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RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°3 - NE - août/septembre/octobre 2012 - ENTREPRENEURIAT
Patrick VALEAU1 et Jérôme BONCLER2
Résumé
Le secteur associatif constitue un des champs d’application a priori naturel de
l’entrepreneuriat social. Pourtant, les chercheurs et experts Français semblent, dans
leur majorité, très réservés face à ce concept venu des Etats-Unis. Mais qu’en est-il des
acteurs eux-mêmes ? Cet article confronte les représentations et pratiques actuelles
des dirigeants d’associations aux trois principales propositions de l’entrepreneuriat
social : le recours à des outils de gestion plus efficaces, l’indépendance des
financements et l’hybridation des formes d’action. Fondé sur 35 entretiens et une
étude de cas approfondie, cet article explore une version de l’entrepreneuriat social
plus conforme à la culture, aux buts et aux valeurs des associations Loi 1901, afin de
favoriser la diffusion d’innovations gestionnaires adaptées à ce secteur.
Mots clés : entrepreneuriat social, associations à but non lucratif, culture, valeurs
Abstract
The nonprofit sector could be a natural context of application for social entrepreneurship.
Experts and researchers have expressed their doubt about this US concept, but what
do actors think? This article confronts the representations and practices of nonprofit
managers to the three main proposals of social entrepreneurship, i.e. more efficient
management tools, independent finances and hybrid status. Based on 35 semi-
directive interviews, this article explore a version of social entrepreneurship more
adapted to the culture, the aims and values of nonprofit organizations in order to
facilitate its diffusion in this context.
Key words: social entrepreneurship, nonprofit organizations, culture, values
1 - Maître de Conférences HDR Sciences de Gestion - IAE de la Réunion - CEMOI - [email protected]
2 - Maître de Conférences Sciences de Gestion - Université de Bordeaux Equipe entrepreneuriat IRGO
Les acteurs du monde associatif face aux dif-
rentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
« L’entrepreneur social » est devenu très à la mode à la fin des années 90, notamment
dans les cultures anglo-saxonnes. Reprise par une partie des acteurs du secteur
associatif français (par exemple Ashoka France et le Mouvement des Entrepreneurs
Sociaux - MOUVES), par les accompagnateurs, mais aussi par les politiques de
tout bord, cette expression n’est pas toujours très bien définie. Cette approche n’est
pas neutre, car elle oriente la gestion des associations et influence les politiques
publiques, notamment financières, à leur égard. Les propositions introduites dans
le cadre de l’entrepreneuriat social sont de trois ordres : l’utilisation à des fins
d’efficacité d’outils de gestion ayant fait leurs preuves en entreprise ; un moindre
recours aux subventions publiques et une hybridation des formes d’action combinant
marchand et non marchand (Valéau, Cimper et Filion, 2004).
Le secteur associatif constitue un des champs d’application a priori naturel de
l’entrepreneuriat social. Cependant, au cours des dernières années, les chercheurs
français, spécialistes de ces organisations, ont semblé, dans leur majorité, très
réservés face à ce concept venu des Etats-Unis. Notre propos ne vise pas à participer
directement à ces débats, mais à les étudier de façon scientifique.
L’objet n’est pas le regard des experts, mais celui des dirigeants associatifs,
bénévoles et salariés3, sur le terrain. A quelles conditions, les dirigeants associatifs
peuvent-ils devenir plus entrepreneurs ? Dans quelle mesure les propositions de
l’entrepreneuriat social sont-elles compatibles avec leurs représentations et leurs
pratiques actuelles ? Cet article examine les « cadres de références » (Watzlawick
et al, 1975), les « rationalités » (Simon, 1947 ; Weber, 1921) de ces acteurs, afin
de mieux comprendre pourquoi une partie d’entre eux tend à se méfier de ces
propositions. Notre principale hypothèse est que les acteurs associatifs, au-delà
de leurs positions de principe, positives ou négatives vis-à-vis de l’entrepreneuriat
social, adoptent des attitudes pragmatiques et nuancées concernant les questions
d’efficacité, de diversification des ressources, de concurrence.
