91 Samedi 4 octobre 2003 - 21 h 00 Église de Houdan Musiciens des cathédrales Philippe Galle, Encomium musices d’après Johannes Stradamus, (ca 1604) 92 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII Programme (1598-1664) Fantaisie « pour l’exemple de ce qui se peut faire sur l’Orgue » CHARLES RACQUET Introït : FRANÇOIS ROBERDAY (1624-1680) Fugue 5me (ca 1590-1651) Missa ad Placitum Kyrie Gloria HENRI FRÉMART Graduel : FRANÇOIS ROBERDAY Fugue 1re et caprice sur le mesme jeu HENRI FRÉMART Missa ad Placitum Credo Offertoire : FRANÇOIS ROBERDAY Fugue 2me et caprice sur le mesme jeu HENRI FRÉMART Missa ad Placitum Sanctus Agnus Dei (1563-1633) (1567-1638) Magnificat [orgue et polyphonie alternée] JEHAN TITELOUZE NICOLAS FORMÉ Musiciens des cathédrales (milieu XVIe siècle-1611) Passameze pour les Cornetz PIERRE-FRANCIQUE CAROUBEL ANONYME Pavane pour le mariage du Roy Louis XIII (1549-1609) Quarante deuxiesme fantasie sur : Je suis deshéritée EUSTACHE DU CAURROY EUSTACHE DU CAURROY Quinziesme Fantasie. À l’imitation d’Ave Maris Stella JEHAN TITELOUZE Ave maris stella [orgue et plain-chant alterné] (1599-1676) - Antiennes à la Vierge : Dum esset rex Nigra sum sed formosa Beata Dei genitrix ÉTIENNE MOULINIÉ - Fulcite me floribus, Motet à la Vierge LOUIS COUPERIN (1626-1661) Fantaisie (av. 1587-ap. 1643) Assumpta est Maria GUILLAUME BOUZIGNAC Ce programme est donné en coproduction avec le Festival « Jeux d’orgues en Yvelines » subventionné par le Conseil Général des Yvelines 93 94 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII avec Jean-Charles Ablitzer, Grand orgue VOIX D’HOMMES DU CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR Jean-Yves Guerry, NN, hautes-contre Renaud Tripathi, Thibaut Lenaerts, tailles Aldo Platteau, Thomas Van Essen, basses-tailles Philippe Favette, Hubert Deny, basses avec la participation de Raphaèle Kennedy, dessus ENSEMBLE LA FENICE Jean-Paul Boury, Kiri Tollaksen, cornets Richard Cheetham, sacqueboute alto Christiane Bopp, sacqueboute ténor Bernard Fourtet, sacqueboute basse et serpent Jean-Marc Aymes, orgue positif DIRECTION ET CORNET : JEAN TUBÉRY Musiciens des cathédrales Une Maistrise est comme un petit Royaume… Il ne faut pas appeler une Maistrise bonne pour avoir beaucoup de revenu, Mais parce que les enfans y sont bien dressez & conditionnez. C’est pourquoy on dit, Talis Pedagogus, Talis Discipulus… Voilà pourquoy vous devez commencez le gouvernement de vostre logis par vous mesmes : paroissant à vos escoliers, Prudent, Chaste, Sobre, Paisible, & sur toutes choses aymant & craignant Dieu… Soyez assidus, Ne battez point tant le pavé. Ne regardez les femmes que de costé. Ne soyez pas si souvent au Cabaret. Enseignez bien vos enfans. Beuvez souvent avec les Chantres. Honorez les Chanoines. Composez de temps en temps quelque nouvelle piece. Ne faictes pas de Musique si triste. Contentez le public en meslant l’Art avecque l’Air. Menez à la promenade quelque fois vos enfans. Monstrez leur la methode de bien chanter. Faictes leur apprendre quelque Air… Annibal Gantez, L’entretien des musiciens, 1643. En 1549, François Ier avait réformé les institutions musicales de la Cour. À côté de l’Écurie, la Chapelle-musique et la Chambre obéissaient désormais à une même organisation regroupant enfants (pages de la Musique du Roi), chantres et maîtres de musique chargés de la composition, de l’exécution musicale comme de l’éducation des jeunes pages. Cette réforme avait notamment retiré à la Sainte-Chapelle du Palais une de ses plus prestigieuses prérogatives, celle de chanter à la messe royale et de célébrer le monarque ; la Musique du Roi en imitait cependant l’organisation maîtrisienne. Depuis le Moyen-Âge, la maîtrise était au centre de la vie musicale du royaume. Attachée à une cathédrale, une collégiale, une paroisse, elle assurait les offices du calendrier liturgique, mais remplissait parallèlement une réelle fonction éducative en assurant l’enseignement général et surtout musical des enfants qui y chantaient. Véritables conservatoires avant la lettre, les maîtrises de Paris et de province constituaient d’authentiques réservoirs de talents, nourris de riches échanges et de nombreuses influences générés notamment par le départ et l’arrivée de nouveaux maîtres de musique. Nombreux chantres et enfants de chœur allaient mener une