la philosophie À l`Œuvre - Université Paris 1 Panthéon

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Études de philosophie
« française »
De Sieyès à Barni
Pierre Macherey
12 septembre 2013, 16 × 24, 400 p., 22 €
ISBN 978-2-85944-755-7
ISSN 2262-7057
La philosophie française, sans guillemets, ça n’existe pas. L’ouvrage tente d’élucider les conditions dans lesquelles, dans la période post-révolutionnaire, l’investigation philosophique, directement engagée dans les
transformations de la société, a revêtu les
formes singulières qui ont conduit à l’identifier comme « française ». Ce phénomène
complexe est examiné à partir d’exemples
empruntés aux principaux courants de
pensée qui, de la première République
(Sieyès) à la troisième (Barni), ont alimenté le débat d’idées au cours du xixe siècle,
à savoir le conservatisme (Bonald, Maistre,
Chateaubriand), le rationalisme (les Idéologues, Cousin, Renan) et le socialisme
(l’école saint-simonienne, Proudhon).
L’auteur :
Pierre Macherey
ÉTUDES DE
PHILOSOPHIE
« FRANÇAISE »
DE SIEYÈS À BARNI
P U B L I C AT I O N S D E L A S O R B O N N E
LA PHILOSOPHIE À L’ŒUVRE
Pierre Macherey, né en 1938, a enseigné aux
universités Paris I et Lille III. Il est actuellement chercheur associé à l’UMR « Savoirs
Textes Langage » du CNRS. Ses travaux ont
principalement porté sur la philosophie de
Spinoza, les rapports entre philosophie et
littérature, et la place occupée par la philosophie dans la société française moderne et
contemporaine. Dernières publications : De
l’utopie ! (De l’Incidence, 2011), La Parole
universitaire (La Fabrique, 2011), Philosopher avec la littérature (Hermann, 2013),
Proust entre littérature et philosophie
(Amsterdam, 2013).
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TABLE DES MATIÈRES
Préface
Quelle histoire, de quelle philosophie ?
Bertrand Binoche
5
Avant-propos
Comment la philosophie est devenue française
15
chapitre I.
Une nouvelle problématique du droit : Sieyès 41
chapitre II.
Naissance de l’Idéologie (1796) 63
chapitre III.
Le processus de péjoratisation de l’idéologie,
de Napoléon au jeune Marx 87
chapitre IV.
La Révolution dans le miroir de la contre-révolution :
le cas de Joseph de Maistre 111
chapitre V.
Paradoxes de la raison historique :
l’Essai sur les révolutions de Chateaubriand 117
chapitre VI.
La religion chrétienne réinventée par Chateaubriand
137
chapitre VII.
Bonald et la philosophie
157
chapitre VIII.
Aux sources des rapports sociaux
(Bonald, Saint-Simon, Guizot)
197
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396 Études de philosophie « française »
chapitre IX.
Un chapitre de l’histoire du panthéisme :
la religion saint-simonienne
et la réhabilitation de la matière
219
chapitre X.
Le jeune Comte, critique de Condorcet
233
chapitre XI.
Le positivisme entre révolution et contre-révolution :
Comte et Maistre
249
chapitre XII.
Y a-t-il une métaphysique du positivisme comtien ?
257
chapitre XIII.
Les débuts philosophiques de Victor Cousin
271
chapitre XIV.
Philosophies laïques
295
chapitre XV.
Le quasi-hégélianisme de Proudhon
315
chapitre XVI.
Renan philosophe
361
chapitre XVII.
Un philosophe de la République : Jules Barni
369
Index des auteurs
389
Origine des articles
393
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QUELLE HISTOIRE,
DE QUELLE
PHILOSOPHIE ?
Préface
Bertrand Binoche
Il est d’usage aujourd’hui de faire valoir « la philosophie » contre « l’histoire
de la philosophie », comme si la seconde n’était qu’histoire, non philosophique par elle-même, et la première réellement philosophie du seul fait de
prétendre l’être. Comme si encore on était parfaitement aveugle à ce que cette
opposition avait de terriblement traditionnel : d’un côté le commentaire de
texte, de l’autre la dissertation (ou la « philosophie générale ») ; d’un côté
l’université, de l’autre les classes préparatoires — et mon tout fait (pour
combien de temps encore ?) l’agrégation !
