conferencia de la see - Universidad de Zaragoza

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CONFERENCIA DE LA SEE
El estilo etnografico y la educación social
por Patrick Boumard
Lors du premier congrès tenu à Zaragoza en 2001, j’ai présenté l’ethnographie comme
une démarche alternative aux modalités traditionnelles d’intervention dans le champ social,
par rapport aux recherches quantitatives et objectivantes, par rapport à l’écoute, par rapport à
l’action militante. En effet, la démarche ethnographique se présente comme un mode de
recherche qui s’appuie sur le travail de terrain, dans une perspective qualitative et avec
l’intention de faire bouger la situation.
Il s’agit en quelque sorte de trouver un point de cohérence qui produise du savoir et aussi du
changement. En termes techniques on parle de praxéologie.
Nous voudrions aujourd’hui dans cette conférence collective organisée par la Société
européenne d’ethnographie de l’éducation (SEE) préciser en quoi et comment l’ethnographie
aborde de manière originale le lien entre la pratique et la recherche.
Mais nous n’intervenons pas ici de façon abstraite ou extérieure à vos préoccupations et à vos
réflexions. La SEE est très intéressée par votre dynamique, et se sent également concernée par
votre questionnement. C’est pourquoi nous pensons illustrer et rendre plus visible le travail du
groupe de recherche piloté par Fernando Sabirón (te saludo Don Fernando), le GIA, qui
travaille avec vous depuis plusieurs années. Notre propos est de vous aider, si nous le
pouvons, à développer vos efforts dans le sens d’une plus grande efficacité dans les années à
venir. Nous parlons ici d’efficacité en termes professionnels concrets, c’est-à-dire concernant
les politiques sociales, les liens entre pratique et recherche pour les animateurs, ainsi que les
thèmes de ce congrès, à savoir formation, emploi et marché.
C’est pourquoi je ferai d’abord un exposé général sur le style ethnographique, puis nous
présenterons d’une part un élément de méthodologie (une forme spécifique de journal),
d’autre part un exemple de travail de terrain.
Il nous semble que la question est, dans ce contexte, de savoir comment la recherche
ethnographique peut apporter quelque chose de plus, de différent des autres discours
théoriques, à l’intervention sociale.
En effet, si le style ethnographique peut donner des éléments compréhension et d’efficacité
dans le travail social en général, il est particulièrement indiqué dans ce qui s’appelle en
espagnol l’éducation sociale, et qui se dit dans d’autres contextes nationaux (liés à des
1
éléments historiques et culturels), « formation permanente », « éducation populaire »,
« éducation non formelle », etc. Il y a là un vrai défi européen qui nous intéresse beaucoup.
La démarche ethnographique suppose la participation des acteurs (nous en reparlerons avec la
recherche-action), mais en plus sa modalité de production de connaissance (le « style
ethnographique ») consiste à accompagner les groupes en train de constituer leur réalité
interprétative du social. En ce sens, je pense que le style ethnographique est particulièrement
adapté à l’éducation sociale, dans la mesure où celle-ci suppose la reconnaissance et la prise
en compte de véritables cultures professionnelles ou sociales, qui obligent à prendre les gens
comme propriétaires de savoirs spécifiques, ce que nous appelons dans notre jargon
« indexicalité », autrement dit un savoir social spécifique avec lequel il s’agit de discuter, au
lieu d’imposer un « no sé que » savoir savant.
Nous savons tous qu’il y a une très vieille opposition, ou rivalité, entre la pratique et la
recherche, dans tous les pays. Nous pensons que l’ethnographie est une voie pour dépasser ce
dilemme. C’est un peu l’objet de cette conférence. Pour cette raison, je vais structurer mon
intervention en trois temps :
1. Partant de la recherche
2. Partant de la pratique
3. Ethnographie et recherche-action
1. Partant de la recherche
Ici, la spécificité du style ethnographique, c’est d’une part le Travail de terrain, d’autre part
l’approche qualitative : le discours d’une personne qui raconte son point de vue permet mieux
de comprendre la réalité sociale que des tableaux statistiques.
a. Négociation d’entrée sur le terrain
On arrive sur le terrain social dans une certaine position, dans une certaine situation.
On se présente aux gens, selon P.Woods1, « en habits du dimanche ».
