Leibniz
Le panpsychisme leibnizien
Renée Bouveresse
Philopsis : Revue numérique
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Leibniz est un génie universel, qui contribua aux mathématiques, à la
logique, au droit, à l’histoire, à la linguistique, à la science et à la
technologie de façon telle qu’à chaque fois son nom mérita de garder une
place importante dans l’histoire. C’est en philosophie pourtant que son
apport est le plus décisif. Son système a été très vite reconnu comme l’une
des constructions majeures de l’histoire de la métaphysique et il n’a cessé
d’être commenté et discuté. Au XIXe siècle, la philosophie de Lotze l’a
renouvelé en un sens, contre le kantisme et l’hégélianisme. Et, encore en
notre siècle, il a suscité l’intérêt des penseurs les plus éminents : on peut
citer parmi d’autres B. Russell, M. Heidegger, Ortega y Gasset, Lovéjoy, ou,
en France, G. Deleuze et M. Serres.
La philosophie qu’il a proposée est à double titre une philosophie de
l’harmonie : harmonie qu’elle affirme du monde, et harmonie qu’elle tente
de réaliser parmi les philosophes.
« J’ai été frappé, dit-il, d’un nouveau système. Depuis, je crois voir
une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon
avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les Scolastiques avec les modernes,
la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de
tous côtés, et après, il va plus loin qu’on est allé encore. »
De fait, Leibniz est avant tout un grand conciliateur et un éclectique. Il
fut presque toujours en dialogue, notamment avec les très nombreux
correspondants qu’il entretenait dans toute l’Europe, et essaya de
sympathiser avec de très nombreux points de vue, d’une façon qui le rattache
à la tradition socratique et aux dialogues de Platon.
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Il ne prenait position, même s’il était un penseur profondément
original et qui lisait en créateur, qu’après avoir longtemps médité « les
raisons des autres », et considérait que « la plupart des écoles philosophiques
ont largement raison dans ce qu’elles affirment, mais non nécessairement
dans ce qu’elles refusent » (G., III, 607). Sa pensée fut toujours animée d’un
mouvement qu’on peut presque qualifier de dialectique, dans la mesure où il
était convaincu que « lorsque la raison détruit quelque thèse, elle édifie la
thèse opposée. Et lorsqu’il semble qu’elle truit en même temps les deux
thèses opposées, c’est alors qu’elle nous promet quelque chose de profond,
pourvu que nous la suivions aussi loin qu’elle peut aller » (éd. Erdmann,
502a). Son système paraît viser avant tout à maximiser la compatibilité de
points de vue apparemment différents.
On peut remarquer dans son œuvre immense l’absence d’un magnum
opus, d’une synthèse toute sa pensée serait exposée de façon complète. Il
n’a écrit, outre deux livres son système n’est pas exposé, les Essais de
Théodicée et les Nouveaux Essais sur l’entendement humain, que de
nombreux opuscules assez complets et des expositions fragmentaires dans
des lettres et des brouillons, ses idées sont présentées selon des ordres
divers. Pourtant cette pensée a une unité et une cohérence impressionnantes.
Elle constitue bien, de son propre aveu, un système, même si ce système ne
prétend pas à l’exhaustivité absolue, et si cette contribution à la philosophia
perennis garde un aspect de recherche perpétuelle : « Mon système... n’est
pas un système complet de philosophie, et je ne prétends pas avoir une
raison pour tout ce que les autres ont cru pouvoir expliquer. Il faut aller par
degrés pour aller à pas sûrs. Je commence par les principes » (G., VII, 451).
Qu’entendre par système ? Russell a donné au mot le sens d’ordre déductif
unilinéaire, et a proposé une reconstruction quasiment axiomatisée de la
pensée leibnizienne. Pourtant, même si Leibniz aspire au système déductif, il
semble que la notion de système ait aussi chez lui le sens d’ensemble de
thèses organisées de façon telle que chaque élément est lié à tous les autres,
et que plusieurs voies soient possibles pour aller de l’un à l’autre. Comme l’a
montré Serres, le philosophe de Hanovre substitue à l’ordre unilinéaire des
raisons qui caractérise la philosophie de Descartes l’idée d’un ordre
multilinéaire. « Espace tabulaire à une infinité d’entrées », ce système est
dénué d’un ordre unique, ou plus exactement les possède tous.
