rentes propositions de l`entrepreneuriat social

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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle
Patrick VALEAU1 et Jérôme BONCLER2
Résumé
Le secteur associatif constitue un des champs d’application a priori naturel de
l’entrepreneuriat social. Pourtant, les chercheurs et experts Français semblent, dans
leur majorité, très réservés face à ce concept venu des Etats-Unis. Mais qu’en est-il des
acteurs eux-mêmes ? Cet article confronte les représentations et pratiques actuelles
des dirigeants d’associations aux trois principales propositions de l’entrepreneuriat
social : le recours à des outils de gestion plus efficaces, l’indépendance des
financements et l’hybridation des formes d’action. Fondé sur 35 entretiens et une
étude de cas approfondie, cet article explore une version de l’entrepreneuriat social
plus conforme à la culture, aux buts et aux valeurs des associations Loi 1901, afin de
favoriser la diffusion d’innovations gestionnaires adaptées à ce secteur.
Mots clés : entrepreneuriat social, associations à but non lucratif, culture, valeurs
Abstract
The nonprofit sector could be a natural context of application for social entrepreneurship.
Experts and researchers have expressed their doubt about this US concept, but what
do actors think? This article confronts the representations and practices of nonprofit
managers to the three main proposals of social entrepreneurship, i.e. more efficient
management tools, independent finances and hybrid status. Based on 35 semidirective interviews, this article explore a version of social entrepreneurship more
adapted to the culture, the aims and values of nonprofit organizations in order to
facilitate its diffusion in this context.
Key words: social entrepreneurship, nonprofit organizations, culture, values
1 - Maître de Conférences HDR Sciences de Gestion - IAE de la Réunion - CEMOI - [email protected]
2 - Maître de Conférences Sciences de Gestion - Université de Bordeaux – Equipe entrepreneuriat IRGO
- [email protected]
RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°3 - NE - août/septembre/octobre 2012 - ENTREPRENEURIAT
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
« L’entrepreneur social » est devenu très à la mode à la fin des années 90, notamment
dans les cultures anglo-saxonnes. Reprise par une partie des acteurs du secteur
associatif français (par exemple Ashoka France et le Mouvement des Entrepreneurs
Sociaux - MOUVES), par les accompagnateurs, mais aussi par les politiques de
tout bord, cette expression n’est pas toujours très bien définie. Cette approche n’est
pas neutre, car elle oriente la gestion des associations et influence les politiques
publiques, notamment financières, à leur égard. Les propositions introduites dans
le cadre de l’entrepreneuriat social sont de trois ordres : l’utilisation à des fins
d’efficacité d’outils de gestion ayant fait leurs preuves en entreprise ; un moindre
recours aux subventions publiques et une hybridation des formes d’action combinant
marchand et non marchand (Valéau, Cimper et Filion, 2004).
Le secteur associatif constitue un des champs d’application a priori naturel de
l’entrepreneuriat social. Cependant, au cours des dernières années, les chercheurs
français, spécialistes de ces organisations, ont semblé, dans leur majorité, très
réservés face à ce concept venu des Etats-Unis. Notre propos ne vise pas à participer
directement à ces débats, mais à les étudier de façon scientifique.
L’objet n’est pas le regard des experts, mais celui des dirigeants associatifs,
bénévoles et salariés3, sur le terrain. A quelles conditions, les dirigeants associatifs
peuvent-ils devenir plus entrepreneurs ? Dans quelle mesure les propositions de
l’entrepreneuriat social sont-elles compatibles avec leurs représentations et leurs
pratiques actuelles ? Cet article examine les « cadres de références » (Watzlawick
et al, 1975), les « rationalités » (Simon, 1947 ; Weber, 1921) de ces acteurs, afin
de mieux comprendre pourquoi une partie d’entre eux tend à se méfier de ces
propositions. Notre principale hypothèse est que les acteurs associatifs, au-delà
de leurs positions de principe, positives ou négatives vis-à-vis de l’entrepreneuriat
social, adoptent des attitudes pragmatiques et nuancées concernant les questions
d’efficacité, de diversification des ressources, de concurrence.
Fondé sur 35 entretiens et une étude de cas approfondie, cet article identifie,
au-delà des difficultés de vocabulaire et de communication, des problèmes de
compatibilité plus fondamentaux entre le modèle de l’entrepreneuriat social et les
cadres de références portés par ces dirigeants. L’enjeu pratique consiste à favoriser
la diffusion d’attitudes entrepreneuriales respectueuses des valeurs et des buts des
dirigeants associatifs. L’étude de cas approfondie illustre la faisabilité d’une telle
adaptation : un jeune cadre venu réformer une association explique comment il s’est
progressivement imprégné de la culture associative. Nous tentons de tirer les leçons
de cette expérience réussie.
Nous commencerons par étudier en détail les propositions de l’entrepreneuriat
social en revenant notamment sur les textes fondateurs de la fin des années 90. Nous
évoquerons ensuite les débats sur leur application aux associations. Les méthodes
qualitatives utilisées seront exposées, puis les points de vue des dirigeants seront
présentés suivant les trois principales propositions de l’entrepreneuriat social. Le
modèle théorique proposé évaluera les zones de recoupement mais également les
différences majeures entre ces deux cadres de référence, ce qui permettra d’identifier
3 - La Loi 1901 prévoit que les associations soient dirigées par des bénévoles, mais ceux-ci peuvent
déléguer une partie de leurs missions à des cadres salariés.
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les adaptations utiles ou nécessaires afin de favoriser la diffusion d’une approche
plus entrepreneuriale au sein du secteur associatif français.
1. Deux mondes : deux littératures
Après un retour aux sources du concept d’entrepreneuriat social, par l’examen des
textes fondateurs, qui ont été parfois occultés dans les débats, nous aborderons par la
suite la littérature française sur les associations. Il s’agira ici d’étudier la question de
l’opportunité et du risque de l’introduction des principes de l’entrepreneuriat social
au sein du monde associatif.
1.1. L’entrepreneuriat social en version originale
L’entrepreneuriat social est un mouvement théorique et pratique né en Amérique du
Nord à la fin des années 1990, importé en France dans les années 2000. Dans le cadre
de cette partie, nous nous référons au courant que nous qualifions d’ « historique »,
notre propos s’appuyant avant tout sur quelques citations clés des auteurs anglophones
de cette période. Ce retour aux sources nous semblait nécessaire, car l’importation
du concept en France s’est souvent faite sans systématiquement en approfondir
les contenus. « L’idée d’entrepreneuriat social a touché une corde sensible. C’est
une expression qui convient bien à notre époque. Elle combine la passion pour
une mission sociale avec une image d’affaires, d’innovation et de détermination
généralement associée au pionnier de la haute-technologie de la Silicon Valley.