brillante carrière, souvent à la Chapelle royale ou à la Chambre du Roi. Des noms comme Nicolas Formé, Antoine Boesset, Étienne Moulinié, Guillaume Bouzignac et plus tard Pierre 95 96 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII Robert, Henri Desmarest, Michel-Richard de La Lande ou André Campra donnent à eux seuls la mesure des talents formés dans les maîtrises de France. Ce programme évoque quelques uns des plus brillants maîtres de musique, chantres, organistes du royaume durant le règne de Louis XIII, à travers des œuvres qu’ils écrivirent pour le service liturgique ou qui furent le fruit de cette éducation privilégiée. La maîtrise L’enseignement des enfants Lever 6 heures, coucher 21 heures 30, 2 heures pour ceux qui servent à matines… Dans une maison proche ou attenante au sanctuaire, la vie de la maîtrise s’organisait en communauté, rythmée par l’étude et les nombreuses « heures » liturgiques qu’elle devait servir. Selon l’importance du chapitre de la cathédrale (qui supervisait également la bonne gestion économique et morale de la maîtrise), six à douze enfants âgés de 6 à 14 ans en moyenne apprenaient les « humanités » (latin, grammaire, un peu de mathématique…), généralement le matin et le soir ; c’était le seul enseignement général dispensé, suffisant au yeux du clergé. Le plus grand soin était apporté aux leçons de musique, qui représentaient l’essentiel de l’enseignement. À côté de cours théoriques et pratiques où la voix occupait la toute première place, les jeunes maîtrisiens étaient souvent autorisés, selon leurs aptitudes, à apprendre un instrument de musique, généralement l’orgue, la viole, ou autres instruments pratiqués à la cathédrale, comme le cornet ou le serpent. L’équipe enseignante était généralement constituée des deux maîtres de latin et de musique, qui veillaient quotidiennement à la sévère discipline régie par une stricte hiérarchie. L’aîné des maîtrisiens, le « spé », était d’autant plus responsabilisé qu’il se voyait chargé de la surveillance de ses cadets, à la maison comme à l’église ; selon l’importance de la maîtrise, il était secondé par le « deuxième » ou le « troisième grand », qui prenaient chacun en charge trois ou quatre enfants. À Notre-Dame par exemple, l’ordre selon lequel les maîtrisiens se rendaient à l’office reflétait cette hiérarchie, au bas de laquelle se situaient les plus jeunes : d’abord les deux plus petits, côte à côte, puis le « troisième petit » suivi des autres enfants, deux par deux ; le « spé » fermait la marche. La rigueur des punitions qui sanctionnaient tout manquement disciplinaire ne doit pas faire oublier que l’enseignement dispensé au sein des maîtrises était un privilège rare à cette époque, certes accordé sur des aptitudes et Musiciens des cathédrales talents particuliers, mais réservé aux enfants de condition souvent très modeste. À l’église Il est évident qu’une telle éducation devait servir la cathédrale qui obtenait, pour son bon fonctionnement, divers bénéfices et prébendes, agrémentés de libéralités et dons offerts par différentes confréries, ou même par la famille royale pour les maîtrises les plus importantes. Avec la cathédrale, les enfants devaient servir Dieu. À côté des leçons de latin et de musique, la participation des maîtrisiens à la vie liturgique était astreignante. Ils avaient l’obligation d’assister à tous les nombreux offices qui rythmaient chaque jour du calendrier liturgique : ordinaire, propre, mais aussi mariages, enterrements et quelques cérémonies ou fêtes particulières. Les enfants y chantaient messes, antiennes, hymnes, motets et psaumes, qu’ils « dialoguaient » avec le grand orgue en plain-chant, en faux-bourdon et ou en polyphonie qu’ils exécutaient après avoir répété pendant ou en dehors de leurs cours de musique. À l’église, où la discipline était encore plus sévère, le maître de musique, ‘de chapelle’ pour l’occasion, veillait à ce que les enfants de chœur servissent et chantassent correctement autour du lutrin sur lequel était posé le « livre de chœur ». Les enfants étaient soutenus par les voix de chantres adultes, recrutés comme eux pour leurs aptitudes musicales et la qualité de leur voix. Leur nombre était proportionnel à celui des enfants – des rangs desquels ils étaient souvent issus après la mue – ; Notre-Dame, maîtrise conséquente, entretenait