Hegel et la dédicace du Gorgias de Platon
En 1826, Victor Cousin [1792-1867] fait paraître le troisième tome de sa traduction du grec en français, des Oeuvres de
Platon. Le volume contient les traductions de Protagoras, ou les sophistes ; Gorgias ou la rhétorique. En tête du
volume se trouve, sur trois pages, composée en écriture dite “anglaise“, en forme d'hommage public, la
longue dédicace de la traduction du Gorgias : « A Mr/ G. W. F. Hegel,/Professeur de Philosophie à l'Université de Berlin./
».
LE TEXTE DE LA DEDICACE.
« À Mr. G. W. F. Hegel, Professeur de Philosophie à l’Université de Berlin.
Je viens, mon cher Hegel, vous prier d’accepter l’hommage de cette traduction du Gorgias. Il était dû
sans doute à celui qui le premier replaça avec honneur, parmi les principes éternels de la philosophie du droit, les
maximes contenues dans cet antique monument. Mais un autre motif encore me dirige en vous adressant cet hommage./
Hegel, il y a dix ans que vous me reçûtes à Heydelberg comme un frère, et que, dès le premier moment, nos âmes se
comprirent et s’aimèrent. L’absence et le silence ne refroidirent pas votre amitié ; et quand dans ces
derniers temps, voyageant de nouveau en Allemagne, une police extravagante, dirigée à son insu par une politique
odieuse, osa attenter à ma liberté, me charger des accusations les plus atroces, et me déclarer d’avance
convaincu et condamné, vous accourûtes spontanément vous présenter devant mes juges, leur dire que j’étais
votre ami, et engager votre parole pour la mienne./
J’ai voulu, Hegel, vous remercier publiquement de cette noble conduite, non pour vous ni pour moi, mais pour la
philosophie. Vous avez prouvé qu’elle n’est pas toujours une occupation stérile, et que le génie de
l’abstraction peut très bien s’allier avec la fermeté de l’âme et le courage dans la vie. Encore une
fois, Hegel, je vous en remercie/ » [Victor Cousin./ Paris, ce 15 juillet 1826].
PREMIERE RENCONTRE.
C'est au cours de son premier voyage en Allemagne, fin juillet-mi novembre 1817, que V. Cousin rencontre les grands
hommes : Hegel à Heidelberg, et Goethe à Weimar.
Cousin [1792-1867] est alors âgé de vingt-quatre ans, et Hegel [1770-1831] alors âgé de quarante-sept ans est son aîné
de vingt-trois ans.
Hegel a déjà publié la Phénoménologie de l'Esprit [1807], la Science de la Logique [1812-1816] et vient de faire paraître,
comme manuel de son enseignement, la première édition de son Encyclopédie des sciences philosophiques [1817].
Après avoir dirigé le gymnasium de Nuremberg et y avoir enseigné [1808-1816], Hegel reçoit la proposition d'enseigner à
Erlangen, à Berlin, ou à Heidelberg. Il choisit d'être professeur à l'Université de Heidelberg, dans le Bade-Wurtemberg.
Nommé en 1816, il va y rester jusqu’en 1818, après quoi il ira enseigner à Berlin.
Les échanges entre Hegel et Cousin ont lieu en français. Contrairement aux propos tardifs de V. Cousin, Hegel parle et
écrit fort bien le français.
Une première rencontre a lieu fin juillet, puis une seconde tout à fait décisive à la fin de ce premier séjour de Cousin, à la
veille même de son retour en France.
Cousin, vingt ans plus tard, rend compte en détail de ses souvenirs : « Cependant, par scrupule de conscience, je me
décidai à aller voir M. Hegel quelques heures avant le départ de la voiture. Mais ce jour-là la voiture partit sans moi ; le
lendemain, elle partit sans moi encore, et le surlendemain je ne quittai Heidelberg qu’avec la ferme résolution
d’y revenir et d’y séjourner quelque temps avant de rentrer en France.