Le moment est venu d’une approche entrepreneuriale des problèmes sociaux. De
nombreux efforts gouvernementaux et philanthropiques sont loin de répondre à nos
attentes et ces secteurs sont souvent jugés inefficients, inefficaces et peu réactifs.
Nous avons besoin des entrepreneurs sociaux pour développer de nouveaux modèles
pour un nouveau siècle. » (Dees, 1998, p.1). L’entrepreneuriat a été identifié comme
le moteur du développement des territoires (Shumpeter, 1935). L’entrepreneuriat
social vise à introduire cette dynamique au sein de structures visant des finalités
sociales. La paternité de ce concept est généralement attribuée à Dees (1998) dans
le cadre d’un texte uniquement diffusé sur internet. L’auteur part d’un constat
d’inefficacité des structures à finalité sociale et pose le modèle entrepreneurial, tel
qu’il s’est par exemple exprimé dans le cadre des « starts up », comme un modèle de
développement susceptible de s’appliquer à ces productions à finalités sociales.
Hibbert, Hogg et Quinn (2002) définissent l’entrepreneuriat social comme l’utilisation
de comportements entrepreneuriaux à des fins sociales. L’entrepreneuriat social se
réfère aux activités encourageant des approches plus entrepreneuriales au sein du
secteur non lucratif en vue d’accroître l’efficacité et la pérennité de l’organisation.
(Canadian Center for Social Entrepreneurship, 2001). Selon Johnson, le secteur nonlucratif fait face à une demande d’efficacité accrue, de pérennité, dans le cadre d’une
diminution des fonds des sources traditionnelles et à une compétition exacerbée
pour ces ressources raréfiées. Comme le suggèrent ces différents auteurs, l’une
des principales préoccupations de l’entrepreneuriat social consiste à développer
davantage d’efficacité à des fins sociales. Inspiré du monde des entreprises,
l’entrepreneuriat social cherche à optimiser le ratio entre les moyens mis en œuvre
et les résultats obtenus, en minimisant notamment les coûts de revient unitaires des
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services rendus. Le marché, dit-on, oriente naturellement les entrepreneurs lucratifs
vers cette efficacité à travers la recherche du profit et la concurrence. D’après Johnson
(2000), la situation des entrepreneurs sociaux s’en rapprocherait de plus en plus :
devenant de plus en plus nombreux et les subventions se faisant plus rares, ceux-ci
devraient adopter une approche plus productive et plus compétitive.
Pour Brunham (2002), l’entrepreneuriat social permet de réduire la dépendance des
organisations vis-à-vis de ressources restreintes tout en maintenant le focus sur la
mission. Pour cet auteur, l’argent nécessaire pour financer ces innovations doit venir
d’argent gagné. Pour Boschee (2001), concevoir, développer et implémenter un
nouveau programme est une chose, le maintenir sans dépendre de la philanthropie
et des subsides gouvernementaux en est une autre. L’entrepreneur social évite de
recourir aux subventions. Il privilégie les dons privés ou même mieux, il développe
une activité commerciale générant un véritable chiffre d’affaires, voire même des
profits. Cette approche intègre deux cas de figures. Le premier consiste à vendre
les biens et services produits afin d’assurer un équilibre financier indépendant de
toutes subventions. Le second consiste à dégager un bénéfice à partir d’une activité
commerciale afin d’en financer une autre, généralement plus caritative. C’est une
proposition, au départ rationnelle, qui invite les associations à dégager des moyens
supplémentaires pour la réalisation de leurs objectifs, tout en maintenant une
certaine indépendance. Cette démarche peut être reliée à la théorie des ressources
de Penrose (1959). Celle-ci conçoit l’organisation comme une structure destinée
à assurer l’acquisition des moyens nécessaires pour mener à bien ses projets. Ces
ressources doivent être sécurisées, spécifiques, et difficilement imitables, afin de
maintenir un avantage compétitif. Dans ce sens, les entrepreneurs sociaux cherchent
à diversifier leurs ressources en innovant dans les façons d’obtenir des dons privés,
mais également dans les possibilités de dégager un chiffre d’affaires ou un profit, à
partir de la vente de biens et services propres.
« L’entrepreneuriat émerge comme une approche commune visant à répondre aux
besoins sociaux. Toutefois les créateurs s’organisent tout aussi bien sous une forme
lucrative ou non lucrative afin de s’engager vers des activités relativement similaires. »
(Townsend et Hardt, 2008, p.685). Pour Johnson (2000), l’entrepreneuriat social fait
éclater les frontières traditionnelles entre le secteur public, le privé et le non-lucratif
et met en avant des modèles hybrides d’activités lucratives et non lucratives. De
façon presque systématique, les auteurs intègrent comme « entrepreneurs sociaux »
les responsables des organisations à but non lucratif, mais aussi des dirigeants
d’entreprises à vocation sociale. La littérature s’intéresse aussi particulièrement
aux entrepreneurs sociaux développant des organisations hybrides combinant non
lucratif et lucratif. Ainsi, l’entrepreneuriat social ne consiste pas simplement à
appliquer les sciences de l’entrepreneuriat aux organisations à but non lucratif. C’est
un mouvement beaucoup plus spécifique qui entend transcender les frontières entre
les secteurs marchand et non marchand, public et privé. Il emprunte au champ de
l’entrepreneuriat, de façon sélective. On y retrouve, par exemple, la « créativité »
et le « pragmatisme » utiles ou nécessaires pour saisir les opportunités (Shane et
Vankatamaran, 1997). Les différents auteurs anglophones cités dans cette partie
figurent parmi ceux qui ont initié le concept d’entrepreneuriat social. Même si la liste
n’est pas exhaustive, nous retrouvons à travers eux les principales propositions qui
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définissent ce mouvement théorique et pratique. De très nombreux articles continuent
aujourd’hui à être publiés sur le sujet, mais il semble que le cœur de ce corpus soit à
présent relativement « durci » et « stable » (Stengers, 1988). L’entrepreneuriat social
constitue un champ désormais bien établi avec ses références et ses contenus. A la
suite de Valéau, Cimper et Filion (2004), trois principales propositions peuvent être
identifiées (encadré 1).
Encadré 1 : Les trois propositions de l’entrepreneuriat social « anglo-saxon »
• Proposition 1. Des hybridations gestionnaires. L’entrepreneuriat social consiste
à utiliser des outils d’entreprises visant à produire de façon plus efficace à des fins
sociales.
• Proposition 2. Des hybridations financières. L’entrepreneuriat social vise à recourir
le moins possible aux subsides publics.
• Proposition 3. Des hybridations statutaires. L’entrepreneuriat social ne se limite
pas aux organisations à but non lucratif. Il peut prendre et combiner toutes les formes
juridiques.
1.2. Application de l’entrepreneuriat social aux associations Loi
1901 : enjeux et problématiques
La loi 1901 définit les associations comme « des conventions par lesquelles deux ou
plusieurs personnes mettent en commun, d’une façon permanente, leurs connaissances
ou leur activité dans un but autre que de partager des bénéfices ». La France compte
aujourd’hui 1,1 million d’associations dont 150 000 possèdent le statut d’employeur.
