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Pour protéger l'environnement, faut-il abattre la croissance ?
Edwin Zaccai
A paraître dans Heering A. et Leyens S. (éds.), Stratégies de développement durable.
Développement, environnement ou justice sociale ?, Presses Universitaires de Namur, 2009,
ISBN 978-2-87037-613-3
Croissance économique contre protection de l'environnement ? Limites à la croissance,
croissance durable, décroissance ? Les débats relatifs à l'écologie sont accoutumés à se
préoccuper des oppositions ou conciliations possibles entre croissance économique et
environnement. Mais se focaliser sur la croissance est-ce la bonne question dans ces
contextes, et de quelle croissance est-il question ?
Pour alimenter ce débat, nous commençons par remonter en amont de la notion de
croissance pour décrire les différentes relations possibles entre produit économique et
dommages infligés à l'environnement, montrant que le premier est un indicateur à la fois
incomplet et indirect en ces matières. Dans un deuxième temps, pour comprendre
l'importance cruciale donnée à la croissance, nous reviendrons à ses origines dans le cadre
de la révolution industrielle. Avec ces éléments, nous donnerons des aperçus différenciés
sur la situation dans trois types de régions du monde aujourd'hui et au futur, à la fois sous
l'angle du rôle de la croissance, et des principaux problèmes qui en découlent pour
l'environnement. Nous pourrons alors dans un dernier temps confronter ces éléments
empiriques à différents principes qui ont été proposés ces dernières décennies dans le
contexte du développement durable au sens large, pour limiter les impacts
environnementaux issus de la croissance1.
1. La croissance économique: un indicateur indirect et biaisé des atteintes à
l'environnement
1.1. Différencier les activités
La croissance économique est définie comme l'évolution à la hausse, d'un produit,
autrement dit d'une somme monétaire. Pour fixer les idées considérons la situation en ce qui
concerne un pays. Le Produit intérieur brut (PIB) est, pour simplifier, la somme des valeurs
des activités menées par les résidents durant un an. Concentrons-nous sur ce PIB. Du point
de vue de l'environnement, plusieurs cas sont possibles.
Certaines activités dont la valeur est comprise dans le PIB ont des impacts sur
l'environnement, par exemple des productions industrielles. D'autres, également valorisées
dans le PIB, n'en ont presque pas, par exemple les honoraires d'un avocat. Par ailleurs,
certaines activités non comprises dans le PIB ont également un impact sur l'environnement,

1Un dossier intéressant à consulter a été publié sur le même type de question par les Cahiers Français sous le
titre "Développement et environnement". CAHIERS FRANÇAIS, «Développement et environnement », n°
337, mars- avril 2007.
2
par exemple pour des ruraux pauvres en quasi autosubsistance, une déforestation. D'autres
activités non comprises dans le PIB n'ont guère d'impact.
Activités / Impacts
Impacts
Peu ou pas d'impact
Augmentent le PIB
Ex. : production industrielle
Ex. prestation intellectuelle
Non incluses dans le PIB
Ex.: agriculture en
autosubsistance
Ex. : activité sociale
Tableau 1
Le PIB s'avère donc être un marqueur indirect et incomplet des atteintes à
l'environnement. En outre, les valeurs relatives de ses composantes sont loin d'être
directement corrélées à l'importance des impacts sur l'environnement. Ainsi par exemple,
dans les pays industrialisés, l'énergie ne pèse que quelques pourcents du PIB, alors que les
impacts climatiques qui sont attendus de cette utilisation constituent une menace
potentiellement catastrophique à long terme (et d'ailleurs aussi une source considérable de
fragilité pour la croissance elle-même, voir plus loin). A l'inverse toujours dans ces mêmes
pays, les services pèsent plus de la moitié du PIB, et génèrent proportionnellement moins
d'impacts que l'industrie et l'agriculture.
Cependant, les activités menées dans une société vont se traduire par des impacts
matériels en fonction de sa structure technique générale de production et de consommation
(voir § 3). Par exemple si une activité artistique n'a a priori que peu d'incidences sur
l'environnement, dans certaines sociétés des manifestations artistiques peuvent entraîner la
mobilisation de très larges infrastructures et générer des impacts de déplacements
importants (concerts, expositions à grand succès, …) En outre, des activités intellectuelles
sans impact environnemental direct peuvent être à la source d'impacts indirects importants
(par ex. le travail intellectuel menant à un brevet appliqué ensuite à de la production). En
conclusion, dans des sociétés très monétarisées et à impact environnemental général élevé,
souvent le PIB va être modifié quand il se passe quelque chose, mais ce qu'il mesure est loin
d'être bien corrélé aux impacts environnementaux, comme le soulignent d'ailleurs de très
nombreux travaux critiques sur les indicateurs de richesse2
1.2. Différencier les impacts sur l'environnement
Avant de revenir au concept de croissance, détaillons encore un peu les impacts sur
l'environnement. Cette expression agrège elle aussi de nombreux phénomènes de nature et

