Mustapha Belbah Groupe d’analyse des politiques publiques ENS-Cachan/ Génériques Smaïn Laacher Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS) Immigration, politiques et usages de la mémoire Etude réalisée dans le cadre de l’action 1 du projet EQUAL « Former des médiateurs de la mémoire pour lutter contre les discriminations » FASILD national Direction régionale Ile-de-France Juin 2005 1 SOMMAIRE Note de synthèse 3 Problématique 5 Mémoire et immigration : deux objets distincts ? La mémoire comme procédé de « dépolitisation » de l’immigration ? Ce qu’en disent les acteurs : mémoire pour soi, mémoire pour les autres La mémoire comme lieu de rassemblement d’intérêts dissemblables 8 10 18 21 Conclusion 25 La politique de la mémoire et ses enjeux : trois pistes de recherche 26 2 POLITIQUES, IMMIGRATION ET USAGES DE LA MEMOIRE NOTE DE SYNTHESE Notre étude sur mémoire et immigration a consisté à explorer trois champs de pratiques. - Les rapports entre mémoire et immigration ; - Les discours et positions sur les pratiques relatives à la mémoire ; - Les enjeux liés à la politique de la mémoire. Rapports entre mémoire et immigration Au cours de la deuxième moitié des années 1980 le discours et les pratiques constituent la mémoire et l’immigration comme un objet légitime. Notamment à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution française et des débats sur la réforme du code de la nationalité. La problématique de la mémoire et de l’immigration s’articule autour de la vocation politique du savoir dont sont dépositaires les immigrés sur leur histoire personnelle qui est indissociablement celle de l’immigration et de la société française. Elle implique les interrogations suivantes : ♦ Comment préserver les matériaux existants, dispersés et menacés de disparition ? ♦ Comment recueillir des faits, les gestes et les paroles appartenant au passé ? ♦ A partir de quels matériaux, archives, témoignages, objets, etc., construire l’opération historiographique ? ♦ Quels dispositifs scientifiques et institutionnels doivent être mobilisés pour valoriser ce passé ? Discours et positions sur les pratiques relatives à la mémoire La mémoire recouvre des significations différentes selon que l’on est militant, intellectuel, expert, élu, ou puissance publique. L’emploi extrêmement variable de la notion de mémoire a pour fonction de réunir des points de vue, des perspectives et des intérêts fort hétérogènes. Nous retenons quatre types d’usages de la mémoire. ♦ Un usage politique relatif à l’organisation et à la gestion du pluralisme au sein de la société ; ♦ Un usage militant au profit d’enjeux sociaux et politiques relatifs à la reconnaissance et à l’identité ; ♦ Un usage professionnel consistant dans la mise en œuvre de politiques d’Etat ; ♦ Un usage entreprenarial qui vise à produire une plus value symbolique par la production et la promotion de projets scientifiques, esthétiques ou artistiques à visée civique. Enjeux liés à la politique de la mémoire La mémoire représente aujourd’hui un nouveau « marché » qui agrège des pratiques disparates et qui appelle une régulation publique. Cette régulation nécessite des moyens financiers et humains. Cette régulation publique doit prendre en compte, soutenir et le cas 3 échéant susciter des initiatives portées par l’ensemble des acteurs sociaux et associatifs impliqués dans la thématique mémoire et immigration. La création et le renforcement de dispositifs ayant pour vocation le développement d’une véritable recherche sur l’histoire de l’immigration est aujourd’hui devenu un impératif politique. La préservation et la mise à disposition des archives privées et publiques en sont la condition première. La « mémoire immigrée » sollicitée aujourd’hui dans des projets à vocation sociale ou au profit de mobilisations contre les discriminations peut également contribuer au développement de la connaissance historique. Produite selon des règles et une méthodologie appropriées la mémoire constituera à coup sûr un matériau pour l’histoire. Cette régulation publique doit pouvoir s’appuyer sur trois principaux axes. ♦ L’économie de la mémoire, qui vise à comprendre le système de relations entre l’offre institutionnelle et la demande sociale en matière de mémoire dans le champ de l’immigration. ♦ Les groupes cibles en cherchant à maintenir un équilibre dans les relations de tension entre mémoires particulières et mémoire nationale. Ceci implique de réfléchir au rapport qu’entretiennent les différents groupes à ce qu’ils considèrent être leur mémoire. ♦ Les spécificités des territoires qui recouvrent la problématique de la mémoire et de l’immigration en partant d’histoires territoriales, des liens complémentaires et des intérêts différents entre le local (communes, départements et régions) et le national. La mémoire quand elle est rapportée à l’immigration traduit un glissement dans les représentations et dans les politiques publiques en matière d’immigration qui passent de l’intégration par le droit, par la culture ou par le politique, à la lutte contre les discriminations. 4 Problématique Nous assistons depuis quelques années à la montée en puissance de débats et controverses sur la mémoire, ses usages sociaux et son importance politique et symbolique pour une société. Si l’étude des relations entre mémoire et histoire a déjà produit une littérature abondante, la question de la mémoire rapportée à l’immigration reste un champ très peu exploré. Le texte qui suit se propose de rendre compte des premiers éléments d’une enquête réalisée au cours du premier semestre de l’année 2005 sur les discours sur les pratiques et les usages dans le champ de la mémoire et l’immigration. Il nous semble nécessaire pour rendre compte le plus objectivement possible du sens et de la signification des multiples usages sociaux et discursifs de la mémoire rapportée à l’immigration, d’envisager cette question à la fois du point de vue des acteurs et comme un problème social devant être converti en un objet pour les sciences sociales. Il ne s’agit donc pas pour nous de juger du degré de vérité ou de pertinence des multiples positions en présence sur cet enjeu, mais de faire l’effort de construire un espace des points de vue afin de mettre en relation et ainsi de mieux comprendre les principes de justification et les sources argumentatives des différents acteurs. Nous avons tout d’abord opéré un certain nombre de lectures d’ouvrages traitant du thème de la mémoire en tant que telle, de la tension entre les catégories de la mémoire et de l’histoire, et enfin de la mémoire comme matériau ou comme objet pour les sciences sociales. 1 Nous avons ensuite réalisé une série d’entretiens auprès d’acteurs sociaux, politiques, scientifiques qui participent tous activement depuis plusieurs années aux débats, à la réflexion et aux actions autour du thème de la mémoire et de l’histoire rapportée à l’immigration. Ainsi, nous avons rencontré au cours de cette étude 2 : - Mohamed Amri, président de l’Association des anciens travailleurs Renault de l’Île Seguin (ATRIS), Boulogne-Billancourt Fadéla Benrabia, Directrice du FASILD Nord-Pas-de-Calais, Lille 1 Entre autres, Michel de Certeau, L'écriture de l'histoire, Gallimard, 1897 ; Jean-François Chantaretto et Régine Robin, Témoignage et écriture de l'histoire, L'Harmattan, 2002 ; Thomas Ferenczin, Devoir de mémoire, droit à l'oubli ?, éditions Complexes, 2002 ; Carlo Ginzburg, Le juge et l'historien, Verdier, 1997 ; Maurice Halbawachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994 ; Marie-Claire Lavabre, « Peut-on agir sur la mémoire ? », Cahiers Français, n° 303, 2001 ; Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales », Les Annuelles, n° 8, 1997 ; Pierre Nora, Les lieux de mémoire, 7 volumes, 1993 ; Paul Ricoeur, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales HSS, n° 4, 2000 ; Henry Rousso, Hantise du passé, Textuel, 1998 ; Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, 1998 ; Pierre Vidal-Naquet, Les juifs, la mémoire et le présent, Seuil, 1995. 