Elles représentent 1,9 million de salariés à temps complets ou partiels et un budget
cumulé avoisinant les 60 milliards d’euros (Tchernonog, 2007).
Les économistes les considèrent comme des organisations de l’économie sociale et
solidaire, productrices de biens et de services répondant à des demandes généralement
minoritaires et souvent non solvables, ignorées par les pouvoirs publics et par les
entreprises (Archambaud, 1996 ; Demoustier, 2001). Les sociologues, quant à
eux, confèrent aux associations une fonction plus large d’agent de développement.
Elles restaurent les liens sociaux (Hoarau et Laville, 2008 ; Laville et Sainsaulieu,
1997), au travers des emplois salariés créés à l’attention des exclus, mais aussi du
bénévolat, qui constituent une forme d’insertion socio-professionnelle. L’implication
des bénéficiaires dans la production du service contribue à leur autonomisation
(Barthélemy, 2000). Les associations présentent également une dimension politique
prenant souvent la forme d’une gouvernance participative (Biondy et al., 2010 ;
Boncler et Valéau, 2010 ; Defourny, 2010). Au-delà de leurs propres frontières,
l’action des associations contribue au développement et à la transformation des
territoires qui les entourent (Chéroutre, 1998). Mais la place occupée par les valeurs
(Boncler et Valéau, 2010) oblige les associations à repenser en partie la gestion, en
recherchant une performance multicritères (Valéau, 2003).
L’introduction de l’entrepreneuriat social au sein des associations loi 1901 fait
actuellement l’objet d’un débat passionné. D’un côté, certains experts y voient
un nouveau départ pour l’économie sociale et solidaire en général et pour les
associations en particulier. L’entrepreneuriat social permettrait notamment d’adapter
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ces organisations au contexte économique et politique d’aujourd’hui (Sybille,
2008). Mais d’autres tendent à rejeter ce concept, considérant qu’il introduit au
sein des associations des principes similaires à ceux des entreprises « capitalistes »,
difficilement compatibles avec les fondements de ce type d’organisation (Draperi,
2010a, 2010b). Nous revenons ici sur ce débat, avant de prendre en compte
l’avis, souvent négligé, des dirigeants associatifs eux-mêmes. « Nous formulons
l’hypothèse selon laquelle l’entrepreneur social se définit par son objectif qui est
d’agir explicitement en faveur de la collectivité. Cet objectif l’emporte sur des
considérations économiques (…), même si ces dernières entrent étroitement en
compte dans la finalité du projet, car l’entrepreneur social comme l’entrepreneur, doit
être à même de générer des ressources nouvelles. Il mobilise les ressources dont il
dispose pour parvenir à son objectif, mais la volonté d’enrichissement ou d’esprit de
compétition n’en est pas moins présente puisque la société dans laquelle il est inséré
est basée plus ou moins explicitement sur la concurrence et le profit. » (Boutillier,
2008, p. 50). Quelques textes francophones, notamment ceux de Boncler et Hlady
(2004), Boutillier (2008), de Valéau, Cimper et Filion (2004), de Zoonekynd (2004),
ont contribué au début des années 2000 à introduire le concept d’entrepreneuriat
social au sein de la littérature en entrepreneuriat. L’une des principales questions
consistait à savoir en quoi l’entrepreneur social différait de l’entrepreneur classique.
Pour Boutillier (2008) par exemple, la différence se situe essentiellement au niveau
de ses objectifs, la démarche restant relativement similaire.
« Consolider les approches entrepreneuriales du monde associatif, sans les banaliser.
Dans les années à venir, il faudra faciliter les rapprochements entre associations,
pour consolider économiquement certains secteurs, améliorer la qualité, faire des
économies d’échelle. (…) Il s’agit également de diversifier les ressources financières
des associations par le mécénat d’entreprises, insuffisamment développé en France
alors que la fiscalité française y est favorable. » (Sybille, 2008, p.1). L’entrepreneuriat
social a, par la suite, été introduit dans différents forums et blogs dans le cadre
desquels experts et représentants des collectifs associatifs débattent. Les principaux
promoteurs en sont Ashoka France et le MOUVES4, mais c’est Sybille (2008),
préconisant une approche plus pragmatique du développement des organisations
de l’ESS, qui reste, bien malgré lui, identifié comme le principal défenseur de ce
concept. Il aborde l’entrepreneuriat social sous l’angle de la proposition 1, les outils
d’entreprises présentés correspondant au premier abord aux nouvelles exigences
d’efficacité et aux logiques d’évaluation des financeurs privés ou publics. Sybille
(2008) évoque également plus ponctuellement la proposition 2 : la diversification
des sources de financement.
« Le mouvement de l’entrepreneuriat social plaque sur les pratiques économiques et
sociales qu’il observe, un corps de conceptions reprises par les multinationales et les
marchés mondiaux. » (Draperi, 2010a, p.1). « Les rapports à l’aspiration égalitaire,
à la construction sociale des pratiques d’entreprise, au droit et aux statuts ou encore
aux grandes entreprises, interdisent de superposer les conceptions d’ «économie
sociale » et d’ «entrepreneuriat social » telles qu’elles existent en France. » (Draperi,
2010b, p.1). Le premier des deux articles de Draperi (2010a), en raison notamment
4 - MOUVES, Mouvement des Entrepreneurs Sociaux, http://www.mouves.org/
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de son titre : « L’entrepreneuriat social est-il un mouvement de pensée inscrit dans le
capitalisme ?», a rassemblé autour de lui une partie importante des doutes exprimés
par les chercheurs, notamment les sociologues, sur la pertinence de ce nouveau
concept. Les deux articles de Draperi (2010a et 2010b), publiés à quelques mois
d’intervalle, n’étaient pas forcément critiques, mais interrogatifs. Les échanges qui
ont suivi au sein de la Revue des Etudes Coopératives, Mutualistes et Associatives
exprimaient la méfiance entre un monde fondé sur les valeurs et une approche plus
pragmatique.
Reprenant la définition de l’entreprise sociale du réseau EMES, le réseau européen
de chercheurs sur l’économie sociale et l’entrepreneuriat social, Draperi (2010b)
constate que l’entrepreneuriat social n’intègre pas véritablement la dimension
politique qui caractérise l’histoire et la culture du mouvement associatif français.
Fayolle et Matlay (2010) insistent effectivement sur la dimension culturelle de
l’entrepreneuriat social, en précisant que le concept doit être adapté aux contextes
sociétaux dans lesquels il est introduit. Valéau, Cimper et Filion (2004), dans
un examen de la littérature, constatent également que ce concept ne tient pas
véritablement compte de la dimension militante des associations. Pour Boncler et
Valéau (2010), l’entrepreneuriat social n’intègre pas suffisamment la dimension
collective des associations, en particulier les logiques de participation des différents
acteurs impliqués. Ces éléments politiques restituent la finalité sociale posée par
l’entrepreneuriat social dans le cadre d’une « rationalité en valeur » (Weber, 1921).