douze à seize chantres. Ces clercs opposaient cependant à la docilité des enfants une indiscipline constante. Les remontrances, soigneusement consignées dans les registres des chapitres, étaient continuelles et émanaient des chanoines, du maître de musique, des enfants même. Elles touchaient principalement leur attitude à l’église, leur négligence au service du chœur, leurs bavardages incessants ou le manque de concentration qui leur faisait précipiter la psalmodie, leurs déambulations dans l’église ou encore leur insolence à l’approche des fêtes. « [Il] faut qu’un Maistre soit en credit des Chantres, sinon les compagnons sont brusques à manier comme le cheval d’Alexandre » ; le maître de musique devait donc non seulement veiller sur les enfants, mais aussi à la bonne tenue de ces jeunes adultes indisciplinés, qu’on imagine également assez susceptibles. Pour cela, il devait par exemple « ne faire jamais chanter une pièce que les Chantres ne soient bien disposez », « user de parolles de 97 98 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII soye, s’il veut que les Chantres fassent merveille dans l’occasion » ; bref, « sonder toutes sortes de moyens avant que de desobliger un Chantre ». Au moment où il consigna ses nombreuses ‘recommandations’ dans son Entretien des musiciens (1643), Annibal Gantez était maître de musique à la cathédrale d’Auxerre ; musicien itinérant, il eut sans doute du mal à tenir les chantres des nombreuses cathédrales où il servit entre 1628 et 1666 (Grenoble, Rouen, Aix-en-Provence, Arles, Nevers, Carcassonne, Paris, Auxerre…). Ses propos sont souvent un peu excessifs, d’autant que son état de musicien voyageur ne lui apportait probablement pas auprès des chanteurs ce « crédit » qu’il pouvait envier à un maître de musique fixe, tel Henri Frémart (ca 1590-1651) qui, à la tête de la maîtrise de Notre-Dame de Paris ressemblait « à un Empereur ». Le maître de musique et de Chapelle Le maître de musique avait donc charge de tout ce petit monde ; un vrai « petit royaume », sur lequel il régnait. Tour à tour professeur de musique, éducateur et garant des bonnes mœurs, maître de chœur, il était également compositeur. À l’église, après les impératifs définis par la liturgie et le chapitre, le maître était en effet libre d’organiser la musique des offices comme il l’entendait : plainchant, faux-bourdon, polyphonies chantées par la maîtrise entière, les chantres seuls, les enfants… La musique était celle des grands maîtres, « auteurs approuvés », mais aussi la sienne propre. Henri Frémart : Missa ad placitum1 Henri Frémart fut nommé le 10 novembre 1625 à la tête de la maîtrise de Notre-Dame de Paris, après une période d’incertitude pendant laquelle aucun maître de musique ne semblait contenter le chapitre depuis la démission, en 1622, de Jacques Du Moustier. Frémart laissait la maîtrise de la cathédrale de Rouen, qu’il servait depuis 1611. De la production musicale du maître de musique ne sont conservées que huit messes à 4, 5 ou 6 voix, publiées en livre de chœur entre 1642 et 1645. Certaines d’entre elles figuraient probablement déjà dans les deux volumes manuscrits « de messes et d’autres œuvres parmi ses compositions » qu’il offrit au chapitre le 4 février 1628. Sa riche activité à Rouen et à Notre-Dame inspira probablement au compositeur de nombreuses autres œuvres – messes ou motets – aujourd’hui perdues. On sait pourtant que le 3 septembre 1638 il lui fut commandé « de mettre en musique les psaumes Domine in virtute tua lætabimur Rex et Musiciens des cathédrales Exaudiat te Dominus », destinés à être chantés à l’occasion de la naissance du dauphin Louis, futur Louis XIV, « à la procession solennelle après l’accouchement de notre souveraine, la Reine, en chœur à la grand-messe ». Peut-être devait-il composer ces pièces dans le nouveau style à deux « chœurs alternés » développé à la Chapelle royale par Nicolas Formé, et pour l’exécution desquelles Jean Veillot, ancien enfant de chœur de Notre-Dame, fut chargé le 1er septembre d’assister Henri Frémart. Le maître de musique démissionna le 17 août 1640 pour raisons de santé et c’est précisément Jean Veillot (qui devait être nommé sous-maître de la Chapelle royale dès 1643) qui fut élu à la tête de la maîtrise, le 8 octobre 1640. Délivré de ses obligations professionnelles, Henri Frémart put dès