2 Nous tenons à remercier infiniment toutes les personnes que nous avons rencontrées pour leur disponibilité, leur confiance et leurs très précieux éclairages. 5 - Saïd Bouamama, chercheur, Intervention, formation, action, recherche (IFAR), Lille Abdellatif Chaouite, rédacteur en chef d’Ecarts d’identité, Grenoble Henri Dardel, directeur FASILD PACA, Marseille Michel David, président de D’un Monde à l’Autre, Roubaix Pierre-Jacques Derainne, historien, association Trajectoires, Paris Jean-Claude Duclos, directeur, conservateur en chef du Musée dauphinois, Grenoble Hakim El Karoui, conseiller auprès du Premier ministre, Paris Youssef Haji, directeur de l’Association des mineurs marocains, Douai Jean-Jacques Jordi, Directeur du Mémorial de la France d’Outre-Mer, Marseille Zaïr Kedadouche, membre du Haut conseil à l’intégration (HCI), Paris Samia Messaoudi, Association Au nom de la Mémoire, Paris Mustapha Najmi, chargé de mission, Association Rhône-Alpes pour le logement et l’insertion sociale (ARALIS), Lyon Gérard Noiriel, historien, Paris Asuman Plouhinec, Responsable du service traduction de l’Association dauphinoise pour l’accueil des travailleurs étrangers (ADATE), Grenoble Philippe Rygiel, historien, Paris Abdallah Sammat, président de l’Association des mineurs marocains du Nord-Pas-deCalais, Douai Jacques Toubon, président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), Paris Le choix de nos interviewés fut guidé par trois critères : celui du territoire, du domaine d’action, et le niveau politique, social ou institutionnel à partir desquels ces acteurs interviennent sur cette question. Les problématiques liées à l’immigration et à la mémoire recouvrent des réalités différentes selon que l’on est dans le nord de la France ou dans les Bouches-du-Rhône. Ainsi, nous avons mené nos investigations à Grenoble, Lille, Lyon, Marseille et Paris. Ensuite, nous avons cherché à saisir la diversité des expériences sociales et les formes de mobilisation que suscite ce thème. Pour ce faire nous nous sommes intéressés à l’exemple de l’Association des mineurs marocains du Nord-Pas-de-Calais, et celle des anciens travailleurs de Renault-Billancourt. Ces deux associations participent à leur manière aux différents débats et projets sur la mémoire. Par ailleurs, nous nous sommes intéressés à des structures d’accueil et d’aide aux migrants ainsi qu’à des opérateurs culturels qui mobilisent explicitement la thématique de la mémoire. Enfin, nous avons appréhendé cette problématique à partir des positions de différents acteurs qui à différents niveaux sociaux et/ou institutionnels interviennent ou participent aujourd’hui du débat sur la mémoire. Nos entretiens ont porté sur les conditions d’apparition de la notion de mémoire ainsi que sur les usages sociaux, politiques et idéologiques qui en sont faits dans le champ de 6 l’immigration. Nous avons cherché à savoir comment cette notion s’était imposée en tant que catégorie interprétative des rapports sociaux et comment elle fut mise au service de projets et d’actions indissociablement professionnels, culturels et artistiques. Les questions posées à nos interviewés avaient pour objet de comprendre, à partir de leurs récits sur leurs pratiques, comment s’est opérée historiquement, politiquement et culturellement l’inscription de la notion de mémoire -la dernière en date- dans le champ sémantique plus vaste de la problématique de l’intégration et du sentiment d’appartenance nationale. Le texte qui suit se propose donc d’esquisser à partir de cette enquête les contours d’une problématique sur la relation entre mémoire et immigration et le jeu de substitution entre ces deux catégories. Aussi il doit être lu, non comme une enquête achevée, mais d’abord et avant tout comme une pré-enquête cherchant à ordonner des discours sur les pratiques sur un thème passablement confus et recouvrant des usages pour le moins disparates. Nous verrons dans un premier temps si mémoire et immigration sont deux objets distincts ou s’ils ont été unifiés par l’existence d’un discours approprié. Dans un second temps nous rendrons compte des discours autour des pratiques sur la mémoire du point de vue des acteurs. Dans un troisième temps nous examinerons les enjeux liés à la politique de la mémoire quand elle est rapportée à l’immigration. Enfin dans un dernier temps nous proposerons quelques pistes pour des recherches à venir. 7 Mémoire et immigration : deux objets distincts ? Il y aurait selon Marie-Claire Lavabre, qui reprend l’expression de Pierre Nora, un « moment-mémoire » caractérisé par l’inflation des publications, des recherches et des réflexions méthodologiques sur la mémoire et ses effets. Celui-ci correspond aux deux dernières décennies et se révèle « oublieux des années qui l’ont précédé et des signes dont on serait tenté de dire rétrospectivement qu’ils l’annonçaient » 3 notamment des travaux qui se donnent la « mémoire » pour objet et qui se développent à partir de la fin des années 1970 4 . La problématique de la mémoire déborde le champ académique et prend de l’ampleur dans les débats publics durant les dix dernières années. La presse en est un indicateur significatif. Ainsi, Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre 5 notaient qu’il y avait eu 180 articles parus dans Libération entre le 23 septembre 1999 et le 5 septembre 2001 ; et 209 articles parus dans Le Figaro entre le 18 avril 2000 et le 11 octobre 2002. Quasiment tous ces articles font mention d’un « devoir de mémoire ». Un sur dix évoque la Shoah (26 sur 180 pour Libération). Cet impératif du souvenir s’est étendu à une multitude de situations qui avaient pour seuls traits communs soit qu’elles n’existaient plus (mai 68, le 17 octobre 1961, etc.) ; soit qu’elles perduraient sous d’autres formes (le devenir des mines ou celui du site des usines de Renault à Boulogne Billancourt, etc.). La multiplication des usages de la mémoire tient sans doute à une conjugaison de facteurs multiples : le renouveau d’intérêt et des problématiques pour la mémoire propres au champ des historiens 6 ; l’ouverture des archives et leur disponibilité au grand public et aux professionnels. Nous pouvons avancer, par ailleurs, l’hypothèse que cette multiplication des usages et des recours à la mémoire coïncide fortement avec l’affaiblissement suite, entre autres, à la chute du mur de Berlin des grandes utopies progressistes sur le progrès irrésistible de l’homme et de l’humanité. « Les valeurs sûres, c’est le passé en fonction de son immense disponibilité, c’est l’identité, y compris locale, de groupe : être entre soi, revendiquer son identité (sexuelle, culturelle, 3 Marie-Claire Lavabre, « Usages du passé, usages de la mémoire », Revue française de sciences politiques, Année 1994, Volume 44, Numéro 3, p. 480-493. 