Que s’était-il donc passé ? J’avais trouvé sans le chercher l’homme qui me convenait. Dès les
premiers mots, j’avais plu à M. Hegel , et il m’avait plu ; nous avions pris confiance l’un dans
l’autre, et j’avais reconnu en lui un de ces hommes éminents auxquels il faut s’attacher, non pour
les suivre, mais pour les étudier et les comprendre, quand on a le bonheur de les trouver sur sa route.
Il n’est pas très facile d’expliquer cette sympathie si prompte et si forte qui m’attira vers le
professeur de philosophie de l’Université d’Heidelberg. M. Hegel n’avait point encore la
renommée qui pouvait exercer quelque prestige sur l’imagination d’un jeune homme : il ne passait alors
que pour un élève distingué de M. Schelling. Ce n’étaient pas non plus sa brillante élocution et le charme de sa
parole qui avaient pu me séduire ; il s’est toujours exprimé avec peine en allemand, et il parlait très mal le
français. Voici comment je me rends compte du goût que je ressentis d’abord pour lui. A Francfort, le seul esprit
supérieur que j’eusse rencontré était Schlegel, et Schlegel était mystique et illibéral ; au fond, il détestait la
révolution française et la France, tandis que moi j’adorais la révolution, la liberté et la philosophie. Mon jeune
spiritualisme avait même de la peine à ne pas être injuste envers le mysticisme. M. Hegel aimait la France, il aimait la
révolution de 1789, et, pour me servir d’une expression de l’empereur Napoléon, que M. Hegel me
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rappelait souvent, lui aussi il était Bleu. Il était à la fois très libéral et très monarchique, et ces deux sentiments sont aussi
au plus haut degré et dans mon cœur et dans ma raison. Il connaissait parfaitement l’histoire de la
révolution française, qui m’était familière, et nous en parlions perpétuellement. J’étais charmé de trouver
dans un homme de son âge et de son mérite mes sentiments les plus intimes ; et lui, déjà vieux, semblait comme
réchauffer son âme au feu de la mienne. Et puis M. Hegel était un esprit d’une liberté sans bornes. Il soumettait à
ses spéculations toutes choses, les religions aussi bien que les gouvernements, les arts, les lettres, les sciences ; et il
plaçait au-dessus de tout la philosophie. Il me laissa voir pour ainsi dire le fantôme d’idées grandes et vastes ; il me
présenta, dans le langage un peu scholastique qui lui était propre, une masse de propositions générales plus hardies
et plus étranges les unes que les autres, et qui firent sur moi l’effet des ténèbres visibles du Dante. Tout ne
m’y était pas entièrement inintelligible, et ce que j’en saisissais me donnait un ardent désir d’en
connaître davantage. Il y avait du moins entre M. Hegel et moi quelque chose de commun, une foi commune dans la
philosophie, une commune conviction qu’il y a eu ou qu’il peut y avoir pour l’esprit humain une
science vraiment digne de ce nom qui n’atteint pas seulement l’apparence, mais la réalité des choses,
qui n’exprime pas seulement les rêves mobiles de l’imagination humaine, mais les caractères
intrinsèques des êtres. M. Hegel était dogmatique ; et, sans que je pusse encore me bien orienter dans son
dogmatisme, il m’attirait par là. De son côté, il me savait gré des efforts que je faisais pour l’entendre et de
mon goût pour les grandes spéculations. Ainsi se forma notre amitié, et cette liaison à la fois de cœur et
d’esprit qui ne s’est jamais démentie, alors même qu’avec le temps la différence de nos vues en
métaphysique se déclara de plus en plus, et que la politique demeura notre seul et dernier lien.
Au bout de quelques jours, je restai persuadé que, pour ne pas être à ma portée, le professeur de philosophie de
l’université d’Heidelberg n’en était pas moins un esprit du premier ordre, en possession
d’une grande doctrine, digne d’être sérieusement étudiée. Je reconnus en même temps
l’impossibilité de parcourir utilement l’Allemagne entière en quelques mois, quand on est exposé à
rencontrer dans la moindre université des hommes aussi remarquables ».
DEUXIEME VOYAGE EN ALLEMAGNE.