Fondé sur 35 entretiens et une étude de cas approfondie, cet article identifie,
au-delà des difficultés de vocabulaire et de communication, des problèmes de
compatibilité plus fondamentaux entre le modèle de l’entrepreneuriat social et les
cadres de références portés par ces dirigeants. L’enjeu pratique consiste à favoriser
la diffusion d’attitudes entrepreneuriales respectueuses des valeurs et des buts des
dirigeants associatifs. L’étude de cas approfondie illustre la faisabilité d’une telle
adaptation : un jeune cadre venu réformer une association explique comment il s’est
progressivement imprégné de la culture associative. Nous tentons de tirer les leçons
de cette expérience réussie.
Nous commencerons par étudier en détail les propositions de l’entrepreneuriat
social en revenant notamment sur les textes fondateurs de la fin des années 90. Nous
évoquerons ensuite les débats sur leur application aux associations. Les méthodes
qualitatives utilisées seront exposées, puis les points de vue des dirigeants seront
présentés suivant les trois principales propositions de l’entrepreneuriat social. Le
modèle théorique proposé évaluera les zones de recoupement mais également les
différences majeures entre ces deux cadres de référence, ce qui permettra d’identifier
3 - La Loi 1901 prévoit que les associations soient dirigées par des bénévoles, mais ceux-ci peuvent
déléguer une partie de leurs missions à des cadres salariés.
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
les adaptations utiles ou nécessaires afin de favoriser la diffusion d’une approche
plus entrepreneuriale au sein du secteur associatif français.
1. Deux mondes : deux littératures
Après un retour aux sources du concept d’entrepreneuriat social, par l’examen des
textes fondateurs, qui ont été parfois occultés dans les débats, nous aborderons par la
suite la littérature française sur les associations. Il s’agira ici d’étudier la question de
l’opportunité et du risque de l’introduction des principes de l’entrepreneuriat social
au sein du monde associatif.
1.1. L’entrepreneuriat social en version originale
L’entrepreneuriat social est un mouvement théorique et pratique né en Amérique du
Nord à la fin des années 1990, importé en France dans les années 2000. Dans le cadre
de cette partie, nous nous référons au courant que nous qualifions d’ « historique »,
notre propos s’appuyant avant tout sur quelques citations clés des auteurs anglophones
de cette période. Ce retour aux sources nous semblait nécessaire, car l’importation
du concept en France s’est souvent faite sans systématiquement en approfondir
les contenus. « L’idée d’entrepreneuriat social a touché une corde sensible. C’est
une expression qui convient bien à notre époque. Elle combine la passion pour
une mission sociale avec une image d’affaires, d’innovation et de détermination
généralement associée au pionnier de la haute-technologie de la Silicon Valley.
Le moment est venu d’une approche entrepreneuriale des problèmes sociaux. De
nombreux efforts gouvernementaux et philanthropiques sont loin de répondre à nos
attentes et ces secteurs sont souvent jugés inefficients, inefficaces et peu réactifs.
Nous avons besoin des entrepreneurs sociaux pour développer de nouveaux modèles
pour un nouveau siècle. » (Dees, 1998, p.1). L’entrepreneuriat a été identifié comme
le moteur du développement des territoires (Shumpeter, 1935). L’entrepreneuriat
social vise à introduire cette dynamique au sein de structures visant des finalités
sociales. La paternité de ce concept est généralement attribuée à Dees (1998) dans
le cadre d’un texte uniquement diffusé sur internet. L’auteur part d’un constat
d’inefficacité des structures à finalité sociale et pose le modèle entrepreneurial, tel
qu’il s’est par exemple exprimé dans le cadre des « starts up », comme un modèle de
développement susceptible de s’appliquer à ces productions à finalités sociales.