Le premier contact est très important pour la suite, pour avoir ensuite accès aux
secrets, aux éléments qui structurent les stratégies et permettent de comprendre comment les
gens se représentent la réalité, comment ils définissent la situation. Il n’existe pas d’éducateur
social en général qui ferait de la formation ou de l’intervention en général à des gens en
général. A chaque fois c’est une réalité différente, et pour chaque personne également c’est
une réalité différente. Vous avez en face de vous des gens qui interprètent la situation à leur
manière, selon leur propre cas, leur propre histoire de vie, leurs propres représentations
personnelles, professionnelles, culturelles etc.
Cette idée que les acteurs sociaux sont « propriétaires » de leur réalité, et qu’ils sont les seuls
compétents pour la dire, vient surtout de l’ethnométhodologie, qui insiste sur le fait que nous
sommes tous des « sociologues profanes » ; tout le monde interprète toute la réalité tout le
temps. D’où la nécessité, pour le chercheur, de l’immersion dans le groupe, et du travail de
1
Woods P., Inside schools, 1984 ; trad. Esp. La escuela por dentro
2
longue durée. Prendre le temps de se familiariser avec les pratiques des gens, avec leur
langage, avec leur façon de penser, de manière à ne pas importer ses propres conceptions sur
une réalité vivante et toujours unique.
b. Observation participante
C’est un dispositif dans lequel le chercheur participe à la vie quotidienne du groupe
social étudié. C’est donc, au sens premier, une méthode de travail, avec pour but
l’accroissement des connaissances, une méthode plus efficace que la lecture des livres ou que
les questionnaires.
L’ OP est généralement attribuée à Malinowski2 (1922) qui s’était installé dans un village des
îles Trobriand (dans le Pacifique) pour observer les indigènes.
Cette démarche a été développée ensuite par l’Ecole de Chicago, dans le cadre de la
sociologie urbaine. L’argument est qu’il faut « prendre la place de l’acteur » (H.Blumer)3
pour comprendre la réalité. Il y a là un changement important, qui signale qu’il ne faut pas
seulement s’approcher des gens, mais qu’il s’agit d’un nécessaire renversement du point de
vue. Il faut faire ce que j’appelle le détour ethnographique4, quitter sa place de chercheur et
passer de l’autre coté de la scène sociale.
On marque classiquement quatre caractéristiques de l’enquête (issues de l’anthropologie et de
la psychosociologie) par Observation participante :
* S’insérer dans le groupe. Prendre part à la vie du groupe. C’est la dimension
participative de la recherche.
* La neutralité comme mythe. L’implication est un état de fait : la réalité sociale n’est
pas un monde d’objets, mais de sujets vivants, dont le chercheur fait partie, avec ses
propres problèmes, et avec sa propre définition de la situation.
* La compréhension du phénomène social est liée à l’engagement personnel, pas
forcément au sens d’une volonté militante (même si cette dimension peut exister
également, et particulièrement dans le cas de l’éducation sociale), mais surtout au sens
de prendre part à la réalité, la construire avec les acteurs du terrain.
* Observation et élaboration de la recherche sont liées. Il n’y a pas une phase de
l’observation, qui serait un préalable à une deuxième phase qui serait celle de la
réflexion, puis de la théorisation, puis de l’écriture. La construction du sens et
l’interprétation sont contemporaines, évolutives. L’ethnographie remplace la vision
classique qui consiste à poser d’abord le recueil des données, et ensuite la réflexion
théorique, par une mise en valeur de la notion de description.
Il faut signaler que la conception de l’OP a évolué, avec les années, mais aussi avec le
changement de terrain : passage de l’ethnographie exotique à l’ethnographie urbaine, puis à
2
Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental
Blumer H, Symbolic interactionnism, 1969
4
Boumard P., L’école, les jeunes, la déviance, PUF, 2000
3
3
une ethnographie plus anthropologique qui s’intéresse à tous les phénomènes culturels, en
particulier la construction interactive de la réalité sociale par les différents acteurs ou groupes
sociaux.
L’influence du courant français d’analyse institutionnelle a entraîné une centration sur le
concept d’implication, qui fait que pour nous l’OP consiste aujourd’hui non pas à se tenir à
mi-distance entre observation et participation, comme on le voit parfois selon la version
traditionnelle, mais plutôt à faire des allers et retours, dans un mouvement d’immersion et de
distanciation, qui nous amène à parler d’une extériorité méthodologique5. L’observation
participante fait donc partie d’une dialectique entre théorie et action.