Suivant cette perspective, il ne s’agit pas seulement de délivrer un service, mais de
faire aussi en sorte que les parties prenantes, et en premier lieu les bénéficiaires,
participent à sa production et puissent ainsi se le réapproprier.
Valéau et Annette (2010) s’interrogent davantage sur les conséquences à court et
moyen termes de l’introduction du concept d’entrepreneuriat social dans le secteur
associatif. Il questionne notamment les pratiques des pouvoirs publics dans le cadre de
la modernisation de son action en matière de subventions, ces dernières représentant
83% des recettes des associations, contre 4,9% pour les dons et mécénats et 12,1%
pour les cotisations (Tchernonog, 2007). Pour Valéau et Annette (2010), le risque
est que les associations qui n’adoptent pas le modèle de l’entrepreneuriat social,
notamment les petites associations centrées sur les liens sociaux, ne trouvent plus
de financement et disparaissent. Il reconnaît ainsi l’utilité des débats précédemment
évoqués en tant que force de négociation face aux institutions.
Les grands oubliés de ces débats restent, selon nous, les acteurs eux-mêmes.
Ces discussions portent essentiellement sur les grands principes qui fondent
historiquement le mouvement de l’économie sociale et solidaire et le secteur
associatif en France et en Europe. Elles restent à des niveaux macro-économiques et
sociologiques, n’intégrant pas véritablement ceux qui font réellement les associations
(Boncler et Valéau, 2010), c’est-à-dire les hommes et les femmes qui les créent et les
développent. Derrière chaque association, il y a un projet, et derrière chaque projet
se trouvent des citoyens, des bénévoles et/ou des salariés, qui donnent de leur temps
et de leur énergie. Parmi ceux-ci, certains prennent davantage de responsabilités,
en jouant le rôle de leaders et en dirigeant le développement de l’association. C’est
à ceux-ci que nous nous intéressons dans le cadre de cette recherche. Cet article
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consiste à confronter les points de vue des entrepreneurs associatifs avec les
différentes propositions de l’entrepreneuriat social afin de mesurer leur compatibilité
sur le terrain. Compte tenu des trois propositions identifiées pour l’entrepreneuriat
social, nous formulons trois questions (encadré 2).
Encadré 2 : Trois questions de recherches
• Question 1. Dans quelle mesure les acteurs associatifs sont-ils disposés à devenir
plus efficaces en adoptant des outils issus des entreprises ?
• Question 2. Dans quelle mesure les associations peuvent-elles et souhaitent-elles
hybrider leurs ressources ?
• Question 3. Comment les dirigeants associatifs abordent-ils la concurrence avec
les entreprises privées?
2. Méthodologie
L’un des principaux points d’épistémologie et de méthodologie soulevé par cette
recherche était la manière d’introduire le sujet auprès de nos interlocuteurs sous
une forme la moins directive possible (Rogers, 1961). Le mot « entrepreneur » reste
encore souvent, dans le secteur associatif, connoté à l’entreprise « marchande ».
L’entrepreneuriat social a d’ailleurs, comme nous venons de l’évoquer, engendré des
débats particulièrement critiques. De même, la gestion fait parfois l’objet de préjugés,
les acteurs l’assimilant à un outil d’entreprises. C’est pourquoi, il n’était pas question de
démarrer les entretiens en demandant : « Vous considérez-vous comme un entrepreneur
social ?». Nos entretiens portaient, avant tout, sur la fonction de dirigeant et la manière
de conduire les associations. Nous commencions par demander une présentation et un
historique de l’association. Puis, nous interrogions notre interlocuteur sur son propre
parcours et sa place au sein de l’association : « Quand êtes-vous devenu président /
directeur ? », « En quoi consiste votre rôle ? ». Les répondants étaient, suivant les
cas, le président bénévole ou le directeur salarié. C’est l’une des limites de cet article
et un sujet de débat pour de futures recherches : qui est l’entrepreneur entre ces deux
acteurs ? Pour notre part, nous avons constaté que le rapport entre les deux variait en
fonction des personnalités et des phases de développement de l’association, ce qui
engendre différents modèles (Mayaux, 1996).
Une première série de 20 entretiens, réalisés par nos soins, dans le cadre de nos
recherches sur la gestion des associations et sur l’entrepreneuriat social, nous a permis
de constituer les catégories d’analyse et de définir le modèle empirico-formel (Glaser
et Strauss, 1967). Accessoirement, 15 entretiens avec des responsables associatifs
préalablement identifiés, ont été menés à titre de « triangulation » (Denzin, 1994)
et de « réplications » (Yin, 1984) par un groupe d’étudiants en licence de gestion.
Cet exercice était intégré dans le cadre d’un cours de psychosociologie, les étudiants
étant dûment formés aux méthodes de l’entretien semi-directif, à l’entrepreneuriat et
aux associations. Cette seconde série d’entretiens a permis de valider le modèle en
vérifiant sa capacité à rendre compte d’autres cas, tout en saturant la documentation
de ses contenus (Morse, 1994).
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Tableau 1 : Caractéristiques de l’échantillon
Effectif
Budget (euros)
Ancienneté
Minimum
0
1000
6 mois
Moyenne
18
690 000
11,5 ans
Maximum
280
3,6 millions
56 ans
Domaines
Action sociale et santé ; Sports ;
Culture et loisirs ; Défense des droits
; Education, formation et insertion
Comme le montre le tableau 1, l’échantillon, ainsi constitué, comprend, à des fins
de comparaison, une grande diversité d’associations (Morse, 1994). Les effectifs
salariés allaient de 0 à 280 avec une moyenne de 18 et les budgets oscillaient entre
1000 euros et 3,6 millions d’euros, avec une moyenne de 690 000 euros. Certaines
des associations étudiées n’en étaient qu’à leurs débuts, alors que d’autres avaient
déjà à leur actif plusieurs décennies d’existence. Les domaines d’activité, dans
lesquels elles intervenaient, couvraient la quasi-totalité de la nomenclature de
l’INSEE. L’interprétation des entretiens consistait, dans un premier temps, à rester
au plus près du sens visé par les répondants (Rogers, 1961) ; nous nous intéressions
alors à leur propre vision du développement de leur association. Dans un second
temps, nous confrontions ces contenus aux grilles de lecture constituées par les
trois propositions de l’entrepreneuriat social. Cette confrontation portait d’une
part sur les points de vue et pratiques actuels de nos interlocuteurs, et d’autre part
sur leurs possibilités d’évolution compte tenu du système de valeurs défendues.