Le présent ouvrage récapitule une enquête qui s’est effectuée sur une
trentaine d’années et qui, prise avec le sérieux qu’elle requiert, invalide
ces naïvetés. Il est l’œuvre d’un historien de la philosophie et aussi d’un
grand enseignant qui a refusé d’enseigner rue Victor Cousin, sans jamais se
demander qui donc avait été Victor Cousin et si la chose était réellement
insignifiante 1. On peut même dire qu’un tel travail procède d’une colère
sourde et patiente à l’endroit d’une certaine « histoire de la philosophie »,
telle qu’elle se pratiquait alors sur un mode hégémonique, c’est-à-dire
aussi telle qu’elle se trouvait prescrite par tout un passé d’autant plus
impératif qu’il se trouvait méconnu. Une histoire qui n’était peut-être pas
philosophique, mais qui surtout n’avait pas grand-chose d’une histoire,
1 Pierre Macherey a professé à la faculté des lettres de Paris de 1966 à 1970, puis à Paris 1
Panthéon-Sorbonne jusqu’en 1992, avant de partir à Lille 3 Charles-de-Gaulle. Durant toutes ces
années, il a véritablement formé ses étudiants, ce qu’on ne peut pas dire de tous ses collègues,
et ce qui se reconnaît aujourd’hui à l’existence tacite d’une sorte de grande amicale des anciens
étudiants de Pierre Macherey partageant les souvenirs enthousiastes de cours qui leur donnaient
envie de faire de la philosophie parce qu’ils leur en donnaient aussi les moyens — ce qui est tout
ce qu’on peut attendre d’un enseignant, et qui est déjà beaucoup.
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Études de philosophie « française »
à force d’ignorer l’histoire tout court, celle des classes, des guerres et des
institutions, à laquelle elle soustrayait violemment, sans aucune discussion
possible, les philosophes, qu’elle inscrivait de ce fait dans une succession
bien abstraite, purement chronologique.
L’histoire qu’on rencontrera ici est autre, d’abord en ceci qu’elle se donne
pour objet des minores — c’est-à-dire des auteurs académiquement dévalués
comme « petits » philosophes, voire pas philosophes du tout -, soit qu’on les
abandonne à la littérature (Chateaubriand, Renan), soit qu’on les dédaigne
comme autodidactes (Proudhon), soit enfin qu’on s’en méfie parce qu’ils
furent trop impliqués politiquement pour ne pas compromettre la pureté
de la théorie (Sieyès, Cousin). Une telle démarche ne peut être entendue que
si l’on met d’emblée à distance les « grands auteurs » retenus par l’université
comme seuls dignes d’intérêt, ce qui condamne l’historien à avoir pour
objet exclusif la reconstitution respectueuse de vénérables systèmes qui se
juxtaposent comme autant de magnifiques cathédrales communiant dans
le même amour de la vérité ou, au contraire, indifférentes à tout dehors,
tout entières refermées sur elles-mêmes et sur leur splendeur hermétique.
C’est au rebours de cette perspective qu’à la fin du chapitre sur Proudhon,
Macherey demande ce qu’est un « grand philosophe », car cela ne doit pas
aller de soi. Refusant d’entrée de jeu les hiérarchies constituées, il se focalise
sur des « singularités » méritant, comme telles, d’être prises en compte. Du
même coup, le geste en fonction duquel les docteurs de nos universités
décrètent non (ou insuffisamment) philosophique telle ou telle entreprise
prétendant à ce nom apparaît dans toute sa brutalité : Marx lui-même
succombe à la tentation en stigmatisant Proudhon, lequel, lu attentivement,
nous rappelle pourtant qu’une ambition « doit être jugée, non sur ses titres,
mais sur ses effets, c’est-à-dire sur sa capacité à stimuler la réflexion, donc
à philosopher » (p. 360). « Ce n’est pas de la philosophie » : combien de fois
encore devrons-nous l’entendre, cette déclaration, aussi servile au fond à
l’égard de critères reçus par autorité que péremptoire ?
