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Regard sur la philosophie Iguana roja
Nietzsche :
Le bon goût contre la morale
Par Jeanne Boyer
opposition de Nietzsche à la morale est bien connue et il est vrai que son œuvre est
traversée de toute part d’une critique sans relâche de la morale sous toutes ses formes. Pour
autant, Nietzsche est bien loin de prôner un anarchisme jubilatoire ou encore la manifestation
d’un égoïsme brut. Nietzsche face à la culture, se pose bien toujours et malgré tout en moraliste,
puisqu’il ne cesse d’évaluer, de juger, d’interpréter, de critiquer. Toutefois il n’est pas chose aisée
de découvrir en quoi consiste précisément la morale de l’immoraliste Nietzsche. Le
perspectivisme qui est au centre de sa philosophie l’empêche de poser les maximes d’un manuel
de savoir-vivre, les axiomes d’une morale à partir desquels on pourrait déduire simplement ce qui
est bon et ce qui est mauvais. La philosophie de Nietzsche rebute les lecteurs impatients et avides
de principes à appliquer, de lignes de conduite à suivre. Est-ce à dire que l’intérêt de Nietzsche ne
réside que dans la subtilité de sa critique, mais que suivre sa philosophie ne peut que conduire au
scepticisme le plus achevé ? Bien sûr que non. Si la philosophie de Nietzsche ne se prête pas à
l’axiomatisation, il n’en reste pas moins que Nietzsche construit sa philosophie nouvelle en même
temps qu’il déconstruit, à grands coups de marteau, la philosophie millénaire. Et s’il demeure
difficile de découvrir les principes premiers de cette philosophie nouvelle, il s’agit pour le lecteur
de découvrir, puis de suivre à la trace, les fils conducteurs qui parcourent ses textes.
Nous en avons trouvé un : le goût1. En effet les occurrences de la notion de goût sont
nombreuses dans les textes de Nietzsche et les sentences de type « ceci est de bon goût, ceci est
de mauvais goût » semblent bien souvent venir remplacer les jugements rationnel et moral.
Nietzsche aurait-il trouvé dans le jugement de goût le principe de sa philosophie, de sa morale ?
S’agit-il d’évincer le jugement moral au profit du jugement de goût, de faire combattre le Bon
Goût contre le Bien et le Vrai ? Nietzsche n’hésite pas à affirmer la supériorité du jugement de
goût sur les jugements rationnel et moral. On peut lire par exemple : « Il va contre mon goût :
c’est la meilleure raison avec laquelle je lutte contre lui2 ». Ou encore : « Désormais, c’est notre
1 Les occurrences de la notion de goût que nous citons ici sont la traduction du terme allemand « Geschmack », ou
d’un mot de la même famille. Dans le cas contraire, nous indiquerons en note le terme employé par Nietzsche.
2 Fragments posthumes IX, été 1882-printemps 1884, 12 [43].
L’
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goût qui condamne le christianisme, non plus nos raisons3 ». Le goût serait donc un juge plus sûr
que la rationalité, le jugement de goût pourrait venir détrôner le jugement moral. On tiendrait là
la clé de la morale nietzschéenne, que l’on pourrait formuler ainsi : le bon goût, contre la morale. Mais
on voit bien que si la formule est enthousiasmante, elle ne veut pas dire grand-chose par elle-
même et ne répond pas aux problèmes que nous avons soulevés, qui restent intacts : s’il n’y a pas
de critères à la morale nietzschéenne, comment y en aurait-il pour le goût nietzschéen ? Et agir
selon son goût, n’est-ce pas revenir au simple anarchisme et à la manifestation brute de son
égoïsme ? Il nous faut donc encore un peu de patience, suivre notre fil d’Ariane à pas de loup, et
peut-être parviendrons-nous à entrevoir à quoi ressemble une morale nietzschéenne. Pour y voir
plus clair, commençons par nous attarder sur un texte où la notion de goût est à l’honneur.