Hibbert, Hogg et Quinn (2002) définissent l’entrepreneuriat social comme l’utilisation
de comportements entrepreneuriaux à des fins sociales. L’entrepreneuriat social se
réfère aux activités encourageant des approches plus entrepreneuriales au sein du
secteur non lucratif en vue d’accroître l’efficacité et la pérennité de l’organisation.
(Canadian Center for Social Entrepreneurship, 2001). Selon Johnson, le secteur non-
lucratif fait face à une demande d’efficacité accrue, de pérennité, dans le cadre d’une
diminution des fonds des sources traditionnelles et à une compétition exacerbée
pour ces ressources raréfiées. Comme le suggèrent ces différents auteurs, l’une
des principales préoccupations de l’entrepreneuriat social consiste à développer
davantage d’efficacité à des fins sociales. Inspiré du monde des entreprises,
l’entrepreneuriat social cherche à optimiser le ratio entre les moyens mis en œuvre
et les résultats obtenus, en minimisant notamment les coûts de revient unitaires des
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
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services rendus. Le marché, dit-on, oriente naturellement les entrepreneurs lucratifs
vers cette efficacité à travers la recherche du profit et la concurrence. D’après Johnson
(2000), la situation des entrepreneurs sociaux s’en rapprocherait de plus en plus :
devenant de plus en plus nombreux et les subventions se faisant plus rares, ceux-ci
devraient adopter une approche plus productive et plus compétitive.
Pour Brunham (2002), l’entrepreneuriat social permet de réduire la dépendance des
organisations vis-à-vis de ressources restreintes tout en maintenant le focus sur la
mission. Pour cet auteur, l’argent nécessaire pour financer ces innovations doit venir
d’argent gagné. Pour Boschee (2001), concevoir, développer et implémenter un
nouveau programme est une chose, le maintenir sans dépendre de la philanthropie
et des subsides gouvernementaux en est une autre. L’entrepreneur social évite de
recourir aux subventions. Il privilégie les dons privés ou même mieux, il développe
une activité commerciale générant un véritable chiffre d’affaires, voire même des
profits. Cette approche intègre deux cas de figures. Le premier consiste à vendre
les biens et services produits afin d’assurer un équilibre financier indépendant de
toutes subventions. Le second consiste à dégager un bénéfice à partir d’une activité
commerciale afin d’en financer une autre, généralement plus caritative. C’est une
proposition, au départ rationnelle, qui invite les associations à dégager des moyens
supplémentaires pour la réalisation de leurs objectifs, tout en maintenant une
certaine indépendance. Cette démarche peut être reliée à la théorie des ressources
de Penrose (1959). Celle-ci conçoit l’organisation comme une structure destinée
à assurer l’acquisition des moyens nécessaires pour mener à bien ses projets. Ces
ressources doivent être sécurisées, spécifiques, et difficilement imitables, afin de
maintenir un avantage compétitif. Dans ce sens, les entrepreneurs sociaux cherchent
à diversifier leurs ressources en innovant dans les façons d’obtenir des dons privés,
mais également dans les possibilités de dégager un chiffre d’affaires ou un profit, à
partir de la vente de biens et services propres.