Certains, par exemple, se définissaient explicitement contre l’entrepreneuriat social,
mais paradoxalement, conformément à notre hypothèse, l’analyse des contenus
montrait une volonté de diversification des ressources financières, indiquant,
malgré tout, une forme de compatibilité. Nous avons ainsi cherché à identifier la
diversité des cadres de références des dirigeants associatifs et à mesurer leur degré
de compatibilité « vraisemblable » (Guba et Lincoln, 1994, Adler et Adler, 1994)
avec les développements souhaités par l’entrepreneuriat social. Ces résultats sont
présentés par thèmes dans la partie 3., puis un cas complet est exposé en détail à la
fin de la discussion afin d’illustrer les apprentissages et les adaptations possibles des
entrepreneurs sociaux face aux associations.
3. Résultats
Nos résultats sont présentés en reprenant chacune des trois propositions de
l’entrepreneuriat social : outil de gestion efficace, diversification des sources de
financement et hybridation des statuts. Pour chacune, après un rappel du principe,
nous introduisons un tableau contenant une série d’extraits d’entretiens choisis
pour représenter la diversité des points de vue rencontrés. Puis nous interprétons la
position des acteurs associatifs avant d’amorcer la discussion.
3.1. Les dirigeants associatifs face à l’idée d’une gestion plus efficace
Notre première question était de savoir dans quelle mesure les acteurs associatifs
sont ou non disposés à devenir plus efficaces en adoptant des outils issus des
entreprises. L’efficacité à des fins sociales demeure l’une des principales propositions
de l’entrepreneuriat social (Johnson, 2000 ; Dees, 1998 ; Hibbert, Hogg et Quinn,
2002). Une partie des dirigeants associatifs tente effectivement de rendre leurs
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
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organisations plus efficaces en suivant des démarches inspirées des entreprises du
secteur marchand (tableau 2). L’extrait 1 aborde cette volonté de progresser. L’extrait
2 évoque une rigueur budgétaire à l’image de ce qui peut se pratiquer au sein des
entreprises. L’extrait 3 montre, avec le cas de l’humanitaire d’urgence, la possibilité
d’une organisation des plus rationnelles. L’extrait 4 parle de la professionnalisation
des ressources humaines et de la difficulté de la mener à bien dans un cadre strictement
bénévole. Cependant, les quatre extraits suivants introduisent un certain nombre de
limites : cette transformation ne saurait se faire de n’importe quelle manière, ni à
n’importe quel prix, elle s’inscrit dans le cadre d’un développement essayant de
concilier efficacité et respect des valeurs (extrait 8).
Tableau 2 : Extraits d’entretiens avec des dirigeants associatifs à propos de
l’efficacité
Ref Positions
1
2
3
4
5
6
7
8
26
Illustration
« Le président de l’association a toujours voulu que l’association
se rapproche du fonctionnement d’une entreprise privée.(…) Il
Recherche de
voulait les meilleurs résultats et chaque fois, il fixait des objectifs
performance
très hauts. »
« C’est une question qui revient tout le temps, ça me travaille tout
le temps, disons qu’on a la même façon de fonctionner qu’une
Rigueur
entreprise. Par exemple, nous n’allons jamais créer ou monter un
budgétaire
projet si nous n’avons pas la somme nécessaire pour le faire. D’autre
part, on doit toujours préparer un budget. »
« Les procédures d’intervention, chez nous, sont, en grande
partie, standardisées. Une fois l’intervention qualifiée (réfugiés,
Organisation
épidémies, etc.), l’ensemble des décisions se trouvent déterminées :
rationnelle
l’organisation des convois, la structure de l’effectif, les matériaux et
les matériels utilisés, etc. : tout est planifié. »
Avec le gros budget que nous allons avoir, je ne pourrai pas
Professionnali- «
fonctionner avec du bénévolat et avec des gens qui ne sont pas
sation et limites spécialisés. Ces enfants là auront besoin de personnel qualifié et
du bénévolat
spécialisé. »
« L’éducation populaire est un secteur difficilement palpable, où
Difficulté de
l’évaluation est difficile. Est-ce que fondamentalement nous allons
mesurer la
prendre comme indicateur de réussite la baisse de la délinquance ?
productivité
Ou la baisse du m2 de surface taguée ? »
« Nous on essaye à travers les clubs de faire que les gens se parlent,
puis aussi s’impliquent dans la vie du quartier. On commence par
du ludique puis on les embarque dans des choses plus sérieuses
La manière
… Nous, ce qui compte, c’est la manière dont les choses se passent,
dont les gens s’impliquent. »
« Moi, je pense qu’il ne faut pas trop réglementer. Une organisation
à but non lucratif, c’est avant tout un mouvement collectif : des
L’esprit
gens qui partagent un même idéal. Si tu commences à faire des
associatif
fiches de poste et tout et tout, tu perds la spontanéité, tu deviens
une entreprise. »
« Le rôle de président, c’est tout simplement mener la politique
de développement et de promotion de la discipline, donc tout ce
Notion de
qui tourne autour non seulement de la pratique, mais comment
développement développer, comment attirer des gens, comment faire connaître,
comment en faire la promotion. »
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
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La première objection des acteurs associatifs face à l’idée d’une gestion plus efficace,
porte sur la possibilité de mesurer l’efficacité de leurs productions (extraits 5 et 6).
Les biens et services délivrés forment des unités dont il est possible de calculer
le coût de revient unitaire, mais il convient également de considérer les effets
indirects produits (lutte contre les exclusions, lien social, développement local…).
Ces autres valeurs ajoutées peuvent justifier quelques surcoûts. Le problème reste
que ces suppléments d’utilité ne peuvent être facilement quantifiés. Ils résistent,
ce faisant, à la notion d’optimisation. La seconde objection concerne le caractère
collectif de la démarche associative (extrait 7). Les valeurs humanistes qui inspirent
les finalités des associations se retrouvent, à certains égards, dans leur gestion des
ressources humaines. Les acteurs évoquent souvent une fraternité fondée sur la
liberté d’adhésion et l’égalité entre les membres. Avec la professionnalisation vient
le temps de la formalisation et de la hiérarchisation des rapports entre les membres.
De ce fait les acteurs craignent de perdre « l’esprit associatif ». Effectivement, les
associations qui ont fait le choix de se professionnaliser traversent souvent une crise
identitaire (Valéau, 2011).
3.2. Les dirigeants associatifs face aux recours aux subventions
Notre deuxième question était de savoir dans quelle mesure les dirigeants associatifs
peuvent et souhaitent hybrider les ressources de leurs associations. Selon Boschee
(2001) et Brunham (2002), l’entrepreneur social évite de recourir aux subventions.