Sa philosophie a été susceptible d’interprétations différentes. En effet,
ce système, comme l’univers qu’il décrit, est comparable à une ville qu’on
peut apercevoir d’une infinité de points de vue. On peut par exemple
l’aborder en physicien, en métaphysicien, ou en théologien, même s’il est
possible de s’interroger sur l’existence d’une perspective centrale, réalisant
l’accord des perspectives particulières, comme Dieu a un point de vue qui
enveloppe tous les autres. La doctrine de Leibniz comporte plusieurs paliers
et prend parfois plusieurs formes, exotériques suivant qu’elles sont destinées
à certains publics, ou ésotériques lorsqu’il a réservé à lui-même ses idées
peut-être les plus essentielles à ses yeux. Elle a été exposée par son auteur
sous diverses perspectives. Mais il n’a pas révélé lui-me leur unité ni
l’intuition fondamentale de sa pensée. Celle-ci a été définie de façon
diverse : comme étant avant tout un panmathématisme, une métaphysique du
calcul infinitésimal, un panlogisme (avec Russell et Couturat), un
panpsychisme, ou encore, entre autres lectures, et comme l’a soutenu Baruzi,
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une conception d’inspiration essentiellement religieuse, conciliant un
mysticisme et un rationalisme extrêmement exigeant. L’étude de la
jurisprudence conduit Grua à une grande reconstitution théologique et
juridique. Pour Cassirer, Leibniz est un criticiste avant la lettre, surtout
préoccupé de réflexion sur les sciences. Pour J. Brun, il est le penseur de
l’Infini, selon Guéroult, qui part de la notion de force, un métaphysicien
dynamiste cohérent. Jalabert voit le sommet de sa philosophie dans la
conciliation de l’Un et du Multiple, et la thèse de la transcendance
intemporelle de l’unité substantielle. Selon Deleuze, cette philosophie en
laquelle « tout se plie, se déplie et se replie » est baroque par excellence, car
si le pli a toujours existé dans les arts, « le propre du Baroque est de porter le
pli à l’infini ». Sa thèse la plus célèbre, celle de l’âme comme « monade »
sans porte ni fenêtre, pleine de plis obscurs, « ne peut se comprendre que par
analogie avec l’intérieur d’une chapelle baroque ». Pour Serres (dont la
philosophie de la communication peut être considérée comme un néo-
leibnizianisme), « le poids historique de son œuvre tient en grande partie à la
liaison complexe d’un formalisme ductif, issu des sciences mathématiques
et aboutissant à leur renouvellement, et d’une morphologie théorique, issue
de mathématiques nouvelles et propre à décrire des totalités comme celles de
la vie ». Et un commentaire d’esprit leibnizien devrait, selon lui, tenter de
concilier les points de vue les plus différents.
Il ne s’agit pas pour Leibniz de marquer la portée et les limites de la
connaissance humaine, comme Descartes ou Locke, ou de déterminer les
conditions du bonheur humain, comme Spinoza. Concevant tel Aristote la
philosophie comme la science des principes premiers des choses, Leibniz a
un projet qui est d’une ambition métaphysique extrême : rendre
rationnellement raison des choses et du monde. De sa métaphysique, il écrit :
« Quant à la métaphysique, je prétends d’y donner des démonstrations
géométriques ne supposant presque que deux vérités primitives, savoir en
premier lieu le principe de contradiction... et en deuxième lieu que rien n’est
sans raison. » Et Couturat commente dans le sens du panlogisme un
fragment inédit Leibniz résume en quatre pages toute sa métaphysique en
la déduisant du principe de raison1. Le système de Leibniz a été élaboré avec
une extrême attention dans tous ses détails et son auteur peut revendiquer
pour lui la même sorte de perfection que pour son ontologie, la richesse du
détail étant articulée à l’intérieur du cadre unifiant d’une constellation de
principes. Tout présentateur de cette philosophie s’expose au risque de
l’assignation d’une entrée particulière comme à celui de la reconstruction
et on lui reprochera des omissions qui ne tiennent pas seulement à
l’immensité d’une œuvre encore non totalement explorée.
Yvon Belaval a insisté sur les limites des termes couramment
employés pour qualifier la philosophie de Leibniz (panlogisme,
panmathématisme, panpsychisme, etc.), en soulignant que « Il n’y a
véritablement qu’un nom à ne pas trahir un système, un seul qui nous convie
à une lecture directe des textes avec le moins de préjugés : le nom même de
1. Couturat, La Logique de Leibniz, d’après des documents inédits, Alcan, 1901, rééd.
Olms, 1969, préface. Selon Couturat, le sens exact et précis du principe de raison est « toute
vérité est analytique ».
