L’anthropologie Pour Comprendre Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud L’objectif de cette collection Pour Comprendre est de présenter en un nombre restreint de pages (176 à 192 pages) une question contemporaine qui relève des différents domaines de la vie sociale. L’idée étant de donner une synthèse du sujet tout en offrant au lecteur les moyens d’aller plus loin, notamment par une bibliographie sélectionnée. Cette collection est dirigée par un comité éditorial composé de professeurs d’université de différentes disciplines. Ils ont pour tâche de choisir les thèmes qui feront l’objet de ces publications et de solliciter les spécialistes susceptibles, dans un langage simple et clair, de faire des synthèses. Le comité éditorial est composé de : Maguy Albet, Jean-Paul Chagnollaud, Dominique Château, Jacques Fontanel, Gérard Marcou, Pierre Muller, Bruno Péquignot, Denis Rolland. Dernières parutions Georges M. CHEVALLIER, Systèmes de Santé. Clés et comparaisons internationales, nouvelle édition, 2011. Charles KORNREICH, Une histoire des plaisirs humains, 2011. Jean-Jacques TUR, Les nouveaux défis démographiques, 7 milliards d’hommes… déjà !, 2011. Iraj NIKSERESHT, Kant et la possibilité des jugements synthétiques a priori, 2011. Adriana NEACŞU, Histoire de la philosophie ancienne et médiévale, 2011. Marcienne MARTIN, De la démocratie à travers langue et univers médiatique, 2011. Patricia TARDIF-PERROUX, La France : son territoire, une ambition. Mutations, situation, défis, 2011. Dominique GÉLY, Le parrainage des élus pour l’élection présidentielle, 2011. Marie-Hélène PORRI, Le suicide il faut en parler, 2010. Michel PARAHY, L'inconscient de Descartes à Freud : redécouverte d'un parcours, 2010. Jean-François DUVERNOY, La fabrique politique Machiavel, 2010. Gérard LAROSE, La stratégie de la vie associative, 2010. Bernardin MINKO MVÉ L’anthropologie L’HARMATTAN Du même auteur • La société gabonaise entre tradition et postmodernité : hétéroculture et dysculturation, ANT, Lille, 2002. • Gabon entre tradition et post-modernité (Dynamique des structures d’accueil Fang-Ntumu), Paris, L’Harmattan, 2003. • Tourisme au Gabon (dir), Paris, L’Harmattan, 2006. • Mondialisation et sociétés orales secondaires gabonaises (coauteur), Paris, L’Harmattan, 2007 • Varia anthropologica gabonensis 2004 (dir), Paris, Le Manuscrit, 2007. • Savoirs et dynamiques sociales au Gabon (dir), Libreville, EDILA, 2007. • Gabonies de notre temps, Paris, Publibook, 2008. A paraître • Gabon : la postmodernité en question, Paris, Publibook, 2012. • La richesse de la misère, Paris, ILV Edition, 2012 • Recueil des contes Fang du Gabon, Paris, L’Harmattan, 2012 © L'HARMATTAN, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-96211-8 EAN : 9782296962118 A Damien Minko Mvé, Cyril Minko Mvé et Florence Minko Mvé (Née Thiers) A Madeleine Avomo Ovono, Martin Assoumou Mvé, Rachel Mekui Mvé, Tatiana Mengue Mvé, Reine L. Ntsame Mvé, Chimène Nze Nkoghe A tous mes Collègues et Etudiants Au Pr Jean-Emile Mbot A Feu Jean Poirier INTRODUCTION 1. Ce qu’est l’anthropologie Il est d’usage d’opposer deux approches principales, l’anthropologie physique et l’ethnologie, l’une préoccupée de l’homme dans ses caractères physiques, l’autre de l’homme en société. Mais l’ambition de l’anthropologie, prise au sens le plus large, serait de rassembler dans une perspective globalisante toutes les disciplines étudiant l’homme. En attendant une telle réunification, on ne peut confondre, malgré leurs zones de recouvrement, cette anthropologie avec son actuel épicentre, l’anthropologie sociale. On a souvent réduit l’anthropologie sociale à l’étude des sociétés dites primitives. Cette orientation a grandi au point de s’étendre à l’ensemble des sociétés traditionnelles, qu’elles appartiennent au Tiers Monde ou au monde industriel ; et l’étude de la vie contemporaine dans la ville ou dans l’entreprise