Langagez-vous ! Acquisition du langage et inégalités sociales

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Compte rendu de colloque
Langagez-vous ! Acquisition du langage
et inégalités sociales
Colloque national organisé par le centre communal d’action sociale
de la ville de Grenoble les 19 et 20 juin 2013
Marie-Automne Thépot
Directrice générale adjointe du Centre d’action sociale de
Grenoble (*)
Mots-clés : Colloque – Langage – Enfance –
Développement langagier.
L
a ville de Grenoble mène avec ses partenaires
une politique de développement du langage
dans la continuité du travail réalisé par le spécialiste de l’apprentissage de la lecture Michel Zorman,
disparu en 2012. Pour lui rendre hommage et
poursuivre son travail, praticiens et universitaires
issus de la santé publique, de l’Éducation nationale
et de la petite enfance ont souhaité organiser un
colloque, sous l’égide de leurs institutions respectives, afin de réunir une communauté d’intérêts et
promouvoir une réflexion interdisciplinaire autour
des enjeux du développement langagier de l’enfant.
C’est dans ce cadre que s’est déroulé le colloque
« Langagez-vous » : plus de cinq cents participants
ont interrogé durant deux jours les pratiques et les
travaux divers, principalement autour des questions
éducatives et de santé. Ce colloque partenarial,
organisé par le centre communal d’action sociale
de la ville de Grenoble, labellisé « grande cause
nationale » par l’Agence nationale de lutte contre
l’illettrisme, a permis aux institutions, aux professionnels, aux associations, aux chercheurs et au
public d’échanger en partageant les expériences
locales et nationales qui ont fait l’objet de discussions
critiques.
Tout en proposant un contenu académique et
universitaire, ce colloque se voulait également
militant. Le titre « Langagez-vous ! », en forme
d’injonction, vise notamment à interpeller les
pouvoirs publics sur l’enjeu majeur de réduction
des inégalités sociales dès l’apprentissage du
langage. Cet esprit a caractérisé les débats, qui se
sont tenus sur la refondation de l’école, les politiques familiales, la gouvernance et l’évaluation
des politiques publiques.
Le présent compte rendu reprend en trois temps
les éléments évoqués tout au long des tables
rondes et des expériences présentées lors d’une
session d’échange de pratique (« speed networking »,
voir encadré) :
• les raisons d’intervenir de façon précoce sur le
langage, en termes de développement cognitif et
psychoaffectif de l’enfant ;
• les moyens d’action sur le développement
langagier : les points communs des expériences
réussies et la nécessité d’intervenir de façon pluridisciplinaire et coordonnée autour de l’enfant et
avec les parents ;
• les enjeux en termes de politique publique : de
la connaissance à la formation, de l’expérimentation à la généralisation.
Du développement langagier
à la réduction des inégalités
Le langage, un aspect déterminant du développement
de l’enfant
Le langage fait partie des besoins psychologiques
de l’enfant à côté des besoins vitaux, comme l’a
rappelé Agnès Florin, professeure en psychologie
de l’enfant et de l’éducation à l’université de
Nantes, en reprenant les stades du développement
du langage de l’enfant jusqu’à l’âge de 3 ans.
Durant cette période, l’intervention de l’adulte est
indispensable pour donner du sens à ses mots et
stabiliser sa production langagière. Un enfant
n’apprend pas à parler seul, il a besoin d’interactions nombreuses et précoces avec le monde et
les autres. Le langage constitue donc un aspect du
développement de l’enfant, qu’Agnès Martial nomme
(*) Les fonctions des participants indiquées correspondent à celles qui étaient les leurs au moment du colloque et non à
leurs fonctions actuelles.
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Échanges d’expériences autour de dix projets tournés vers le langage
Ce colloque était avant tout un échange d’expériences : une
session de « speed-networking », organisée dès l’ouverture, a
permis aux participants et aux intervenants de partager leurs
expériences autour de dix projets ou actions traduisant des
modes d’intervention complémentaires autour du langage.