lors se consacrer à l’édition de ses œuvres, dont il offrit la primeur au chapitre de Notre-Dame en 1642. Comme un exorde à cet héritage musical, la Missa ad placitum publiée justement par Robert Ballard en 1642 se distingue d’abord par son titre. Les sept autres messes s’inscrivent dans la tradition de la « messe-parodie » (appelée par Frémart « ad imitationem moduli… ») dont les titres donnent l’incipit du chant ou « sujet » exposé de manière récurrente dans l’ensemble de la composition (ce sujet était généralement issu du plain-chant depuis la mise à l’index, par le Concile de Trente, des références profanes). La Missa ad placitum, « comme il plaît », se détache a priori de toute référence mélodique préexistante et laisse le compositeur conduire son contrepoint comme il le souhaite ; c’est d’ailleurs probablement cette messe écrite « pour le plaisir » que Frémart offrit au chapitre en 1642, l’année même de sa publication. Claudin de Sermisy (1534), Pierre Cadéac (1558) et Claude Le Jeune (1607, édition posthume) avaient déjà illustré en France ce type de messe. Le maître de Notre-Dame s’empara donc à son tour d’un sujet original, ré-exposé furtivement plusieurs fois et diversement modifié, notamment dans le Gloria (Qui sedes ad dexteram patris, Jesu Christe) et le Credo (Crucifixus etiam pro nobis sub Pontio Pilato, Et in Spiritum sanctum Dominum). Tandis que toutes les parties de la messe font appel à la totalité des voix, l’effectif se réduit cependant à trois (« Tria ») – Cantus, Altus, Tenor – au milieu du Credo, à l’évocation particulièrement dramatique de la crucifixion du Christ entre les deux voleurs (Crucifixus sub Pontio Pilato), suivie de sa résurrection, le troisième jour (tertia die) ; ce dernier procédé, symbolique, est d’autant plus remarquable qu’il est systématique dans les huit messes de Frémart, qu’elles soient à 4, 5 ou 6 voix. 99 100 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII Étienne Bergerat, maître de musique de la maîtrise de Troyes, faisant exécuter un motet devant Louis XIII Les enfants de chœur Le riche emploi du temps des jeunes maîtrisiens ne laissait que peu de place au repos ou à la récréation. On permettait aux meilleurs élèves, très tôt repérés, de parfaire leur éducation musicale par l’apprentissage d’un instrument de musique. Les plus brillants recevaient également des leçons de composition. Avant leur départ de la maîtrise (vers 16 ou 17 ans) les « spés », encouragés par le chapitre, pouvaient ainsi présenter et faire chanter à l’office un motet ou une messe de leur composition, fruit des leçons dispensées par le maître de musique. Tous deux élevés à la maîtrise de la cathédrale Saint-Just et Saint-Pasteur de Narbonne, Guillaume Bouzignac et Étienne Moulinié comptent parmi les plus brillants enfants de chœur du règne de Louis XIII. Au moment délicat où ils quittèrent la rude assurance que leur procurait l’école maîtrisienne, les deux jeunes musiciens se dirigèrent cependant dans des directions opposées. Guillaume Bouzignac : Assumpta est Maria En 1604, la maîtrise de Saint-Just se séparait de son plus brillant enfant de chœur. Né vers 1587 à Saint-Nazaire d’Aude, Guillaume Bouzignac quittait, à l’âge de 17 ans, la maîtrise qui l’avait formé. Pour son départ, il fit chanter un motet de sa composition, Ero mors ero mors tua, et partit à la recherche de son premier poste. Il le trouva à la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême, mais dut espérer Musiciens des cathédrales un emploi plus important que cette simple place de sous-maître, qu’il quitta en janvier 1608. En février 1609, sa nomination comme maître de musique de la cathédrale Saint-André de Grenoble marquait le début d’une carrière vagabonde qui devait le mener à la tête des plus prestigieuses maîtrises du royaume : Bourges, Rodez, probablement Carcassonne et peut-être Tours, en passant par la musique des États du Languedoc. À l’aube du règne de Louis XIV, il se fixa enfin à Clermont-Ferrand : le chapitre de la cathédrale Notre-Dame venait de le nommer, en octobre 1643, maître de musique de sa maîtrise. Difficile et toujours incertaine, cette carrière itinérante fut surtout une des forces de Guillaume Bouzignac. Nourrie des nombreuses influences assimilées au gré de ses pérégrinations, sa musique révèle un génie capable de concilier ou d’opposer