4 A titre d’exemple, nous signalerons les travaux de Roger Bastide, notamment son texte « Mémoire collective et sociologie du bricolage » publié en 1970 dans l’Année sociologique, l’ouvrage de Frances Yates, L’Art de la mémoire, est publié quant à lui chez Gallimard en 1975. 5 Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre, « Entre ″devoir de mémoire″ et ″abus de mémoire″ : la sociologie de la mémoire comme tierce position », in Bertrand Muller (sous la direction), L’histoire entre…, op. cit., p. 75. 6 Cf., Marie-Claire Lavabre, op.cit. 8 groupale) et non plus les grandes identités nationales ou universalistes qui oubliaient le discours des racines (…) » 7 . Le thème du « devoir de mémoire » quant à lui trouve ses premières formulations dans les années 90 et répondait en fait comme le souligne Olivier Lalieu à « un processus mettant en exergue la Shoah, commencé à la fin des années 70 alors que, paradoxalement, son principe même anime “le mouvement déporté” depuis 1945. En effet, le procès Barbie en 1987 révèle au grand public la notion de “devoir de mémoire”, c’est-à-dire la légitimité, plusieurs années après les faits invoqués, d’en demander réparation et d’en tirer des leçons » 8 . Le « mouvement déporté » a toujours assigné à la mémoire une fonction de souvenir pour celles et ceux qui sont morts et une fonction sociale et historique pour la société : ne jamais oublier ce qui s’était passé lors de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à la constitution d’une mémoire de la Shoah en France, s’est développé une sorte d’impératif, ou de quasi obligation sociale pour les personnes et les groupes à se remémorer leur passé. Quel que soit ce passé dès lors qu’il invoque et qu’il convoque toutes les formes de souffrance et d’injustice qu’ils ont eues à subir par le passé. La mémoire, dans cette perspective, est là pour rappeler que ce passé n’est pas encore passé. Au fondement de l’idée d’un nécessaire « travail sur la mémoire » puis du « devoir de mémoire », il y a pour chaque groupe social, en tant qu’« héritier de la douleur » 9 , la reconnaissance du préjudice subi et de l’obligation pour l’Etat ou la Nation de reconnaître puis de réparer, matériellement et symboliquement. Reconnaître puis réparer sont deux opérations qui ne sont jamais disjointes. Fondamentalement, ce qui est attendu par les « victimes » d’hier ou leurs héritiers actuels c’est que l’Etat et la Nation reconnaissent solennellement et inscrivent officiellement leurs malheurs passés dans la « mémoire nationale ». C’est ainsi, qu’au fur et à mesure du temps et des interprétations la mémoire et le « devoir de mémoire » tendent à se constituer comme motif de mobilisation, comme enjeu de pouvoir et comme caution politique. C’est à quoi tendent ces deux formules hautement significatives répétées à satiété : «Leur histoire est notre histoire» et, de façon plus problématique, « L’immigration comme patrimoine de la France » 10 . 7 Régine Robin, « Entre histoire et mémoire », in Bertrand Muller (sous la direction), L’histoire entre mémoire et épistémologie, éditions Payot Lausanne, 2005, p.47. 8 Olivier Lalieu, « L’invention du ″devoir de mémoire″ », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 69, 2001, p.91. 9 Sarah Gensburger et Marie-Claire Lavabre, op.cit., 2005. 10 Rappelons simplement que la notion de patrimoine vient du latin patrimonium qui veut dire « héritage du père » (pater). Ce sont des biens que l’on a hérité de ses ascendants (définition du Petit Robert). 9 La mémoire comme procédé de « dépolitisation » de l’immigration ? Dans les années 1980 les thèmes dominants du débat sur l’immigration portent sur les conditions sociales et culturelles d’une intégration réussie des immigrés. Plus précisément, on peut discerner deux grandes préoccupations propres à cette période : celle de l’intégration par l’école (réhabilitation des langues et cultures d’origine, soutien scolaire…) ; celle de l’intégration par les luttes sociales et l’égalité des droits (marche des « Beurs », luttes des résidents des foyers, participations significatives à des luttes ouvrières et syndicales…). La « mémoire » comme questionnement du passé et comme interrogation sur les origines ne constitue ni des énoncés, ni des pratiques, ni des revendications, ni des mots d’ordre mobilisateurs 11 . Personne n’a le sentiment d’être l’héritier de populations victimes d’un passé douloureux. Personne ne se perçoit et ne s’auto-désigne comme fille ou fils de victime. Personne ne pense à « réclamer », au nom d’un passé malheureux, une quelconque réparation à l’Etat et la Nation. En fait, c’est au cours de la deuxième moitié des années 1980 que le discours et les pratiques sur la « mémoire et l’immigration » vont petit à petit se constituer et trouver un début de légitimation. Ce n’est véritablement qu’au cours des années 90 que ce thème va en quelque sorte s’autonomiser et se déployer explicitement et puissamment. Proposons, sans prétention d’exhaustivité, quelques éléments d’explication. Il y a une double opportunité historique qui préside à l’ouverture de ce nouveau débat. D’une part, les célébrations du bicentenaire de la Révolution française et, d’autre part, les débats et controverses sur la réforme du code de la nationalité en 1987. Les commémorations autant que les auditions publiques de la commission Marceau Long sur la nationalité ont permis aux sciences sociales et notamment aux historiens de rappeler l’importance sociale de leur discipline. Par ailleurs, la lecture critique que fait Gérard Noiriel de l’œuvre de Fernand Braudel (en particulier de L’identité française) contribue à imposer comme une nécessité scientifique la constitution d’un nouveau champ de recherche, celui de l’histoire de l’immigration. Ainsi, la discipline historique intègre-t-elle ouvertement le champ des études sur l’immigration et l’immigration devient un objet légitime d’interrogation et d’investigation pour les historiens 12 . Si cette volonté à la fois scientifique et « militante » est légitime et les enjeux 11 Il est vrai que dans le dernier numéro du journal Sans frontière, journal de l’immigration, numéro spécial intitulé La « Beur » génération, un article était consacré à la question de l’immigration et de la mémoire. 12 Cf. Michel Dreyfus, Avant propos, in Les étrangers en France, Guide des sources d’archives publiques et privées XIXeXXe siècles, tome 1, Paris, Génériques/ Direction des archives de France, 1999. 