Swami Prajnanpad et la philosophie

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Swami Prajnanpad
et la philosophie
© L'HARMATTAN, 2010
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-13197-2
EAN : 9782296131972
Philippe Moulinet
Swami Prajnanpad
et la philosophie
VOIR OU AVOIR
L’Harmattan
Du même auteur
Le Soufisme regarde l’Occident - 3 volumes, aux éditions
de L’Harmattan, 2002.
La science de la Présence chez les soufis - L’Harmattan,
2003.
Le Livre de la Sagesse du Trône, traité de Molla Sadra
Shirazi, traduit de l’arabe avec une présentation, Librairie
de l’Orient, al-Bouraq, 2008.
Champ zen, derniers essais de Daisetz Teitaro Suzuki,
traduits de l’anglais avec présentation, chez Albin Michel,
2010.
Les clés d’Ibn Arabi, Commentaire du grand ouvrage
d’Ibn Arabi - Fuçus al-Hikam , Librairie de l’Orient, alBouraq, 2010.
Trois révolutionnaires : Molla Sadra, Heidegger, Swami
Prajnanpad - 8 volumes, à paraître en 2010, aux éditions
al- Bouraq, Librairie de l’Orient.
« On pourrait appeler mystique l’expérience
spirituelle qui dépasse les limites de l’opposition
du sujet et de l’objet. »
Nicolas Berdiaev1
Je voudrais conserver le corps
Le corps si jeune, si tendre ;
Vous pouvez enterrer l’âme.
L’âme j’en suis saturé.
Heinrich Heine2
« Laisse ton âme et viens. »
Cheikh Ahmad al-Alawi
« Dieu nous enveloppe de partout, comme le
Monde lui-même. Que vous manque-t-il donc
pour que vous puissiez l’étreindre ? Une seule
chose : le voir ».
Pierre Teilhard de Chardin3
« Œil, fenêtre du corps humain par où l’âme jouit
de la beauté du monde. »
Léonard de Vinci4
1
N. Berdiaeff, Royaume de l’Esprit et royaume de César, éd.
Delachaux et Niestlé, 1951, p. 170.
2
In Léon Chestov, Les commencements et les fins, éd. L’Age
d’Homme, 1987, p. 55.
3
Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin, éd. du Seuil 1957, p. 25
4
Léonard de Vinci, in Joséphin Péladan, La philosophie de Léonard
de Vinci, Stalker éditeur, 2007, p. 63.
1. UNE VISION SANS DIVISION
« Etre c’est voir » dit sobrement Balzac1. Nous tenons
au « voir » comme à la prunelle de nos yeux. Voir c’est
savoir. L’acte de voir n’est pas unilatéral. Il n’est pas
dirigé vers l’extérieur2 . Il n’est pas tourné vers
l’intérieur3. Il est orienté vers Soi. Voir c’est savoir que Je
vois. L’œil de l’esprit se voit voir avant tout mouvement
d’entrée ou de sortie. Sinon il ne pourrait se voir faire, il
ne pourrait être témoin de ses allées et venues. La
puissance de rotation du voir repose sur la vision de la
vision, ce qu’a bien vu Aristote : « Quelqu’un voit et,
voyant, il a justement en même temps aussi déjà vu. Le
mouvement de voir autour de soi en promenant ses
regards, et de vérifier en allant revoir, n’est véritablement
suprême mobilité que dans la reposance du voir recueilli
en soi-même »4.
Je me vois être. C’est le principe de toute
responsabilité. Nul ne peut échapper à son propre regard. «
L’homme est témoin de lui-même quelle que soit l’excuse
qu’il profère »5. Quand je dis : « je me connais, je me sais
être, je me vois exister, je me vois faire », le « je » sujet
n’a pas conscience d’un « moi » objet, mais il vise un
« me », un pronom « réfléchi ». Le « Je » se réfléchit dans
le « Me » ; il se reconnaît immédiatement en lui. La
connaissance de Soi est reconnaissance. Soi se retrouve en
1
Dans La Recherche de l’Absolu.
Pro/spective, ex/ploration, expectative.
3
In/spection, esprit d’investigation.
4
Martin Heidegger, Questions I et II, éd. Tel Gallimard, Qu’est et
comment se détermine la physis ? p. 552.