Il privilégie les dons privés ou même mieux, il développe une activité commerciale
générant des excédents en vue d’autofinancer des activités déficitaires. Le propos est
intéressant car apportant de nouvelles idées, de nouvelles approches et de nouvelles
pratiques. Il permet d’envisager d’autres « business models » (Boncler et Valéau,
2010). Certains acteurs évoquent effectivement les problèmes de dépendance
posés par les subventions, avec notamment l’obligation formelle ou informelle,
de prendre en compte les différents axes des politiques publiques (extrait 1). C’est
pourquoi, certaines associations cherchent assurément à diversifier leurs sources
de financement, en se tournant, comme le décrit l’extrait 2, vers les entreprises et
les particuliers. Les acteurs évoquent par ailleurs les financements indirects que
constituent les contributions en nature, à commencer par le bénévolat, des ressources
pas ou peu prises en compte par l’entrepreneuriat social.
Comme le montrent les différents extraits du tableau 3, les associations rencontrent
de grandes difficultés à trouver les ressources nécessaires à la réalisation de leurs
projets. Le recours aux dons et au mécénat dépend pour beaucoup de la reconnaissance
d’utilité publique à laquelle seule une minorité peut accéder (extrait 2). Celles qui
ne recourent pas aux subventions en tirent parfois une certaine fierté (extrait 6),
mais la plupart aimeraient pouvoir y accéder. En pratique, les subventions restent
aujourd’hui encore une source de financement quasi-incontournable (Tchernonog,
2007), dont les conditions d’accès évoluent en fonction des réformes des politiques
publiques (Valéau et Annette, 2010). Les autres sources de financement ne sont pas,
elles non plus, exemptes de biais et de contrepartie (Boncler et Valéau, 2010). La
polémique qui a suivi les propos de Pierre Berger, le président du Sidaction en 2009,
au sujet du Téléthon, questionnait les arguments avancés pour convaincre : le don
requiert une certaine empathie, mais jusqu’où les associations sont-elles prêtes à
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aller pour susciter cette émotion ? Valéau (2003) évoque ainsi la démarche d’une
association pour SDF ayant décidé de faire figurer sur son affiche une mère et son
enfant pour « toucher » les donateurs alors que le public généralement accueilli était
constitué d’hommes.
Tableau 3 : Extraits d’entretiens avec des dirigeants associatifs à propos des
financements
Ref Positions
1
Dépendance
vis-à-vis des
politiques
publiques
2
Dons et
mécénat
3
4
Les limites
du chiffre
d’affaires
Les limites
du chiffre
d’affaires suite
5
Les dons en
nature
6
Les dons en
nature suite
7
La valeur du
bénévolat
Illustration
« Si on veut être autonome, appliquer notre politique, ils nous
laisseront faire, mais quand on présentera les budgets primitifs,
on nous dira, oui, mais il faudra appliquer ça pour avoir des
financements (…) Ils ne nous l’imposent pas mais ils nous le
recommandent fortement. »
« Nous sommes la première et la seule association humanitaire
du département à être reconnue d’utilité publique. Ce label nous
permet de dire à nos chefs d’entreprise, à nos donateurs, qu’ils
peuvent déduire jusqu’à 66% de crédit d’impôt, ce qui nous permet
aujourd’hui de recevoir des dons quelquefois assez importants. »
« On n’a pas de subvention, c’est ça le problème. Avec 15 euros
d’adhésion, on n’a pas de fonds. Ce qui est pénible, c’est que les
gens qui viennent apprendre ne veulent pas payer ».
« Pour les activités de l’association, les adhérents se comportent en
consommateurs, les parents nous laissent leurs enfants et on ne les
voit plus »
« Lorsque nous organisons des manifestations, nous avons aussi les
chefs d’entreprise qui nous apportent des moyens, par exemple, ceux
qui sont dans l’alimentation vont nous apporter de la nourriture.
La mairie met à notre disposition des podiums. Nos soirées nous
coûtent souvent 10 à 15% du total, le reste ce sont les partenaires,
en nature. »
« On a un peu de fierté à réaliser des choses sans l’aide de la mairie.
Maintenant, je dis sans l’aide de la mairie, ce n’est pas vrai, parce
qu’ils mettent à disposition le terrain, les locaux. A priori c’est
donné comme ça. »
« Le comité ne compte que trois employés, tous les gens qui
m’entourent, qui m’aident ce sont des bénévoles. »
L’augmentation du chiffre d’affaires ne va pas, non plus, sans difficultés : la
population française est habitué à certaines gratuités de la part des associations
(extrait 3). Lorsque les usagers payent, ils se responsabilisent, mais deviennent aussi
parfois davantage clients que membres, ce qui ne correspond pas forcément à l’esprit
communautaire visé (extrait 4). Les associations recourent presque toutes à des dons
en nature et au bénévolat (extraits 5 et 7). Ces ressources ont une valeur sociale, mais
aussi une valeur financière qui correspond aux dépenses qu’il aurait fallu effectuer
pour les obtenir dans un cadre marchand. Le plan comptable intègre désormais ces
éléments. Ils peuvent désormais figurer dans le compte de résultat et constituent de
plus en plus souvent un critère utilisé par les financeurs institutionnels pour évaluer
l’existence d’une véritable vie associative. Les réflexions menées dans le cadre de
l’entrepreneuriat social l’ont, jusque-là, ignoré.
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du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
3.3. Les dirigeants associatifs face à l’hybridation des statuts et à la
concurrence.
Notre troisième question était de savoir comment les dirigeants associatifs
abordent la concurrence avec les entreprises privées. Les « entrepreneurs sociaux »
développent des organisations hybrides combinant non lucratif et lucratif (Johnson,
2000). Ce faisant, le mouvement intègre les entreprises marchandes développant,
en plus du profit, des finalités sociales (Townsend et Hardt, 2008). Dans le cadre de
ce travail sur le terrain des associations loi 1901, exception faite de celles œuvrant
dans le cadre de l’insertion par le travail (extrait 1), nous avons constaté qu’elles
n’étaient pas véritablement tentées par le développement d’activités dans le domaine
marchand. L’hybridation prend plutôt la forme d’entreprises intervenant sur des
secteurs jusque-là « réservés » aux associations (extrait 5).
