son antécédent) serait un
obstacle négligeable du point de vue de l’intercompréhension, si l’on prend en
considération la situation d’énonciation spécifique, qui se voit déterminée par une
liberté relative de communication (Perret 2006 : 26) :
[…] Mais si cette labilité référentielle existe naturellement, ce n’est pas seulement
dû à la spontanéité de l’oral, mais à des raisons pragmatiques, la possibilité
d’interaction : l’interlocuteur peut toujours réagir à l’équivoque et la faire préciser.
Si elle n’est pas exclue de l’écrit, c’est dû aux conditions de transmission du texte,
récité ou lu en public, une énonciation in praesentia, avec l’emploi d’intonations et
surtout d’une gestuelle désambiguïsantes.
Dans le cas de la disjonction du relatif de son antécédent, les particularités de
l’énonciation du texte épique apparaissent donc encore une fois comme les traits
déterminant les caractéristiques discursives du genre en général.
146
Malinka Velinova
Conclusion
L’étude des ces quelques cas spécifiques de fonctionnement syntaxique de la
relative dans le cadre de la chanson de geste a comme résultat principal une
illustration, si partielle soit-elle, du rôle du contexte et du mode d’énonciation
dans les choix opérés du point de vue linguistique dans le genre épique médiéval
français.
Nous avons prouvé d’abord que le choix du moule de la relative explicative
pour la formule représentative, s’insérant dans le second hémistiche du vers
épique, est dû à la flexibilité presque illimitée de la structure, en ce qui concerne
les variantes syntaxiques, rythmiques et lexicales. Quant à l’emploi relativement
fréquent du tour Ki veïst…, nous avons vu qu’il se trouve, lui aussi, conditionné
et exploité par les particularités pragmatiques du discours épique, en sa fonction
de pure interpellation. En dernier lieu, nous avons étudié le cas de la disjonction
du relatif de son antécédent qui présente le problème plus général de l’ambiguïté
référentielle dans les textes médiévaux français ; les résultats de l’observation
désignent sans doute l’ancrage contextuel et pragmatique en tant que raison d’être,
ou d’être tolérée au moins, de la présence de l’ambiguïté dans certains cas.
On peut supposer, en général, que le nombre élevé des relatives dans le genre
soit dû principalement à leur aptitude à s’adapter facilement aux exigences
discursives aux différents niveaux – mètre, syntaxe et lexique –, sans que cela
change en aucune manière le sémantisme de la formule. Les structures qu’offrent
les relatives en ancien français sont en effet bien favorables au discours épique
parce qu’elles présentent précisément la possibilité de créer sans difficulté toutes
sortes de variations formulaires centrées sur un motif quelconque.
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation
147
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