5
Coran 14 / 15.
2
Même, comme je reconnais mon image réfléchie lorsque
je vais devant le miroir. « Et qu’est-ce donc que ce « je » ?
Un « je » sans « moi-même » ? Une chose sans ellemême. Une non-entité, une non-réalité, une illusion !
Comme un feu sans lui-même, un feu qui ne serait pas
brûlant, un feu qui ne pourrait pas brûler ! »1.
La vision implique non pas une di/vision, un
dédoublement de personnalité, mais une multiplication, un
« redoublement »2, une recrudescence, un ressourcement,
une élévation de la conscience au carré. L’animal sait.
L’homme sait qu’il sait. Il est doué de proprioception. Son
proprium (moi) lui revient en propre, dans un mouvement
d’appropriation. Nous sommes là au cœur de toute
philosophie. Tout le monde se demande ce que c’est que
« voir ».
Le maître zen Bassui a « concentré son esprit sur un
seul problème : Qui est Celui qui voit et qui entend ? Quel
est notre propre Esprit »3. Le Coran répond que Dieu « est
Celui entend et Celui qui voit »4 . Le maître zen Ryôkei
dit qu’ « en voyant quelque chose, l’Oeil foncier se
dresse »5. C’est très intéressant. Il dit bien que lorsque le
regard perçoit quelque chose d’ « autre », l’Oeil foncier
s’est « dressé », il s’est déjà reconnu lui-même. La vision
n’est pas quelque chose ; elle est quelqu’un. La vision est
personnelle. Elle est la mise en é/vidence (ex videre) de
notre propre esprit, présence d’esprit. C’est ce qui fait le
fond de la philosophie de Descartes et de Kant.
1
Swami Prajnanpad, L’art de voir, pp. 99 à 101.
Coran 57/11.
3
Sermon de Bassui, in Masumi Shibata, collection Les grands initiés,
1974, p. 262.
4
Coran 42/11.
5
M. Shibata, Les maîtres du Tchan en Chine, éd. Maisonneuve et
Larose, 1985 p. 207.
2
8
Ecoutons Kant : « Je suis conscient de moi-même, est
une pensée qui contient déjà un double moi, le moi comme
sujet et le moi comme objet. Comment est-il possible que
moi, le « Je pense », je sois pour moi-même un objet de
l’intuition et qu’ainsi je puisse me distinguer de moimême, voilà qui est absolument impossible à expliquer
bien que ce soit un fait indubitable ; mais cela révèle un
pouvoir à ce point élevé au-dessus de toute intuition
sensible qu’il entraîne, en tant que fondement de la
possibilité d’un entendement, la complète distinction
d’avec tout animal auquel nous n’avons pas motif
d’attribuer un pouvoir de se dire Je à soi-même. »1
Le fondement de l’entendement est dans le fond de
l’œil. Il y a distinction sans séparation entre Soi et Même.
Il y a entre eux une relation sans dualité. C’est une relation
absolue, absoute de la dualité sujet/objet. Le Voyant est le
Vu en personne. La personnalité ne s’éveille que dans le
choc de cette rencontre entre Soi et Même. Gassendi écrit :
« Considérant pourquoi et comment il se peut faire que
l’œil ne se voie pas lui-même, ni que l’entendement ne se
conçoive point, il m’est venu en la pensée que rien n’agit
sur soi-même. » Il trouve donc dans une image réfléchie
par un miroir l’exemple unique de la connaissance que
l’œil peut acquérir de lui-même, et il finit par dire :
« Montrez-moi donc un miroir qui puisse ainsi renvoyer
l’image de l’esprit, et je vous assure que, venant à
réfléchir et renvoyer contre vous votre propre espèce,
vous pourrez alors vous voir et vous connaître vousmême, non pas à la vérité par une connaissance directe,
mais du moins par une connaissance réfléchie ;
1
In Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie, éd. Gallimard, 1975, p. 164.
9
autrement, je ne vois pas que vous puissiez avoir aucune
notion ou idée de vous-même. »1
2. PENSER ET VOIR
Que pouvons-nous voir ? Tout ce qui existe. Le Coran
dit : « Nous leur montrerons Nos signes aux horizons et
dans leurs âmes afin qu’ils réalisent que Je Suis l’Etre »2.