constitue l’un de ses nouveaux axes de recherche. De ce point de vue, elle ne se distingue guère de sciences de la société telles que la sociologie ; certains veulent même la confondre avec elles en raison de l’identité de leur objet. Or, ce qui fonde la spécificité de l’anthropologie, c’est une façon particulière d’appréhender une même réalité. Son approche « holiste »1, qui cherche à saisir la totalité d’une société, est donc par définition monographique ; elle contraint l’anthropologue à une analyse qualitative et exhaustive d’unités sociales nécessairement restreintes – 1 Rappelons que holisme s’oppose à l’individualisme, c’est une interprétation de nature globalisante. 7 village, tribu ou quartier –, accessibles au regard d’un seul et même observateur. Ce serait donc sa méthode qui la distinguerait de sa voisine, la sociologie. L’une procéderait plutôt par questionnaires et statistiques ; dans l’autre, l’observateur, « immergé » dans la société qu’il étudie, travaillerait sur son propre vécu. Toutefois, l’une et l’autre s’empruntent de plus en plus souvent leurs méthodes. Le paradoxe de la démarche anthropologique réside donc, comme le souligne Claude Lévi-Strauss2, dans le fait que l’on y « cherche à faire de la subjectivité la plus intime un moyen de démonstration objective ». L’expérience anthropologique est unique, en ce qu’elle oblige l’observateur à mettre en question ses propres catégories, à s’ouvrir au raisonnement des autres, à les analyser et à les restituer à la compréhension de sa propre société. Par son approche monographique et par cette remise en question, à quoi elle tend et à laquelle elle contraint le spécialiste, l’anthropologie a élaboré de nouveaux concepts, qui ont défini ses divers domaines : religieux, politique, juridique, économique, etc. Mais la critique de l’ethnocentrisme dont sont marquées ces catégories issues de la culture occidentale a conduit à les élargir, à les remodeler. Parfois, il a été nécessaire de fonder de nouveaux domaines tels que l’anthropologie de la parenté, qui a constitué longtemps l’un des champs privilégiés de la discipline. 2 Père du structuralisme, né en 1908, il doit sa notoriété grâce à son œuvre sur la parenté, mais aussi de ses séductions de l’Amazonie qui l’ont conduit à écrire Tristes tropiques, récit philosophique d’un voyage parmi les Indiens de l’Amazonie brésilienne. Tristes tropiques brosse le tableau de la vie rude, innocente et nue des derniers nomades Nambikwara. 8 Il est douteux, toutefois, que l’on puisse définir une science uniquement par sa méthode ; c’est le cas tout particulièrement de l’anthropologie, dans un moment où la sienne est exportée dans d’autres disciplines et où, donc, expulsée du lieu même où certains veulent fonder sa spécificité, elle risquerait d’être vouée à sa propre dissolution, ne pouvant prétendre par ailleurs à l’exclusivité de son objet empirique. Ce statut équivoque jette le trouble dans l’esprit de qui ne considère pas que, au-delà de l’objet empirique, se situe un objet intellectuel ; que, au-delà de la méthode, s’affirme une volonté de découvrir – par la comparaison et la synthèse des normes, des discours et des pratiques – d’autres niveaux de réalité, la logique de leurs interrelations et de leurs transformations, à partir desquels l’homme peut modifier son rapport à lui-même et – qui sait ? – élargir le champ de sa liberté. La méthode et l’histoire de l’anthropologie se confondent quant à leur rapport à l’objectivité. Ses objets, ses concepts et ses théories ne sont pas nés d’un seul mouvement. L’anthropologie a dû sans cesse les critiquer, les remanier face à sa propre histoire et à l’histoire, au sein d’une communauté scientifique internationale qui ne suivait pas nécessairement un chemin unilinéaire. Les débats qui se sont déroulés entre les chercheurs des deux côtés de l’Atlantique ou de la Manche furent nombreux, mais ils ont fait