Car il existe un danger à épouser totalement le point de vue des acteurs (“going native”).
On décrirait alors le monde social dans le langage profane, sans le travail d’interprétation
nécessaire à la production de connaissance.
On distingue classiquement plusieurs degrés de participation6 : l’observation participante
périphérique (OPP), l’observation participante active (OPA), et l’observation participante
(OPC). Mais il n’y a pas uniquement des différences de degrés.
Il existe aussi des différences de situation, qui produiront des différences d’attitudes : on parle
d’ observation participante externe et d’ observation participante interne. C’est le cas des
acteurs sociaux qui décident de faire l’analyse de leur lieu de travail (souvent les maîtres dans
leur classe ou leur école) ou de leur lieu de vie (analyse de son quartier, voire de sa famille).
On peut aussi évoquer les travailleurs sociaux qui s’inscrivent à l’université, travaillent sur
leur pratique, et deviennent ainsi des chercheurs spécialistes de leur propre terrain.
On peut alors faire la différence également entre une observation participante découverte, ce
qui est le plus souvent le cas dans l’ observation participante externe, et une observation
participante cachée, souvent rendue nécessaire en cas de travail à l’interne. Peter Woods a
décrit le premier cette distinction avec la formule : « overt observer », opposé à « covert
observer » (recherche à visage découvert, versus recherche masquée ou clandestine).
c. Le rapport micro-macro
Cette distinction est introduite par l’auteur américain E.Goffman, qui nous permet de parler de
micro-sociologie7 dans notre conception ethnographique des phénomènes sociaux. Il s’agit de
ne pas aborder les objets centraux de la sociologie, l’organisation sociale et la structure
sociale, mais de s’intéresser et d’explorer la structure de l’expérience individuelle de la vie
sociale. Goffman, qui aime bien les formules frappantes, dit qu’il ne veut pas « lutter contre
l’aliénation et éveiller les gens », comme font les penseurs officiels du savoir et des media. Ce
qui intéresse Goffman par rapport aux gens ordinaires, c’est : « ne pas leur chanter une
berceuse, mais seulement entrer sur la pointe des pieds et observer comment ils ronflent »8.
C’est ici qu’intervient également une notion qui est pour nous très importante, et qui plaît
beaucoup à Don Fernando : la Multiréférentialité, analysée et développée en France surtout
par J.Ardoino. La multiréférentialité signifie qu’il y a plusieurs légitimités pour comprendre
un objet ou une situation, et qu’on ne peut pas s’enfermer dans une seule approche (la
psychologie individuelle, ou le social en général par exemple), mais qu’il faut, comme le dit
J.Ardoino, « être polyglotte » devant la réalité.
5
Boumard P., Les savants de l’intérieur, A.Colin, 1989
Adler & Adler, Membership roles in field Research, 1987
7
Lapassade G., Les microsociologies, 1996
8
Goffman E., Les cadres de l’expérience
6
4
2. Partant de la pratique
a. définition de la situation
Une situation n’est jamais neutre. Elle n’est jamais homogène, elle n’est jamais unique.
Chacun lit et comprend la situation selon son histoire, sa conception, ses intérêts. Une
situation de formation par exemple ne peut se comprendre en termes de didactique, c’est-àdire de technique de transmission des savoirs, mais en termes de points de vue. Les points de
vue différents, contradictoires, dans leurs interactions même construisent ensemble la réalité
de la situation de formation ou d’intervention.
Il y a là, selon moi, un point de divergence important avec les approches psychologiques ou
même psychanalytiques. C’est que, contrairement à la conception des « psy », l’écoute ne
suffit pas. Ce point a nourri un positionnement très important dans la naissance de l’Analyse
institutionnelle, qui a montré que l’écoute cache souvent le pouvoir du psy et empêche
l’émergence des phénomènes sociaux décisifs que sont les analyseurs.
La question fondamentale est celle de faire émerger les paroles, y compris et surtout quand
elles sont inhibées pour des raisons culturelles, ce qui est très souvent le cas dans le cadre du
travail social. Il existe évidemment des méthodes pour cela, et nous vous en présenterons dans
la suite de cette conférence.