Le voir circule librement entre l’intérieur et l’extérieur,
sans avoir le sentiment de transgresser une limite ou
d’avoir à passer une frontière.
Le voir se porte « aux horizons » du monde extérieur
où il perçoit les étants physiques, tangibles, réels. « Ne
peuvent-ils tourner leurs regards vers le chameau pour
voir comme il a été créé, vers le ciel comme il a été élevé,
et vers les montagnes, comme elles ont été affermies, et
vers la terre comme elle a été étendue ? »3.
Le regard peut aussi se tourner vers l’intérieur pour
effectuer un travail d’introspection, sonder les reins et les
cœurs. Il peut voir tout ce qui se passe en nous, procéder,
comme on dit, à un « examen de conscience ». Je peux
voir mes intentions, mes émotions, mes sentiments, mes
instincts, mes inclinations, mes tendances acquises, les
habitus, les vertus et les vices, bref tous les mécanismes
profonds de la vie intérieure.
1
Œuvres choisies de Maine de Biran, éd. Aubier Montaigne, 1942,
pp. 116 et 117.
2
Coran 41/53.
3
Coran 58/ 17 à 20.
10
Mais où est le voir ? Est-il à l’extérieur ? Pouvons-nous
le voir à l’horizon ? Se trouve-t-il dedans, à l’intérieur de
l’âme ?
Mon voir n’est pas en dehors de moi. Je ne peux pas me
voir à l’extérieur de moi-même. Sinon je ne pourrais plus
être le sujet qui dit « Je » ; je m’appréhenderais comme un
« autre », un ob/jet, une chose jetée devant, une seconde
personne. Je serais « hors » de moi. Bref, je ne me verrais
plus car nul ne peut être témoin de son absence. La
subjectivité, comme présence à soi-même, ne peut
s’absenter de soi pour s’aliéner à de l’autre. Une vraie
personne doit, avant tout, savoir rester elle-même. « C’est
l’objectivation qui est une erreur… Rien n’est extérieur
au Soi. »1 « Connaître le Soi, c’est être le Soi, et être veut
dire existence, sa propre existence. Personne ne conteste
sa propre existence, pas plus que celle de ses propres
yeux, même s’il ne les voit pas. Le problème est que vous
voulez chosifier le Soi de la même façon que vous
objectivez vos yeux en vous plaçant devant un miroir.
Vous êtes si habitué à ce processus de la connaissance
relative que vous avez perdu la connaissance de vousmême simplement parce que le Soi ne peut être
objectivé.»2 Ton être « on ne peut le montrer du doigt
comme un objet tombant sous la perception sensible. Il est
monadique. On ne peut pas le diviser par la pensée ».3
Voilà, nous tenons la solution. Le voir doit résider à
l’intérieur ! Il loge « dans » la conscience ; il en occupe le
centre. Le voyant est intérieur ; il se situe dans le monde
de la réflexion. Réflexion veut dire flexion en arrière. En
1
Sois ce que tu es, Les enseignements de Raman Maharshi, éd. Jean
Maisonneuve 1988, pp. 56, 128.
2
Ibid., p. 39.
3
Sohrawardi, L’Archange empourpré, éd. Fayard, 1976, p. 43.
11
opérant un retour sur nous-mêmes, nous nous apercevons
que nous sommes toujours là pour voir. C’est le
raisonnement de Descartes : « Le Moi, l’Ego est pour lui
res cogitans : une res, un quelque chose (aliquid) qui
pense, c’est-à-dire qui représente, qui perçoit, qui donne
ou qui refuse son assentiment, mais aussi qui aime, qui
déteste, qui désire, etc. Descartes désigne sous le nom de
cogitationes toutes ces manières d’être. Le Moi est une res
qui a de telles cogitationes. Cogitare est toujours pour
Descartes cogito me cogitare. Tout représenter est un « Je
représente », tout juger est un « Je juge », tout vouloir un
« Je veux ». Le « Je pense », le me cogitare est à chaque
fois coreprésenté, copensé. »1
Mais c’est ici que le bât blesse. Car cela veut dire
que l’être qui voit ne connaîtrait son acte de voir qu’à
partir de la réflexion sur ce qui est vu, par réfraction. Si je
devais me connaître après réflexion, après flexion en
arrière, vers moi, de quelque chose qui est sorti de moi et
qui me reviendrait en propre, pour me révéler qui je suis,
je ne verrais rien. « Moi voyant » aurait toujours un temps
de retard sur « Même vu ». Je ne pourrais jamais me
rejoindre.
