Swami Prajnanpad et la philosophie © L'HARMATTAN, 2010 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-13197-2 EAN : 9782296131972 Philippe Moulinet Swami Prajnanpad et la philosophie VOIR OU AVOIR L’Harmattan Du même auteur Le Soufisme regarde l’Occident - 3 volumes, aux éditions de L’Harmattan, 2002. La science de la Présence chez les soufis - L’Harmattan, 2003. Le Livre de la Sagesse du Trône, traité de Molla Sadra Shirazi, traduit de l’arabe avec une présentation, Librairie de l’Orient, al-Bouraq, 2008. Champ zen, derniers essais de Daisetz Teitaro Suzuki, traduits de l’anglais avec présentation, chez Albin Michel, 2010. Les clés d’Ibn Arabi, Commentaire du grand ouvrage d’Ibn Arabi - Fuçus al-Hikam , Librairie de l’Orient, alBouraq, 2010. Trois révolutionnaires : Molla Sadra, Heidegger, Swami Prajnanpad - 8 volumes, à paraître en 2010, aux éditions al- Bouraq, Librairie de l’Orient. « On pourrait appeler mystique l’expérience spirituelle qui dépasse les limites de l’opposition du sujet et de l’objet. » Nicolas Berdiaev1 Je voudrais conserver le corps Le corps si jeune, si tendre ; Vous pouvez enterrer l’âme. L’âme j’en suis saturé. Heinrich Heine2 « Laisse ton âme et viens. » Cheikh Ahmad al-Alawi « Dieu nous enveloppe de partout, comme le Monde lui-même. Que vous manque-t-il donc pour que vous puissiez l’étreindre ? Une seule chose : le voir ». Pierre Teilhard de Chardin3 « Œil, fenêtre du corps humain par où l’âme jouit de la beauté du monde. » Léonard de Vinci4 1 N. Berdiaeff, Royaume de l’Esprit et royaume de César, éd. Delachaux et Niestlé, 1951, p. 170. 2 In Léon Chestov, Les commencements et les fins, éd. L’Age d’Homme, 1987, p. 55. 3 Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin, éd. du Seuil 1957, p. 25 4 Léonard de Vinci, in Joséphin Péladan, La philosophie de Léonard de Vinci, Stalker éditeur, 2007, p. 63. 1. UNE VISION SANS DIVISION « Etre c’est voir » dit sobrement Balzac1. Nous tenons au « voir » comme à la prunelle de nos yeux. Voir c’est savoir. L’acte de voir n’est pas unilatéral. Il n’est pas dirigé vers l’extérieur2 . Il n’est pas tourné vers l’intérieur3. Il est orienté vers Soi. Voir c’est savoir que Je vois. L’œil de l’esprit se voit voir avant tout mouvement d’entrée ou de sortie. Sinon il ne pourrait se voir faire, il ne pourrait être témoin de ses allées et venues. La puissance de rotation du voir repose sur la vision de la vision, ce qu’a bien vu Aristote : « Quelqu’un voit et, voyant, il a justement en même temps aussi déjà vu. Le mouvement de voir autour de soi en promenant ses regards, et de vérifier en allant revoir, n’est véritablement suprême mobilité que dans la reposance du voir recueilli en soi-même »4. Je me vois être. C’est le principe de toute responsabilité. Nul ne peut échapper à son propre regard. « L’homme est témoin de lui-même quelle que soit l’excuse qu’il profère »5. Quand je dis : « je me connais, je me sais être, je me vois exister, je me vois faire », le « je » sujet n’a pas conscience d’un « moi » objet, mais il vise un « me », un pronom « réfléchi ». Le « Je » se réfléchit dans le « Me » ; il se reconnaît immédiatement en lui. La connaissance de Soi est reconnaissance. Soi se retrouve en 1 Dans La Recherche de l’Absolu. Pro/spective, ex/ploration, expectative. 3 In/spection, esprit d’investigation. 4 Martin Heidegger, Questions I et II, éd. Tel Gallimard, Qu’est et comment se détermine la physis ? p. 552. 5 Coran 14 / 15. 