Les participants ont pu prendre connaissance successivement
de quatre projets de leur choix : dix minutes de présentation,
suivi de dix minutes de questions, puis tout le monde changeait
de stand : ce mode dynamique et court a permis de traduire
la diversité des expériences et donné aux participants l’envie
de se rencontrer pour poursuivre les échanges.
1. Programme Parler
Christine Lequette, Guillemette Pouget et Martine Pourchet
(Cogni-Sciences)
Le programme de prévention de l’illettrisme et de l’échec
scolaire « Parler, Apprendre, Réfléchir, Lire, ensemble » a été
réalisé par une équipe de recherche grenobloise entre 2005
et 2008 menée par Michel Zorman. Adressé dans un premier
temps aux écoles dont les élèves étaient très largement
issus de familles défavorisées, ce programme pédagogique
est fondé sur l’état des connaissances de l’apprentissage de
la lecture et sur un enseignement plus individualisé à l’école
primaire.
2. Dispositif Parler Bambin
Anne Ramat (centre communal d’action sociale de Grenoble),
Marie-Christine Vincent (Lille) et Françoise Guyon (conseil général
d’Ille-et-Vilaine)
Outil de prévention précoce des inégalités sociales, le dispositif Parler Bambin découle du constat que le niveau de développement de la capacité langagière d’un enfant est très
prédicteur de la réussite scolaire future. Il consiste à former
tout le personnel des établissements d’accueil du jeune enfant
pour qu’il soit en interaction langagière constante avec l’enfant
dès le plus jeune âge, en individualisant la relation entre
adulte et enfant, au sein du collectif. Mis en place à partir de
2008 dans les crèches grenobloises, il est aujourd’hui diffusé
dans plusieurs collectivités françaises dont la ville de Lille et le
département d’Ille-et-Vilaine.
3. Jouer pour parler, Parler pour jouer… Le langage en jeu
(Lunéville)
Sylvie Parent (association Asforel)
L’objectif de ce projet est d’aider les enfants âgés de 4 ans à
6 ans, et issus de milieux défavorisés, à mieux maîtriser le
langage oral en s’appuyant sur un support spécifique et
original : le jeu de société. L’implication des parents dans
cette démarche représente également un volet important
de ce projet, mené conjointement par l’association AsFoReL
(Association de formation et de recherche sur le langage) et
la Clef (Coordination Lunévilloise Enfance Famille) et soutenu
par la Fondation SNCF.
4. Mais qu’est-ce qu’elles disent ? (Genève)
Paulette Jaquet-Travaglini (directrice de la crèche genevoise La
Petite Maisonnée)
Ce projet, mis en place au sein d’une crèche subventionnée
par la ville de Genève (Suisse) est le résultat d’une interrogation
sur la qualité du langage que les adultes adressent aux enfants.
Les professionnels de cette crèche ont réalisé cette étude en
s’appuyant sur des observations filmées de situations riches en
interactions adulte-enfant, qui ont ensuite été analysées.
5. Pré-lecture – langage – représentations (France, Europe)
Régine Michel (Fédération des aveugles et handicapés visuels
de France)
Le développement du langage et l’éveil à l’écrit chez les enfants
privés de perceptions visuelles doivent passer par des expériences perceptives autres que celles des images et des signes
graphiques. Ce projet, débuté en 2007, de création de supports
pédagogiques et de nouvelles pratiques professionnelles,
est destiné aux jeunes enfants aveugles ou déficients visuels. Il
est réalisé en étroite collaboration avec plusieurs laboratoires
de recherche en sciences humaines.