le contrepoint le plus strict aux ressources dramatiques qu’offraient alors les genres les plus nouveaux comme l’air de cour, ou encore le Stile rappresentativo du madrigal italien et du Villancico espagnol. Des neuf pièces de musique religieuse attribuées avec certitude à Bouzignac, l’antienne Assumpta est Maria est la plus brillante. Destinée aux Vêpres de l’Assomption, elle est un superbe exemple de cette musique sacrée à deux chœurs inspirée des grands maîtres vénitiens (Gabrieli) et principalement défendue en France par le sous-maître de la Chapelle d’Henri IV, Eustache du Caurroy, puis par son successeur Nicolas Formé à partir des années 1630 (voir le programme du concert « Le Vœu de Louis XIII »). Aux lignes contrapuntiques des récits du Primus chorus répondent les interventions plus massives et verticales du Secundus chorus. Ce dialogue des deux chœurs, qui se réunissent à plusieurs reprises, préfigure les caractéristiques du grand motet, genre majeur de la littérature musicale religieuse du règne de Louis XIV. Étienne Moulinié : trois antiennes à la Vierge – motet à la Vierge Fulcite me floribus Tout autre fut la carrière d’Étienne Moulinié (1599-1676). Lorsqu’il fut lui-même amené à quitter la maîtrise de Saint-Just de Narbonne, à l’âge de 17 ans comme c’était l’usage, le chapitre retint le brillant ancien enfant de chœur en lui proposant un office de chantre. Son frère Antoine, de quatre ans son aîné et chantre de la même maîtrise, fut au même moment remarqué par le Maître de la Chapelle de Louis XIII, Christophe de L’Estang, qui lui obtint une des places de chantre de la Chapelle royale. Doté d’une voix de basse exceptionnelle, Antoine ne tarda pas à intégrer la prestigieuse Musique de la Chambre du Roi. On comprendra qu’Étienne chercha alors à suivre son frère. Celui-ci l’appela près de lui à Paris 101 102 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII en 1621 ou 1624, l’incitant à mettre son génie au service du genre à la mode, l’air de cour ; il se ferait ainsi plus aisément connaître du grand monde. Le succès ne tarda pas. Le Roi, lui-même chanteur et compositeur d’airs de cour à ses heures, parut sensible au premier livre d’Airs de cour à 4 & 5 parties qu’Étienne Moulinié lui dédia en 1625. L’année précédente, le compositeur s’était magistralement essayé au genre en publiant un premier recueil, pour voix et tablature de luth. Il avait maintenant touché au plus haut, montrant qu’il pouvait écrire des airs polyphoniques, selon l’usage de la Chambre du Roi. Le musicien fut nommé en 1627 Intendant des Musiques du frère du Roi, Gaston d’Orléans, charge prestigieuse qu’il devait conserver jusqu’en 1660, année de la mort de ce prince mécène et protecteur des meilleurs artistes du royaume. À côté des nombreux divertissements du prince, Moulinié devait également pourvoir à la musique de sa chapelle. Sa charge lui donna donc l’opportunité de se rappeler sa prime éducation musicale, qu’il reçut à la maîtrise de Narbonne. C’est justement au chapitre de cette cathédrale qu’il dédia en 1636 sa première œuvre de musique sacrée publiée, une émouvante Missa pro defunctis à 5 voix ; quelques hypothèses peuvent être avancées quant à cette publication tardive (voir le commentaire de Jean Duron du programme des « Meslanges de sujets chrestiens », notamment p. 240-241). Ce n’est qu’en 1658 que parurent ses importants Meslanges de sujets chrestiens, dédiés à Marguerite de LorraineVaudémont – que Gaston d’Orléans avait épousée en secondes noces en 1632. Ce volume, unique recueil de musique sacrée de Moulinié, étaient pourtant déjà prêt en 1650 et l’important Avertissement imprimé en tête du recueil montre que Moulinié en avait consciencieusement mûri la genèse. L’ensemble est constitué de trente-six pièces (dont trente-trois sur textes latins) à 3, 4 ou 5 voix et basse continue, parmi lesquelles deux compositions conséquentes dédiées à la duchesse d’Orléans : des Litanies de la Vierge mises à 5 parties et un Motet de Ste Marguerite pour la feste de Madame. On peut raisonnablement penser que la plupart des autres pièces proviennent également du répertoire que Moulinié composa pour les dévotions de la famille princière, comme les quatre pièces proposées ce soir. Dans sa Missa pro defunctis il avait logiquement sacrifié au contrepoint sévère qu’il avait pratiqué