apparaître des idées nouvelles, qui, au fil du temps, ont conduit l’homme à se considérer lui-même, en tous lieux, en tout temps, comme l’objet de sa propre étude. La recherche de l’objectivité n’est pas une affaire de méthode, c’est aussi l’histoire même de l’anthropologie, de ce mouvement qui a fait passer l’ethnologue de la reconnaissance des autres au refus de soi, et qui lui permet maintenant d’étudier le monde le plus proche comme les mondes lointains. C’est une parabole précisément géométrique, définie comme « le 9 lieu des points équidistants d’une droite et d’un point fixes » ; selon laquelle les enseignements du discours sur les autres conduisent au discours sur soi, dans une disposition où le discours qu’on tient sur soi se situe dans une différence et à une distance égale à celles où se déploie le discours qu’on tient sur les autres. Montrer comment un tel discours sur soi a progressivement abandonné droite et point fixes pour se placer sur la courbe avec les « autres », c’est expliquer toute la construction de l’anthropologie jusqu’à nos jours. Pour mieux saisir la nature de l’anthropologie, il est utile de faire allusion aux enjeux intellectuels et les conditions historiques qui ont motivé son développement. D’une manière générale, on peut reconnaître une triple origine, dans l’histoire de la pensée, à la connaissance d’un champ relevant spécifiquement de l’anthropologie. 2. Le regard sur les sauvages Au commencement était le regard sur les « sauvages ». Cette période coïncide avec le Moyen Age et la Renaissance. Les voyages des chercheurs3 chez les Scythes, les Perses, les Egyptiens etc. légitiment en quelque sorte les observations et réflexions sur les mœurs exotiques. On en a pour preuve la description, dans le détail, des pratiques chamaniques chez les Scythes ou les ritualisations des combats féminins lybiques (en Afrique du Nord). Durant donc tout le Moyen Age, il y a eu un fort intérêt pour l’existence des peuples monstrueux (homme à tête de chien, homme-loups, cannibales, entre autres). 3 Par exemple, Hérodote chez les « barbares », c’est-à-dire les nonGrecs. 10 Certains chercheurs à l’image de Saint-Augustin (354430) pensaient même par exemple qu’il existerait en Ethiopie des « hommes et des femmes sans tête mais de gros yeux fixés sur la poitrine. A la Renaissance, la découverte des Amériques sera l’occasion d’une réflexion nouvelle sur la nature de l’homme. Les récits de voyageurs et des missionnaires au XVème siècle4 allaient faire l’objet des publications, de grande importance et de large diffusion, tout à fait originales. A la suite de ces chroniques, récits et descriptions, une problématique de fond s’est posée : Qui étaient ces sauvages rencontrés aux Amériques ? Fallait-il leur accorder le statut d’humains ? Les réponses ne se sont pas fait attendre : sans aucune hésitation, c’étaient des humains qui méritaient la même considération que les Européens5. 3. L’anthropologie philosophique Au cours du XVIIIème siècle, il y a une émergence de la philosophie sociale. Réfléchissant sur le rapport entre la nature de l’homme et l’organisation politique, la philosophie sociale allait être l’expression imminente de l’humanité. Après avoir largement lu les récits de voyage et même provoqué des missions d’exploration, les Encyclopédistes introduisent sur la scène de la pensée les « sauvages » que seul Montaigne avait jusqu’alors pris en compte. C’est la connaissance des Hottentots, des Indiens du Canada, des Esquimaux, des Insulaires du Pacifique, 4 Nous pensons ici particulièrement à Christophe Colomb, Hernán, Cortès au Mexique ou Francisco Pizarro au Pérou. 5 On peut lire à ce sujet le naturaliste Cristovaố Acosta (1515-1550) ou encore Bartolomé de Las Casas (1474-1566). 11 ainsi que leur organisation sociale, qui devient de plus en plus préoccupante. Elle permit de mettre en cause toutes les évidences européennes au sujet de l’éthique et la politique. Il y a là une orientation nouvelle de la compréhension humaine dans son universalité. 