2 Même, comme je reconnais mon image réfléchie lorsque je vais devant le miroir. « Et qu’est-ce donc que ce « je » ? Un « je » sans « moi-même » ? Une chose sans ellemême. Une non-entité, une non-réalité, une illusion ! Comme un feu sans lui-même, un feu qui ne serait pas brûlant, un feu qui ne pourrait pas brûler ! »1. La vision implique non pas une di/vision, un dédoublement de personnalité, mais une multiplication, un « redoublement »2, une recrudescence, un ressourcement, une élévation de la conscience au carré. L’animal sait. L’homme sait qu’il sait. Il est doué de proprioception. Son proprium (moi) lui revient en propre, dans un mouvement d’appropriation. Nous sommes là au cœur de toute philosophie. Tout le monde se demande ce que c’est que « voir ». Le maître zen Bassui a « concentré son esprit sur un seul problème : Qui est Celui qui voit et qui entend ? Quel est notre propre Esprit »3. Le Coran répond que Dieu « est Celui entend et Celui qui voit »4 . Le maître zen Ryôkei dit qu’ « en voyant quelque chose, l’Oeil foncier se dresse »5. C’est très intéressant. Il dit bien que lorsque le regard perçoit quelque chose d’ « autre », l’Oeil foncier s’est « dressé », il s’est déjà reconnu lui-même. La vision n’est pas quelque chose ; elle est quelqu’un. La vision est personnelle. Elle est la mise en é/vidence (ex videre) de notre propre esprit, présence d’esprit. C’est ce qui fait le fond de la philosophie de Descartes et de Kant. 1 Swami Prajnanpad, L’art de voir, pp. 99 à 101. Coran 57/11. 3 Sermon de Bassui, in Masumi Shibata, collection Les grands initiés, 1974, p. 262. 4 Coran 42/11. 5 M. Shibata, Les maîtres du Tchan en Chine, éd. Maisonneuve et Larose, 1985 p. 207. 2 8 Ecoutons Kant : « Je suis conscient de moi-même, est une pensée qui contient déjà un double moi, le moi comme sujet et le moi comme objet. Comment est-il possible que moi, le « Je pense », je sois pour moi-même un objet de l’intuition et qu’ainsi je puisse me distinguer de moimême, voilà qui est absolument impossible à expliquer bien que ce soit un fait indubitable ; mais cela révèle un pouvoir à ce point élevé au-dessus de toute intuition sensible qu’il entraîne, en tant que fondement de la possibilité d’un entendement, la complète distinction d’avec tout animal auquel nous n’avons pas motif d’attribuer un pouvoir de se dire Je à soi-même. »1 Le fondement de l’entendement est dans le fond de l’œil. Il y a distinction sans séparation entre Soi et Même. Il y a entre eux une relation sans dualité. C’est une relation absolue, absoute de la dualité sujet/objet. Le Voyant est le Vu en personne. La personnalité ne s’éveille que dans le choc de cette rencontre entre Soi et Même. Gassendi écrit : « Considérant pourquoi et comment il se peut faire que l’œil ne se voie pas lui-même, ni que l’entendement ne se conçoive point, il m’est venu en la pensée que rien n’agit sur soi-même. » Il trouve donc dans une image réfléchie par un miroir l’exemple unique de la connaissance que l’œil peut acquérir de lui-même, et il finit par dire : « Montrez-moi donc un miroir qui puisse ainsi renvoyer l’image de l’esprit, et je vous assure que, venant à réfléchir et renvoyer contre vous votre propre espèce, vous pourrez alors vous voir et vous connaître vousmême, non pas à la vérité par une connaissance directe, mais du moins par une connaissance réfléchie ; 1 In Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, éd. Gallimard, 1975, p. 164. 