Ce qu’on appelle le « temps de la réflexion » est
toujours en retard sur l’être. La réflexion (cogito) devrait
être là dans un « premier temps », et moi (sum) ne devrait
venir, n’apparaître à mes propres yeux, que dans un
« second temps » (ergo). Cela veut dire que je ne me
découvrirais comme voyant qu’après avoir vu quelque
chose qui émanerait de moi, comme si je ne découvrais
mon acte de voir qu’après avoir vu ma réflexion dans le
miroir. « Un autre que Toi posséderait-il une épiphanie
1
In Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la
phénoménologie, éd. Gallimard 1975, pp. 158 et 159.
12
que tu ne possèderais pas, de sorte que ce fut cet Autre qui
dût te révéler »1. Le voyant « serait produit par
l’intelligence, au lieu que celle-ci émanât de lui. Il
s’ensuivrait des conséquences absurdes, affreuses : Il ne
serait Connaissant que parce que la connaissance lui
adviendrait après coup, comme s’il en était redevable à
l’intelligence qui l’aurait produit »2.
C’est comme si je disais que ne peux me reconnaître en
tant que voyant qu’après avoir vu mon image « réfléchie »
dans le miroir. Je serais toujours en retard sur moi-même.
Il faudrait que le miroir du monde fut plus réel que le
voyant pour lui faire voir qu’il voit : « Ce monde, dont
vous dites qu’il est réel, vous tourne en ridicule, puisqu’il
cherche à vous faire prouver sa réalité alors que vous êtes
ignorant de la vôtre ».3 Je serais comme le baron de
Münchhausen qui tentait de se sortir de l’eau en tirant sur
sa perruque. « Descartes, le père de la philosophie
moderne, déclara : Cogito ergo sum. Mais il faut
renverser la proposition. Sum vient en premier. En
affirmant « je suis », je pense ce que je dis. Je sépare
« je » de « non-je ». Lorsque je dis « je suis » je sors de
moi-même. « Je suis » est le point de départ, mais nous
nous exilons pour aller dans le cogito, dans le « je
pense »4.
S’il fallait que j’attende d’une chose vue qu’elle
m’informe de ce que je suis celui qui la voit, je ne pourrais
pas savoir que je suis celui qui se dirige vers elle pour s’y
1
Henry Corbin, La philosophie iranienne islamique aux XVIIe et
XVIIIe siècles, éd. Buchet Chastel, 1981, p. 359.
2
Ibid, p. 283.
3
Sois ce que tu es, Les enseignements de Raman Maharshi, op. cit., p.
238.
4
Daisetz Teitaro Suzuki, The field of Zen, Buddhist society, sans date,
chapitre II.
13
intéresser. Pourquoi Swamiji dit-il que « l’attente est la
mesure du mental ? ». Il veut dire que le mental passe son
temps à attendre que les événements extérieurs lui
apportent la preuve de son existence, comme centre de la
personnalité consciente. Or ce centre n’existe jamais a
posteriori, post factum. Il est toujours là a priori, mais ce
n’est pas le moi relatif, psychologique. Voilà pourquoi on
ne peut « demander : « de qui est-ce la conscience ? ». On
pourrait demander seulement : « Comment cette
conscience surgit-elle ? »1. Le moi réfléchi est un
« comment », pas un « qui ».