4. L’anthropologie physique Le dernier ancêtre de l’anthropologie n’est autre que l’anthropologie physique, une partie des sciences naturelles qui étudie la diversité des morphologies humaines. Lancée par Buffon, c’est sous l’impulsion de Broca que l’anthropologie physique s’est développée au XIXème siècle. Après avoir proposé par l’intermédiaire de certains savants6 une autre lecture de la diversité humaine, l’anthropologie physique a réduit le social au physique afin de mieux interpréter les caractéristiques physiques humaines comme le signe de l’existence des différents stades d’évolution des populations correspondantes. Certains groupes furent considérés de primitifs et d’autres évolués. On passait alors de l’étude de la forme du cerveau à un jugement sur l’intelligence, et de celui-ci à l’explication des institutions sociales. Cependant, pour passer de l’étude de l’individualisme à celle de la société, il fallait passer par la notion de race 7. L’anthropologie sociale hérite donc là d’un souci non moins important qui est celui d’étudier principalement la diversité humaine. Elle hérite également d’une idéologie 8 que nous analyserons un peu plus loin. 6 Nous pensons à Darwin notamment et bien d’autres encore. Groupe humain présentant, au-delà du langage, de la nationalité ou des mœurs, un ensemble de caractères physiques (anatomiques ou génétiques) à la fois communs et héréditaires. 8 C’est l’idéologie évolutionniste. 7 12 Les trois lignes d’inspiration que nous venons, brièvement de présenter, coïncident avec la seconde moitié du XIXème siècle, elles constituent l’œuvre fondatrice de l’anthropologie sociale. Il faut retenir que l’autonomisation de l’anthropologie s’est faite en France par rapport à la sociologie durkheimienne. C’est elle qui a permis le développement de l’anthropologie comme discipline spécifique. On peut dater de 1925 la reconnaissance par l’université de cette autonomie, avec surtout la création par Marcel Mauss (neveu et disciple de Durkheim), Lucien Lévy-Bruhl et Rivet d’un Institut qui donnait des cours indépendamment des chaires de sociologie. Cet Institut fut à l’origine du Musée de l’Homme et de l’organisation de plusieurs missions d’enquête ethnographique, dont la plus célèbre est à notre avis la mission Dakar – Djibouti (1931-1933), dirigée par Marcel Griaule. L’institutionnalisation de l’anthropologie correspond à une plus grande importance accordée dans les réflexions contemporaines aux sociétés non occidentales. C’est le cas de l’analyse par Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) de la pensée des « primitifs », jugée prélogique et mal détachée du règne de la nature ; c’est également le cas de l’examen de la valeur esthétique des œuvres et des objets par les surréalistes. Notons enfin que le développement d’une anthropologie autonome correspond non seulement à l’apogée du colonialisme français, mais surtout à l’intérêt corrélatif que l’administration pouvait prendre, pragmatiquement, au fonctionnement des sociétés se trouvant sous sa tutelle. C’est dire combien la théorisation anthropologique de la primitivité renforçait l’assurance des colonisateurs. 13 5. Ethnographie, ethnologie, anthropologie Pour complexifier un peu le problème, j’aurais pu ajouter dans le titre de cette section : anthropologie sociale et anthropologie culturelle. Parmi tous ces termes, recouvrant des traditions nationales et des approches différentes de « l’étude de l’Homme », il est aisé de s’égarer. Pour y voir un peu plus clair, voici deux extraits. Le premier est tiré de L’Introduction à l’anthropologie de Claude Rivière, chez Hachette. Le second, que je viens de découvrir et qui m’incite à poster ce billet, est un extrait de la préface de l’ouvrage Fondement culturel de la personnalité de Ralph Linton ; la préface est signée JeanClaude Filloux. Intéressons-nous, un moment soit peu, à l’extrait d’Introduction à l’anthropologie de Claude Rivière. Le fait que la même discipline soit appelée ethnographie, ethnologie, anthropologie sociale ou culturelle s’explique par de légères différences de contenu, d’objet, de méthode et d’orientations théoriques propres souvent à des traditions nationales, encore qu’on puisse y voir aussi des moments successifs du travail anthropologique. L’ethnographie est l’étape de collecte des données, l’ethnologie le stade des premières synthèses, l’anthropologie la phase des généralisations théoriques après comparaison. Au vrai, cette distinction, qui n’est pas tout à fait recevable, marque cependant des tendances. L’ethnographie correspond à un travail descriptif d’observation et d’écriture, comportant collecte de données et de documents et leur première description empirique (graphie) sous forme d’enregistrement des faits humains, traductions, classement des éléments que l’on estime pertinents pour la compréhension d’une société ou 14 d’une institution. Elle donne lieu à des monographies de divers aspects de cette société. Une monographie peut porter aussi bien sur une ethnie d’Océanie que sur un village d’Europe, sur une fête régionale que sur les tifosi dans le football italien. Description, inventaire, classification des coutumes et traditions exotiques ou populaires sont aussi les tâches qu’effectuent les muséographes. L’ethnologie, élaborant les matériaux fournis par l’ethnographie, vise après analyse et interprétation à construire des modèles et à étudier leurs propriétés formelles à un niveau de synthèse théorique rendu possible par l’analyse comparative. On parle d’ethnographie d’un village, mais d’ethnologie des pays méditerranéens pour désigner un ensemble de travaux. Le mot d’ethnologie, introduit par le moraliste suisse Chavannes en 1787 (celui d’ethnographie (1810) est attribué à l’historien allemand B.C. Niebuhr), recouvrait au XIXème siècle l’étude des sociétés primitives, notamment de l’homme fossile et de la classification des races. Actuellement les Britanniques utilisent le terme anthropology comme équivalent de l’« ethnologie », française et le mot ethnology pour désigner les problèmes d’origine et de reconstitution du passé, de diffusion de traits culturels et de contacts qui ne relèvent pas directement d’une étude des institutions sociales. L’anthropologie se veut encore plus généralisatrice que l’ethnologie. J. Copans la voit : 1) comme un ensemble d’idées théoriques référant aux hommes et aux œuvres, aux précurseurs, contradicteurs et successeurs menant des débats d’idées sur les groupes humains et leurs cultures ; 2) comme une tradition intellectuelle et idéologique propre à une discipline ayant un mode d’appréhension du monde ; 3) comme une pratique institutionnelle définissant ses objectifs, ses objets, ses idées ; 4) comme une méthode et une pratique de terrain. L’anthropologie sociale, incluse 15 dans l’anthropologie générale, telle qu’elle a été surtout définie par l’école britannique, établit les lois de la vie en société spécialement sous l’angle du fonctionnement des institutions sociales telles que famille et parenté, classes d’âge, organisation politique, modes de procédure légale… L’anthropologie culturelle, née aux États-Unis avec F. Boas, est une démarche spécifique à l’intérieur d’une discipline. Elle est concernée par le relativisme culturel, et part des techniques, des objets, des traits de comportement pour aboutir à synthétiser l’activité sociale. Une importance est accordée aux traits culturels et aux phénomènes de transmission de la culture. En France, le terme d’ethnologie continue d’être en vogue, mais on tend à lui substituer celui d’anthropologie sociale et culturelle; les qualificatifs différencient cette discipline de l’anthropologie philosophique, discours