Mais le plus important est la question de l’attitude. Attitude du chercheur, du formateur, de
l’intervenant, des animateurs, le problème est le même : ce qui est essentiel, qui fait le
clivage, c’est la reconnaissance des points de vue.
Les acteurs sociaux, tous les acteurs sociaux, donnent leur point de vue sur la réalité, ce qui
leur permet de s’orienter dans la réalité, chacun dans son domaine particulier. Tous les gens,
quels que soient leur âge et leur culture, sont de descripteurs permanents du monde, cohérents,
globaux, non-négociables. Chacun se débrouille dans la réalité grâce à des comportements qui
fonctionnent selon des logiques à toutes fins pratiques, des solutions adaptées à des situations
particulières, et qu’on appelle des ethnométhodes.
Cette reconnaissance des points de vue comme fondateurs interactifs de la réalité amène à
parler de « vérités locales »9, des formes de logiques qui sont vraies en tant qu’elles sont
efficaces et seulement dans ce sens. Cette notion de vérité locale ouvra à un monde où tous
les acteurs sont reconnus de façon équivalente, et où les discours profanes ne sont pas réduits
à néant par le discours savant. C’est donc le contraire de la pédagogie , le contraire de
l’enseignement.
C’est pour cette raison que le style ethnographique nous semble convenir particulièrement
bien aux situations de travail avec des adultes. En effet, chez les adultes, les points de vue
sont constitués, par la vie ou la profession, et donc ne fonctionnent pas de manière
métaphorique ou méthodologique, mais bien comme éléments de réalité incontestables. Il faut
tous les efforts de la pédagogie infantilisante et les certitudes des savants objectivistes, pour
dévaluer, oublier voire nier la spécificité et la cohérence du point de vue des acteurs. Certes,
la formation permanente, à travers l’individualisation de la formation ou les parcours
spécifiques, ou la validation des acquis de l’expérience, a reconnu plus ou moins la spécificité
9
Lecerf Y., Les dictatures d’intelligentsia, 1987
5
des personnes. Mais jamais on ne va jusqu’à la véritable rupture culturelle que suppose le
détour ethnographique..
b. journal
Le journal est un instrument méthodologique essentiel dans le style ethnographique. C’est
peut-être même l’élément le plus visible. Son intérêt est multiple. En effet, il permet une
écriture au jour le jour, accompagnant de près les observations, et livrant en direct les
impressions personnelles. Il est en contact avec le terrain et, en tant que texte brut, il
fonctionne comme relais entre le travail de terrain et le moment réflexif. Nous l’utilisons
beaucoup car nous nous sommes aperçus qu’il est un outil très efficace permettant aux acteurs
et praticiens de dédramatiser l’écrit, et de lancer la réflexion à partir de son propre texte qui
fonctionne alors comme un matériel spécifique et unique.
Il en existe plusieurs variétés : journal de bord, journal de recherche10, diverses formules de
journal institutionnel, etc. En Espagne, M.A.Zabalza11 est internationalement connu pour ses
travaux sur le journal de l’élève-maître comme outil de formation professionnelle.
Driss Alaoui, Responsable à l’international pour la SEE, vous présentera ensuite une nouvelle
pratique de journal qu’il a inventée et mise en œuvre dans son travail avec ses étudiants. Je
n’insisterai donc pas sur ce point.
c. praxis
La notion de praxis est introduite dans le courant interactionniste par les chercheurs
américains Carr et Kemmis12, en 1983. Elle se réfère directement à Habermas13, et signifie
une action qui est informée par une théorie pratique et qui en retour informe et transforme
cette théorie dans une relation dialectique.
Elle nous intéresse particulièrement, dans notre conception des relations entre praticiens et
chercheurs en partant des praticiens. Elle met en effet en évidence la notion de stratégie,
essentielle pour comprendre comment se construit la réalité sociale intersubjective. La
praxis est une action associée à une stratégie, en réponse à un problème posé concrètement, en
situation et dont l’auteur est impliqué. Elle n’est pas un simple acte, selon l’argument qu’on
rencontre souvent chez les praticiens qui se méfient des chercheurs comme des bavards en
face de ceux qui agissent. En posant la praxis, la connaissance est alors en relation dialectique
avec la pratique. Elle est un processus collectif de construction spécifique à un groupe de
praticiens. Elle est l’expression spécifique des praticiens dans leur dimension réflexive. Pas
seulement au sens où ils possèdent un savoir propre, inaccessible de l’extérieur, et que
j’appelle « les secrets indexicaux »14, mais surtout parce qu’ils ont une attitude spécifique par
rapport à la théorie. Ils sont en situation de théorisation de leur propre pratique, ce qui est
impossible au chercheur externe.