Comment arrive-t-il ? Il prétend être le témoin des
événements de la vie consciente. Mais il est déduit, a
posteriori, comme l’accompagnant, le surveillant des
mouvements de la représentation. Il n’existe pas ; il est
seulement supposé, posé après coup. Voilà pourquoi Hui
Neng disait : « dès le commencement il n’y a rien ». Il
n’est pas besoin de détruire l’ego, de frotter le miroir pour
empêcher la poussière de s’y accumuler. Dès le
commencement le centre réflexif n’existe pas. Il n’est que
le reflet, au centre de la conscience, de la Présence
d’Esprit. Voilà pourquoi on raconte qu’un disciple de
Confucius supplia Bodhidharma, le 28ème patriarche
bouddhiste, de « pacifier son âme ». « Le patriarche
répondit : « Montre-la- moi, que je la pacifie ». Le
confucianiste dit : « c’est bien là mon mal : je ne peux la
trouver. » Bodhidharma répondit : « je viens de pacifier
ton âme. »2 « Le mental a besoin d’un centre pour
dessiner une circonférence. Celle-ci peut s’agrandir, et
avec chaque accroissement, il y aura une évolution dans le
sentiment du « je suis ». L’homme qui se prend lui-même
1
Ananda Kentish Coomaraswamy , Hindouisme et Bouddhisme, éd.
idées Gallimard, p. 97
2
Ibid pp. 123 et 124.
14
en charge tracera une spirale, mais le centre demeurera,
aussi vaste que devienne la spirale. Il vient un temps où
l’on voit la fausseté de toute cette entreprise et où on y
renonce. Le point central n’existe plus et l’univers entier
devient le centre »1.
La parole à Swamiji maintenant : « Les gens disent « je,
je, je » et ils sont si fiers de leur « je ». Et pourtant ils ne
le connaissent pas… Vous demandez : comment contrôler
le mental ? Mais apportez-moi d’abord le mental. Swamiji
vous indiquera alors le moyen. Qu’est-ce que le
mental ?… « Je, je, je … J’ai dit ceci….j’ai dit cela… je ne
veux pas…. Je suis si heureux… je suis si en colère ».
Quel est ce « je » ? Je ne sais pas ! C’est un mystère !
Vous parlez d’une chose que vous ne connaissez pas. Ainsi
l’inutilité ou le manque de sens de la vie ! C’est ainsi
qu’apparaissent cette inutilité ou ce manque de sens de la
vie, parce que vous ne savez pas. Vous ne connaissez pas
votre « je ». Et ce « je » est le seul agent qui fonctionne
parce que vous dites toujours « je ne sais pas…je
pense »… Ceci est le « je » qui agit. Ainsi tant que vous ne
connaissez pas ce « je », quel en est l’effet ? Il ira de-ci
de-là. La tragédie de la vie est due seulement au fait que
vous ne connaissez pas ce ‘ je’ »2.
Le voir ne peut dériver d’une vue objective des choses.
Même lorsque je rentre en moi-même pour explorer ma
vie intérieure, tout ce que je vois à l’intérieur devient
extérieur, exposé à la vue. C’est d’ailleurs ce processus
d’objectivation qui est libérateur. Mais le voir n’est pas
« compris dans » ni « déduit du » vu. C’est la fameuse
formule hindoue « tu ne peux pas voir celui qui voit ce qui
1
Sri Nisargadatta Maharaj, Je Suis, éd. Les deux Océans, Paris 1973,
p. 462.
2
Swami Prajnanpad, La connaissance de Soi, p. 171.
15
est vu et qui est ton Soi en toutes choses ». « Le
connaisseur du connu n’est pas connaissable.»1 L’islam
est d’accord avec cela. « Leurs regards ne L’atteignent
point mais Il atteint les regards. »2
Il faut que l’esprit voyant se soit déjà vu, reconnu
comme tel, pour qu’il puisse suivre du regard ses
mouvements vers l’intérieur ou l’extérieur. L’esprit est
libre ; il « entre et sort et trouve des pâturages »3. Pour qui
existe cette di/vision entre intérieur et extérieur ? Pour
Moi. Ce Moi doit être en lui-même indivis, pour se voir
aller dedans et dehors. Le voir ne coïncide pas du tout
avec la conscience réflexive. Voir que je vois n’équivaut
pas à penser que je pense. « Le Soi est présent au Dasein
lui-même sans réflexion et sans perception interne
antérieurement à toute réflexion. La réflexion au sens de
la rétroversion (Rückwendung) n’est qu’un mode de
l’auto-appréhension, sans être la guise primordiale de
l’auto-révélation »4.