abstrait sur l’homme, et de l’anthropologie physique, qui a pour objet l’étude biologique et physique des caractères de race, d’hérédité, de nutrition, de sexe, et qui comprend l’anatomie, la physiologie et la pathologie comparée. Le lien avec la philosophie de l’homme et de l’histoire a permis de développer rapidement le statut théorique de l’ethnologie, et le lien de celle-ci avec l’action (même coloniale : connaître des peuples étrangers pour agir sur eux) a été une condition de la vitalité de la discipline, notamment quand des ethnologues ont relayé les explorateurs, administrateurs et missionnaires. 6. De la nomination au classement 6.1. Les divers vocables L’anthropologie sociale, l’anthropologie culturelle, l’ethnographie ou encore l’ethnologie, engendrent une confusion que nous tenterons d’éclairer car elles reflètent 16 une discrimination entre les domaines géographique, historique, problématique. Dans le monde anglo-saxon, l’anthropologie rassemble sous son titre à la fois l’anthropologie physique – l’étude comparée des variations anatomiques et physiologiques de l’espèce humaine –, l’anthropologie sociale et culturelle – l’étude des institutions, des productions culturelles et des relations que celles-là entretiennent les unes avec les autres –, mais aussi l’archéologie, la préhistoire, la technologie et une partie de la linguistique. L’ethnologie y est réservée au seul classement des populations et tend à disparaître comme discipline propre. En Europe, le terme d’ « anthropologie » désigna longtemps l’anthropologie physique, ce qui explique l’usage général du mot « ethnologie » pour les études s’appliquant à l’aspect social et culturel des populations, tandis que la préhistoire, l’archéologie et la linguistique constituaient des domaines séparés. À l’ethnologie pratiquée en Europe, on pouvait faire correspondre l’anthropologie sociale et culturelle anglo-saxonne. En outre, les développements théoriques portant sur les notions de culture et de société ont conduit l’anthropologie américaine à privilégier la culture et l’anthropologie britannique, la société. L’usage tend à adopter un seul qualificatif : l’anthropologie est sociale ou bien culturelle. Un tel clivage n’eut pas lieu en France, du moins sous cet aspect, mais les choses s’y compliquèrent avec l’apparition de nouvelles dénominations : il fut proposé de remplacer « ethnologie » par « anthropologie sociale », cette expression ne s’opposant plus alors à « anthropologie culturelle » (les deux étant supposées réunies) mais à « anthropologie physique ». L’ethnologie quant à elle n’a pas subi le même sort qu’Outre-Manche et ne sera pas une 17 sous-discipline : à l’instigation de Claude Lévi-Strauss, elle constituera un moment de la démarche anthropologique, laquelle comporterait trois étapes, sous le double rapport d’une méthodologie et d’une problématique, allant de l’étude de cas à la mise en évidence de lois générales. Le premier moment est celui de l’ethnographie, qui, liée à l’observation directe d’une unité sociale, s’emploie à décrire et à classer sous forme de monographie tous les aspects de la société étudiée : milieu, croyances, coutumes, institutions, outils, techniques, productions. Le deuxième temps intervient avec l’ethnologie, qui s’applique à faire la synthèse de ces descriptions, à dégager une compréhension générale de la société, géographique, historique, systématique. Passer au niveau des systèmes politique, religieux, de parenté et de production en s’interrogeant sur leurs interrelations, c’est essayer de comprendre comment la société est organisée et comment elle travaille à son devenir. Le troisième moment est celui de l’anthropologie, qui, à travers la comparaison ou la mise en relation de divers domaines, de systèmes dégagés par l’ethnologie dans les différentes sociétés, cherche à manifester l’existence de propriétés générales de la vie sociale. A travers