En août-septembre 1818, V. Cousin effectue un second voyage en Allemagne, accompagné par Louis Bautain [1796-
1867], son ancien élève à l'Ecole normale, professeur de philosophie au collège royal de Strasbourg, depuis octobre
1816.
On dispose d’une lettre de Hegel à V. Cousin, écrite en français, envoyée de Heidelberg, en date du 5 août 1818,
qui lui conseille un certain nombre de contacts [Friedrich Heinrich Jacobi, Friedrich Wilhelm Joseph Schelling]. Mais cette
lettre, envoyée tardivement, arrive alors que V. Cousin est déjà en Allemagne. Cousin va jusqu’à Munich, rencontre
Friedrich Schelling [1775-1854] et Friedrich Heinrich Jacobi [1743-1819].
Au cours de ce second voyage, Victor Cousin ne rencontre pas Hegel.
DEUXIEME RENCONTRE ET TROISIEME VOYAGE.
La rencontre a lieu à la fin du troisième voyage, voyage commencé à l'automne 1824.
Suspecté d’entretenir des relations avec les chefs de la Burschenschaft, association patriotique et libérale
d’étudiants allemands, V. Cousin qui voyage avec Louis Napoléon Lannes, duc de Montebello [1801-1874] dont
il a été le précepteur, est arrêté à Dresde par la police saxonne à l'initiative de la Prusse, à la mi-octobre 1824.
Incarcéré près de cinq mois à Berlin, Cousin est remis en liberté au début février 1825, mais doit rester à la disposition
des autorités prussiennes encore quelques semaines. Il ne reviendra en France qu'au début mai 1825.
C'est dans cet intervalle de temps entre février et mai 1825 que V. Cousin revoit Hegel, et la plupart de ses familiers :
Eduard Gans [1798-1839] ; [Heinrich] Gustav Hotho [1802-1873] ; Leopold Dorotheus von Henning [1791-1856] ; Karl
Ludwig Michelet [1801-1893]. Il rencontre également l'homme politique prussien Friedrich August von Stägemann [1763-
1840] ; Reimer ; F. E. D. Schleiermacher [1768-1834].
INTERVENTION DE HEGEL EN FAVEUR DE COUSIN.
Dès qu'il apprend l'arrestation de V. Cousin, Hegel adresse une longue lettre au Baron von Schuckmann, Ministre
prussien de l’Intérieur, en date du jeudi 4 novembre 1824, pour témoigner en faveur de V. Cousin. Dans cette
lettre, dont on connait le texte du brouillon, Hegel fait référence aux deux précédents voyages [1817 et 1818] de V.
Cousin, au cours desquels, dit-il, il a fait « la connaissance de plusieurs professeurs de philosophie allemands, et
m’a en particulier rendu visite à Heidelberg ». « J’ai vu en lui, dit Hegel, un homme qui s’intéressait
très vivement aux sciences, et en particulier à la discipline à laquelle il s’est consacré, et qui s’efforçait
notamment de connaître avec le plus d’exactitude possible la façon dont la philosophie est pratiquée en Allemagne
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» [Paris : Gallimard, collection Tel, n°160. 1990. Hegel, Correspondance. Tome III, p. 70]. Il fait référence aux travaux de
V. Cousin : la publication des œuvres de Descartes, de Platon, de Proclus.
Cette démarche est confirmée par Karl Rosenkranz [1805-1879], dans sa Biographie de Hegel, publiée en 1844 : « À
peine Hegel eût-il connaissance de cet évènement, qu’aussitôt, le 4 novembre, il adressa au ministre de
l’Intérieur et de la police un écrit étendu dans lequel il s’employait chaudement à la délivrance du
philosophe français ».
C'est pour remercier publiquement Hegel que Victor Cousin, qui depuis 1825 a commencé à publier la traduction du grec
en français des Oeuvres complètes de Platon, en treize volumes, lui dédie en 1826, deux ans après son arrestation en
Allemagne, sa traduction du Gorgias, parue dans le tome 3 des Œuvres de Platon, dédicace signée en date du
samedi 15 juillet 1826.
© JJB 09-2010
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