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6. Accompagnement vers la lecture (France)
Marion Grosset-Janin (Afev Grenoble)
« Accompagnement vers la lecture » est l’une des actions phares
de l’Afev (Association de la Fondation étudiante pour la ville)
qui lutte, depuis 1991, contre les inégalités sociales et l’échec
scolaire. Une heure ou deux par semaine, un étudiant bénévole
se rend au domicile d’un enfant afin de le soutenir dans son
parcours éducatif. Ces temps individuels permettent, à travers
des lectures et des actions ludiques, d’accompagner l’acquisition
du langage et d’appréhender les objets culturels avec plaisir.
7. Lire avec les familles au centre de protection infantile (PMI)
Chloé Séguret (association Lire à Paris)
L’association Lire (Livre pour l’insertion et le refus de l’exclusion) à Paris a été créée en 1998 avec l’appui des bibliothécaires
et des professionnels de la petite enfance qui, par leurs actions,
ont constaté l’intérêt que les très jeunes enfants portaient aux
livres. Ces professionnels, accompagnés du bureau de la protection maternelle et infantile (PMI) et du bureau des bibliothèques de la ville de Paris, ont souhaité que des actions
autour du livre et de la lecture avec les très jeunes enfants
et leurs parents se diffusent sur l’ensemble de la ville.
L’association est créée avec la mission de développer le programme « Livre et Petite enfance », qui a pour objectif de familiariser les nourrissons et les jeunes enfants au livre et à la
langue du récit et sensibiliser les parents à l’importance de la
lecture. Sa résiliation se traduit par la mise à disposition
dans les salles d’attentes de tous les centres de PMI de Paris,
de livres et d’un lecteur, qui accompagne et encourage petits et
grands dans la découverte et la lecture des livres.
8. Recherche-action « La guidance parentale, un outil pour
soutenir le développement langagier dans les populations à
risque » (Belgique)
Trécy Martinez Perez, Nathalie Thomas, Nathalie Melice, Tessa
Goetghebuer et Marie-Christine de Terwangne (université de
Liège, université catholique de Louvain et Office de la naissance
et de l’enfance)
L’Office de la naissance et de l’enfance (One) a commandité ce
projet expérimental, qui est né du constat qu’en Fédération
Wallonie-Bruxelles, un grand nombre d’enfants âgés de 30 mois
sont en difficulté face aux items de dépistage du trouble
langagier. L’université de Liège et l’université Catholique de
Louvain ont travaillé conjointement pour la conception, la
réalisation, l’évaluation et l’analyse d’un programme de stimulation langagière basé sur la guidance parentale.
9. Des livres pour les bébés du quartier Clos-Saint-Lazare à
Stains (Seine-Saint-Denis)
Annaïk Guiavarc’h (association Accès)
L’association Accès (Association culturelle contre les exclusions
et les ségrégations) met en place des actions de lectures
partagées avec les tout-petits dans les PMI. Il s’agit d’un
accompagnement des équipes et des assistantes maternelles
dans leurs pratiques professionnelles, notamment autour de la
découverte du livre. Les enfants plus âgés et les parents sont
également intégrés dans ce processus de sensibilisation. Ces
actions avec les structures d’accueil de la petite enfance et les
bibliothèques sont des partenariats au service des familles.
10. Accompagnement parental de l’Agesca
Claire Pérot et Claire Charmetant (Association de gestion des
centres de santé de Grenoble)
Ce programme a pour objectif de soutenir les parents issus de
la patientèle (*) des centres de santé grenoblois dans leur rôle
éducatif autour du développement du langage. Né du constat
qu’en zone urbaine sensible, il existait une forte prévalence
des retards de développement du langage, ayant des impacts
importants sur la santé dès la petite enfance, ce dispositif est
mis en place depuis 2012 et vient combler des lacunes dans
le domaine des expérimentations sur le langage auprès des
parents et dans des populations fragilisées.
(*) Ensemble des patients d’un personnel soignant donné (médecin,
infirmière…).