ces trois démarches, on passe donc du particulier au général et il semble y avoir aujourd’hui un accord presque unanime pour utiliser le terme anthropologie à la place d’ethnographie et d’ethnologie, comme le mieux apte à caractériser l’ensemble des trois moments de la recherche. Cette ultime démarche de synthèse, était autrefois réservée en France à la sociologie, 18 ce qui laissait le vocable anthropologie disponible pour être colonisé par la suite ou pour réintégrer un champ qu’il n’avait jamais abandonné dans le monde anglo-saxon. Toutefois, du fait de la pesanteur des habitudes terminologiques, les deux titres continuent de coexister, les uns parlant d’ethnologie, les autres d’anthropologie sociale. Cette première évaluation des dénominations n’épuise pas le sujet. Si l’on peut déjà caractériser l’anthropologie sociale par son objet, son projet globalisant et sa méthode spécifique, cela ne dit rien sur sa pratique effective, sur les chemins divers qu’on y emprunte. Les hésitations terminologiques traduisent le regard critique qu’elle porte sur elle-même et sur ses rapports avec les sciences voisines. A la fin du XIXème siècle, l’ethnologie avait des liens étroits avec l’anthropologie physique, malgré leurs origines respectives et sans que, par ailleurs, ces rapports fussent nécessairement harmonieux. La méthode comparative de l’anthropologie physique se fondait sur l’étude descriptive des caractères morphologiques des populations humaines. Tournée à la fois vers les peuples actuels, les hommes fossiles et les primates, elle donnait la priorité au caractère physique. Longtemps concurrentes, les deux anthropologies furent tentées de subordonner, l’une, le social au physique, l’autre, le physique au social. Leurs voies divergèrent si largement au XIXème siècle qu’elles ne trouvèrent plus de lieux communs à leurs recherches. Il fallut attendre le renouvellement de l’anthropologie physique par l’anthropologie biologique, qui allait remettre en cause la notion de race et développer d’autres critères de comparaison (moléculaire, cellulaire, tissulaire), pour que les deux disciplines puissent à 19 nouveau se rencontrer. L’attention portée aux facteurs génétiques et à l’environnement permit de dépasser le vieil antagonisme entre le social et le physique et d’accéder à la notion d’une étroite imbrication de l’un dans l’autre. Les deux disciplines se retrouvent notamment dans les études conjointes de génétique des populations et des systèmes de parenté, aidées en cela par la démographie. Elles poursuivent chacune ses buts spécifiques, mais ne s’interdisent pas une approche globale de problèmes particuliers. Un long cheminement aura donc été nécessaire pour qu’elles en viennent à se redéfinir ainsi. Au XIXème siècle, l’ethnologie se préoccupait de l’histoire des peuples et des cultures. Utilisée souvent comme réservoir d’informations par les autres sciences, elle s’intéressait surtout aux primitifs, aux sauvages, étudiés et classés à la façon dont procède le naturaliste, avec ses espèces botaniques ou animales. De nos jours, certains anthropologues définiraient volontiers leur science comme l’« étude des logiques sociales et symboliques ». Que s’est-il passé depuis le XIXème siècle ? Parlons-nous toujours de la même chose ? Comment l’ethnologie estelle devenue si proche d’une certaine idée de l’anthropologie ? Ce sont sa propre histoire, sa réflexion critique, l’histoire de ses concepts et de ses grandes théories qui permettent de saisir le sens des recherches d’aujourd’hui. 6. 2. La construction de l’ethnologie Les introductions classiques assignent à la naissance de l’ethnologie des dates différentes ; certaines la font remonter à Hérodote, d’autres à Rousseau ou à Morgan. La référence à Hérodote s’explique par l’intérêt qu’il porta à la description des autres peuples, considérés toutefois comme des barbares ; la référence à Rousseau ne repose 20