Il va contre mon goût : c’est la meilleure raison avec laquelle je lutte contre lui.
On ne disputerait pas du goût ? Oh, fous que vous êtes, toute vie est lutte pour l’appréciation et
le goût, et il faut qu’il en soit ainsi.
Et moi-même, mes amis fous ! — que suis-je d’autre, sinon ce à propos de quoi on se dispute :
un goût4 !
Ce texte affirme que l’argumentation rationnelle devrait laisser place au simple goût : non plus
je le réfute parce que c’est faux, mais je le refuse parce que je n’aime pas. Si la réfutation
discursive est en réalité inefficace selon Nietzsche pour déterminer la validité d’un système de
valeurs ou d’une doctrine, c’est qu’il ne s’agit en aucun cas, en matière de morale ou de
philosophie, de démontrer une vérité, mais bien plutôt d’affirmer une préférence, de formuler
un souhait : j’aimerais que tous les hommes soient égaux, j’aimerais qu’un Dieu tout-puissant et
bon veille sur moi, etc. La doctrine de l’égalité des droits ou la religion chrétienne, en tant que
souhaits, ne peuvent pas être réfutées par des arguments logiques, sur la base du vrai et du faux.
« Notez bien, écrit Nietzsche dans Aurore, qu’il ne faut pas mesurer derechef le « supérieur » et l’
« inférieur » en morale avec une toise morale : car il n’y a pas de morale absolue. Allez donc
chercher vos critères ailleurs et — soyez sur vos gardes !5 ». Restent alors comme seuls étalons de
mesure valables le bon et le mauvais, non pas en tant que Bien et Mal – puisque donc « il n’y a
pas de morale absolue » – mais en tant que ce qui a bon goût et ce qui a mauvais goût : j’aime
ceci, je n’aime pas cela.
3 Le gai savoir § 132.
4 Fragments posthumes IX, été 1882-printemps 1884, 12 [43]
5 Aurore, § 139.
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Mais sur ce point l’objection est immédiate, immédiate au point de s’être faite dicton : on ne
dispute pas des goûts et des couleurs. Nietzsche reprend donc l’objection : « On ne disputerait
pas du goût ? », et y répond : « Oh, fous que vous êtes, toute vie est lutte pour l’appréciation et le
goût, et il faut qu’il en soit ainsi ». La folie des hommes consiste précisément dans cette attitude
qui tend à nier qu’en matière de morale, il s’agit d’un goût, d’une préférence. C’est la folie des
idéalistes qui ont cru aux valeurs imaginaires qu’ils ont eux-mêmes inventées, qui ont remplacé le
« ce qui me plaît » par le « ce qui est vrai ». La folie de ceux qui ont voulu croire que les valeurs
qu’ils aimaient, qui leur plaisaient, qui les séduisaient, n’étaient pas la simple formulation sous une
autre forme de leur désir, mais qu’elles existaient de tout temps, avant même qu’il y ait un
homme pour les aimer et pour les mettre en œuvre. La folie des hommes consiste dans le fait
qu’ils croient en leurs propres mensonges, aux fantasmes de leur imagination.
La tâche de Nietzsche sera dès lors de rappeler que tout conflit de valeurs est avant tout un
conflit de goûts, car la vie elle-même se définit par cette « lutte pour l’appréciation et le goût »,
c'est-à-dire par la volonté d’imposer au monde son interprétation, ses goûts, ses valeurs. Les
valeurs produites par une culture ne sont que l’expression des instincts victorieux dans cette lutte
pour la vie, et certainement pas le résultat d’une déduction froide et rationnelle quant à la juste
définition du Bien et du Mal. « Et, ajoute Nietzsche, il faut qu’il en soit ainsi ». Il ne s’agit pas
simplement ici de marquer une fatalité, mais d’exprimer une réjouissance : Nietzsche se veut
« annonciateur de bonne nouvelle »6. Il n’y a pas matière à s’attrister, il n’y a pas lieu de se
renfermer dans un « tout se vaut, rien ne vaut » négateur et pessimiste. Bien au contraire : on doit
s’en réjouir comme de la possibilité d’une liberté nouvelle qui s’offre enfin à nous, la possibilité
d’une création permanente de nos critères de valeur, de nos étalons de mesure, la possibilité de la
découverte et de l’affirmation de nos propres goûts. C’est le versant positif de la formule « Rien
est vrai, tout est permis »7. On doit sen réjouir, enfin, car cela signifie que nous n’avons plus à
vivre sur le mode unique permis par la morale jusqu’ici : la soumission. L’heure est venue, grâce à
la bonne nouvelle annoncée par Nietzsche, de la domination, de l’affirmation de soi.