10 qui lui sont liés d’une grande importance, les interrogations sur leurs effets à long terme restent entières. Car après tout l’oubli de l’immigration et de l’immigré dans l’histoire de la nation ne serait-il pas aussi la procédure la plus appropriée pour « effacer » l’immigration comme un double problème : social et national. Ainsi, pour reprendre les termes utilisés par Ernest Renan dans sa fameuse conférence de la Sorbonne le 11 mars 1882 : « L’oubli, et l’erreur historique même », ne seraient pas uniquement essentiels à la création d’une nation, mais aussi à sa permanence. Les interrogations autour de la mémoire rapportée à l’immigration rejoignent à leur manière les controverses qui ont lieu depuis une vingtaine d’années en France sur cet « éloge inconditionnel de la mémoire » (Todorov 1998). Cependant, il importe ici de préciser quelques éléments d’un débat important qui mobilise non seulement le champ académique et les experts, mais aussi le champ politique et qui engage souvent passionnément citoyens, élus, militants. Doter l’immigration d’une mémoire, ou faire de l’immigration un objet mémoriel ; ou bien encore invoquer sur un mode militant et politique la notion de mémoire a pour objectif de reconnaître et de célébrer la présence des immigrés dans l’histoire de France. Ce travail collectif de constitution et d’imposition d’un nouveau discours de justification symbolique sur l’immigration, apparaît également dans une configuration historique singulière marquée par une montée en puissance de revendications particularistes. « Mémoire, histoire : loin d’être synonymes nous prenons conscience que tout les oppose… L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène toujours actuel, un lien vécu au présent éternel » 13 . La notion de mémoire, quand elle est explicitement rapportée à l’immigration, est objectivement d’une faible portée interprétative dans le champ de la connaissance historique des populations étrangères. Mobiliser, en théorie et en pratique, la notion de mémoire ou en faire une catégorie centrale pour expliciter sur le long cours les transformations historiques de la société française et de l’immigration relève d’une confusion entre discours idéologique et pratique scientifique. Se donner pour tâche (consciemment ou non) de fabriquer une mythologie ou une fable commune ne relève pas des mêmes nécessités historiques et culturelles, des mêmes contraintes temporelles, des mêmes impératifs symboliques, des mêmes difficultés et finalement des mêmes croyances que le travail de déconstruction et de démonstration scientifique toujours soumis à la 13 Pierre Nora, « Entre histoire et mémoire », Les Lieux de mémoire, tome 1, op. cit., p. XIX. 11 critique et toujours provisoire dans la vérité de ses énoncés. Même si le travail des historiens peut participer à la production d’une fable commune : Régine Robin note à juste titre que « L’analyse de l’historien n’est qu’un discours parmi d’autres dans la grande circulation des discours qui se tiennent sur le passé » 14 . Mais ce n’est là ni la vocation première ni la finalité du travail scientifique des historiens. En fait, la mémoire quand elle est rapportée à l’immigration est en quelque sorte une opération de substitution plus ou moins consciente à l’explication historique. Il s’agit de se placer sur le terrain du « rappel », de « l’émotion », de « l’identité », et finalement du « projet » consistant à dépasser la problématique de l’origine nationale comme facteur « négatif » et « discriminant » pour « faire » de la « mémoire commune » à partir d’une pluralité de mémoires singulières. Il est possible d’énoncer, à partir du concept des trois âges de l’intégration 15 , notre hypothèse de l’impuissance théorique de la notion de mémoire à expliciter un enjeu, si ce n’est l’enjeu essentiel : l’immigration, les immigrés et leurs enfants (quelle que soit leur nationalité) dans les rapports de domination symbolique et d’inégalités de classe au sein de la société française. Le premier âge de l’intégration est celui de la revendication d’une égalité des droits comme condition d’appartenance à la nation et la société française. La marche des « Beurs » est la première expression, la plus emblématique et la plus médiatisée de cette sollicitation. Dans ce premier âge ce sont bien de jeunes Français qui demandent publiquement à être considérés, en droit et en fait, comme naturellement français (ou des Français à part entière). La réponse fut une réponse exotique, c’est-à-dire une réponse inapte à penser ces populations françaises comme autre chose qu’un produit étranger à l’ordre national ; des populations sous sa responsabilité mais comme ne lui appartenant pas. La réponse ne futelle pas d’accorder, comme mesure de générosité, la carte de résidence de 10 ans aux… résidents étrangers ? Le second âge de l’intégration est celui du débat sur les conditions d’accès de ces populations à la nationalité française. L’injonction peut se formuler ainsi : vous qui êtes né(e)s sur notre sol méritez la nationalité française parce que la nationalité française se mérite. Cet enjeu va concrètement se traduire en 1987 par la réforme du code de la nationalité. 14 15 Régine Robin, op. cit., p.41. Cette notion est une adaptation libre de la formule Sayadienne des Trois âges de l’immigration. 12 Le troisième âge de l’intégration se construit autour du constat d’échec de ce « projet » et un glissement par impuissance politique vers la problématique très actuelle de la « lutte contre les discriminations » comme procédure consensuelle de correction des inégalités, non pas les plus politiquement inadmissibles mais les plus moralement choquantes. Cette temporalité qui s’étale sur un peu moins d’une trentaine d’années (des années 1980 jusqu’à aujourd’hui) paraît se structurer, quel que soit le moment historique, autour d’une question aussi fondamentale qu’insoluble : que faire d’une origine nationale qui visiblement embarrasse tout le monde ? On peut le dire autrement. Comment faire pour maîtriser, neutraliser et traduire positivement les effets subjectifs d’un rapport de domination historique enfoui dans les mots et les jugements, les corps et les esprits, les pratiques et les représentations ? La lutte et le travail collectifs pour construire et imposer une « mémoire commune », vont constituer finalement la dernière épistémè (pour parler comme Michel Foucault) en date, sorte de dispositif quasi invisible de discours et de visions du monde ; de représentations du réel (passé et présent) qui figent un empire de concepts vagues et diffus dans l’ensemble des espaces culturels et institutionnels. Il convient de s’interroger sur les conditions du passage des luttes politiques traditionnelles (mobilisations collectives, aspirations révolutionnaires, luttes partisanes et syndicales, etc.) à la lutte culturelle et à l’action sur les représentations symboliques, qu’opère aujourd’hui la notion de mémoire dans le champ de l’immigration. La mémoire est évoquée ici autant comme une catégorie interprétative que comme un possible dispositif de production de gratifications symboliques et matérielles. La légitimation et la réalisation pratique des projets mémoire sont liées à deux conditions impératives : d’une part, esthétiser le passé et les transformations sociales présentes (raser un foyer de vieux immigrés vivant seuls, moderniser un ensemble d’habitations, etc.). D’autre part, raccorder impérativement le thème de la mémoire à des problématiques politiques très actuelles légitimées et prises en charge par la puissance publique et ses institutions, comme le « métissage culturel », la « valorisation des cultures » et la lutte contre les discriminations. Si les perceptions et les préoccupations commencent à se modifier tout en se déplaçant sur d’autres objets, l’enjeu fondamental reste exactement le même : comment les intégrer et comment s’intégrer ? Là aussi se dessinent deux champs d’actions d’inégale importance stratégique mais qui sont profondément liés malgré les apparences ; celui, d’une part, d’un 13 discours et de pratiques supposés objectiver le caractère « multiculturel » de la société française (actions interculturelles, métissage, le droit à la différence, double culture, etc.) ; celui, d’autre part, d’une problématique naissante liée à la production d’une