10
Lourau R., Le journal de recherche, 1988
Zabalza M.A., « El diario del profesor como instrumento de desarrollo profesional », in Actas del Congreso
sobre « Pensamientos de los profesores y toma de decisiones », Universidad de Sevilla, 1986
12
Carr et Kemmis, Becoming critical, 1983
13
Habermas J., Théorie de l’agir communicationnel, 1981
14
Boumard P., Les savants de l’intérieur, op. cit.
11
6
On est donc amené à penser de manière nouvelle la question des liens entre pratique et
recherche. Il est nécessaire de rompre avec les conceptions positivistes de la rationalité, de
l’objectivité et de la vérité, et d’employer les catégories interprétatives des gens. Cela ne
signifie pas que le discours profane soit le discours vrai. Les choses se posent en termes
différents. Il convient en effet de distinguer les pures interprétations idéologiques (liées à la
TV, à la propagande, à l’opinion publique en général etc.) et celles qui sont issues de la
pratique sociale.
Le travail d’analyse est un travail de distinction, qui permet par exemple d’identifier ce qui
bloque le changement, et de proposer alors des interprétations des situations qui permettent
aux acteurs de devenir possesseurs de leurs nouvelles interprétations réflexives. C’est ce
processus qui donne accès à la critique, et non pas un savoir acquis dans les livres ou dans un
discours magistral.
Nous en concluons que puisque la connaissance est pratique, la question de la vérité doit être
confrontée à la pratique sociale.
3. Ethnographie et Recherche-action
a. La demande sociale
Historiquement, la Recherche-action est une pratique sociale mixte, à l’intersection du
champ scientifique, du champ de la formation, du champ éducatif. Sa grande spécificité est
qu’elle vise explicitement le changement. C’est pourquoi on parle facilement à son sujet de
praxéologie (notons que Garfinkel, le fondateur de l’ethnométhodologie, avait pensé d’abord
nommer son courant de recherche « néo-praxéologie », insistant donc sur la double dimension
de changement et de praxis).
Une autre dimension remarquable est que souvent, la Recherche-action s’appuie sur une
demande sociale avec des acteurs fortement engagés, et la dimension de recherche n’arrive
qu’ensuite, avec une suite logique : action, réflexion, connaissance, ce qui la différencie de
l’ethnographie interactionniste telle que nous venons de la présenter.
Bien sûr, les deux se rapprochent dans leur critique de la pensée positiviste, et dans la
reconnaissance du rôle des acteurs non seulement dans le changement social, mais aussi dans
la production de connaissances.
La critique également de la neutralité prétendue du chercheur entraîne souvent qu’on assimile
ethnographie à recherche-action, comme des modalités de recherches engagées.
Toutefois on ne peut pas considérer, selon Lapassade15, que l’observation participante fasse
historiquement partie de la recherche-action, qu’il considère plutôt comme une
psychosociologie d’intervention.
Cette différence très importante concernant la question de la modalité de la présence du
chercheur doit être examinée de près, car elle traverse le débat entre tous les courants des
sciences anthropo-sociales du XXème siècle. Comprendre ou produire du changement, c’est
toujours la question qui taraude l’acteur du terrain social. Et on peut distinguer des évolutions
à l’intérieur des différents courants, comme l’a montré Lapassade16. De même qu’on peut
parler d’une nouvelle ethnographie qui ne se résume pas à l’observation et à la fascination du
15
16
Lapassade G., « L’observation participante », in Revue européenne d’ethnographie de l’éducation, n° 1, 2001.
Lapassade G., L’ethnosociologie, 1991
7
terrain, de même on a vu apparaître une nouvelle recherche-action, articulant la production de
connaissances sur l’analyse des pratiques, et pas seulement liée à la volonté de changement
posée par les praticiens.
b. La tension entre implication et neutralité
Dans le travail de terrain au sens classique, tel qu’élaboré par Junker17 en 1960 (fieldwork), la
production de connaissances était liée à l’intentionnalité de changement. Puis une évolution
complexe a eu lieu, qui ne concerne pas seulement l’ethnographie et la recherche-action, mais
aussi l’ethnométhodologie et l’analyse institutionnelle, avec des mouvements et des
polémiques tournant autour de la question de l’intervention, et surtout de son sens : intervenir,
mais pourquoi, et pour quoi ?