D’un tel corpus, toutefois, les « grands auteurs » ne sont pas absents :
de Spinoza, Kant, Hegel et Marx, pour ne citer que les plus importants, les
ombres réapparaissent constamment, comme des spectres lumineux. C’est
que les singularités auxquelles s’attache Pierre Macherey ne peuvent s’appréhender sans être confrontées à ces grands noms, et la confrontation prend
deux formes concurrentes. La première est la comparaison qui permet, par
exemple, de comprendre comment l’Idéologie des Idéologues est une autre
réponse que celle de Kant à « la question de savoir s’il était possible de faire
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Quelle histoire, de quelle philosophie ?
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entrer la philosophie dans la voie sûre d’une science » (p. 65). Dans une
telle perspective, il faut admettre qu’une philosophie ne peut jamais être
sans dommage scrutée dans son pur for intérieur ; elle doit toujours être
réinsérée dans des analogies qui mesurent l’originalité avec laquelle elle
réagit à une conjoncture d’ensemble dont elle « révèle », à sa manière, les
contraintes globales. Et elle les révèle non pas malgré mais en tant qu’elle a
sa cohérence propre qu’il importe alors d’exhiber pour elle-même.
Mais la confrontation peut encore consister à montrer comment un
contenu philosophique donné a pu se trouver transféré dans une autre
conjoncture et ainsi faire l’objet d’une sorte d’« hybridation » : ainsi, par
exemple, Hegel importé par Cousin (p. 254) ou Kant exploité par Barni
(p. 375). Il s’avère alors que l’histoire de la philosophie, c’est l’histoire des
philosophèmes et que cette circulation entraîne leur réfraction. On peut
toujours déplorer des « trahisons » de cette sorte et s’efforcer de rétablir la
vérité des grands auteurs contre ces parasitages — par exemple, en revenant
au texte spinoziste contre les saint-simoniens (p. 229). Mais on peut aussi, et
c’est beaucoup plus intéressant, montrer comment ces appropriations, d’une
part, sont souvent plus perspicaces qu’il n’y paraît 2 ; d’autre part, sont des
recours productifs, c’est-à-dire des opérations susceptibles d’être analysées
dans leur détail et génératrices d’un sens nouveau. De ce nouveau point de
vue, il convient moins de souligner l’homogénéité d’une réponse originale
à un souci conjoncturel que de restituer méticuleusement les médiations
au travers desquelles des énoncés se transforment, et d’établir comment il
en résulte des constructions par hypothèse bâtardes, des bricolages dont la
moindre rigueur ne doit pas conduire à sous-estimer les retombées, à court
et moyen terme.
Car cette autre histoire de la philosophie n’est pas n’importe laquelle,
c’est la nôtre, à nous « Français », et ce qu’il faut ici mettre en évidence,
ce sont bien les déterminations qui constituent le point aveugle de notre
quotidien professionnel. Pierre Macherey a certainement été l’un des
premiers à combattre l’anathème universitaire qui frappait, et frappe
encore, la philosophie française du xixe siècle. À la fin des années 1970, mis
à part Comte et Bergson qui ressurgissaient périodiquement au programme
de l’agrégation (mais pourquoi eux ?), il semblait qu’après Rousseau (qui
d’ailleurs n’était pas tout à fait français), la « grande » philosophie ait déserté
l’hexagone. On semblait avoir intériorisé la déclaration de Madame de Staël
2 « Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le fond »
(à savoir la finalisation de l’activité de la substance (ibid.).
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Études de philosophie « française »
selon laquelle « la nation allemande peut être considérée comme la nation
métaphysique par excellence » (cité p. 278), et la formule put bien être
retournée en son autre : « La métaphysique allemande est la nuit dont les
rigueurs de l’analyse anglo-saxonne nous délivrent enfin victorieusement »,
sans que rien ne change à cet égard : Bonald, Guizot ou Proudhon ne valaient
toujours pas une heure de peine. Et certains certainement, en lisant ce livre,
se souviendront de la stupéfaction libératrice avec laquelle ils découvrirent,
lors des fameux « cours du samedi matin », dans la grande salle Cavaillès,
comble dès 9 heures, qu’à lire Victor Cousin, on apprenait bien des choses
sur les contraintes mêmes en fonction desquelles on commentait Descartes
ou Hegel et qui dictaient nos creuses dissertations sur la conscience et la vie.