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son auteur »2. Avant de traiter du panpsychisme de Leibniz - qui fut repris
par Lotze, écrivant dans Microcosmus : « Tout mouvement de matière dans
l’espace peut être expliqué comme une expression naturelle des êtres qui se
cherchent ou s’évitent avec un sentiment de leur besoin […] La totalité du
monde des sens n’est que le voile d’un royaume infini de vie mentale » -, il
est bon de souligner avec Belaval que, pas davantage que le panlogisme, le
panpsychisme ne peut prétendre fournir une qualification parfaitement et
totalement exhaustive ou exacte du système de Leibniz. Citons en effet le
philosophe de Hanovre lui-même :
« Il est vrai (selon mon système) qu’il n’y a point de portion de la
matière où il n’y ait une infinité de corps organiques et animés ; sous lesquels
je comprends non seulement les animaux et les plantes, mais encore d’autres
sortes peut-être, qui nous sont entièrement inconnues. Mais il ne faut point
dire pour cela, que chaque portion de la matière est animée ; c’est comme
nous ne disons point qu’un étang plein de poissons est un corps animé,
quoique le poisson le soit » (G. VI, 539/540).
Ainsi, d’après ce texte, Leibniz lui-me, dont Popper critique la
forme de panpsychisme dans The Self and its Brain (tout en admettant un
panpsychisme que nous qualifierons d’« embryonnaire » et qui diffère de
celui de la Monadologie), ne serait pas aussi totalement éloigné qu’on
pourrait le penser à première vue de la possibilité d’affirmer comme Popper
que le mot « pan » dans « panpsychisme » serait « gratuit et fantastique »3.
Le panpsychisme est, selon la définition de Paul Edwards, « la théorie
selon laquelle tous les objets de l’univers, pas seulement les êtres humains et
les animaux mais aussi les plantes et même les objets que nous qualifions
généralement d’“inanimés” ont un être “intérieur” ou “psychologique” ».
Bien que cette conception semble incroyable à la plupart des gens
aujourd’hui, elle a été soutenue sous une forme ou sous une autre par de
nombreux penseurs éminents aussi bien dans l’Antiquité qu’en des temps
récents, et le débat sur le panpsychisme garde une actualité4. Parmi les
2. Yvon Belaval, Pour connaître la pensée de Leibniz, Paris, Bordas, 1952, p. 258.
3. Dans A World of Propensities, Popper écrit : « Est-ce que les animaux seuls peuvent
connaître ? Pourquoi pas les plantes ? Bien sûr dans le sens biologique et évolutionnaire
auquel je parle de la connaissance, les hommes et les animaux ne sont pas les seuls à avoir des
attentes et par conséquent une connaissance (inconsciente), mais aussi les plantes, et
assurément, tous les organismes... Ainsi ils ont quelque chose comme des sensations ou des
perceptions auxquelles ils répondent, et quelque chose comme des organes des sens ». Mais
par ailleurs Popper rejette le leibnizianisme en tant que forme radicale de panpsychisme, car
pour lui il ne peut y avoir de conscience sans mémoire. Or, selon la physique moderne, les
atomes ou particules élémentaires n’ont pas de mémoire. Nous ne pouvons assigner des états
mentaux ou des états conscients aux atomes. Des états de mémoire se produisent dans la
matière inanimée, puisque par exemple « l’acier "se souvient" qu’il a été magnétisé ». Mais
ceci est quelque chose de nouveau, d’émergent. « Les atomes et les particules élémentaires
"ne se souviennent pas", si l’état actuel de la physique est correct » (K. Popper, The Self and
its Brain, Springer International, 1977, p. 71. Voir aussi « Appendice III : Popper et Leibniz:
Critique du panpsychisme et panpsychisme embryonnaire » in Renée Bouveresse, Spinoza et
Leibniz, l’idée d’animisme universel, Paris, Vrin, 1992.