et appris à Narbonne. Ses Meslanges illustraient, comme il l’écrivait lui-même dans son Avertissement, la nouvelle manière. Tantôt influencée par la polyphonie délicate de l’air de cour, qu’on retrouve notamment dans ses antiennes à la Vierge Dum esset Rex, Nigra sum sed formosa et Beata Dei genitrix, cette « façon particulière de Musiciens des cathédrales composer » pouvait également s’accommoder au goût grandissant pour la musique à deux chœurs pratiquée à la Chapelle royale ; davantage encore que dans l’Assumpta est Maria de Guillaume Bouzignac, l’alternance des « récits » et des effets massifs et verticaux du motet à la Vierge Fulcite me floribus de Moulinié en est un bel exemple. Les chantres Nicolas Formé : Magnificat On a évoqué l’indocilité constante des chantres ; celle-ci n’était cependant pas un obstacle à leur avancement. Il en est un qui fit une brillante carrière, malgré ses écarts de conduite et les « faultes » qu’il était « coutumier de faire au service divin » depuis qu’il avait été « receu en l’Église ». Nicolas Formé (1567-1638) avait été nommé chantre de la Sainte-Chapelle en 1587. En 1595, sa belle voix de haute-contre lui ouvrit les portes de la Chapelle royale, dont il devint sous-maître, charge hautement convoitée qu’il obtint en succession d’Eustache Du Caurroy en 1609. Jusqu’à sa mort, survenue le 28 mai 1638, il y œuvra à développer la musique à deux chœurs, qui devait faire la particularité d’un genre nouveau magnifié au règne suivant par Pierre Robert, Henri Du Mont, JeanBaptiste Lully puis Michel Richard de La Lande : le grand motet. Dans son Magnificat ou Cantique de la Vierge selon les huit Tons ou Modes usités en Léglise qu’il dédie au Roi probablement à la fin de 1637, Formé n’a mis en musique que les versets pairs, « le plus simplement et naifvement qu’il [lui] a été possible ». Comme le voulait la tradition liturgique, la maîtrise qui chantait ces versets répondait à l’organiste qui travaillait en contrepoint le cantus firmus des versets impairs. Les chantres de ce soir « dialogueront » avec un Magnificat de l’organiste de Notre-Dame de Rouen, Jehan Titelouze. L’organiste Jehan Titelouze : Magnificat du 6e ton, hymne Ave maris Stella Recruté pour sa maîtrise de l’instrument, l’organiste devait être capable de tisser un contrepoint savant sur les innombrables mélodies de plain-chant qu’il était censé parfaitement connaître. À la tribune de la cathédrale de Rouen, qu’il tint de 1588 à sa mort en 1633, Jehan Titelouze avait eu longtemps l’occasion d’expérimenter et de parfaire la qualité de ses versets alternés 103 104 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII composés sur les introït, antiennes, psaumes, hymnes ou Magnificat, destinés à être « dialogués » en plain-chant, fauxbourdon ou polyphonie par la maîtrise. Jehan Titelouze devait lui-même versifier sur sa fonction pendant les offices : Qu’entends-je ? ô Dieu, quel motet angelique M’emporte l’âme en ses charmes nombreux ? Quoy ! ce bel orgue au ton du chœur réplique Comme un écho, et semble qu’un Cantique Se donne en prix à qui chantera mieux. Meilleur compositeur que poète, il confia en 1623 un premier volume à l’éditeur parisien Pierre Ballard : ses Hymnes de l’Église pour toucher sur l’Orgue, avec les fugues et recherches sur leur plain-chant reprenaient le fil des publications pour orgue, interrompu depuis les tablatures éditées en 1531 par Pierre Attaingnant. Elles marquaient aussi le début de la diffusion d’un répertoire spécifiquement destiné à l’instrument d’église. Mais par delà l’usage liturgique qui seul ne justifiait pas selon lui la diffusion d’un tel corpus, Titelouze, homme par ailleurs peu aimable et renfrogné, nourrissait l’espoir à peine dissimulé de voir ces pièces érigées au rang d’exemple, pour « ceux qui desirent de toucher l’Orgue ». Ayant su que ses Hymnes avaient « esté trouvez trop difficile pour ceux qui ont besoin d’estre enseignez », l’organiste dut simplifier son contrepoint à l’occasion de la parution, en 1626, du Magnificat, ou Cantique de la Vierge pour toucher sur l’orgue, suivant les huit tons de l’Eglise. Il se voyait surtout contraint de respecter les directives dictées par le Concile de Trente qui commandaient aux organistes de sacrifier leur virtuosité pour se montrer plus proches du texte qu’ils devaient rehausser. Après