9 autrement, je ne vois pas que vous puissiez avoir aucune notion ou idée de vous-même. »1 2. PENSER ET VOIR Que pouvons-nous voir ? Tout ce qui existe. Le Coran dit : « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et dans leurs âmes afin qu’ils réalisent que Je Suis l’Etre »2. Le voir circule librement entre l’intérieur et l’extérieur, sans avoir le sentiment de transgresser une limite ou d’avoir à passer une frontière. Le voir se porte « aux horizons » du monde extérieur où il perçoit les étants physiques, tangibles, réels. « Ne peuvent-ils tourner leurs regards vers le chameau pour voir comme il a été créé, vers le ciel comme il a été élevé, et vers les montagnes, comme elles ont été affermies, et vers la terre comme elle a été étendue ? »3. Le regard peut aussi se tourner vers l’intérieur pour effectuer un travail d’introspection, sonder les reins et les cœurs. Il peut voir tout ce qui se passe en nous, procéder, comme on dit, à un « examen de conscience ». Je peux voir mes intentions, mes émotions, mes sentiments, mes instincts, mes inclinations, mes tendances acquises, les habitus, les vertus et les vices, bref tous les mécanismes profonds de la vie intérieure. 1 Œuvres choisies de Maine de Biran, éd. Aubier Montaigne, 1942, pp. 116 et 117. 2 Coran 41/53. 3 Coran 58/ 17 à 20. 10 Mais où est le voir ? Est-il à l’extérieur ? Pouvons-nous le voir à l’horizon ? Se trouve-t-il dedans, à l’intérieur de l’âme ? Mon voir n’est pas en dehors de moi. Je ne peux pas me voir à l’extérieur de moi-même. Sinon je ne pourrais plus être le sujet qui dit « Je » ; je m’appréhenderais comme un « autre », un ob/jet, une chose jetée devant, une seconde personne. Je serais « hors » de moi. Bref, je ne me verrais plus car nul ne peut être témoin de son absence. La subjectivité, comme présence à soi-même, ne peut s’absenter de soi pour s’aliéner à de l’autre. Une vraie personne doit, avant tout, savoir rester elle-même. « C’est l’objectivation qui est une erreur… Rien n’est extérieur au Soi. »1 « Connaître le Soi, c’est être le Soi, et être veut dire existence, sa propre existence. Personne ne conteste sa propre existence, pas plus que celle de ses propres yeux, même s’il ne les voit pas. Le problème est que vous voulez chosifier le Soi de la même façon que vous objectivez vos yeux en vous plaçant devant un miroir. Vous êtes si habitué à ce processus de la connaissance relative que vous avez perdu la connaissance de vousmême simplement parce que le Soi ne peut être objectivé.»2 Ton être « on ne peut le montrer du doigt comme un objet tombant sous la perception sensible. Il est monadique. On ne peut pas le diviser par la pensée ».3 Voilà, nous tenons la solution. Le voir doit résider à l’intérieur ! Il loge « dans » la conscience ; il en occupe le centre. Le voyant est intérieur ; il se situe dans le monde de la réflexion. Réflexion veut dire flexion en arrière. En 1 Sois ce que tu es, Les enseignements de Raman Maharshi, éd. Jean Maisonneuve 1988, pp. 56, 128. 2 Ibid., p. 39. 3 Sohrawardi, L’Archange empourpré, éd. Fayard, 1976, p. 43. 11 opérant un retour sur nous-mêmes, nous nous apercevons que nous sommes toujours là pour voir. C’est le raisonnement de Descartes : « Le Moi, l’Ego est pour lui res cogitans : une res, un quelque chose (aliquid) qui pense, c’est-à-dire qui représente, qui perçoit, qui donne ou qui refuse son assentiment, mais aussi qui aime, qui déteste, qui désire, etc. Descartes désigne sous le nom de cogitationes toutes ces manières d’être. Le Moi est une res qui a de telles cogitationes. Cogitare est toujours pour Descartes cogito me cogitare. Tout représenter est un « Je représente », tout juger est un « Je juge », tout vouloir un « Je veux ». Le « Je pense », le me cogitare est à chaque fois coreprésenté, copensé. »1 Mais c’est ici que le bât blesse. Car cela veut dire que l’être qui voit ne connaîtrait son acte de voir qu’à partir de la réflexion sur ce qui est vu, par réfraction. Si