Lapassade affirme que l’évolution récente va vers un rapprochement, dans la pratique des
sciences sociales. Ainsi, dans la nouvelle recherche-action, ce sont les praticiens qui
deviennent chercheurs, dans le sens de l’analyse interne18 dont je parlais ci-dessus. C’est
particulièrement explicite dans les travaux de Lawrence Stenhouse19.
Il y aurait donc une dimension pragmatique dans ce débat, ce qui permet d’ailleurs d’intégrer
de façon plus globale et entière le style ethnographique dans le questionnement du colloque
concernant les liens entre pratique et recherche.
Lapassade pousse la comparaison en énumérant les techniques de travail (techniques
d’enquête) ethnographiques, qui éclairent la démarche de recherche-action :
* Conversation courante (demande d’explications)
* Entretien ethnographique : les rôles sont définis
* Elaboration de récits de vie
* Connaissance d’événements pas directement observables (comment ils ont été
perçus)
* Recueil de descriptions par catégories de situations ou de personnes
* Utilisation de documents, officiels ou personnels (journaux)
Souvent, y compris dans l’histoire de l’analyse institutionnelle, il y a tension entre implication
et objectivité, à travers la question de la relation ou non entre le sujet et l’objet de
connaissance.
La critique de la neutralité entraîne parfois une confusion entre production de connaissance et
aide au changement, voire engagement dans l’action (sociale, syndicale ou politique) d’où de
fortes critiques du côté des chercheurs organisés dans la Cité savante. Cette distinction est
bien connue, elle traverse les sciences humaines et sociales depuis le début du XXème siècle.
Mais elle débouche aussi sur une autre distinction, celle entre d’un côté le praticien qui agit
mais ne sait pas (l’action contre le savoir), et aussi qui ne possède que sa réalité minuscule
(c’est ce que l’ethnométhodologie appelle l’indexicalité) et donc ne peut penser que
localement (c’est la réflexivité), et de l’autre côté le chercheur qui produit du savoir, mais
sans s’appuyer sur une réalité. Le chercheur construit son objet scientifique, mais on pourrait
17
Junker B., Fieldwork, an introduction to social sciences, 1960
Boumard P., “L’analyse interne”, in Hess R. & Savoye A., Perspectives de l’analyse institutionnelle, 1989
19
Stenhouse L., An introduction to curriculum research, 1978
18
8
dire qu’il s’agit d’un objet sans sujet. En effet le chercheur n’a pas accès aux secrets
indexicaux qui sont la substance même de la connaissance sociale.
Puisque l’épistémologie moderne a montré que le sujet transforme l’objet de par sa situation
même, de par son existence en situation (son être-là), alors en voulant accompagner les
acteurs on risque de perdre les repères de la connaissance et de se noyer dans la dimension
idéologique du discours profane. C’est ce que Garfinkel20 lui-même signalait, en montrant que
le chercheur doit à la fois essayer de devenir membre du groupe social (adquiring
membership), mais sans se laisser prendre au piège, comme l’a fait par exemple son plus
célèbre élève, Carlos Castañeda21, pris dans le monde de Don Juan, le sorcier Yaquí.
c. Une conception interactive de la réalité en train de se construire
On se trouve donc en apparence devant une situation bloquée, avec des expressions multiples
et des variations, dont la principale est sans doute celle qui traverse votre colloque, à savoir la
question du rapport entre chercheurs et praticiens, débouchant sur le conflit recherche
fondamentale ou recherche-action.
Et on va trouver alors des couples de notions qui s’affrontent et se disputent comme dans une
famille. Dans le cadre de l’éducation social, ces couples sont les suivants : praticiens contre
chercheurs, volontariat contre professionnalisation, privé contre public, etc. D’où se pose la
question de la validité et du rôle de la formation dans l’action sociale, à quoi mon ami Pierre
Besnard avait répondu ici même lors du 1er Congrès en 2001 par une jolie formule : « se
former en faisant » (formarse haciendo).