Tableau 4 : Extraits d’entretiens avec des dirigeants associatifs à propos de
l’hybridation
Ref Positions
1
2
3
4
5
Illustration
On aimerait mettre en place une sorte d’agence d’intérim pour
Les associations «donner
un peu de travail aux salariés qui sortent de nos chantiers
d’insertion
d’insertion. »
« J’ai cherché des gens qui n’étaient pas inscrits dans l’autre
La concurrence association. On a commencé avec 35 adhérents mais beaucoup sont
venus de l’autre association. Ils savent que c’est moi, ils savent
entre
qu’on est un club qui aime bouger. Maintenant, on arrive à 100
associations
adhérents. »
Des marchés
« C’est la société qui a changé au cours de ces vingt dernières
avec de
années, maintenant le public est blasé. Il a tout, il est submergé de
nombreuses
nouvelles disciplines sportives. »
offres
« Il voulait que l’association soit irréprochable, qu’elle soit
la meilleure association possible. Le président voulait que
Esprit de
l’association soit numéro 1 dans l’accompagnement dans la création
compétition
d’entreprises. »
« La présidente du conseil général affirme qu’une partie de l’activité
La concurrence a été reprise par des entreprises, mais eux, ils ne vont pas dans les
avec les
coins isolés, comme nous on faisait. Et puis je ne suis pas sûr que
entreprises
leurs employés prennent le temps de discuter avec les personnes
marchandes
âgées. »
La concurrence entre associations n’était pas a priori dans les habitudes liées à la
loi 1901. Pourtant le secteur associatif français semble aujourd’hui à la veille d’un
changement, dont il est difficile de mesurer la portée (Valéau et Annette, 2010). La
raréfaction des ressources évoquée dans la partie précédente, et la multiplication de
l’offre (extrait 2), font que les associations se retrouvent en compétition. Certains
dirigeants y trouvent une forme d’émulation (extraits 3 et 4), mais la plupart
des associations craignent que les autres ne succombent à des comportements
opportunistes (extraits 4 et 5). Cette compétition explique, par exemple, en partie, le
conflit qui depuis plusieurs années oppose le Sidaction et le Téléthon.
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
L’associatif n’a plus, désormais, le monopole de l’économie sociale et solidaire, la
concurrence des entreprises devenant de plus en plus forte. Les deux exemples les
plus significatifs sont les crèches et les services à la personne. Dans les deux cas,
ces « marchés » passent actuellement d’une logique de subvention à une logique de
chiffre d’affaires. Les usagers reçoivent des aides, de la part de la CAF ou d’autres
organismes, grâce auxquelles ils peuvent payer les services dont ils ont besoin. Les
sommes allouées à ces services se sont déplacées de l’offre vers la demande pour
la rendre solvable. La logique de l’Etat semble être d’inciter les entreprises à venir
compléter l’offre du secteur associatif traditionnel en rendant ces marchés de plus
en plus lucratifs. Certains dirigeants dénoncent une forme de concurrence déloyale,
dans le cadre de laquelle, les entreprises privées réduisent la qualité humaine des
prestations ou évitent certains segments de la demande afin de limiter les coûts de
revient (extrait 5).
4. Discussion
Les « entrepreneurs sociaux » sont effectivement présents dans de nombreuses
organisations « hybrides » que l’on voit émerger au sein de l’économie sociale et
solidaire, comme par exemple dans le secteur de l’insertion par le travail. Mais ces
organisations, qui attirent tant l’attention des politiques, ne représentent qu’une partie
du mouvement associatif. Cette discussion examine, compte tenu des points de vue
exprimés par les dirigeants rencontrés dans le cadre de cette recherche, les conditions
d’un passage de l’entrepreneur social à un entrepreneur associatif compatible avec la
culture française issue de la loi 1901.
Tableau 5 : Analyse comparée des logiques de l’entrepreneuriat associatif et de
l’entrepreneuriat social
Efficacité
Ressources
Concurrence
Entrepreneuriat associatif
Entrepreneuriat social
Dilemmes et arbitrages
entre fins et moyens
Maximisation de la production
Subventions, dons et recettes
Recettes
Réponse à des demandes négligées
Minimisation des coûts
Les entrepreneurs associatifs se caractérisent par la prise en compte de multiples
valeurs et buts (Laville et Sainsaulieu, 1997 ; Valéau, 2003). Partant de là, il ne
s’agit plus d’optimiser une seule variable, comme par exemple la quantité de service
produit, à l’image de l’entrepreneur social, mais d’essayer de gérer simultanément
plusieurs registres de performances (tableau 5).
Lorsque ceux-ci se contredisent, comme ce peut être le cas lorsque les subventions
baissent et qu’il faut envisager un licenciement économique, l’innovation de
l’entrepreneur associatif consiste à rechercher toutes les marges de manœuvre
possibles, mais aussi à réaliser des arbitrages (Valéau, 2003). Certains acteurs préfèrent
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
en général parler de développement (tableau 2, extrait 8), plutôt que d’optimisation
des performances. Toutes les ressources ont leurs risques de dépendance et leurs
travers (Boncler et Valéau, 2010). Concernant les subventions proposées par les
pouvoirs publics, nous considérons qu’il s’agit d’une opportunité de financement
presque au même titre que les autres (figure 1). Les demandes de subventions sont
généralement ouvertes à toutes les associations. Les entrepreneurs doivent innover
et négocier pour les obtenir dans des conditions compatibles avec leurs valeurs.
Les pouvoirs publics, à l’image des autres parties prenantes, peuvent être envisagés
comme des partenaires avec lesquels les entrepreneurs associatifs peuvent négocier
(Gianfaldoni et Rostaing, 2010). Selon nous, l’indépendance n’est pas uniquement
fonction des ressources utilisées, mais elle est aussi et surtout liée à la vision des
entrepreneurs associatifs. Comme le montrent les extraits présentés dans la partie
précédente (tableaux 2, 3 et 4), même dans le cadre d’une activité subventionnée,
les entrepreneurs associatifs créent de nouvelles valeurs ajoutées. L’argent reçu est
transformé en bien ou service comportant une nouvelle valeur d’usage qui n’aurait
pas pu être développée de façon identique par les pouvoirs publics eux-mêmes.
Les hybridations proposées par l’entrepreneuriat social amènent à combiner profit et
finalité sociale (Johnson, 2000). Pour ces entreprises, il s’agit souvent de maintenir
un minimum de profit tout en respectant l’environnement écologique et social ainsi
que leurs salariés. Pour les entrepreneurs associatifs, le profit n’existe pas en tant que
fin, la finalité est d’emblée sociale (Defourny, 2010). Pour les associations, le respect
des valeurs devient souvent une fin en soi (tableaux 2, 3 et 4). La mise en concurrence
des associations avec les entreprises pour l’obtention des subventions, ou devraiton dire aujourd’hui, pour l’obtention de marchés publics (Valéau et Annette, 2010),
devrait, selon nous, se faire suivant de multiples critères afin de prendre en compte
les valeurs créées par les associations dans le cadre du processus de construction du
service (figure 1).
Selon Valéau et Annette (2010), Draperi (2010a, 2010b), Valéau, Cimper et Filion
(2004), « l’entrepreneuriat social » représente un réel risque dans la mesure où ce
mouvement vise, en forçant légèrement le trait, à transformer les organisations
associatives en entreprises. Les résultats de terrain confirment effectivement
des tensions possibles entre cette approche et les façons de faire habituellement
développées par les associations. Une partie des propositions de l’entrepreneuriat
social pourrait sans doute améliorer de façon utile la productivité. Par contre, si l’on
n’y prend pas garde, elles peuvent remettre en cause d’autres caractéristiques et plusvalues comme la lutte contre les exclusions, le renforcement des liens sociaux, la
construction communautaire, la démocratie participative ou le développement local.