je devais me connaître après réflexion, après flexion en arrière, vers moi, de quelque chose qui est sorti de moi et qui me reviendrait en propre, pour me révéler qui je suis, je ne verrais rien. « Moi voyant » aurait toujours un temps de retard sur « Même vu ». Je ne pourrais jamais me rejoindre. Ce qu’on appelle le « temps de la réflexion » est toujours en retard sur l’être. La réflexion (cogito) devrait être là dans un « premier temps », et moi (sum) ne devrait venir, n’apparaître à mes propres yeux, que dans un « second temps » (ergo). Cela veut dire que je ne me découvrirais comme voyant qu’après avoir vu quelque chose qui émanerait de moi, comme si je ne découvrais mon acte de voir qu’après avoir vu ma réflexion dans le miroir. « Un autre que Toi posséderait-il une épiphanie 1 In Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, éd. Gallimard 1975, pp. 158 et 159. 12 que tu ne possèderais pas, de sorte que ce fut cet Autre qui dût te révéler »1. Le voyant « serait produit par l’intelligence, au lieu que celle-ci émanât de lui. Il s’ensuivrait des conséquences absurdes, affreuses : Il ne serait Connaissant que parce que la connaissance lui adviendrait après coup, comme s’il en était redevable à l’intelligence qui l’aurait produit »2. C’est comme si je disais que ne peux me reconnaître en tant que voyant qu’après avoir vu mon image « réfléchie » dans le miroir. Je serais toujours en retard sur moi-même. Il faudrait que le miroir du monde fut plus réel que le voyant pour lui faire voir qu’il voit : « Ce monde, dont vous dites qu’il est réel, vous tourne en ridicule, puisqu’il cherche à vous faire prouver sa réalité alors que vous êtes ignorant de la vôtre ».3 Je serais comme le baron de Münchhausen qui tentait de se sortir de l’eau en tirant sur sa perruque. « Descartes, le père de la philosophie moderne, déclara : Cogito ergo sum. Mais il faut renverser la proposition. Sum vient en premier. En affirmant « je suis », je pense ce que je dis. Je sépare « je » de « non-je ». Lorsque je dis « je suis » je sors de moi-même. « Je suis » est le point de départ, mais nous nous exilons pour aller dans le cogito, dans le « je pense »4. S’il fallait que j’attende d’une chose vue qu’elle m’informe de ce que je suis celui qui la voit, je ne pourrais pas savoir que je suis celui qui se dirige vers elle pour s’y 1 Henry Corbin, La philosophie iranienne islamique aux XVIIe et XVIIIe siècles, éd. Buchet Chastel, 1981, p. 359. 2 Ibid, p. 283. 3 Sois ce que tu es, Les enseignements de Raman Maharshi, op. cit., p. 238. 4 Daisetz Teitaro Suzuki, The field of Zen, Buddhist society, sans date, chapitre II. 13 intéresser. Pourquoi Swamiji dit-il que « l’attente est la mesure du mental ? ». Il veut dire que le mental passe son temps à attendre que les événements extérieurs lui apportent la preuve de son existence, comme centre de la personnalité consciente. Or ce centre n’existe jamais a posteriori, post factum. Il est toujours là a priori, mais ce n’est pas le moi relatif, psychologique. Voilà pourquoi on ne peut « demander : « de qui est-ce la conscience ? ». On pourrait demander seulement : « Comment cette conscience surgit-elle ? »1. Le moi réfléchi est un « comment », pas un « qui ». Comment arrive-t-il ? Il prétend être le témoin des événements de la vie consciente. Mais il est déduit, a posteriori, comme l’accompagnant, le surveillant des mouvements de la représentation. Il n’existe pas ; il est seulement supposé, posé après coup. Voilà pourquoi Hui Neng disait : « dès le commencement il n’y a rien ». Il n’est pas besoin de détruire l’ego, de frotter le miroir pour