« L’entrepreneuriat émerge comme une approche commune visant à répondre aux
besoins sociaux. Toutefois les créateurs s’organisent tout aussi bien sous une forme
lucrative ou non lucrative afin de s’engager vers des activités relativement similaires. »
(Townsend et Hardt, 2008, p.685). Pour Johnson (2000), l’entrepreneuriat social fait
éclater les frontières traditionnelles entre le secteur public, le privé et le non-lucratif
et met en avant des modèles hybrides d’activités lucratives et non lucratives. De
façon presque systématique, les auteurs intègrent comme « entrepreneurs sociaux »
les responsables des organisations à but non lucratif, mais aussi des dirigeants
d’entreprises à vocation sociale. La littérature s’intéresse aussi particulièrement
aux entrepreneurs sociaux développant des organisations hybrides combinant non
lucratif et lucratif. Ainsi, l’entrepreneuriat social ne consiste pas simplement à
appliquer les sciences de l’entrepreneuriat aux organisations à but non lucratif. C’est
un mouvement beaucoup plus spécifique qui entend transcender les frontières entre
les secteurs marchand et non marchand, public et privé. Il emprunte au champ de
l’entrepreneuriat, de façon sélective. On y retrouve, par exemple, la « créativité »
et le « pragmatisme » utiles ou nécessaires pour saisir les opportunités (Shane et
Vankatamaran, 1997). Les différents auteurs anglophones cités dans cette partie
figurent parmi ceux qui ont initié le concept d’entrepreneuriat social. Même si la liste
n’est pas exhaustive, nous retrouvons à travers eux les principales propositions qui
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
définissent ce mouvement théorique et pratique. De très nombreux articles continuent
aujourd’hui à être publiés sur le sujet, mais il semble que le cœur de ce corpus soit à
présent relativement « durci » et « stable » (Stengers, 1988). L’entrepreneuriat social
constitue un champ désormais bien établi avec ses références et ses contenus. A la
suite de Valéau, Cimper et Filion (2004), trois principales propositions peuvent être
identifiées (encadré 1).
Encadré 1 : Les trois propositions de l’entrepreneuriat social « anglo-saxon »
Proposition 1. Des hybridations gestionnaires. L’entrepreneuriat social consiste
à utiliser des outils d’entreprises visant à produire de façon plus efficace à des fins
sociales.
Proposition 2. Des hybridations financières. L’entrepreneuriat social vise à recourir
le moins possible aux subsides publics.
Proposition 3. Des hybridations statutaires. L’entrepreneuriat social ne se limite
pas aux organisations à but non lucratif. Il peut prendre et combiner toutes les formes
juridiques.
1.2. Application de l’entrepreneuriat social aux associations Loi
1901 : enjeux et problématiques
La loi 1901 définit les associations comme « des conventions par lesquelles deux ou
plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances
ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ». La France compte
aujourd’hui 1,1 million d’associations dont 150 000 possèdent le statut d’employeur.
Elles représentent 1,9 million de salariés à temps complets ou partiels et un budget
cumulé avoisinant les 60 milliards d’euros (Tchernonog, 2007).
Les économistes les considèrent comme des organisations de l’économie sociale et
solidaire, productrices de biens et de services répondant à des demandes généralement
minoritaires et souvent non solvables, ignorées par les pouvoirs publics et par les
entreprises (Archambaud, 1996 ; Demoustier, 2001). Les sociologues, quant à
eux, confèrent aux associations une fonction plus large d’agent de développement.
Elles restaurent les liens sociaux (Hoarau et Laville, 2008 ; Laville et Sainsaulieu,
1997), au travers des emplois salariés créés à l’attention des exclus, mais aussi du
bénévolat, qui constituent une forme d’insertion socio-professionnelle. L’implication
des bénéficiaires dans la production du service contribue à leur autonomisation
(Barthélemy, 2000). Les associations présentent également une dimension politique
prenant souvent la forme d’une gouvernance participative (Biondy et al., 2010 ;
Boncler et Valéau, 2010 ; Defourny, 2010). Au-delà de leurs propres frontières,
l’action des associations contribue au développement et à la transformation des
territoires qui les entourent (Chéroutre, 1998). Mais la place occupée par les valeurs
(Boncler et Valéau, 2010) oblige les associations à repenser en partie la gestion, en
recherchant une performance multicritères (Valéau, 2003).
L’introduction de l’entrepreneuriat social au sein des associations loi 1901 fait
actuellement l’objet d’un débat passionné. D’un côté, certains experts y voient
un nouveau départ pour l’économie sociale et solidaire en général et pour les
associations en particulier. L’entrepreneuriat social permettrait notamment d’adapter
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