L’adoption des propositions de l’entrepreneuriat social par les pouvoirs publics,
mais aussi par les autres financeurs, pourrait remettre en question la survie de petites
associations ayant jusque-là consacré une large part de leurs ressources à la création
de ces valeurs moins directement mesurables.
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Les acteurs du monde associatif face aux différentes propositions de l’entrepreneuriat social :
du scepticisme à une adoption conditionnelle - Patrick VALEAU et Jérôme BONCLER
Tableau 6 : Etude de cas : l’adaptation d’un jeune entrepreneur social à une association
de quartier
Ref
Etape
Illustration
« Je suis titulaire d’un BAC+5 en gestion des ressources humaines.
Une fois mon diplôme obtenu, le président m’a donc proposé de
prendre le poste de directeur. (…) Je me prédestinais à devenir
cadre d’entreprise dans le privé, si possible dans une grande
Etape Un entrepreneur boîte. J’ai accepté car je n’avais rien d’autre de concret. Je ne
social face à une voyais aucune perspective de carrière dans le secteur. J’avais
1
association
pour objectif, pour cette période, de stabiliser l’association sur
le plan financier, des RH et des activités. (…) Je considérais
l’association comme une entreprise à part entière proposant un
produit non- marchand.
Les premiers mois furent très difficiles moralement et
professionnellement pour moi. J’intégrais un secteur pour lequel
je n’avais aucune formation avec des termes et des logiques, au
début, incompréhensibles. A un moment je me suis dit tout haut
Etape Incompréhension et confu: « Mais qu’est-ce que tu fais là ! ». C’était quelques semaines
2
sion
après mon entrée dans l’association. J’étais à deux doigts de
tout lâcher. J’ai même annoncé au président que j’effectuais des
recherches d’emploi en parallèle.
Sincèrement, durant cette année, je me suis de plus en plus
approprié les valeurs associatives en général et celles de cette
association en particulier (…) Je n’avais aucune notion de
l’engagement associatif A mon arrivée, je n’avais pas intégré
l’importance de la mission du secteur associatif. Pour moi, c’était
un travail ingrat, peu reconnu. Deux ans plus tard, je suis un
fervent défenseur de la vie associative. La bureaucratie étatique et
Etape
les entreprises privées n’ont pas pour but d’intervenir socialement
Adaptation
3
dans un contexte de proximité. Les associations sont donc là pour
prendre le relais, nous sommes complémentaires et essentiels.
Mon objectif était d’accumuler un certain nombre d’expériences
professionnelles. Cette adhésion s’explique par les personnes qui
m’entouraient, par l’ambiance, par la réussite que j’obtenais, par
la reconnaissance de mes efforts… Je me suis depuis engagé pour
deux années supplémentaires. »
Les entrepreneurs associatifs sont connus et reconnus pour apporter à la société des
plus-values que les entrepreneurs des autres organisations et des autres secteurs
ne peuvent pas apporter. Les associations de quartier, contexte du cas (tableau 5),
constituent un des exemples les plus emblématiques de cette création de valeur. Audelà des activités concrètement mises en place, la priorité est donnée à la participation
des habitants. C’est là, sans doute, l’une des caractéristiques des innovations au
sein des associations, « faire d’une pierre, plusieurs coups », produire des services
tout en favorisant les liens sociaux entre les parties prenantes. Les « cadres de
références » (Watzlawick et al, 1975) et les schèmes de pensées (Piaget, 1971)
introduits par l’entrepreneuriat social ne permettent pas de percevoir et d’apprécier
ces performances et innovations. L’entrepreneuriat social, tel qu’il est introduit en
France, reprend souvent le terme d’ « utilité sociale », mais la réalisation efficace
de cette fin justifie-t-elle tous les moyens technico-économiques ? Nous n’écartons
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pas d’emblée l’entrepreneuriat social, mais appelons à son adaptation pour intégrer
également des « rationalités en valeurs ». Le cas présenté dans le tableau 5 illustre
cette possibilité d’adaptation de l’entrepreneuriat social au monde associatif : le
jeune diplômé percevait au départ l’association comme une entreprise de services
mal organisée (étape 1). Il ne comprenait pas la logique des gens qui l’entouraient
(étape 2), puis progressivement il s’est approprié leurs valeurs pour en devenir un
fervent défenseur (étape 3).
Conclusion
Le principal apport de cet article réside dans une réflexion sur l’entrepreneuriat social
directement ancrée dans les réalités le terrain (Glaser et Strauss, 1967), construite
au plus près de ce que pensent les dirigeants associatifs. Nos entretiens avec eux
portaient sur les contenus de l’entrepreneuriat social, mais sans employer ce terme
devenu souvent sujet à controverse. Nous avons ainsi souhaité nous écarter des
débats d’experts, des normes et des procès d’intention qui entourent depuis plusieurs
années les questions liées à ce sujet. La principale limite de cette recherche reste
liée à la méthodologie des entretiens : nous avons travaillé sur des pensées, des
comportements rapportés et des perceptions sélectives des pratiques mises en œuvre.
Il serait souhaitable que les futures recherches sur ce sujet puissent intégrer plus
directement les entrepreneurs associatifs. Le « business model associatif » développé
par Boncler et Valéau (2010), avec des entretiens ciblant les pratiques associatives sur
une base factuelle, tout en les complétant avec une analyse documentaire, pourrait
constituer un outil d’analyse possible. Comme le relevait Boutillier (2008), les
entrepreneurs sociaux ne sont pas complètement différents des autres entrepreneurs.
Ils construisent des organisations qui, comme les entreprises, peuvent croître et ont
un risque de faillite (Knight, 1921). Comme les autres entrepreneurs, ils innovent,
ils construisent de nouvelles opportunités (Fayolle, 2007 ; Filion, 1997 ; Shane et
Vankatamaran, 1997 ; Shumpeter, 1935 ; Verstraete, 2002). L’ « entrepreneuriat
social » apporte un éclairage intéressant en valorisant en ces termes la création
et le développement des associations. Mais cette approche apparaît parfois trop
pragmatique, trop centrée sur l’exécution technico-économique du projet. Elle
n’intègre pas assez la question des valeurs. Les entrepreneurs associatifs jouent sur
plusieurs registres de performances : ils n’optimisent pas la croissance à tout prix,
mais tentent de construire un ensemble cohérent, de trouver un équilibre entre des
résultats socialement utiles et des façons éthiques de les obtenir. L’entrepreneuriat
social peut et doit intégrer les différentes manières possibles de gérer et développer les
associations. De même que les militants associatifs peuvent se former à entreprendre
davantage, comme le recommande l’entrepreneuriat social, les entrepreneurs sociaux
peuvent apprendre à militer.
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