empêcher la poussière de s’y accumuler. Dès le commencement le centre réflexif n’existe pas. Il n’est que le reflet, au centre de la conscience, de la Présence d’Esprit. Voilà pourquoi on raconte qu’un disciple de Confucius supplia Bodhidharma, le 28ème patriarche bouddhiste, de « pacifier son âme ». « Le patriarche répondit : « Montre-la- moi, que je la pacifie ». Le confucianiste dit : « c’est bien là mon mal : je ne peux la trouver. » Bodhidharma répondit : « je viens de pacifier ton âme. »2 « Le mental a besoin d’un centre pour dessiner une circonférence. Celle-ci peut s’agrandir, et avec chaque accroissement, il y aura une évolution dans le sentiment du « je suis ». L’homme qui se prend lui-même 1 Ananda Kentish Coomaraswamy , Hindouisme et Bouddhisme, éd. idées Gallimard, p. 97 2 Ibid pp. 123 et 124. 14 en charge tracera une spirale, mais le centre demeurera, aussi vaste que devienne la spirale. Il vient un temps où l’on voit la fausseté de toute cette entreprise et où on y renonce. Le point central n’existe plus et l’univers entier devient le centre »1. La parole à Swamiji maintenant : « Les gens disent « je, je, je » et ils sont si fiers de leur « je ». Et pourtant ils ne le connaissent pas… Vous demandez : comment contrôler le mental ? Mais apportez-moi d’abord le mental. Swamiji vous indiquera alors le moyen. Qu’est-ce que le mental ?… « Je, je, je … J’ai dit ceci….j’ai dit cela… je ne veux pas…. Je suis si heureux… je suis si en colère ». Quel est ce « je » ? Je ne sais pas ! C’est un mystère ! Vous parlez d’une chose que vous ne connaissez pas. Ainsi l’inutilité ou le manque de sens de la vie ! C’est ainsi qu’apparaissent cette inutilité ou ce manque de sens de la vie, parce que vous ne savez pas. Vous ne connaissez pas votre « je ». Et ce « je » est le seul agent qui fonctionne parce que vous dites toujours « je ne sais pas…je pense »… Ceci est le « je » qui agit. Ainsi tant que vous ne connaissez pas ce « je », quel en est l’effet ? Il ira de-ci de-là. La tragédie de la vie est due seulement au fait que vous ne connaissez pas ce ‘ je’ »2. Le voir ne peut dériver d’une vue objective des choses. Même lorsque je rentre en moi-même pour explorer ma vie intérieure, tout ce que je vois à l’intérieur devient extérieur, exposé à la vue. C’est d’ailleurs ce processus d’objectivation qui est libérateur. Mais le voir n’est pas « compris dans » ni « déduit du » vu. C’est la fameuse formule hindoue « tu ne peux pas voir celui qui voit ce qui 1 Sri Nisargadatta Maharaj, Je Suis, éd. Les deux Océans, Paris 1973, p. 462. 2 Swami Prajnanpad, La connaissance de Soi, p. 171. 15 est vu et qui est ton Soi en toutes choses ». « Le connaisseur du connu n’est pas connaissable.»1 L’islam est d’accord avec cela. « Leurs regards ne L’atteignent point mais Il atteint les regards. »2 Il faut que l’esprit voyant se soit déjà vu, reconnu comme tel, pour qu’il puisse suivre du regard ses mouvements vers l’intérieur ou l’extérieur. L’esprit est libre ; il « entre et sort et trouve des pâturages »3. Pour qui existe cette di/vision entre intérieur et extérieur ? Pour Moi. Ce Moi doit être en lui-même indivis, pour se voir aller dedans et dehors. Le voir ne coïncide pas du tout avec la conscience réflexive. Voir que je vois n’équivaut pas à penser que je pense. « Le Soi est présent au Dasein lui-même sans réflexion et sans perception interne antérieurement à toute réflexion. La réflexion au sens de la rétroversion (Rückwendung) n’est qu’un mode de l’auto-appréhension, sans être la guise primordiale de l’auto-révélation »4. Shri Nisargadatta Maharaj fait bien voir la différence entre présence d’esprit visionnaire et conscience réflexive : « Une expérience peut être erronée et trompeuse. D’accord, mais pas le fait de l’expérience. Quelle qu’elle soit, authentique ou fausse, on ne peut pas nier le fait qu’une expérience a lieu. Le fait est sa propre preuve. Etudiez-vous de près et vous vous apercevrez que quel que soit le contenu de la conscience, la vision que nous en avons ne dépend pas de ce contenu. La présence reste elle-même et ne varie pas avec l’événement. Ce 1 Ibid. p. 379. Coran 6/103. 