Shri Nisargadatta Maharaj fait bien voir la différence
entre présence d’esprit visionnaire et conscience
réflexive : « Une expérience peut être erronée et
trompeuse. D’accord, mais pas le fait de l’expérience.
Quelle qu’elle soit, authentique ou fausse, on ne peut pas
nier le fait qu’une expérience a lieu. Le fait est sa propre
preuve. Etudiez-vous de près et vous vous apercevrez que
quel que soit le contenu de la conscience, la vision que
nous en avons ne dépend pas de ce contenu. La présence
reste elle-même et ne varie pas avec l’événement. Ce
1
Ibid. p. 379.
Coran 6/103.
3
Saint Jean, X, 9.
4
Martin Heidegger, Les problèmes fondamentaux
phénoménologie, éd. Gallimard, 1985, pp. 196 à 199.
2
16
de
la
dernier peut être agréable ou déplaisant, d’importance
mineure ou très important, la présence reste identique à
elle-même. Remarquez la nature particulière de la
présence, son auto-identité naturelle, sans la moindre
trace de conscience du moi. Allez à sa racine et vous
découvrirez très vite que la présence est votre véritable
nature et que vous ne pouvez appeler vôtre rien de ce dont
vous êtes conscient ».1
La présence à soi est présence d’esprit, acte de se voir
voyant. La conscience réflexive est un produit dérivé de ce
qui arrive. La présence voyante est toujours libre des liens
du moi pensant : « Il y a encore une différence entre la
présence réfléchie dans l’attention consciente et la
présence pure qui transcende la conscience. L’attention
consciente, le sentiment « je suis conscient », est le
témoin, alors que la présence pure est l’essence de la
réalité. La réflexion du soleil dans une goutte d’eau est,
sans nul doute, un reflet du soleil, mais ce n’est pas le
soleil. Entre la présence, réfléchie en tant que témoin
dans la conscience, et la pure présence, il y a un fossé
que le mental ne peut franchir. »2
3. LA DÉCENTRATION COUPABLE
Le raisonnement cartésien implique une décentration.
Le voir, l’être, le sum, se trouve décentré, expulsé de chez
Soi et relogé à l’intérieur de la réflexion, au centre du
cogito. Il est affecté au côté subjectif, contre le côté
objectif. « Les êtres humains se divisent entre « je suis ici
1
2
Sri Nisargadatta Maharaj, Je Suis, p. 460.
Ibid.
17
et le monde est là », et pas seulement « là » mais « contre
moi »1. « La personnalité, fondée sur l’identification de
soi, en s’imaginant être quelque chose : « je suis ceci, je
suis cela », continue, mais comme une partie du monde
objectif »2. Seydna Ali (qu’Allah ennoblisse son visage)
dit : « Ton remède est en toi mais tu ne le sais pas. Ton
mal vient de toi mais tu ne le sens pas. Tu prétends n’être
qu’un corps très petit alors qu’en toi se trouve résumé le
monde tout entier. » « C’est votre mental qui a séparé et
opposé le monde qui se trouve à l’extérieur de votre peau
de celui qui est à l’intérieur. Cela a engendré la peur, la
haine et toutes les misères de l’existence »3. « À la racine
de toute espèce de vikâra (émotion, agitation) se trouve le
« moi ». Étant confiné à l'intérieur des limites de mon
corps, tout ce qui se trouve à l'extérieur, je le considère
comme étranger : vous, lui, ceci, cela. La peur, qui prend
possession de moi, que tout ce qui m'est étranger et qui est
toujours présent va m’attaquer ou immanquablement me
créer des difficultés. Tant que ce sentiment de « l'existence
de quelque chose d'étranger » subsiste, vous serez
confrontés au malheur, à la peur, au chagrin, à la
souffrance et à la mort. Vous emploierez vos forces à
défendre ce « moi » comme si ce moi est une entité qui
allait exister toujours »4.
C’est cela le péché originel ; c’est le fait d’avoir
déporté le voir d’un seul côté (la fameuse « côte »
d’Adam), dans la conscience, « dedans », et c’est
pourquoi, lorsque Adam et Eve sont sortis du Paradis, ils
ne voyaient plus Dieu. Le cogito sum est le péché originel.