cette virtuosité sensible dans ses Hymnes (on pense particulièrement à la majestueuse strette conclusive de l’Ave maris stella), Titelouze dut s’en tenir – du moins en apparence – au contrepoint sévère issu de la tradition franco-flamande ; il s’efforça d’« [obliger] la plus grande partie des Fugues a la prononciation des paroles, estant raisonnable que l’Orgue qui sonne un vers [verset] alternatif l’exprime autant que faire se peut ». Les deux recueils de 1623 et 1626 illustrent pourtant sa maîtrise des théories musicales résolument modernes des humanistes italiens et français, connaissances qu’il avait pu parfaire lors d’échanges avec le théoricien Marin Mersenne sur les phénomènes fondamentaux de la musique. Il croyait aux « effets » de la musique ; aussi ne doit-on pas s’étonner de le voir justifier les « dissonances », fausses relations ou autres audaces harmoniques peu académiques dans le contrepoint sévère, mais dont il agrémentait ses versets : Musiciens des cathédrales « Comme le peintre use d’ombrage en son tableau pour mieux faire paroistre les rayons du jour et de la clairté, aussi nous meslons des dissonances parmy les consonnances, comme secondes, septiesmes, et leurs répliques, pour faire mieux remarquer une douceur… » La Normandie était alors avec Paris le haut lieu de la facture d’orgues en France. L’intérêt que Titelouze portait aux nouvelles qualités expressives de l’orgue l’amena à expertiser de nombreux instruments, à Rouen ou Amiens où il fut invité en 1623 avec le maître de musique de la cathédrale normande, Henri Frémart. C’est lui également qui fit doter l’orgue de la cathédrale de Rouen de nouveaux jeux et donc de nouvelles possibilités expressives. Paradoxalement, aucune indication de registration ne figure dans les deux recueils de Titelouze ; celles-ci ne devaient apparaître qu’à l’époque de Mazarin. On peut toutefois imaginer les nombreuses nuances que Titelouze, toujours soucieux d’expressivité, devait chercher à obtenir par des registrations colorées. Charles Racquet : Fantaisie Formé au sein d’une famille d’organistes actifs principalement à Saint-Germain-L’Auxerrois, Charles Racquet (1598-1664) reçut sans doute également l’enseignement de Pierre Chabanceau de La Barre, « Epinette et organiste du Roy et de la Reyne » et titulaire de la tribune de Notre-Dame de Paris à laquelle il lui succéda en 1618. Sa renommée déjà grande le fit également « organiste ordinaire de la Musique de la Reine mère » Marie de Médicis. Atteint de paralysie, il se fit remplacer à Notre-Dame par son fils Jean, en 1659. Nous devons à Marin Mersenne et à sa précieuse Harmonie universelle (1636) les seuls fragments encore conservés de la musique d’orgue de Charles Racquet, soit douze versets de psaume en duo (selon les douze modes du dodécacorde) et une Fantaisie, premier exemple du genre destiné explicitement à l’instrument encore traditionnellement liturgique. Copiée par Mersenne et insérée dans son exemplaire personnel de son Harmonie universelle, cette Fantaisie « pour l’exemple de ce qui se peut faire sur l’Orgue » peut être considérée comme la quintessence de la musique d’orgue à l’apogée du règne de Louis XIII. Construite sur cantus firmus comme de nombreuses fantaisies du début du siècle (notamment celles d’Eustache Du Caurroy), la pièce de Racquet utilise l’antienne mariale Regina Cæli. Le thème grégorien, qui serpente dans les quatre voix du contrepoint, est travaillé dans le 8e ton, d’abord sous forme de fugue puis d’une longue « recherche » amplement développée et « diminuée » en croches qui enrichissent peu à peu le contrepoint ; 105 106 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII le cantus firmus revient enfin en valeurs longues, sur lesquelles Racquet laisse parler la plus grande virtuosité dans de dynamiques guirlandes qui culminent brillamment en « point d’orgue ». Eustache Du Caurroy : Fantasies sur « Je suis déshéritée » et « Ave maris stella » Bien que spécifiquement destinée à l’orgue et construite sur cantus firmus comme les versets alternés de Jehan Titelouze, la pièce de Racquet s’apparente plus aux fantaisies à plusieurs parties purement instrumentales de la fin de la Renaissance, et plus particulièrement à celles du sous-maître de la Chapelle d’Henri IV, Eustache Du Caurroy (1549-1609). À l’époque où les instruments cherchaient