Et c’est ici que votre colloque nous intéresse particulièrement, nous la Société européenne
d’ethnographie de l’éducation. Nous ne sommes pas ici par hasard, mais parce que, comme l’a
dit Fernando Sabirón, vos préoccupations croisent les nôtres.
En effet, l’ethnographie interactionniste, qui est notre référence théorique majeure, travaille à
résoudre cette contradiction, dans la mesure où sa conception de la réalité est interactive. La
réalité se construit dans les interactions, dans les définitions de la situation opposées, dans la
confrontation des points de vue, dans l’intersubjectivité etc.
Selon nous, le chercheur doit employer la méthode de l’observation participante. Mais il ne
s’agit pas de n’importe quelle observation (comme si le simple fait de voir quelque chose
produisait du sens). Le réel ne fait jamais preuve, il ne produit au mieux que de l’illusion, au
pire de la barbarie.
Si on revient à la notion de praxis, on voit bien que l’observation du réel ne suffit pas : il faut
de l’analyse, de la description, de l’interprétation. Le style ethnographique sera exposé dans la
dernière partie de cette conférence par Rose-Marie Bouvet, à partir d’un travail réalisé dans
une ville en Bretagne. Vous y verrez que le style ethnographique suppose étude du contexte,
avec une attitude consistant à accompagner et soutenir les acteurs, en s’appuyant sur la mise
en place de dispositifs.
20
21
Garfinkel H., Studies in ethnomethodology, 1967
Castañeda C., L’herbe du diable et la petite fumée, 1972 (voir toute la série)
9
On pourrait parler d’une observation accompagnante, ou encore, selon une formule de
G.Lapassade, une observation « fiancée »22 avec le mouvement social. Le chercheur est dans
une relation de séduction réciproque avec les acteurs de terrain. C’est une espèce de danse,
comme la corrida, mais il n’y a pas de faena de muerte !
Globalement, le style ethnographique s’appuie sur une approche phénoménologique. C’est le
sujet qui produit le sens du monde. Mais cette phénoménologie n’est pas métaphysique,
abstraite. On parlerait plutôt de phénoménologie sociale, selon les termes du sociologue
Schutz23. Il ne s’agit donc pas d’un style irrationnel ou fondé seulement sur l’intuition.
Comme le souligne Schutz, notre connaissance du monde, qu’elle soit celle du sens commun
ou de la pensée scientifique, suppose et entraîne production d’abstractions, de formalisation.
Tous les faits sont construits par le sens commun en fonction de nécessités pratiques. Nous
construisons donc, en situation réelle, les faits sociaux eux-mêmes. Nous construisons
ensemble la réalité. Et cela sous la forme d’interprétations, qui consistent en la mise en œuvre
de procédures, sous forme de typification.
La prise en compte des représentations, comme écart à la connaissance de la vérité ( c’est la
démarche didactique), est donc très insuffisante pour décrire les réalités sociales. Il faut
penser en termes de conflit des représentations (comme interprétations). La complexité de la
réalité est le produit des interactions entre les différentes définitions de la situation.
Conclusion
Si on voulait, pour terminer, essayer de définir le style ethnographique, on pourrait dire, pour
reprendre une formule du Président d’honneur de la SEE, Georges Lapassade, qu’il présente
une complémentarité entre le regard ethnographique et les dispositifs d’intervention. Georges
Lapassade parle en ce sens d’ethnoclinique, avec une dimension d’intentionnalité qui
rapprocherait alors le style ethnographique d’une certaine recherche-action.
Il est donc clair, à la fin de cet exposé introductif, que le style ethnographique est beaucoup
plus qu’un simple style, au sens d’une manière de se comporter. Il s’agit pour nous d’une
attitude générale devant la réalité des acteurs sociaux, une conception globale du monde et de
notre place dans sa construction. C’est ce que nous appelons une posture.
Dernier point. Comme je j’ai déjà dit, cette posture ethnographique est particulièrement
adaptée à l’éducation sociale dans la mesure où, contrairement au cas de l’école, le fait que les
22
Lapassade G., « La fiancée du mouvement », in Boumard P., Hess R., Lapassade G., L’université en transe,
1987
23
Schutz A., Le chercheur et le quotidien, 1971
10
adultes ont une conception du monde structurée, qu’ils ont construite et qu’ils défendent dans
toutes les situations de la vie, est pour tous une évidence.
11
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