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Synthèses et statistiques
« l’attachement sécurisé ». Il se noue dans les relations avec les adultes et les autres enfants, à
travers le besoin de comprendre et d’apprendre,
d’être reconnu dans ses compétences et implique
la notion de « bien-être ». Ainsi, le langage ne
commence pas avec les premiers mots, il se crée à
partir de la communication non verbale. L’enfant
devient vite un partenaire actif qui comprend
avant de pouvoir s’exprimer oralement. Il peut
alors donner sens aux mots, développer son lexique,
sa syntaxe, tient compte des fonctions des mots
et du langage et, enfin, apprend à raconter et à
argumenter.
L’essentiel est de parler non pas aux enfants mais
avec les enfants et de les considérer comme des
interlocuteurs. En effet, les enfants qui n’ont pas
été assez accompagnés durant le processus d’acquisition langagière, ou d’une manière non adaptée,
sont moins à l’aise avec le langage oral. D’où
l’importance de ce qu’Agnès Florin nomme le
« langage adapté à l’enfant » (LAE), qui recouvre
plusieurs méthodes à mettre en œuvre par les
parents pour accompagner l’enfant dans son développement langagier : une adaptation du langage
des adultes à celui de l’enfant (simplification,
redondance), un vocabulaire plutôt limité, facile
à retenir et qui peut être utilisé fréquemment, une
syntaxe simple, des énoncés courts, une autorépétition, des expansions.
Précarité des familles et retards de langage
Comme le rappellent Agnès Florin et Nathalie
Bigras, professeure agrégée au Département de
didactique à l’université du Québec à Montréal
(Uqam), le bien-être de l’enfant passe par sa capacité à s’exprimer, à communiquer, à interagir sur
le monde. La pensée vient et se formule par les
mots. Plusieurs études citées par les intervenants
soulignent le lien entre la pauvreté des familles
et le nombre limité de mots dont l’enfant dispose
pour s’exprimer, dont une étude de Marie-Thérèse
Lenormand, directrice de recherche (Institut national
de la santé et de la recherche médicale - Institut
de psychologie à l’université Paris Descartes) qui
montre que, en moyenne, un enfant âgé de 3 ans,
ayant au moins un parent cadre, produit cinq cents
mots en vingt minutes tandis qu’un enfant de
parents non diplômés en dit trois cents, ou encore
une étude réalisée par l’Agecsa [Association de
gestion des centres de santé (1)] en 2009 qui
corrobore ces résultats et dans laquelle la moitié
des enfants âgés de 2 ans à 3 ans de la population
précaire étudiée (20 % de la patientèle est
concernée par la couverture maladie universelle)
était en retard de compréhension et de production
langagière. Ces retards de langage, selon Perrine
Renoux, responsable du service éducation à la
Ville de Fontaine (en Isère), ont des répercussions
sur l’habileté orale et la réussite scolaire de
l’enfant mais aussi sur le développement de la
confiance en lui et sa place dans le groupe. Pour
Denis Baudet, pédiatre à l’Agecsa, « de l’enfant
parleur-tardif à l’adolescent sans mot, ce manque
de mots pour exprimer ses sentiments peut laisser
place aux “mots du corps”, à la violence qui arrive
plus facilement quand on n’a pas les “mots de la
bouche” ». La réponse à apporter, s’accordent-ils
à dire, est éducative, précoce et préventive ; elle
doit se construire avec les parents et les acteurs
éducatifs.
Impact sur les autres apprentissages et à l’école
Le passage de l’oral à l’écrit en grande section de
maternelle est identifié comme un moment-clé
car il détermine les apprentissages scolaires
futurs. Ainsi, le programme « Parler », développé
en 2011 avec Michel Zorman dans l’académie de
Martinique, concentre son intervention sur cet âge
où se fait la relation graphophonémique, comme
l’explique Pierre Zabulon, inspecteur de l’académie
de Martinique. Pour le recteur de l’académie de
Martinique, André Siganos, l’institution scolaire
républicaine ne laisse pas de place au bilinguisme
ni ne favorise la réconciliation entre la langue
familiale et la langue de l’école. Selon Yvanne
Chenouf (2), la langue est un bien culturel, une
pratique sociale avant d’être scolaire. Faut-il alors
distinguer langue et langage ? Pour la chercheuse,
l’école a tendance à promouvoir une langue
normée, outil de la réussite, « instrument des dominants », une langue qui doit être correcte.