On voit que si Nietzsche veut se débarrasser du jugement moral, ce n’est pas pour anéantir
toute possibilité d’évaluation. Ce que Nietzsche reproche à la morale, ce n’est pas d’évaluer, mais
6 « Je suis un annonciateur de bonne nouvelle comme il n’y en a jamais eu, je connais des tâches dune telle hauteur que
l’idée jusqu’à présent n’en venait à personne ; ce n’est qu’à partir de moi qu’il y a de nouveau des espérances. Avec
tout cela, je suis aussi nécessairement lhomme de la fatalité », Ecce homo, « Pourquoi je suis un destin », §1.
7 Généalogie de la morale, III § 24. Le texte poursuit ainsi : « Voilà, par exemple, qui était de la liber de l’esprit, cette
formule congédiait la foi même en la vérité…A-t-on jamais vu un esprit libre européen, chrétien, s’égarer dans cette
proposition et ses conséquences labyrinthiques ? ». On retrouve cette formule dostoïevskienne en plusieurs endroits de
l’œuvre de Nietzsche, notamment dans Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « L’ombre ». Pour une analyse de cette formule,
voir Eric Blondel, Le problème moral p. 80-81, Paris, PUF, 2000.
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de dissimuler ses véritables motifs, de les dissimuler sous le voile d’une prétendue objectivité
pour s’imposer, pour faire croire qu’elle est la seule morale possible, la seule vraie morale et que
son commandement est impératif, que chacun doit s’y soumettre : la morale, pour s’imposer
comme règle de conduite universelle, a besoin de faire un détour accréditif par la rationalité. Dès
lors elle est malhonnête, manipulatrice et hypocrite car elle ne se montre pas telle qu’elle est, elle
veut dissimuler sa vraie nature. Tout principe moral est en réalité l’expression d’un désir, d’un
souhait, d’un goût sous une autre forme, sous une forme qui prétend n’avoir rien à faire avec
l’affect, le pulsionnel. C’est cette origine pulsionnelle des jugements de valeurs que Nietzsche
s’efforce de montrer du doigt tout au long de son œuvre : en matière de morale, il s’agit toujours
en réalité de dire ce que l’on aime, ce que l’on veut, ce que l’on désire, et non pas ce qui est vrai ;
et le refus de cet aveu – véritable jeu de dupe – est au fondement de notre morale et sévit
aujourd’hui encore : « La forme généralement dominante de la barbarie, écrit Nietzsche en 1883,
consiste à ignorer encore que la morale soit affaire de goût 8».