3 Saint Jean, X, 9. 4 Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux phénoménologie, éd. Gallimard, 1985, pp. 196 à 199. 2 16 de la dernier peut être agréable ou déplaisant, d’importance mineure ou très important, la présence reste identique à elle-même. Remarquez la nature particulière de la présence, son auto-identité naturelle, sans la moindre trace de conscience du moi. Allez à sa racine et vous découvrirez très vite que la présence est votre véritable nature et que vous ne pouvez appeler vôtre rien de ce dont vous êtes conscient ».1 La présence à soi est présence d’esprit, acte de se voir voyant. La conscience réflexive est un produit dérivé de ce qui arrive. La présence voyante est toujours libre des liens du moi pensant : « Il y a encore une différence entre la présence réfléchie dans l’attention consciente et la présence pure qui transcende la conscience. L’attention consciente, le sentiment « je suis conscient », est le témoin, alors que la présence pure est l’essence de la réalité. La réflexion du soleil dans une goutte d’eau est, sans nul doute, un reflet du soleil, mais ce n’est pas le soleil. Entre la présence, réfléchie en tant que témoin dans la conscience, et la pure présence, il y a un fossé que le mental ne peut franchir. »2 3. LA DÉCENTRATION COUPABLE Le raisonnement cartésien implique une décentration. Le voir, l’être, le sum, se trouve décentré, expulsé de chez Soi et relogé à l’intérieur de la réflexion, au centre du cogito. Il est affecté au côté subjectif, contre le côté objectif. « Les êtres humains se divisent entre « je suis ici 1 2 Sri Nisargadatta Maharaj, Je Suis, p. 460. Ibid. 17 et le monde est là », et pas seulement « là » mais « contre moi »1. « La personnalité, fondée sur l’identification de soi, en s’imaginant être quelque chose : « je suis ceci, je suis cela », continue, mais comme une partie du monde objectif »2. Seydna Ali (qu’Allah ennoblisse son visage) dit : « Ton remède est en toi mais tu ne le sais pas. Ton mal vient de toi mais tu ne le sens pas. Tu prétends n’être qu’un corps très petit alors qu’en toi se trouve résumé le monde tout entier. » « C’est votre mental qui a séparé et opposé le monde qui se trouve à l’extérieur de votre peau de celui qui est à l’intérieur. Cela a engendré la peur, la haine et toutes les misères de l’existence »3. « À la racine de toute espèce de vikâra (émotion, agitation) se trouve le « moi ». Étant confiné à l'intérieur des limites de mon corps, tout ce qui se trouve à l'extérieur, je le considère comme étranger : vous, lui, ceci, cela. La peur, qui prend possession de moi, que tout ce qui m'est étranger et qui est toujours présent va m’attaquer ou immanquablement me créer des difficultés. Tant que ce sentiment de « l'existence de quelque chose d'étranger » subsiste, vous serez confrontés au malheur, à la peur, au chagrin, à la souffrance et à la mort. Vous emploierez vos forces à défendre ce « moi » comme si ce moi est une entité qui allait exister toujours »4. C’est cela le péché originel ; c’est le fait d’avoir déporté le voir d’un seul côté (la fameuse « côte » d’Adam), dans la conscience, « dedans », et c’est pourquoi, lorsque Adam et Eve sont sortis du Paradis, ils ne voyaient plus Dieu. Le cogito sum est le péché originel. 