C’est ce que signifie le terme « orthophonie »,
métier que Bénédicte Braconnay exerce au centre
médico-psychologique de Bron (Rhône). Mais elle
dit plutôt de sa pratique qu’elle propose un espace
de « remédiation », qui n’est ni l’école ni le milieu
hospitalier. L’orthophoniste pratique volontiers
l’art du « jeu, cet espace entre deux pièces mal
ajustées, ce défaut de serrage, espace de liberté
qui appelle le langage ». Il s’agit de permettre ce
jeu dans le langage qui peut être source de plaisir :
plaisir de parler, de jouer avec les règles, de
s’amuser de la grammaire, et des normes. L’aspect
ludique est pourtant peu mis en avant dans l’éducation en France. Nathalie Bigras rappelle combien
il est déterminant pour les apprentissages du petit
enfant, mobilisant à la fois son habileté motrice
et psychomotrice, sociale, affective, cognitive et
langagière. Elle plaide, rejointe par la psychanalyste
(1) L’Agecsa de Grenoble emploie cent vingt médecins dont trente généralistes, quatre pédiatres, des orthophonistes, des
secrétaires médicales, et reçoit dix-sept mille patients issus des quartiers en difficulté par an.
(2) Membre de l’association française pour la lecture et ancienne chercheuse à l’Institut national de recherche pédagogique (INRP).
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Marie Bonnafé (3), pour une prise en compte du
développement de l’enfant dans sa globalité.
Identifier les besoins spécifiques de l’enfant
Une réponse adaptée aux besoins des enfants en
matière de développement des facultés langagières passe par la mise en place de dépistages et
d’évaluations nécessaires à l’établissement de
diagnostics. L’un des enjeux est d’éviter qu’ils ne
stigmatisent l’enfant et ses parents et n’enferment
de façon durable l’enfant dans un « état ».
L’identification des enfants « petits parleurs », en
retard de langage ou avec des troubles du langage (4), pose la question de l’évaluation du
niveau de langage des enfants pour vérifier son
développement dès les premiers âges. Sophie Kern,
chercheuse au Centre national de la recherche
scientifique (CNRS) (5), explique que loin de
catégoriser l’enfant une fois pour toutes, il s’agit
de « caractériser une personne, un système, à un
moment donné ».
Pour Catherine Billard, neuropédiatre au KremlinBicêtre (6), si ces déficits ne sont pas causés par
les difficultés sociales, celles-ci les aggravent, et
l’inégalité d’accès aux soins les accentue encore.
Nathalie Bigras témoigne du travail réalisé au
Québec pour mettre l’accent sur les forces, les
qualités et les réussites de l’enfant. Pour elle, il est
plus efficace, dans la durée, de mettre en lumière
le pouvoir d’agir des enfants, des parents, mais
aussi des professionnels que de travailler uniquement sur leurs difficultés.
Les moyens d’action sur le développement
langagier
A. Florin a recensé les caractéristiques communes
des programmes réussis de développement langagier,
qu’elle rassemble sous la forme de trois conditions :
• la priorité donnée à la communication et à
l’interaction. On y encourage, en premier lieu, la
relation interindividuelle entre l’adulte et l’enfant
et la communication, y compris non verbale, plus
importante que la « production » orale ;
• la nécessité d’individualiser la relation dans le
collectif, et de faire fonctionner des petits groupes
qui ne mélangent pas les « parleurs tardifs » et les
autres. Il s’agit de ménager un espace privilégié pour
les enfants qui n’ont « pas les mots », sont timides,
ont – peut-être – des problèmes à la maison ;
• l’organisation en groupes de niveau, comme
dans le cas du programme Parler en Martinique
qui permet aux enfants de faire tous la même
chose, mais avec plus ou moins de temps selon les
besoins.