mémoire des anciens. Si le multiculturalisme a partie liée à une réflexion sur les fondements d’une société pluraliste, la mémoire renvoie aux anciens, au temps qui passe. Et, dans le cas des « vieux » immigrés, à l’inéluctabilité d’une mort proche. Cette problématique pourrait être formulée sous forme de question : que faire du savoir et quelle serait la vocation politique de ce savoir dont sont dépositaires les vieux immigrés sur leur histoire personnelle qui est indissociablement celle de l’immigration maghrébine et de la société française ? Certes, cette population vieillissante intéresse en tout premier lieu les pouvoirs publics et les milieux associatifs et professionnels (immigrés ou non). La présence de milliers de personnes que l’on avait quelque peu « oubliées » est un enjeu, non pas tant de gestion, que d’une volonté de réconciliation nationale. « Que faire de nos vieux » est une question qui sous-tend explicitement avant tout une volonté d’agir sur le passé pour se demander comment agir ensemble (c’est-à-dire nationalement) dans le présent. En fait, par la médiation des « vieux immigrés », ceux qui vont mourir bientôt, ceux qui symbolisent sans conteste le passé, la vie derrière soi (et par extension, l’effacement, la disparition, le silence, la perte, l’amnésie, etc., mais aussi, l’ingratitude, l’indifférence, l’inattention, etc.), la lutte qui est engagée, avec l’aide des pouvoirs publics (au travers de la politique de la ville 16 , de la politique du patrimoine et les financements de projets par le FASILD), est une lutte contre l’oubli. Et cette lutte n’est possible, en réalité n’est légitime, que parce que le passé n’est pas encore oublié. La preuve en est que ces « vieux » sont encore là et qu’ils peuvent encore parler. Toute la question est de savoir quels sont les dispositifs les plus appropriés pour rendre compte de ce passé ? Comment recueillir des faits, les gestes et les paroles appartenant au passé ? A partir de quels matériaux (archive, témoignage, objets, etc.) construire l’opération historiographique ? Comment recueillir et préserver les matériaux existants ou encore inconnus ; dispersés et menacés de disparition ? Et aussi et surtout dans quel but ou pour quelle finalité scientifique et politique ? 16 Déjà en 87/88 la municipalité de Grenoble élabore un plan quinquennal de traitement des foyers de travailleurs immigrés. Soulignons ici l’importance de la politique de la ville dans le dispositif « mémoire ». 14 Rappelons-le : nous ne sommes pas avec la problématique de l’immigration et de la mémoire uniquement dans l’espace des relations et des tensions scientifiques qui se nouent au travers des catégories de la mémoire et de l’histoire. Nous ne sommes pas non plus dans le cadre d’une phénoménologie de la mémoire ou de la question de la représentation de la mémoire et de ses effets épistémologiques sur les pratiques professionnelles des historiens. La mémoire ne fait pas encore l’objet d’une appropriation critique fondée à partir des grands évènements de l’histoire ou des grands bouleversements historiques : la Shoah, la déportation, les crimes nazis, etc. Si tel était le cas nous serions, d’une part, dans la perspective d’une interrogation sur le statut politique du passé et de ses relations au présent, et d’autre part, sur la mobilisation politique du passé dans des enjeux actuels. La mémoire et les discours sur la mémoire quand ils sont rapportés à l’immigration sont de l’ordre quasi exclusivement de l’hommage (au sens de promesse de rester fidèle et de culte), de la reconnaissance (au sens de ralliement) et de la réhabilitation (au sens de rendre ou de rétablir dans un état, des droits, etc.). Mais il importe de s’interroger ici sur les modalités d’articulation de ce travail collectif de modification des représentations sociales, avec les attentes de ces « vieux immigrés » et plus largement avec une « demande de mémoire » des populations immigrées ou issues de l’immigration. Sans doute que l’emploi extrêmement variable de la notion de mémoire qui est plus proche du souvenir, du rappel, de l’évocation, etc., que de la définition maîtrisée, a pour fonction fondamentale de réunir des points de vue, des perspectives et des intérêts par ailleurs bien hétérogènes. Jamais, probablement, un thème n’aura fait l’objet d’un aussi grand nombre d’usages pratiques ; évoquant à peu près tout : l’entreprise, le foyer, le travailleur, les ouvriers, le racisme, la guerre, le quartier, les « vieux », les jeunes, les femmes, le patrimoine, le « lien social », la littérature, la musique, l’école, les soldats, etc., jusqu’à en faire un véritable lieu commun de l’évocation du passé dans l’espace public. On peut légitimement se demander ce que la notion de mémoire est sensée qualifier au juste. En effet, l’on sait faire de la sociologie, de l’anthropologie, de la linguistique, de l’histoire et plus généralement des sciences sociales et humaines ; on ne sait jamais, à la simple lecture des projets sur la « mémoire » et de ses discours approximatifs, ce que c’est que faire de la mémoire. Faut-il y voir, une fois de plus, un effet de position des populations étudiées ? Autrement dit, plus les populations sont socialement dominées (notamment les immigrés mais pas uniquement) moins l’inquiétude épistémologique est un souci. 15 On comprend mieux, dès lors, pourquoi les discours, les projets et les pratiques sur la mémoire et l’immigration se tournent et optent résolument vers l’esthétisation du passé et la production d’opinions critiques à l’égard de « l’universel républicain ». Non pas que l’intérêt de la mémoire soit un prétexte ou un alibi, comme nous ne pensons pas qu’il faille le réduire à une simple stratégie idéologique. Simplement la question de l’intégration et de la naturalisation de la présence dans la nation de ces populations à la fois françaises et immigrées se pose aujourd’hui en ces termes : si l’étranger est celui qui n’était pas là depuis le début, la mobilisation de la catégorie mémoire est une manière nouvelle, pacifique et à moindre coût, de rappeler une présence dans le passé qui se continue dans le présent. Certes, est-il dit, nous n’étions pas là depuis le début mais nous n’avons pas toujours été absents. Il ne s’agit pas ici d’un rappel solennel à l’Histoire de France, il s’agit d’abord et avant tout de dire sur un autre mode et avec d’autres mots l’impérative appartenance commune à un même destin national. C’est ce que signifie et ce à quoi renvoie la notion de « mémoire partagée ». Si nous suggérons que les opérations liées à la « mémoire des immigrés » sont des opérations de pacification des relations sociales (mais aussi entre ethnies, entre groupes sociaux, entre classes, etc.), autrement dit une autre façon de rappeler mais cette fois-ci pacifiquement et esthétiquement (c’est-à-dire sans choc et sans choquer) la violence des rapports de dominations et des inégalités sociales, c’est parce que les leviers sur lesquels s’appuie cette revendication de « mémoire commune » ou de « mémoire partagée », sont l’art et la culture cultivée. Avec l’art et la culture cultivée comme procédures de représentation du réel, la mémoire rapportée aux immigrés est avant tout une parole déréalisée c’est-à-dire une parole dépolitisée 17 ; des souvenirs mis en paroles devenues une parole de musée pour publics de musée 18 . Si cette parole est devenue audible et publique, si aujourd’hui elle suscite un si grand intérêt, si elle semble aujourd’hui touchée par la grâce de l’art et la culture 17 « La ″discussion″ du tort n’est pas un échange – même violent – entre partenaires constitués. Elle concerne la situation de parole elle-même et ses acteurs. Il n’y a pas de politique parce que les hommes, par le privilège de la parole, mettent en commun leurs intérêts. Il y a de la politique parce que ceux qui n’ont pas droit à être comptés comme êtres parlants s’y font compter et instituent une communauté par le fait de mettre en commun le tort qui n’est rien d’autre que l’affrontement même, la contradiction de deux mondes logés en un seul : le monde ou ils sont et celui ou ils ne sont pas, le monde ou il y a quelque chose ″entre″ eux et ceux qui ne les connaissent point comme êtres parlants et comptables et le monde ou il n’y a rien », Jacques Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Editions Galilée, 1995, p.49. 