une véritable identité musicale, autre que la danse ou encore la copie ornée ou « diminuée » d’un contrepoint vocal préexistant, celui-ci avait réussi, dans ses quarante-deux Fantasies à 3, 4, 5 et 6 parties publiées un an après sa mort, une remarquable synthèse. Pris indifféremment comme sujets de ces savantes « recherches », thèmes grégoriens (comme l’hymne Ave maris stella), mélodies de psaumes protestants ou de chansons françaises (Je suis déshéritée de Pierre Cadéac) servaient de base à un même idéal instrumental où l’importance métrique, prosodique et sémantique du texte littéraire originel laissait la place à un développement contrapuntique pur. Présence des instruments à l’église Pierre-Francisque Caroubel : Passameze pour les Cornetz anonyme : Pavane pour le mariage du Roy Louis XIII Les maîtrises entretenaient pour la plupart, outre l’organiste, quelques instrumentistes capables de tenir le cornet, la viole ou le serpent, instruments dont ils enseignaient également les rudiments aux enfants. Le serpent (ou basse de cornet) était seul habilité à soutenir les voix du plain-chant ; les autres rehaussaient les polyphonies. De nombreux témoignages écrits ou iconographiques confirment cependant que des musiciens extérieurs pouvaient être demandés, sur gages, lors de fêtes ou solennités particulières, comme celle évoquée sur la gravure reproduite en frontispice de ce concert : deux chœurs de chantres et d’enfants (l’un au premier plan, l’autre au troisième, à droite) réunis autour du lutrin sur lequel était posé le livre de chœur, entourés de nombreux cornets et sacqueboutes. Ces cérémonies étaient nombreuses, en voici quelques exemples : jour de dévotion nationale depuis que Louis XIII avait consacré le royaume à la Vierge en 1638, la fête de Musiciens des cathédrales 107 l’Assomption appelait un faste particulier, notamment à NotreDame ; visites royales, victoires, funérailles ou mariages princiers étaient encore autant d’événements dignement célébrés. À l’occasion de ces cérémonies, souvent liées à l’actualité de la Cour, les violes, luths, cornets et sacqueboutes de la Musique du Roi se joignaient aux musiciens de la maîtrise (les violons ne devaient entrer à l’église qu’à la fin des années 1650). À côté des entrées ou autres pièces purement instrumentales jouées au cours de ces cérémonies, ces instruments coloraient les parties vocales des polyphonies, soit par des doublures strictes, soit en les agrémentant de ces diminutions dans l’art desquelles excellaient les musiciens du Roi. L’héritage : les organistes successeurs Louis Couperin : Fantaisie, à Paris le 22 mai 1656 François Roberday : Fugues et caprices sur les mêmes sujets Les pièces d’orgue de Louis Couperin (1626-1661) et François Roberday (1624-1680) ouvrent sur la régence d’Anne d’Autriche. Dans ses fantaisies, qu’il devait exécuter entre 1653 et 1661 à la tribune de Saint-Gervais, Louis Couperin confirmait l’évolution de la fantaisie instrumentale qui s’affranchissait peu à peu de sa sévère construction sur cantus firmus ou mélodie connue. François Roberday quant à lui magnifiait au même moment, à l’église des Petits-Pères, l’art contrapuntique hérité de la Renaissance. Dans ses Fugues et caprices publiés en 1660, ce « Valet de chambre de la reine » se disait cependant bien plus proche du style flamboyant de « l’illustre Frescobaldy » ou de son disciple Johann Jakob Froberger, à qui il empruntait des « sujets » profanes, que du contrepoint austère de Du Caurroy et Titelouze. Ce recueil n’en constitue pas moins un des ultimes témoignages d’une polyphonie savante qui déjà cédait devant la mise en avant des nouvelles et infinies possibilités expressives de l’orgue. Dès 1665, Guillaume Gabriel Nivers allait en effet s’engager dans la voie tracée par Louis Couperin ; il pouvait enfin exploiter les riches nuances offertes par les nombreuses registrations de l’instrument, qui allaient aider la musique d’orgue à se détacher des modèles exclusivement contrapuntiques jusqu’alors pratiqués. THOMAS LECONTE 1 : Les récentes recherches menées sur Henri Frémart par la musicologue allemande 108 Louis XIII musicien et les musiciens de Louis XIII Inge Forst l’ont conduite à réaliser l’édition complète des œuvres du compositeur, aux Éditions du Centre de Musique Baroque de Versailles (coll. « Anthologies »,I.5).