Les ateliers langage de Parler Bambin (7) proposent également un cadre d’expression spécifique
pour les enfants moins à l’aise dans le langage.
Ce cadre doit permettre de se donner des règles
conversationnelles explicites, car l’implicite peut
être clivant, socialement et culturellement, mais
aussi aider au développement du lexique par des
activités ludiques et enfin donner à l’enfant l’envie
de lire.
Une approche pluridisciplinaire et la coopération
des acteurs
Le colloque a permis de croiser les regards sur la
petite enfance, l’école, le soin, l’éducation populaire
ou la culture, et de rechercher les complémentarités.
Les intervenants pointent l’enjeu de ne pas surmédicaliser les retards de langage et de lecture, le problème devant être posé avant tout en termes éducatifs.
L’expérience de Catherine Billard avec la Mairie de
Paris et l’Inspection académique est particulièrement significative, dans sa capacité à mobiliser
l’interdisciplinarité et à faire jouer deux leviers
autour de l’enfant : la réponse pédagogique,
première, et la réponse médicale, subsidiaire. Le
pédiatre seul ne peut pas grand-chose, admet
D. Baudet, et doit interagir avec les structures
sociales, de parentalité, de petite enfance (services
de la protection maternelle et infantile, centres
sociaux). L’orthophoniste peut être un passeur
entre le monde éducatif et le monde médical. Le
rôle des collectivités locales apparaît également
déterminant dans la nécessaire orchestration des
diverses interventions publiques et associatives
dans le temps de l’enfant : la ville de Fontaine
(Isère) en est une illustration. Pour P. Renoux, c’est
(3) Cofondatrice d’Acces (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations), qui associe des bibliothécaires, des
psychologues, des professionnels de la petite enfance pour des projets « Livre Petite enfance », ciblant en priorité les
populations les plus démunies.
(4) Le retard de langage est un simple décalage dans le temps, qui ne conduit pas nécessairement au « trouble » qui, lui, est
plus durable. Le terme « petit parleur » est employé dans le cadre du programme Parler Bambin : il a été jugé moins
stigmatisant par le personnel éducatif que celui de « parleur tardif » qui est le terme utilisé par les scientifiques.
(5) Membre du laboratoire Dynamique du langage à l’université de Lyon, elle est notamment à l’origine d’un test d’évaluation
de la communication, l’IFDC (inventaire français du développement communicatif), chez des enfants âgés de 8 mois à
30 mois (Kern et Gayraud, 2010) utilisé par les praticiens de la petite enfance.
(6) Elle y dirige le centre référent sur les troubles des apprentissages, une unité hospitalo-universitaire, lieu d’information, de
diagnostic ou de prise en charge des troubles spécifiques du langage.
(7) Parler Bambin est un programme d’acquisition des compétences langagières développé par le CCAS de Grenoble en
collaboration avec Michel Zorman. Il repose sur la sollicitation langagière quotidienne et par tous (professionnels, famille) des
enfants âgés de 18 mois à 36 mois. Les « ateliers langages » sont proposés régulièrement aux enfants identifiés comme « petits
parleurs » : ils consistent en un temps de conversation entre deux ou trois enfants et une éducatrice autour d’un imagier ou
d’un jeu, au calme, avec des techniques particulières pour introduire graduellement des mots.
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la commune, en tant qu’organisatrice du temps
périscolaire, des centres de loisirs, des structures
de petite enfance, en lien avec les assistantes
maternelles, et en tant que pilote de projet éducatif local, qui possède la légitimité pour agir
de façon volontariste en faveur du développement langagier. Sans compter le service de santé
scolaire, comme celui de la Ville de Grenoble, qui
joue un rôle essentiel dans la prévention et le
dépistage.