18 Ennoblir pour oublier paisiblement n’est-ce pas la fonction fondamentale du musée, de tous les musées ? Jean-Claude Duclos, directeur du musée Dauphinois le résume parfaitement à sa manière à propos du futur musée de l’immigration : « C’est une machine à oublier, à se décharger, c’est une libération ; accompagner un travail de deuil. Le musée de l’immigration sera plutôt un musée d’idée et non de collection ou d’objets » 16 d’excellence – marque ultime de consécration – c’est parce qu’elle a quitté le registre du politique et de la politique pour être exposée dans les espaces de l’art et de la culture cultivée. Ce qui apparaît, de manière dominante, dans la photo, le documentaire, la vidéo, la peinture, l’écriture à prétention savante ou profane, etc., c’est la figure de l’immigré inoffensif bénéficiant d’un « respect » à retardement. Comme le dit si bien un de nos interviewés : « A côté de la notion de mémoire il est toujours question de respect ». Et nous pourrions ajouter, comme nous l’a implicitement suggéré un autre de nos interviewés : parce qu’ils sont devenus respectables, leurs héritiers peuvent être enfin fréquentables (au sens de commun, d’habituel) parce que convenables. Parler de mémoire ou faire parler la mémoire, ou donner à la mémoire la responsabilité de rendre dicible l’indicible ; chercher dans un certain passé la présence et la vie de milliers d’hommes et de femmes que l’on avait « oubliés » est donc une manière plus euphémisée et plus consensuelle de parler du présent et seulement du présent, c’est-à-dire de l’immigration et de ses problèmes. De l’immigration et des problèmes qu’elle ne cesse de poser à l’ordre national, à la nation et à la société. Les discours sur la mémoire, quand celle-ci est rapportée à l’immigration, minorent profondément l’immigration comme question sociale, pour la hisser au rang d’objet culturel légitime 19 . L’engouement social et culturel à propos de la mémoire ne cache-t-il pas en réalité un véritable dépit (au sens strict de mépris) accumulé ces vingt dernières années ? Le discours sur la mémoire et le passé seraient devenus les catégories critiques pour dire que « l’universalisme républicain » n’est qu’un leurre ; et pour reprendre l’expression d’un de nos interviewés que « l’universel n’est que de l’idéologie et du mensonge ». De l’injonction « Intégrez vous ! » nous sommes passés à un désir du « partage d’un même destin » avec comme mot d’ordre « Leur histoire est notre histoire ». Pour qu’un tel projet politique puisse se réaliser il faut agir sur le réel par la médiation d’une transformation des « représentations sociales ». Après les luttes sociales, politiques et syndicales, les protestations civiques, la réussite par l’école, la revendication de l’identité religieuse, voici maintenant le temps de la lutte contre les discriminations à partir d’une action nationale sur les représentations symboliques et sociales. Mais faire de la formule suivante : « Le but fondamental est de dire que le parcours des parents n’est pas un parcours de perdants » (un 19 Cela ne suffit pas, bien entendu et en particulier pour les populations étrangères et celles issues des classes populaires, à régler la question des conditions d’accès aux espaces où serait mise en scène leur « culture ». Comme si l’émotion esthétique à elle seule suffisait à créer les conditions d’une appartenance commune. Autrement dit les projets plus ou moins sophistiqués sur la mémoire et l’immigration laissent entière l’aporie suivante : comment produire des biens culturels légitimes sans se « couper » des publics auxquels ces produits sont en théorie destinés ? 17 interviewé) une sorte de guide pragmatique pour l’action, suffit-il à changer l’ordre des représentations des groupes dominants sur l’ordre des places et des assignations identitaires ? Ce qu’en disent les acteurs : mémoire pour soi, mémoire pour les autres Lier sans plus de précaution mémoire et immigration est une autre façon, plus économique et moins polémique, de revenir (plus ou moins confusément) à la notion d’intégration, terme supposé usé et moins performatif. Mais les usages et les significations de la mémoire sont ambivalents. Pour certains, en effet, l’objectif ultime de toute mobilisation pour la mémoire n’a de sens que si elle permet « d’intégrer » les populations immigrées au sein de la société française. Pour d’autres, au contraire, le recours à la mémoire serait justement un moyen de « rompre » avec les discours et les « politiques publiques » qui ont réduit depuis plus de vingt ans la question de l’immigration à une problématique d’intégration sociale et culturelle. La mémoire recouvre des significations multiples et différentes selon que l’on est militant, intellectuel, expert, élu, ou puissance publique. Ces groupes, à partir de leur position sociale, politique et professionnelle, ont une définition propre de ce qu’est ou ce que doit être la mémoire. Il n’est pas simple de décrire le rôle de chacune des parties dans la genèse puis le travail d’imposition de la définition légitime de la mémoire. Celle-ci peut recouvrir tantôt des revendications, tantôt désigner une politique, tantôt être proposée comme un concept critique, ou même désigner un programme de recherches historiographiques. En fait, c’est dans les interactions entre les groupes et les personnes que se définit et se redéfinit la notion de mémoire. Evoquer la mémoire est pour certains parler de leur vie, de leur expérience de l’immigration et du travail, de leur participation aux luttes passées ou présentes. C’est aussi construire un lien ou une continuité entre une expérience personnelle et celle du groupe. A l’usine par exemple, le travail à la chaîne est un travail partiel qui offrait une vision du monde mutilée et un point de vue restreint sur le monde. Dans cette perspective le recours à la mémoire permet de reconstruire ou de se reconstruire une unité de soi après coup. Ainsi, pour le président de l’association ATRIS le travail de mémoire sert à relier l’expérience particulière à celle du groupe : « L’intérieur de l’usine de Renault Billancourt c’était une ville, je 18 travaillais sur les chaînes, je ne pouvais donc pas connaître ce qui se passait ailleurs, dans d’autres endroits de l’usine ! Mais en faisant un travail de mémoire j’ai appris ce qui se passait là-bas ! Avant il existait cette solidarité que j’avais vécue avec tous ceux qui étaient autour de moi…. Mais, dans