4. Témoigne de celle-ci, entre autres, la discussion de Thomas Nagel qui, dans Mortal
Questions, Cambridge University Press, 1979, en vient à considérer qu’en un certain sens « le
panpsychisme n’implique pas le panpsychisme au sens usuel, selon lequel les arbres et les
fleurs, et peut-être même les cailloux, les lacs, et les cellules du sang ont une conscience
d’une espèce quelconque. Mais nous savons tellement peu de choses sur la manière dont la
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penseurs qui furent soit panpsychistes, soit enclins à adopter une position de
cette sorte, (dont il existe de nombreuses variétés différentes), on peut citer
parmi d’autres - outre Leibniz qui nous semble avoir été celui qui donne
peut-être le plus d’ampleur et d’éclat à cette thèse, et les penseurs influencés
par lui comme Fechner et Lotze , Thalès, Anaximène, Empédocle,
plusieurs des Stoïciens, Plotin et Simplicius ; de nombreux philosophes
italiens et allemands de la Renaissance (dont Paracelse, Girolamo Cardano,
Bernadino Telesio, Giordano Bruno et Tommaso Campanella), F.W.
Schelling, Arthur Schopenhauer, Antonio Rosmini, W.K. Clifford, Harold
Hoffding, C. B. Renouvier, Eduard von Hartmann, Wilhelm Wundt ; les
penseurs allemands Ernst Haeckel, Wilhelm Bolsch, Bruno Wille ; C. A.
Strong, Erich Adicke, Erich Becher, Alfred Fouillée, C. S. Pierce, et F. C. S.
Schiller, Royce, et de nos jours Samuel Alexander, Bernadino Varisco, Paul
Haeberlin, Aloys Wenzel, Charles Hartshorne, et les biologistes Pierre
Teilhard de Chardin, C. H. Waddington, Sewall Wright, W. E. Agar, Th.
Rensch, ainsi que le philosophe A. N. Whitehead5.
Nous nous limiterons, faute de place6 à rappeler en un premier temps
les thèses panpsychistes de Leibniz pour, en un second temps, évoquer la
parenté et les différences de celui-ci avec le panpsychisme de Spinoza qui
semble bien avoir été l’une de ses sources d’inspiration. Même si le terme de
monade ne figure pas dans le Discours de Métaphysique, ce texte contient
virtuellement la théorie des monades car la substance individuelle y est
caractérisée par l’unité, l’indivisibilité, et le fait que sa nature est de
percevoir. La substance n’a que « des pensées et des perceptions » (D.M., §
XII), les animaux ont des âmes qui expriment tout l’univers quoique plus
imparfaitement que les esprits (D.M., § XXXIV), « la différence entre les
substances intelligentes et celles qui ne le sont point est aussi grande que
celle qu’il y a entre le miroir et celui qui voit » (D.M., § XXXV). C’est donc
sans être en désaccord avec le panpsychisme de La Monadologie que le
Discours de Métaphysique exprime surtout le panlogisme de Leibniz.
Comme l’écrit Jalabert, « le panpsychisme n’implique en aucune façon le
panlogisme, mais le panlogisme conduit presque infailliblement au
panpsychisme ». En effet, le panlogisme ne se suffit pas à lui-même. Et si la
logique révèle la structure de l’être et l’architecture des mondes possibles,
elle ne peut enseigner la réalité concrète qui vient déterminer cette forme. Le
logique devient tout naturellement chez Leibniz du psychisme pour
concrétiser le panlogisme par un panpsychisme. Leibniz écrit à Arnauld (9
octobre 1687) :
conscience surgit de la matière dans notre propre cas et dans le cas des animaux chez lesquels
nous pouvons l’identifier qu’il serait dogmatique de supposer qu’elle ne peut pas exister au
sein d’autres systèmes plus complexes, ou même de systèmes de la taille d’une galaxie,
comme produit des mêmes propriétés fondamentales de la matière que celles qui sont
responsables de notre existence propre ».
5. Affirmant que « tous les corps, bien qu’ils n’aient pas de sens, ont cependant la
perception », ce dernier écrit dans Science and Modern World que le panpsychisme « exprime
une vérité plus fondamentale que ne le font les concepts matérialistes ». Et il affirme dans The
Theory of the Living Organism que l’avantage du panpsychisme est de fournir une solution au
problème de l’émergence du psychisme dans l’univers et de ne pas nous contraindre à la
conception paradoxale selon laquelle « le facteur mental fit son apparition out of the blue à
une certaine date de l’histoire ».
6. Pour une plus ample information, voir Renée Bouveresse, op. cit.
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