1
Daisetz Teitaro Suzuki, The field of Zen.
Sri Nisargadatta Maharaj , Je Suis, p. 27.
3
Ibid. p. 329.
4
Swami Prajnanpad, Les yeux ouverts, éd. Accarias l’Originel, Paris,
p. 62.
2
18
C’est le fait d’avoir situé le voir, la présence d’esprit, dans
la conscience témoin, d’avoir identifié l’être qui voit au
témoin qui se constitue réflexivement comme centre de la
conscience, par réfraction, en ricochant sur ses actes.
4. LE CHOC DE LA RENCONTRE
INTÉRIEUR X EXTÉRIEUR = 1
Cela veut dire que le voir est plus objectif que tout
objet et plus subjectif que tout sujet.
Le voir peut porter aussi loin qu’on voudra, « aux
horizons ». Mais qui voit-il à l’horizon ? Il voit tout ce qui
entre dans cet horizon bien sûr, mais surtout il se voit luimême. Le voir doit s’être déjà vu « avant » et « au-delà »
de tout ce qui existe dans son horizon intellectuel. Il n’a
pas d’horizon extérieur ; il est cet horizon. Le monde
n’existe pas en dehors de nous. L’esprit voyant doit être
plus extérieur que le monde. Il doit être l’œil du monde.
Le monde est dans le voir.
Quand un chien regarde dans un miroir, il se met à
aboyer. Il croit à l’existence d’un « autre » chien. Il ne se
reconnaît pas ; il ne se voit pas. Et il ne peut pas voir le
miroir. Qu’est-ce qui fait voir un miroir « en tant que »
miroir ? Qu’est-ce qui le découvre « comme » plan de
réflexion ? C’est le fait que je puisse m’y reconnaître. Le
miroir ne m’est pas extérieur. Ce qui le fait apparaître en
tant qu’horizon à partir duquel je peux revenir à moimême, c’est précisément l’acte par lequel je me reconnais
en lui. Il faut que je reconnaisse mon regard pour le faire
être, apparaître, ressortir comme miroir. Il en est de même
19
avec le monde. Le monde n’existe « en tant que » monde
que pour autant que je le vois. Le monde est un miroir qui
n’existe que dans mon voir. « Ton existence englobe tous
les objets de sa connaissance. Tu deviens alors le miroir.
Ce n’est plus en un autre que toi que tu contemples
l’Existant dans sa totalité »1.
L’homme n’est pas enkysté à l’intérieur de la
conscience ; il est « au monde » comme le dit Heidegger.
Ce qui fait apparaître le monde comme monde, c’est mon
existence. « Exister » vient de ex-stare, sortir de soi pour
se retrouver dans une stase, dans un miroir qui me renvoie
à moi-même. Le monde est l’horizon de mon être. Nous
avons parlé d’ « horizon intellectuel ». C’est mon esprit
qui décrit l’horizon du monde, ce que dit Ramana
Maharshi : « Est-ce que le monde existe de lui-même ?
L’a-t-on jamais vu sans l’aide de l’esprit ? Dans le
sommeil, il n’y a ni esprit ni monde. Quand vous êtes
éveillé, il y a l’esprit et il y a le monde. Que signifie cette
concomitance invariable ? »2
Le voir est l’éternel prius, ce qui ouvre a priori
l’horizon du monde en y reconnaissant son œil. Le voir est
l’Ouvrant du Monde. C’est nous qui révélons le monde,
qui le mettons au monde, dans notre acte de voir. « Le
génie éclaire ce qu’il regarde »3. Le monde est vu dans
notre image spirituelle. Bernanos se demande combien
d’entre nous « avons vraiment conscience d’être à l’image
et à la ressemblance de Dieu. Qui se préoccupe du sens
réel de ces paroles si surprenantes ? Si elles sont
1
Henry Corbin, Suhrawardî d’Alep, éd. Fata Morgana, 2001 p. 53.
Sois ce que tu es, les enseignements de Ramana Maharshi, éd. Jean
Maisonneuve, Paris 1988, p. 238.
3
Joséphin Péladan, Introduction aux sciences ésotériques, éd.
Telesma, 1989, p. 5.
2
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