l’usine, rares sont ceux qui avaient une vision de toute l’usine. Ce n’est pas possible ! C’est à l’occasion du travail sur la mémoire que nous découvrons que nous n’avions pas connu la même usine et c’est donc en faisant ce travail de mémoire que chacun a partagé sa vision avec les autres ». La mémoire peut-être aussi appréhendée sous l’angle des fonctions sociales qu’elle peut remplir. Ainsi, pour le Directeur, conservateur en chef du Musée dauphinois, Grenoble, un travail de mémoire permet à la fois de connaître et de reconnaître les traumatismes du passé, de les apaiser afin de les dépasser. Pour d’autres encore, la mémoire est évoquée dans sa dimension politique, essentiellement comme source de mobilisation pour obtenir l’égalité des droits. Ainsi, pour le président de l’association D’un monde à l’autre, la mémoire est une « ressource idéologique pour faire valoir des droits ». Un des responsables de l’association Ecarts d’Identité fait de la mémoire une sorte de clef interprétative ; c’est, dit-il, une « nouvelle entrée pour parler autrement de l’immigration. Avec la mémoire c’est une revendication de reconnaissance qui est exprimée et cette reconnaissance fonctionne comme un moteur social. Avec la mémoire on remet du lien et du sens dans les rapports entre immigration et société d’accueil. » La directrice régionale du FASILD Nord-Pas-de-Calais insiste sur la distinction entre mémoire et intégration : « La mémoire n’est pas l’intégration. La mémoire est un dispositif de reconnaissance qui doit concerner tout le monde. » Dans une perspective plus large, la mémoire traduit une volonté politique qui tente de prendre en compte les préoccupations de groupes sociaux spécifiques. Pour Jacques Toubon, tout ne doit pas être mémoire ; celle-ci n’est qu’un matériau pour l’histoire. Si la mémoire, dit-il, permet de « nous rattacher à nos racines », c’est l’histoire et le travail de recherche historique qui permettent de distinguer les « vraies racines » des « fausses racines ». Ce sont les historiens qui peuvent nous dire que le « Français » n’a pas toujours existé tel que nous le connaissons aujourd’hui. En ce sens, la mémoire contribue de manière importante aux débats sur l’identité. Le rôle de l’historien se révèle alors déterminant. Gérard Noiriel l’évoque en termes de primauté et de prééminence. 19 En voulant démontrer, par la preuve de la mémoire, que les immigrés ne sont pas « des sujets sociaux tombés du ciel », en les rattachant historiquement à la Nation, on les reconnaît comme membres de la cité. La mémoire permet ainsi de restituer le lien historique entre l’immigré et sa société d’accueil. A partir de ce lien les revendications sociales des immigrés deviennent audibles et les politiques publiques peuvent les considérer comme légitimes. La mémoire serait aujourd’hui, selon le président de D’un monde à l’autre, un nouveau marché qui agrège des pratiques disparates mais sans réussir à formuler les questions sociales essentielles. La notion de mémoire est fort éloignée de notions telles que l’égalité, la citoyenneté ou encore l’intégration. Ainsi, les projets qui se rapportent à la mémoire peuvent aussi bien se constituer autour de lieux consacrés tels les musées régionaux ou locaux ou la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, qu’autour de projets plus modestes et parfois sans rapport direct avec la mémoire. « La vogue mémorielle, affirme Pierre-Jacques Derainne, s’est emparée des acteurs locaux. Ils s’en servent de plus en plus dans les projets de réhabilitation urbaine. Aujourd’hui, pour procéder à la démolition d’une tour HLM l’on mène des séries d’entretiens et on photographie les lieux et les habitants. Ce faisant, l’on recrée artificiellement une mémoire collective là où il n’y en avait pas. » La mémoire comme lieu de rassemblement d’intérêts dissemblables Au-delà des différentes définitions de la mémoire de la part de nos interlocuteurs, nous pouvons considérer leurs discours sur ce thème en fonction de la position qu’ils occupent dans un espace structuré autour de deux axes. Le premier axe va de l’immigration comme condition sociale à l’élaboration d’un discours savant ou intellectuel à son propos. Le second axe va des modes de mobilisation associative ayant pour objet la mémoire à la traduction de ces mobilisations en termes de création institutionnelle (par exemple la CNHI). 20 Schéma des positions Le premier pôle situé au plus haut à gauche du schéma est constitué d’acteurs tels que le président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, d’un conseiller auprès du Premier ministre, d’un membre du Haut conseil à l’intégration, d’un conservateur en chef du Musée dauphinois, du directeur du Mémorial national de l’outre-mer. Il rassemble donc des personnes riches en capital social, scolaire et culturel, dotées de pouvoir politique et institutionnel. Ces personnes sont très impliquées dans l’élaboration de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Ils y interviennent en tant que représentants d’institutions publiques. Le lien historique, social et national qu’il faut construire doit s’inscrire dans une dynamique fondée inséparablement sur le « souvenir » et « l’oubli ». Plus encore, ce lien doit lier et relier entre elles les histoires particulières de chaque groupe national (ou de chaque communauté immigrée) et l’histoire de la nation afin de parvenir à une double 21 reconnaissance : reconnaissance des populations ou des « communautés » immigrées par la Nation et reconnaissance de la part de ces groupes particuliers de l’histoire de la Nation comme étant aussi leur histoire. Pour ce pôle, la « mémoire » c’est avant tout de l’Histoire, celle de la France et de la nation française mais aussi de l’histoire nationale : « Leur histoire est notre histoire ». La catégorie de l’histoire et la catégorie de l’universel (ou l’universalité comme relatif au tout, au général ou à l’ensemble) sont deux catégories centrales. A l’opposé de ce premier groupe sur le deuxième axe se situe un pôle constitué d’associations ouvrières immigrées. Il s’agit ici de mémoires singulières constituées d’histoires personnelles et collectives ; nous serions tentés de dire d’une mémoire structurée par un destin de classe : les récits sont des récits d’ouvriers sur la condition ouvrière. C’est notamment le cas de l’Association des mineurs marocains dans le Nord qui fait de la lutte pour la « mémoire » une ressource stratégique pour faire valoir des droits (accéder par exemple au statut de mineur français et aux droits qu’il confère notamment en matière de retraite). Dans la représentation ouvrière la mémoire peut-être ramenée à des ambitions maîtrisables ; ce sont indissociablement des souvenirs et des lieux de souvenir ; ce qui n’exclut pas l’archive ou la photographie comme matériaux de reconstitution du passé. Mais la mémoire c’est d’abord se souvenir d’épreuves collectives, des « moments de luttes et de solidarité » ; des « moments de partage », des « moments de parole ». Plus proche du pôle institutionnel et dépendant entièrement des politiques publiques et de l’action de l’Etat, en particulier en matière de gestion sociale et culturelle de l’immigration, un pôle constitué d’institutions publiques (principalement le FASILD) occupées localement à produire des activités culturelles ayant pour thème la « mémoire » : expositions de peintures, de photos ou d’objets, collecte