Une telle révélation, pour être incorporée et acceptée, nécessite un nouveau courage car il va
falloir être capable de faire face à l’arbitraire que nous avons toujours voulu dissimuler, écarter de
nos chemins et de nos pensées. La dernière phrase de notre texte pointe cette difficulté : « Et
moi-même, mes amis fous ! — que suis-je d’autre, sinon ce à propos de quoi on se dispute : un
goût ! ». Nietzsche, en assimilant sa propre philosophie à un goût, insiste sur le caractère relatif,
arbitraire, subjectif de toute affirmation : celle-là même qui nous dit que « toute vie est lutte pour
l’appréciation et le goût », n’est encore que l’expression d’un goût particulier. Il n’est pas possible,
une fois que l’on a affirmé le caractère foncièrement interprétatif de toute affirmation, de
proclamer sa philosophie, son goût, comme seuls valides d’un point de vue logique. Mais la
transposition des valeurs dans le domaine du goût ne revient pas à affirmer que tout se vaut. Il
s’agit non pas de dissoudre toute possibilité d’évaluation, mais de mettre à jour un mode
d’évaluation plus subtil que la simple logique jusqu’alors en usage : il y a bon goût et mauvais
goût, et tous les systèmes de valeur, toutes les constructions du monde ne se valent pas. Ces
constructions imaginaires, comme toute œuvre d’art, sont susceptibles d’être évaluées selon les
critères du bon goût. Si nous voulons maintenant donner corps à notre formule – le bon goût,
contre la morale – il convient de comprendre en quoi la morale est un mauvais goût. En effet
nous comprenons maintenant qu’il ne s’agit pas d’une opposition entre deux types de
phénomènes de natures différentes mais bien d’un conflit de goûts, la morale étant
8 Fragments posthumes IX, été 1882-printemps 1884, 7 [62]
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inévitablement aux yeux de Nietzsche du côté du mauvais goût, et devant être dépassée par un
goût autre, nouveau, par un goût meilleur, que nous voulons tenter ici de caractériser.
Le bon goût, c’est d’abord avoir un goût
Heureux ceux qui ont un goût, fût-ce même un mauvais goût ! — Et non seulement
heureux, on ne peut devenir sage que grâce à cette qualité ; c’est pourquoi les Grecs qui, sur ces
questions, étaient très subtils, désignèrent le sage par un mot, qui veut dire lhomme de goût et qu’ils
appelèrent bonnement « goût » (sophia), la sagesse, l’artistique aussi bien que la philosophique9.
Le thème de l’absence de goût revient souvent sous la plume de Nietzsche, notamment
lorsqu’il essaie de caractériser l’ « âme moderne » qui, à force de tolérance et de « sens
historique » se trouve finalement dépossédée d’un goût qui lui soit propre. L’homme moderne
ingurgite l’histoire, les cultures étrangères, sans être capable d’opérer un tri, de poser sa marque
dans l’histoire : « Le passé de toute forme et de tout mode de vie, de cultures qui auparavant
étaient strictement juxtaposées, rangées les unes au-dessus des autres, déferle en nous, « âmes
modernes », du fait de ce mélange, nos instincts se précipitent désormais en tous sens pour
rétrograder, nous sommes nous-mêmes une espèce de chaos — […] le « sens historique » signifie
à peu de choses près le sens et l’instinct de toute chose, le goût et la langue appréciant toute
chose : ce qui indique d’emblée qu’il est un sens non noble. […] Nous, hommes du « sens
historique » : comme tels, nous avons nos vertus, cela n’est pas contestable, — nous sommes
dénués de prétention, désintéressés, modestes, courageux, amplement capables de dépassement
de soi, pleins de dévouements, très reconnaissants, très patients, très conciliants : — malgré tout
cela, nous n’avons peut-être guère de « goût »10 ». L’homme de goût n’est pas celui qui s’extasie
devant toute sorte de culture, ce n’est pas celui qui court les galeries d’art à la recherche d’un
nouvel artiste sur lequel il pourrait décharger son enthousiasme, qui se jette sur tous les livres que
l’on essaye de lui vendre ou sur toutes les causes venues pour proclamer son indignation et son
dégoût. Le bon goût est à l’opposé de cette attitude qui consiste à tout essayer et à se satisfaire de
toute chose : « Cette satisfaction de tout qui sait goûter toute chose : ce n’est pas le goût le
meilleur ! J’honore les palais et les estomacs récalcitrants et difficiles qui ont appris à dire « moi »
9 Opinions et sentences mêlées, § 170.
10 Par-delà bien et mal § 224.
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