2Voir par exemple GADREY J., "Evaluations des biens environnementaux et nouveaux indicateurs de richesse",
Cahiers français, «Développement et environnement », n° 337, mars- avril 2007, p. 55-61; et l'important
rapport de la Commission Stiglitz mandatée par N. Sarkozy, STIGLITZ J., SEN A. et FITOUSSI J-P., Rapport
de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, www.stiglitz-sen-
fitoussi.fr
3
d'importance diverses. On peut notamment distinguer l'utilisation de ressources
renouvelables (par exemple l'eau, les forêts), ou non (par exemple le pétrole) d'une part, et
de l'autre les impacts (émissions, effluents, déchets, …) des activités sur diverses
composantes de l'environnement. Ces impacts sont eux-mêmes extrêmement variés,
certains locaux (une pollution du sol), d'autres régionaux (pollution de l'air), voire mondiaux
(dérèglements climatiques). En outre, certains impacts sont réparables, comme le montre
l'amélioration de la qualité des eaux de surface, ou de l'air dans certains lieux, d'autres ne le
sont pas dans un avenir prévisible, comme la disparition d'espèces ou des changements
importants d'environnement. Via la combinaison de différentes caractéristiques, jointes à
l'importance qui leur est donnée par tel ou tel groupe humain, certains impacts seront
réputés plus graves que d'autres, et cela fait beaucoup de différence par rapport à une
notion abstraite de respect de l'environnement3.
En toute généralité, la fabrication et la production effectuées par l'homme dans tout
type d'activités utilisent des quantités variables de ressources naturelles et produisent
différents impacts. D'une façon intuitive, la durabilité de productions sous l'angle écologique,
peut se dire de celles qui permettent aux ressources de ne pas s'épuiser sur une longue
période de temps. Ainsi en est-il de l'agriculture traditionnelle, ou de productions à partir de
ressources renouvelables. Au sens strict, pourtant ce type de production a bien un effet sur
l'environnement: un champ cultivé, même de façon "durable", modifie la situation écologique
antérieure, de même qu'une pêche respectant la régénération des poissons exploités, etc.
Toutefois, selon les critères habituels, on considère généralement (bien que ce ne soit pas le
cas dans les conceptions d'écologie profonde), que la possible durabilité du point de vue des
ressources de l'environnement constitue un critère environnemental suffisant. On peut donc
dans cette optique concevoir une activité, agricole par exemple, qui va générer un produit
monétaire, et une croissance de celui-ci, tout en étant compatible avec le respect de
l'environnement.
Que retenir de ces éléments ? Ce qu'il faut considérer si on se soucie des impacts
d'activités humaines sur l'environnement, y compris au niveau des pays, est le type de
ressources consommées, leur caractère critique (irremplaçable, essentiel), et la nature, la
gravité, les conséquences des impacts générés par ces activités. Les valeurs monétaires
agrégées données aux différentes activités, par exemple via le PIB, ne sont pas un reflet
fidèle de ces impacts, et par conséquent, la croissance (ou la décroissance) de ces valeurs
ne l'est pas non plus.
Ceci étant, on peut s'attendre à ce qu'une croissance d'activités reflétée par celle du
PIB, résulte en une augmentation des pressions sur l'environnement si elle est d'un ordre de
grandeur important, et perdure pendant une longue période. Or c'est bien ce qui s'est produit
dans les pays industrialisés, comme on peut le voir sur le graphique ci-dessous. En Europe
de l'Ouest, le PNB par habitant a été multiplié par 15 (22000/1400) entre 1820 et 1992 (en

3Pour de nombreuses données et analyses, voir par exemple les rapports PROGRAMME DES NATIONS
UNIES POUR L'ENVIRONNEMENT (PNUE), Geo-4, Nairobi, Programme des Nations Unies pour
l'environnement, 2007; EUROPEAN ENVIRONMENTAL AGENCY, State of the Environment Report,
Copenhague, EEA, 2005. Pour la Région wallonne, on consultera CELLULE ETAT DE L'ENVIRONNEMENT
WALLON (CEEW), Tableau de bord de l'environnement wallon, Namur, DGARNE, 2008.
4
dollars constants)4. Sachant en outre que la population a plus que quadruplé, on a là un
indice d'une augmentation sous-jacente d'impacts sur l'environnement. Toutefois, en fonction
de ce qui a été dit plus haut, ce n'est qu'un indice, car a priori en regardant cette seule
courbe, on ne peut augurer des impacts qui sont en jeu. Mais de fait l'intensification agricole,
la production industrielle de masse, et l'augmentation sans précédent de l’utilisation
d'énergies fossiles, impliquées derrière ces augmentations, résultent en des impacts
considérables sur l'environnement.
5
Evolution du PNB par habitant (1820-1992), en dollars internationaux
constants de 1990
Sources : A. Maddison (1995). Ch. Vandermotten & P. Marissaal, TOME 1, 1998, p 64
./. 1 à 4
./.1 à 20
1400
22000
Graphique 1
2. La croissance: pourquoi, comment
S'il est important d'analyser quels impacts sur l'environnement sont causés par
l'augmentation des activités humaines, il n'est pas possible de faire l'impasse sur une
compréhension des ressorts et de la place de la croissance économique dans les sociétés.
Sans cela, il est bien difficile de se faire une idée sur la validité de diverses propositions
formulées sur la croissance pour limiter les impacts sur l'environnement (voir § 4). Ce sujet
est lui-même vaste, d'autant que dans le cas qui nous occupe, nous ne voulons pas
directement appliquer la réflexion à une période et à un lieu donnés, et que comme on va le
voir, ces conditions peuvent modifier très fortement les réflexions générales sur la