de récits, archivages, rencontres conviviales, inauguration de lieux réhabilités, conférences-débats, etc. A titre d’exemple, pour l’année 2003, le FASILD PACA a financé 28 organismes dont le projet était labellisé « mémoire » : « Apport de l’immigration à la société française » (4 projets) ; « Mémoire de quartiers, mémoire de villes » (8 projets) ; « Mémoire de femmes » (3 projets) ; « Patrimoine culturel des pays d’origine » (2 projets) ; « Personnes âgées et anciens combattants » (3 projets) ; « Parcours de travailleurs immigrés » (2 projets) ; « Guerre d’Algérie » (1 projet) ; « Théâtre » (2 projets) ; « Accompagnement et soutien aux projets : identité, parcours, mémoire » ( 1 projet). Dans le même ordre d’idée on se reportera aux projets sur la mémoire répertoriés par la CNHI en février 2005. Sur 691 thèmes répertoriés, 20% portent sur 22 « Histoire et mémoire des populations » ; 10% sur « L’histoire de l’immigration » ; 10% sur « Relations interculturelles » ; 10% sur « Cultures et pays d’origine » ; 2% sur « Histoire de l’esclave ». Plus précisément encore, sur 435 «Projets par champ culturel », 23% sont consacrés à l’« Ecriture » ; 18% à la « photographie » ; 12% au « Cinéma », soit plus de la moitié des projets. Le reste se distribuant entre le « Théâtre », la « Danse », les « Arts plastique », la « Musique », la « Lecture », le « Conte », et les « Multimédias » 20 . A côté de ces trois pôles se situe un pôle intermédiaire constitué de sociologues, militants, intellectuels, partisans ou critiques de « l’universalisme républicain », responsables d’associations, etc. Ce sont là autant de promoteurs en normes symboliques, médiateurs et surtout experts en glissement de sens dont la vocation est de faire circuler les idées, les théories, les formules, etc., les plus légitimes qui se rapporteraient à l’impératif de la mémoire dans le champ de l’immigration. Pour l’essentiel, leurs discours, prennent appui et confortent leurs arguments à partir du savoir légitime des historiens. Mais, bien loin de penser et de repenser les enjeux contemporains liés au « devoir de mémoire » et à la tension entre mémoire et histoire, le thème de la mémoire, parfois dissocié de l’histoire, n’est pas seulement un objet de l’histoire et de la recherche historique. Il constitue une représentation de l’histoire, un autre discours sur le passé et en cela un concurrent possible de l’histoire elle-même. En faisant la synthèse des différentes définitions de la mémoire de nos interlocuteurs, et de leurs positions différentes dans l’espace que nous avons retenu, quatre types d’usages de la mémoire se dessinent. ♦ Un usage politique relatif à l’organisation et à la gestion du pluralisme au sein de la société. ♦ Un usage militant qui mobilise le thème de la mémoire au profit d’enjeux sociaux et politiques relatifs à la reconnaissance et à l’identité. ♦ Un usage professionnel consistant dans la mise en œuvre, localement, de politiques d’Etat. 20 Aralis a mené un travail de recensement dans le cadre du projet Traces, qui a conduit à la rédaction de deux documents intitulés « Traces en Rhône-Alpes – projet d’une manifestation régionale de valorisation des mémoires et de l’histoire de l’immigration » et « Note d’étape – Repérage des initiatives ; propositions de pré-programmation ». Nous les remercions d’avoir mis ces documents à notre disposition. 23 ♦ Un usage entreprenarial qui vise à produire une plus value symbolique par la production et la promotion de projets scientifiques, esthétiques ou artistiques à visée civique. Conclusion Les discours et les pratiques sur la « mémoire et l’immigration », qu’ils soient d’origine individuelle, associative ou institutionnelle, se rapportent tous d’une manière ou d’une autre à la question fondamentale de « l’intégration » des populations immigrées et de leur descendance dans la société française. Les multiples initiatives passées, présentes ou en cours sur le « devoir de mémoire », s’apparentent à une mobilisation du passé proche pour obtenir des effets immédiats. Ces initiatives peuvent être qualifiées de nouveaux modes d’interpellation esthétique et pacifique des pouvoirs publics sur l’importance et l’apport des différentes immigrations à la nation française. Parler de mémoire et d’immigration ou de l’immigration et de la mémoire ce n’est pas encore faire œuvre de connaissance historique de populations longtemps tenues et se tenant à l’écart de l’ordre national. Sans aucun doute est-ce aussi le signe de la constitution d’un marché de biens symboliques au sein duquel se structurent des luttes pour le monopole du discours légitime sur la « mémoire immigrée ». La production d’une connaissance historique maîtrisée des populations étrangères et d’origine étrangère reste souvent une préoccupation secondaire. Aussi, il importe d’orienter résolument l’effort collectif dans la création et le renforcement de dispositifs ayant pour vocation le développement d’une véritable recherche sur l’histoire de l’immigration. La préservation et la mise à disposition des archives privées et publiques en est la condition première. La « mémoire immigrée » sollicitée aujourd’hui dans des projets à vocation sociale ou au profit de mobilisations contre les discriminations peut également contribuer au développement de la connaissance historique. Produite selon des règles et une méthodologie appropriées la mémoire constituera à coup sûr un matériau pour l’histoire. La politique de la mémoire et ses enjeux : trois pistes de recherche Au terme de cette étude, il est possible de dégager trois axes de recherches possibles qui recoupent les préoccupations relatives à la thématique de la mémoire rapportée à l’immigration. Ceux-ci concernent L’économie de la mémoire, les groupes et les espaces. 24 Un premier axe viserait à comprendre le système de relations entre l’offre institutionnelle (publique et privée) et la demande sociale en matière de mémoire dans le champ de l’immigration. Un second axe chercherait à analyser la dialectique et les tensions entre mémoires particulières et mémoire nationale. Ce qui implique de réfléchir au rapport qu’entretiennent les différents groupes à ce qu’ils considèrent être leur mémoire. Ce thème a été peu étudié. Il y a en effet un paradoxe dans la revendication de la « mémoire » : on demande à l’Etatnation la « reconnaissance » d’une histoire singulière de « victime » constituée en une quasi identité et dans le même mouvement on souhaite être « traité » comme les « autres ». Le projet consistant à objectiver la « souffrance particulière » de l’immigré (mais lequel : le Tamoul, le père algérien, la femme, les enfants, etc.) et à la verser dans l’espace des souffrances qui attendent une « réparation » (quels que soient la nature et les formes de cette réparation) peut, peut-être, aboutir à l’intégration de cette « mémoire particulière » dans la mémoire nationale comme se cristalliser et se durcir autour de projets de « mémoires exclusives de toutes autre mémoire ». L’objectif n’étant plus seulement la reconnaissance mais l’exigence d’une « réparation » de la part de l’Etat-nation au nom d’une « souffrance » unique et distinctive. Un troisième axe recouvre la problématique de la mémoire et de l’immigration en partant d’histoires territoriales et des liens complémentaires et des intérêts différents entre le local (communes, départements et régions) et le national. 25