Sans doute les choses ont-elles changé, comme en témoignent notamment
le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française » publié chez
Fayard et la revue Corpus correspondante dont nous sommes pour une
grande part redevables à la ténacité de Francine Markovits. Mais enfin
ont-elles beaucoup changé ? L’engouement aujourd’hui observable pour la
philosophie française contemporaine, pour autant qu’il perpétue le mépris
de ses sources, permet d’en douter. Il est bien vrai que nous nous croyons
d’autant plus libres que nous ignorons les causes qui nous déterminent
et c’est, au fond, la même volonté de non savoir qui condamne Bourdieu
comme « illisible », qui traite Spinoza comme un chien crevé et qui repousse
Royer-Collard dans les oubliettes de la Sorbonne.
Le refus dans lequel on s’obstine ainsi n’est pas sans rapport avec ce qui
caractérise en propre l’histoire française de la philosophie, à savoir ce que
Jouffroy désignait comme le formidable « trou » induit par la Révolution et
dont les irradiations innervent l’ensemble du corpus analysé ici (p. 274). Au
centre de la présente enquête, il y a en effet le vide saisissant dans lequel on
devait se trouver dès lors qu’on amalgamait lumières, analyse, matérialisme
et démocratie en une sanglante nébuleuse à laquelle il fallait s’arracher de
toute urgence et irréversiblement. En rejetant l’Idéologie dans un passé
définitif, il fallut trouver ailleurs des points d’appui (p. 284). C’est ainsi qu’on
se tourna vers l’Écosse, puis vers l’Allemagne, sans se déprendre autant
qu’on le voulait des Lumières refoulées : Bonald dénonce ainsi la « secrète
filiation » qui rattache le spiritualisme cousinien à l’entreprise idéologique
par le biais d’une croyance persistante à la spontanéité de la conscience
individuelle (p. 201). Mais, du côté de ce même Bonald, la parenthèse
destructrice ouverte par Luther et poursuivie par les encyclopédistes se
trouvant nolens volens prolongée à la Sorbonne, on chercha, au contraire,
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Quelle histoire, de quelle philosophie ?
9
à revenir en deçà, c’est-à-dire à retrouver le fil d’une « tradition » inventée
rétroactivement pour les besoins de la cause (contre-révolutionnaire) et où
le catholicisme antérieur se serait bien difficilement reconnu : Le génie du
christianisme est le plus éclatant exemple de cette suture toute rétrospective.
En ce sens, le « vrai » christianisme (médiéval) et la « grande » métaphysique
(allemande) apparaissent comme les deux artefacts concurrents auxquels
on dut recourir pour combler l’abîme dans lequel était plongée la France
post-révolutionnaire — c’est-à-dire la France qui cherchait indéfiniment à
clore la Révolution.
Or c’est encore dans ce contexte qu’apparut l’idée même de « philosophie
française » car c’est avec les états-nations que devait surgir le fantasme des
philosophies nationales. Le paradoxe est alors le suivant : la philosophie
se présente comme spécifiquement française au moment même où elle
cherche à s’irriguer au-delà de ses frontières. La lettre de Cousin datée du 15
novembre 1817 à Kehl (p. 284) atteste sur le vif cette ambivalence : il existe
une philosophie à nous, que nous ne devons à personne et dont nous avons
pour tâche de favoriser le génie propre sans « la jeter brusquement dans
l’étude prématurée des doctrines étrangères ». Mais précisément il s’agit
de la « nouvelle philosophie française », laquelle, tout en se réclamant des
droits de l’homme et de la « méthode psychologique », cherche outre-Rhin
de quoi cautionner le retour de la « métaphysique » tant discréditée par
les Lumières, en élaborant un système où toutes les vérités unilatérales
découvertes antérieurement trouveront d’elles-mêmes leur juste place :
l’éclectisme, synthèse où l’étude du moi était appelée à fonder le système
de l’absolu afin d’en finir avec tous les excès de la critique et du scepticisme
en réconciliant tout le monde 3. C’est à cette même réconciliation que
s’employait d’ailleurs simultanément le positivisme comtien dont l’on verra
ici comment il opéra la jonction surprenante de Condorcet et Maistre et
reconstitua une sorte de métaphysique à laquelle l’astronomie d’un monde à
nouveau clos fournissait les assises (chap. 10-12). La « philosophie française »
est donc une fiction qu’il faut abandonner 4 au profit de la perspective selon
laquelle la philosophie est devenue « française » dans une conjoncture très
particulière devant être étudiée pour elle-même et dont la consistance
3 En 2011, Dominique Bourel a réédité chez CNRS Éditions les Souvenirs d’Allemagne de
Cousin, qui sont les notes de son voyage en Allemagne en 1817, publiées et aménagées
rétrospectivement.