4 VANDERMOTTEN Ch. et MARISSAL P., La production des espaces économiques, Tome 1, Editions de
l'Université de Bruxelles, 1998.
5
croissance. Nous nous limiterons ici à trois aspects fondamentaux en relation avec le modèle
historique de la croissance des pays industrialisés depuis le 19ème siècle.
D'un point de vue historique, en particulier à partir de ce qu'on a appelé la révolution
industrielle, des gains de productivité se sont manifestés dans l'agriculture d'abord, dans
l'industrie ensuite, et continuent à se produire dans tous les secteurs. Il s'agit essentiellement
de productivité en termes de travail humain, et dans une moindre mesure, de matières. Dans
l'agriculture le nombre de travailleurs nécessaires a diminué de façon très spectaculaire. A
peu près en même temps, la production industrielle, soutenue par l'énergie et l'innovation
technique, a non seulement fait baisser considérablement les coûts des produits usuels,
mais a multiplié ces produits et continue de le faire. Des croissances matérielles de quantité
de produits et d'énergie se sont ainsi réalisées, accompagnées de croissances
considérables de valeurs de produits et services échangeables sur un marché. Si dans une
économie préindustrielle, la part du budget des ménages pour assurer un besoin de base
comme l'alimentation est majoritaire, elle tombe à quinze pourcents en Europe5 où, en outre,
l'abondance de l'alimentation est bien supérieure à celles des pays les plus pauvres.
Du point de vue des individus ces transformations sans égales dans l'histoire à cette
échelle ont façonné la vision d'une société en évolution rapide, où il est possible d'attendre
des améliorations sur la durée d'une vie. Les morales et religions préindustrielles, avec leurs
préceptes orientés vers la satisfaction de besoins spirituels, ont perdu de leur influence dans
un contexte où des changements matériels inédits se répandaient. Pour certains
sociologues, il y aurait même une concurrence de "dieux" entre la morale traditionnelle
religieuse, et les prescriptions des modes et de la publicité6, concurrence qui n'est d'ailleurs
pas étrangère au fait que la consommation ait été dès son origine l'objet de visions
moralement négatives toujours prêtes à se ranimer (le latin consumare ou consumer, brûler,
détruire; contrairement au travailleur, au producteur, qui lui est perçu positivement)7. Ce sera
le cas notamment sous l'angle d'une critique de ses effets sur l'environnement (dans le
contexte de la décroissance notamment, voir § 4). Un certain nombre d'indicateurs suggèrent
cependant aujourd'hui que cette amélioration à l'échelle d'une vie est, dans les pays riches,
plus sujette à caution que durant les dites Trente glorieuses, ce qui ne va pas sans alimenter
des réflexions sur les conditions de la durabilité d'un développement8.
Un troisième aspect fondamental de la croissance économique est le point de vue
d'investisseurs de capitaux, privés ou publics. Les investisseurs considèrent comme normal
de rémunérer (le risque de) leur investissement par une part de profit. Existant dans nombre

5 Chiffre approximatif pour l'UE en 2002. Source: EUROPEAN ENVIRONMENTAL AGENCY, Household
consumption and the environment, EEA Report N°11/2005, p. 17.
6 DESJEUX D., La consommation, Paris, PUF, Que Sais-je ?, 2006.
7 HEILBRUNN B., La consommation et ses sociologies, Paris, Armand Colin, Collection 128, 2005. Il faut
toutefois rappeler que nombre de cultures traditionnelles incluent aussi des fêtes donnant lieu à
d'importantes consommations (cf. potlachs).
8ZACCAI E., "Le développement durable: un projet et ses résonances", JP. CHANGEUX et J. REISSE (eds.), Un
monde meilleur pour tous, Collège de France, Paris, Odile Jacob, 2008, pp. 113-126.
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