1 Daisetz Teitaro Suzuki, The field of Zen. Sri Nisargadatta Maharaj , Je Suis, p. 27. 3 Ibid. p. 329. 4 Swami Prajnanpad, Les yeux ouverts, éd. Accarias l’Originel, Paris, p. 62. 2 18 C’est le fait d’avoir situé le voir, la présence d’esprit, dans la conscience témoin, d’avoir identifié l’être qui voit au témoin qui se constitue réflexivement comme centre de la conscience, par réfraction, en ricochant sur ses actes. 4. LE CHOC DE LA RENCONTRE INTÉRIEUR X EXTÉRIEUR = 1 Cela veut dire que le voir est plus objectif que tout objet et plus subjectif que tout sujet. Le voir peut porter aussi loin qu’on voudra, « aux horizons ». Mais qui voit-il à l’horizon ? Il voit tout ce qui entre dans cet horizon bien sûr, mais surtout il se voit luimême. Le voir doit s’être déjà vu « avant » et « au-delà » de tout ce qui existe dans son horizon intellectuel. Il n’a pas d’horizon extérieur ; il est cet horizon. Le monde n’existe pas en dehors de nous. L’esprit voyant doit être plus extérieur que le monde. Il doit être l’œil du monde. Le monde est dans le voir. Quand un chien regarde dans un miroir, il se met à aboyer. Il croit à l’existence d’un « autre » chien. Il ne se reconnaît pas ; il ne se voit pas. Et il ne peut pas voir le miroir. Qu’est-ce qui fait voir un miroir « en tant que » miroir ? Qu’est-ce qui le découvre « comme » plan de réflexion ? C’est le fait que je puisse m’y reconnaître. Le miroir ne m’est pas extérieur. Ce qui le fait apparaître en tant qu’horizon à partir duquel je peux revenir à moimême, c’est précisément l’acte par lequel je me reconnais en lui. Il faut que je reconnaisse mon regard pour le faire être, apparaître, ressortir comme miroir. Il en est de même 19 avec le monde. Le monde n’existe « en tant que » monde que pour autant que je le vois. Le monde est un miroir qui n’existe que dans mon voir. « Ton existence englobe tous les objets de sa connaissance. Tu deviens alors le miroir. Ce n’est plus en un autre que toi que tu contemples l’Existant dans sa totalité »1. L’homme n’est pas enkysté à l’intérieur de la conscience ; il est « au monde » comme le dit Heidegger. Ce qui fait apparaître le monde comme monde, c’est mon existence. « Exister » vient de ex-stare, sortir de soi pour se retrouver dans une stase, dans un miroir qui me renvoie à moi-même. Le monde est l’horizon de mon être. Nous avons parlé d’ « horizon intellectuel ». C’est mon esprit qui décrit l’horizon du monde, ce que dit Ramana Maharshi : « Est-ce que le monde existe de lui-même ? L’a-t-on jamais vu sans l’aide de l’esprit ? Dans le sommeil, il n’y a ni esprit ni monde. Quand vous êtes éveillé, il y a l’esprit et il y a le monde. Que signifie cette concomitance invariable ? »2 Le voir est l’éternel prius, ce qui ouvre a priori l’horizon du monde en y reconnaissant son œil. Le voir est l’Ouvrant du Monde. C’est nous qui révélons le monde, qui le mettons au monde, dans notre acte de voir. « Le génie éclaire ce qu’il regarde »3. Le monde est vu dans notre image spirituelle. Bernanos se demande combien d’entre nous « avons vraiment conscience d’être à l’image et à la ressemblance de Dieu. Qui se préoccupe du sens réel de ces paroles si surprenantes ? Si elles sont 1 Henry Corbin, Suhrawardî d’Alep, éd. Fata Morgana, 2001 p. 53. Sois ce que tu es, les enseignements de Ramana Maharshi, éd. Jean Maisonneuve, Paris 1988, p. 238. 3 Joséphin Péladan, Introduction aux sciences ésotériques, éd. Telesma, 1989, p. 5. 2 20