Mieux intégrer les parents et les familles
Le premier transmetteur du langage est le parent.
N. Bigras défend une approche centrée sur la
famille, qui la place au premier plan de l’intervention. Pour la chercheuse, cinq principes la
fondent : reconnaître et respecter les connaissances
et l’expertise de l’autre, partager l’information à
travers une communication bidirectionnelle,
partager le pouvoir et la prise de décision, accepter
et respecter la diversité et, enfin, créer des réseaux
de soutien naturel.
Les freins à l’investissement des parents dans
le développement langagier évoqués sont les
suivants :
• le langage n’est pas toujours identifié comme un
enjeu avant le passage à l’écrit ;
• le bilinguisme (plus valorisé quand c’est l’anglais
plutôt que l’arabe, par exemple) et le rapport à la
langue française peut représenter une difficulté ;
• les institutions comme l’école ou même la crèche
peuvent apparaître intimidantes et normatives ;
• le temps et l’énergie peuvent manquer pour jouer
et interagir avec les enfants le soir (sans compter
les métiers à horaires décalés) ;
• les outils accompagnant le développement du
langage peuvent faire défaut ;
• les lieux de parentalité sont nombreux et diversifiés, mais l’accès est problématique pour certains
parents.
Comment accompagner l’entrée dans l’écrit ?
Pour les tout-petits, le livre peut être un bon vecteur
entre parents et enfants, basé sur le plaisir d’être
ensemble : on le regarde et on le commente
ensemble. Mais dès que les enfants apprennent à
lire, la relation qu’ont les parents aux livres joue
également un rôle important : l’accès à la lecture
peut être davantage difficile pour les parents plus
vulnérables.
Le langage est une affaire familiale avant d’être une
affaire d’école, estime Eunice Mangano, déléguée
nationale de l’Association de la Fondation des
étudiants pour la Ville (Afev), selon qui plus de la
moitié des parents ont peur de mal accompagner
leurs enfants dans la scolarité (8). À travers cette
association, des étudiants bénévoles interviennent
en accompagnement à la lecture durant la
dernière année de maternelle, l’année charnière.
Au domicile des familles, les étudiants cultivent le
goût de l’écrit, emmènent les enfants à la bibliothèque et instaurent une relation de confiance
avec les parents. Il s’agit de créer les conditions
pour que ces derniers se sentent plus compétents
et plus sereins sur ce qu’ils peuvent apporter à leur
enfant, dans le transfert de compétences.
Les intervenants soulignent l’importance pour les
institutions de l’enfance de ne pas culpabiliser les
parents et de mieux les intégrer, de leurs donner
les clés pour accompagner le développement du
langage.
Quels « outils » à transmettre aux parents ?
Quelles stratégies adopter ?
L’expérience de l’Agecsa montre qu’un document
à destination des parents peut être un bon support
pour parler de langage à la famille et lui donner
des clés de compréhension. Il ne s’agit pas de
transmettre des gestes « techniques », et il ne
suffit pas de livrer des outils ou une liste de
choses à faire, mais bien de susciter l’intérêt,
l’adhésion : ce que l’éducateur fait avec l’enfant
devant le parent doit donner envie à celui-ci de
le reproduire.
Quels leviers privilégier
en termes de politique publique ?