4 On pourrait en prendre pour preuve a contrario le caractère peu convaincant d’une démarche
comme celle qu’avait tentée Jean Wahl en publiant son Tableau de la philosophie française (Paris,
Fontaine, 1946), de Montaigne à nos jours. Mais c’était à la Libération…
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Études de philosophie « française »
est ici prouvée par le fait. Cela signifie que s’il n’existe pas de philosophie
« naturellement » française, il existe une philosophie « à la française 5 »,
c’est-à-dire une façon très particulière de faire de la philosophie — celle-ci
n’existant d’ailleurs jamais qu’en acte.
De ce qui précède résulte une évidence : on ne peut transformer
l’histoire de la philosophie sans que cela ne réagisse sur l’idée même de la
philosophie dont on fait l’histoire. Or l’histoire que l’on fait ici implique que
la philosophie ne peut plus être perçue comme théorie opposée à la pratique
et doit être redéfinie, dans une perspective dont il est inutile de souligner ce
qu’elle doit à Althusser, comme pratique singulière.
Cela signifie d’abord que la philosophie n’existe pas en dehors des
institutions où elle s’élabore et se reproduit. Celles-ci ne sont pas le support
contingent d’une activité spéculative qui pourrait, voire devrait, en faire
impunément abstraction : de part en part, elles la déterminent. Il se trouve
qu’en France cette institutionnalisation a pris la forme d’une imbrication
fort étroite et tout à fait originale entre philosophie, école et République.
De là les convictions si répandues chez nous, et si difficilement intelligibles
ailleurs, que la philosophie est consubstantiellement attachée à l’enseignement et à la citoyenneté, de telle sorte qu’on ne puisse attaquer l’une
sans attaquer les autres — de telle sorte donc encore qu’en défendant la
philosophie contre tous ses adversaires (la religion, les sciences humaines,
les sciences dures, la littérature…), on défend la République elle-même.
La « laïcité » se présente alors comme l’« idéologie de compromis »
(p. 312) dans laquelle cette étonnante conjonction a trouvé son idiome. Si
la philosophie s’effectue à même les institutions spécifiques qui sont les
siennes, on comprend en effet qu’elle ne puisse être tout à fait étrangère, quoi
qu’elle prétende, à l’« idéologie » (sans majuscule). Aussi le présent ouvrage
est-il, en filigrane, une réflexion à plusieurs niveaux sur ce dernier concept.
En premier lieu, la philosophie est toujours aussi de l’idéologie et les conflits
philosophiques sont des conflits idéologiques. Considéré de ce point de vue,
en disposant contradictoirement la forme de la loi et l’existence naturelle des
peuples, Sieyès (p. 42) fut celui qui ouvrit le champ où devaient s’affronter
5 P. Macherey, « La philosophie à la française », Revue des sciences philosophiques et
théologiques, 24/1, janvier 1990. Voir aussi les Histoires de dinosaure parues aux PUF en 1999 avec
pour sous-titre significatif Faire de la philosophie, 1965-1997. Ce dernier livre doit se lire comme
une histoire de la philosophie française contemporaine réfractée dans le parcours à la fois
singulier et révélateur effectué par Pierre Macherey lui-même. La philosophie n’existe que dans
de tels parcours où elle « se fait », et l’entrelacs de ces parcours fournit à l’historien son objet, y
compris en s’y réinscrivant lui-même.
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Quelle histoire, de quelle philosophie ?
