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Regard sur la philosophie Iguana roja
Mais sur ce point l’objection est immédiate, immédiate au point de s’être faite dicton : on ne
dispute pas des goûts et des couleurs. Nietzsche reprend donc l’objection : « On ne disputerait
pas du goût ? », et y répond : « Oh, fous que vous êtes, toute vie est lutte pour l’appréciation et le
goût, et il faut qu’il en soit ainsi ». La folie des hommes consiste précisément dans cette attitude
qui tend à nier qu’en matière de morale, il s’agit d’un goût, d’une préférence. C’est la folie des
idéalistes qui ont cru aux valeurs imaginaires qu’ils ont eux-mêmes inventées, qui ont remplacé le
« ce qui me plaît » par le « ce qui est vrai ». La folie de ceux qui ont voulu croire que les valeurs
qu’ils aimaient, qui leur plaisaient, qui les séduisaient, n’étaient pas la simple formulation sous une
autre forme de leur désir, mais qu’elles existaient de tout temps, avant même qu’il y ait un
homme pour les aimer et pour les mettre en œuvre. La folie des hommes consiste dans le fait
qu’ils croient en leurs propres mensonges, aux fantasmes de leur imagination.
La tâche de Nietzsche sera dès lors de rappeler que tout conflit de valeurs est avant tout un
conflit de goûts, car la vie elle-même se définit par cette « lutte pour l’appréciation et le goût »,
c'est-à-dire par la volonté d’imposer au monde son interprétation, ses goûts, ses valeurs. Les
valeurs produites par une culture ne sont que l’expression des instincts victorieux dans cette lutte
pour la vie, et certainement pas le résultat d’une déduction froide et rationnelle quant à la juste
définition du Bien et du Mal. « Et, ajoute Nietzsche, il faut qu’il en soit ainsi ». Il ne s’agit pas
simplement ici de marquer une fatalité, mais d’exprimer une réjouissance : Nietzsche se veut
« annonciateur de bonne nouvelle »6. Il n’y a pas matière à s’attrister, il n’y a pas lieu de se
renfermer dans un « tout se vaut, rien ne vaut » négateur et pessimiste. Bien au contraire : on doit
s’en réjouir comme de la possibilité d’une liberté nouvelle qui s’offre enfin à nous, la possibilité
d’une création permanente de nos critères de valeur, de nos étalons de mesure, la possibilité de la
découverte et de l’affirmation de nos propres goûts. C’est le versant positif de la formule « Rien
est vrai, tout est permis »7. On doit s’en réjouir, enfin, car cela signifie que nous n’avons plus à
vivre sur le mode unique permis par la morale jusqu’ici : la soumission. L’heure est venue, grâce à
la bonne nouvelle annoncée par Nietzsche, de la domination, de l’affirmation de soi.
On voit que si Nietzsche veut se débarrasser du jugement moral, ce n’est pas pour anéantir
toute possibilité d’évaluation. Ce que Nietzsche reproche à la morale, ce n’est pas d’évaluer, mais
6 « Je suis un annonciateur de bonne nouvelle comme il n’y en a jamais eu, je connais des tâches d’une telle hauteur que
l’idée jusqu’à présent n’en venait à personne ; ce n’est qu’à partir de moi qu’il y a de nouveau des espérances. Avec
tout cela, je suis aussi nécessairement l’homme de la fatalité », Ecce homo, « Pourquoi je suis un destin », §1.
7 Généalogie de la morale, III § 24. Le texte poursuit ainsi : « Voilà, par exemple, qui était de la liberté de l’esprit, cette
formule congédiait la foi même en la vérité…A-t-on jamais vu un esprit libre européen, chrétien, s’égarer dans cette
proposition et ses conséquences labyrinthiques ? ». On retrouve cette formule dostoïevskienne en plusieurs endroits de
l’œuvre de Nietzsche, notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « L’ombre ». Pour une analyse de cette formule,
voir Eric Blondel, Le problème moral p. 80-81, Paris, PUF, 2000.