L’enjeu de la formation et des échanges
entre chercheurs et praticiens
La clé de l’intervention des professionnels et des
praticiens dans le domaine du développement
langagier est tout d’abord celle de l’accès à la
connaissance théorique et universitaire et à
l’actualisation de ces savoirs. Pour Martin Hirsch,
président de l’Agence du service civique, c’est
même la principale valeur ajoutée du programme
Parler Bambin que de mettre en relation de
travail et en interaction continue des chercheurs
et des praticiens de la petite enfance : la force
de M. Zorman et de l’esprit de ce colloque réside
dans ce dialogue avec les universités. Au-delà
d’une formation initiale de tous les acteurs
éducatifs et sociaux à cette question, c’est la
formation continue et la recherche-action qui
entretiennent les dispositifs de développement
langagier. Il faut donc soutenir la dynamique multipartenariale autour du langage par une sensibilisation des professeurs, éducateurs, animateurs socioculturels et bénévoles afin qu’ils en comprennent
(8) Selon une enquête réalisée par l’Afev auprès de sept cents familles de quartiers prioritaires qui montre une adhésion
massive à l’institution scolaire.
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et partagent les grands principes mais aussi les
limites de leur intervention.
L’expérimentation évaluée à l’épreuve
de la généralisation
De nombreuses expériences sont évoquées, dont
certaines sont des expérimentations évaluées et
jugées efficaces : comment s’en inspirer pour passer
à des politiques publiques pérennes, face à une
crise économique ? Grenoble, ville pilote en
matière d’expérimentation sociale, montre que
l’innovation est devenue un impératif pour les
collectivités locales, comme l’explique Daniel
Zielinski, délégué général de l’Union nationale des
CCAS (Unccas). Les acteurs des territoires doivent
sans cesse étudier ce qui a été mis en place
ailleurs, s’en inspirer, partager leurs expériences et
tenter de les adapter, tout en maintenant un lien
fort et pérenne avec des institutions comme la
Caisse nationale des Allocations familiales ou
l’Éducation nationale. Olivier Noblecourt, adjoint
au maire de Grenoble et initiateur du colloque,
insiste sur la nécessité de développer une véritable culture d’évaluation. En effet, les évaluations
doivent permettre de démontrer l’impact des expérimentations, comme l’indique Pascal Bressoux,
professeur en sciences de l’éducation à l’université Pierre-Mendès-France de la ville, qui a réalisé
l’évaluation du programme « Parler » en grande
section de maternelle. Mais une expérimentation
réussie ne garantit pas sa pérennisation : malgré
les résultats et une méthodologie robuste, le
dispositif a été abandonné, sans réelle explication.
D’où la question renvoyée aux décideurs : quels
moyens sont mis en œuvre pour généraliser ce
qui fonctionne ? M. Hirsch suggère de « renverser
la charge de la preuve » : s’obliger désormais à
justifier la raison pour laquelle on ne va pas mobiliser un dispositif dont le bénéfice serait avéré.
Parler Bambin, une expérimentation au départ, est
devenu le cœur du projet pédagogique et social
de la politique petite enfance de la ville de
Grenoble, et se donne les moyens d’accueillir en
priorité dans les crèches les familles en fragilité
sociale. Ce programme a essaimé dans de nombreuses villes françaises tout en s’améliorant, en
s’adaptant aux équipes locales, en créant un réseau
qui continue à le faire évoluer. En effet, la généralisation d’une expérience est problématique car
elle comporte le risque d’une standardisation qui
peut amener à une perte de sens en même temps
qu’à un défaut d’appropriation par les éducateurs.
Au final, le thème du colloque, « Langage et inégalités sociales », s’est révélé être rassembleur, porteur
d’enjeux complexes. Au-delà d’un échange de
pratiques et de points de vue, les débats de ces
deux journées ont suscité des propositions et des
recommandations pour que le langage soit reconnu,
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conforté et outillé dans les politiques éducatives,
de santé publique et de lutte contre les exclusions.
Individualisation des interactions, formation des
professionnels, collaboration entre acteurs, travail
avec la recherche, renforcement de la place des
parents, promotion de la lecture, évaluation, sont
autant de pistes ouvertes par le colloque. Les
échanges plaident enfin pour faire de la politique
petite enfance le premier levier de la lutte contre
les inégalités.
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n° 116 - juin 2014
Synthèses et statistiques
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