11
les trois idéologies — conservatisme, libéralisme, socialisme — dont on
considère, non sans raison, qu’elles se partagèrent conflictuellement le
siècle suivant. Ce furent trois combinaisons antagonistes de l’idiosyncrasie
nationale et de l’abstraction juridique, trois conceptions ennemies des
« rapports sociaux » (chapitre 8). De la prétention à retrouver les origines
du christianisme à l’anarchisme réformiste de Proudhon en passant par les
synthèses elles-mêmes rivales du spiritualisme cousinien et du positivisme
comtien, il y a là tout un réseau de prises de position où le plus réactionnaire
n’est pas forcément le moins novateur : ainsi, par exemple, de Bonald
théorisant l’« homme extérieur » pour mieux nier l’individualisme hérité
des Lumières et jetant ainsi un pont sur lequel pourra s’établir la sociologie
de Durkheim (chapitre 7).
Mais à un second niveau, plus radical, cette histoire de la philosophie
« française » est une passionnante enquête sur l’invention même du concept
d’Idéologie, tel qu’il apparut en 1796 chez Destutt de Tracy, tel qu’il se
trouva retourné par Napoléon contre ses propres inventeurs en perdant
sa majuscule et en se conjuguant désormais avec dédain au pluriel (« les
idéologies », dont on nous ressasse la fin avec autant de lucidité qu’on nous
affirme venue celle de l’histoire), tel enfin qu’en hérita Marx, tributaire à cet
égard naïf du legs impérial. Or ce que nous enseignent ces tribulations, c’est
que le surgissement du terme ne peut se comprendre correctement que si
l’on y discerne aussi l’émergence de la chose. De ce nouveau point de vue,
réellement historiciste, l’idéologie ne désigne pas ce que Burke concevait
comme les préjugés nécessaires ou ce que nous appellerions aujourd’hui
les valeurs partagées dont toute communauté humaine aurait besoin pour
persévérer dans son être, de telle sorte que conservatisme, libéralisme et
socialisme seraient de nouvelles idéologies après bien d’autres comme, par
exemple, l’idéologie nobiliaire ou le millénarisme plébéien. Elle fut bien
plutôt le nom approprié à un nouveau régime de croyances collectives et
c’est pourquoi Macherey peut dire, en une formule remarquable, que la
société issue de la Révolution « marche à l’idéologie comme on dit que les
voitures marchent à l’essence » (p. 64).
Comment le comprendre ? Il semble qu’elle signifie ceci : pour amortir
la grande rupture révolutionnaire, on ne se contenta pas d’inventer de
nouveaux contenus ; on conçut la solidarité des esprits sur un mode inédit,
en la définissant comme n’étant de fait pas de l’ordre d’un contenu, mais
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Études de philosophie « française »
comme relevant de la « communication 6 ». Au lieu de dire que la philosophie
est toujours idéologie, ou au moins qu’il y a toujours de l’idéologie dans la
philosophie, il faut alors dire que les philosophes ont pensé conflictuellement, au xixe siècle, la nécessité même de l’idéologie, c’est-à-dire d’une
structuration de l’espace réflexif commun sur le modèle neutre d’un langage
— pas étonnant, dans ces conditions, que l’Idéologie, avec une majuscule,
ait souligné l’importance de la grammaire. Si l’on considère les choses ainsi,
il ne faut plus dire que l’idéologie bourgeoise doit s’évanouir avec la société
bourgeoise, ni que toute idéologie doit se dissiper dans l’aube communiste ;
il faut dire, ce qui n’est pas du tout la même chose, que l’idéologie, bourgeoise
par essence, doit disparaître avec le type de société qui a cru pouvoir se
penser elle-même, sur un mode absolument non dogmatique, comme pure
circulation des idées.
Ce point est évidemment crucial. Les Lumières, en refusant à la
croyance religieuse, non sans inquiétude d’ailleurs, le privilège de sceller le
« lien social », avaient retourné en tous sens le terme d’opinion et en étaient
arrivées à définir l’opinion publique contre toute espèce de credo, serait-il
profane (par exemple, la morale naturelle des matérialistes). Peut-être
inventa-t-on l’« idéologie » pour nommer ce qui devait résulter d’une telle
entreprise : un imaginaire collectif représenté comme le champ d’une
pure communication sans cesse menacée de rechuter en un catéchisme
plus ou moins articulé. Une société qui marche à l’idéologie, ce serait alors
une société qui ne cesse de prétendre démarquer la raison publique de la
croyance publique, une société qui affirme qu’elle existe comme « société »
parce qu’en elle s’effectue la collaboration des intelligences individuelles
qu’aucune conviction irréfléchie ne peut empêcher durablement. Ce sont
de telles convictions qu’on nomme alors péjorativement, au pluriel et sans
majuscule, « idéologies » — les gaz d’échappement en quelque sorte, que
l’on rejette sans cesse, à la poursuite d’une communication strictement
formelle où tout dogme se dissoudrait aussitôt. Plus de mystérieuses
facultés de l’esprit, plus de nature d’aucune sorte devant laquelle s’incliner
passivement, plus de sornettes sucées au sein de nos mères : rien que des
paroles renvoyant à d’autres paroles et se corrigeant indéfiniment dans
un monde devenant ainsi le meilleur des mondes possibles. Nos sociétés
modernes auraient marché à ce rêve qui, pour beaucoup, fut un cauchemar
où nous n’avons pas fini d’errer. Mais c’est là, il est vrai, excéder une ligne
6
Voir infra, p. 64, 214-215, 210 et 300.
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Quelle histoire, de quelle philosophie ?
13
argumentative que Macherey n’esquisse ici qu’en pointillés et qu’il faut lui
laisser le soin de développer dans l’un des nombreux autres livres qu’appelle
celui-ci 7.
Quelque part dans Les chiens de garde, Nizan classait les philosophes
en deux catégories, ceux qui étaient satisfaits du monde dans lequel ils
vivaient, et ceux qui ne l’étaient pas. Pierre Macherey appartient certainement à la seconde catégorie et, pour le lire, il faut éprouver quelque chose
de cette colère. Il faut aussi de la patience pour voir peu à peu le corpus
prendre corps et les mailles du réseau se resserrer. Il en faut encore pour
aller au terme de ces longues et implacables phrases qui, comme celles
de Comte, vont toujours au bout de ce qu’elles ont à dire. Jamais elles ne
trichent et ne recourent à l’ellipse ou l’allusion ; jamais elles ne scintillent
de ces feux rhétoriques qui éblouissent à bon compte ; au contraire, elles
épuisent méthodiquement le sens dont elles ont été chargées, elles l’explicitent sans reste, et le lecteur, reprenant son souffle, se trouve tout étonné
et reconnaissant d’avoir si bien compris ce qui n’était pourtant pas simple.
Le volume n’inclut pas les études consacrées à la philosophie française
contemporaine 8, ni même toutes celles ayant trait au xixe siècle 9. Ce n’est
pas par hasard qu’il succède à La parole universitaire 10 où la question était
de savoir comment l’université en général a pu être représentée dans les
discours des philosophes eux-mêmes (Kant, Heidegger), critiquée par les
sciences humaines (Lacan, Bourdieu), poétisée par la littérature (Hardy,
Nabokov) : d’un livre à l’autre, la question de savoir comment les normes
universitaires sécrètent ou censurent du savoir demeure déterminante.
On peut espérer que celui-ci incitera de nouveaux lecteurs à poursuivre un
combat qui n’est pas gagné. Nos philosophes, français sans le savoir et ne
voulant pas le savoir, demeurent largement majoritaires, y compris quand
ils prennent pour objet la philosophie française sans guillemets. Le malaise
même que perçoit tout enseignant lorsqu’il évoque timidement devant un
public boudeur le poids des contraintes institutionnelles qui commandent
son propre discours est significatif de l’intériorisation précoce de ce qu’il faut
7
Voir P. Macherey, Le sujet des normes, à paraître.
8
Voir notamment id., De Canguilhem à Foucault. La force des normes, Paris, La Fabrique, 2009.
9 Voir par exemple les études sur Fourier ou Saint-Simon figurant dans De l’utopie !, Le Havre,
De l’Incidence éditeur, 2011.
10 P. Macherey, La parole universitaire, Paris, La Fabrique, 2011.
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Études de philosophie « française »
bien appeler un idéalisme professionnel. Demandons-nous donc, toujours
et encore, de quoi nous faisons l’histoire quand nous sommes historiens et
quelle histoire nous fait philosopher comme si nous n’en avions pas.
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