Selon l’ensemble des textes qui constituent ce volume, la voix de la raison 1) appelle à la responsabilité globale face à la souffrance et aux déséquilibres humains, 2) condamne les politiques qui font de l’armée l’unique outil d’intervention alors que la force ne devrait valoir que comme un dernier recours et 3) dénonce le refus de prévenir ou les dissimulations dans les agissements qui visent à retarder l’intervention jusqu’au moment où la vie et la mort ne dépendent plus que des mo­yens massifs de tuer. Ph. D. en philosophie de l’Université de Montréal, Shimbi K. Katchelewa est chercheur senior et membre du comité de coordination de la Chaire Unesco d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique. Depuis 2006, il travaille au Centre de ressources sur la non-violence de Montréal comme coordonnateur des activités et collabore avec plusieurs centres de recherche universitaires du Canada, d’Europe et d’Afrique sur des sujets touchant aux enjeux de paix et de justice sociale, aux problèmes des migrations et de solidarité internationale. Il est également rédacteur en chef de la revue Vents croisés, éditée à Montréal depuis avril 2003. Avec des textes de : Normand Beaudet Ryoa Chung Stéphane Douailler Marion Harrof-Tavel Martin Hébert Shimbi Kamba Katchelewa Jean Kinyongo Michel Kouam Ernest-Marie Mbonda Mutunda Mwembo Jean-Claude Tcheuwa Collection dirigée par Francine Saillant Sciences sociales/Sociologie Sous la direction de L’ouvrage porte sur les questions touchant par­ ticulièrement aux principes de droit et aux im­ pératifs moraux que sont supposés invoquer les cas des conflits internationaux des trois dernières décennies. Il résulte des colloques et autres cadres d’échanges où chercheurs et représen­ tants d’institutions internationales (en provenance d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Europe) rendaient compte des insuffisances de l’action humanitaire. Shimbi Kamba Katchelewa Voici un livre qui regroupe, selon une formule inédite, de riches résultats d’activités scienti­ fiques en réseaux menées par académiques et autres professionnels intéressés par les enjeux de l’humanitaire. L'humanitaire. Un univers à réhabiliter L'humanitaire. Un univers à réhabiliter Sous la direction de Shimbi Kamba Katchelewa L'humanitaire Un univers à réhabiliter L’humanitaire : un univers à réhabiliter L’humanitaire : un univers à réhabiliter Sous la direction de Shimbi-Kamba Katchelewa Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société d’aide au développement des entreprises ­culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry © Les Presses de l’Université Laval 2011 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 3e trimestre 2011 ISBN 978-2-7637-9185-2 PDF 9782763791869 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l'Université Laval. Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question 1. LES AMBIGUÏTÉS DU LANGAGE HUMANITAIRE . . . . . . . . . . . . 13 Jean Kinyongo État des lieux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Des interrogations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Quelques pistes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 2. L’AIDE HUMANITAIRE : DEVOIR DE VERTU OU DEVOIR DE DROIT ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Ernest-Marie Mbonda De la supériorité axiologique de la vertu sur le droit (même un peuple de démons peut vivre selon le droit) . . . . . . . . . . . . . 23 L’aide humanitaire peut-elle être un devoir de vertu ? . . . . . . . . . . . . . . 31 L’aide humanitaire comme devoir de droit et de justice globale . . . . . . . 33 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 VIII L’humanitaire : un univers à réhabiliter 3. UTILITARISME ET HUMANITAIRE : PROPOS SUR L’ANTAGONISME UTILITARISME-SOLIDARISME . . . . . . . . 39 Shimbi K. Katchelewa L’utilitarisme/réalisme politique au fondement des interventions . . . . . 42 Du réalisme thucydidéen . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42 L’héritage du théoricien John Stuart Mill :Un principe utilitariste sous le couvert de l’anti-interventionnisme . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Intérêts nationaux, triage, indifférence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 De la tradition de solidarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Pour une éthique solidariste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 4. LA POLITIQUE DANS LES UNIVERS DESSINÉS PAR LES IDÉES D’HUMANITÉ ET D’HUMANITARISME . . . . . . . 61 Stéphane Douailler II – Intervention et réalités de terrain 5. LES DÉFIS DE L’ACTION HUMANITAIRE INDÉPENDANTE ET NEUTRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 Marion Harroff-Tavel L’action humanitaire, indépendante et neutre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 L’humanitaire, avec son corollaire, l’impartialité . . . . . . . . . . . . . . 72 L’indépendance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74 La neutralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Les défis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 Orientations stratégiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 6. PRÉVENTION ET GESTION DES CONFLITS : LE RÔLE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83 Normand Beaudet et Shimbi K. Katchelewa De quelques principes fondamentaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 Des moyens d’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85 Table des matières IX Des mesures de prévention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86 Des mesures de contrôle des conflits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88 Petit historique des actions civiles de paix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Le recours à des sanctions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95 En conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 7. DOMINATION, VULNÉRABILITÉ ET INÉGALITÉ D’ACCÈS AUX SOINS DE SANTÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Ryoa Chung La pandémie du VIH/sida en Afrique subsaharienne . . . . . . . . . . . . . . 99 Les obligations morales de la communauté internationale face à la pandémie : justice ou charité ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 La codépendance des conditions internes et externes de la croissance économique et de l’émancipation politique dans le contexte de la globalisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110 Un schème de coopération sociale injuste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Domination et vulnérabilité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 III – Cadres africains d’intervention 8. CONFLITS ET DROITS DE L’HOMME EN AFRIQUE : L’INTERVENTION EN QUESTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Jean-Claude Tcheuwa À la recherche des fondements de l’intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 Les fondements juridiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 Le fondement moral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130 La mise en œuvre de l’intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 Les acteurs et les buts avoués . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132 Grandeur et servitude de l’intervention . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Une institution à géométrie variable ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137 Les objectifs détournés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138 X L’humanitaire : un univers à réhabiliter 9. INTERVENTION INTERNATIONALE ET RÉGÉNÉRATION DES ÉTATS DANS LA RÉGION DES PAYS DES GRANDS LACS . 141 Mutunda Mwembo Crises, transitions politiques et efforts de régénération des États . . . . . 142 L’intervention internationale et l’aide humanitaire : chance et danger . 149 Éthique d’une intervention internationale et d’une aide humanitaire saines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155 Comment conclure ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 10.ENJEUX ÉTHIQUES DE L’ACTION HUMANITAIRE EN AFRIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159 Michel Kouam La solidarité en cultures africaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 Quelques remarques sur la culture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 160 Des mots pour dire la solidarité, des expressions culturelles . . . . 161 Des cadres africains de solidarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162 L’Ebanga chez les Ekondas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162 L’Ebanga comme le Gacaca : un espace de réparation et de pacification . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 164 Observations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 POSTFACE L’éthique du bon voisin : solidarité, intérêt et logique du don dans l’humanitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 Martin Hébert La vie sociale de l’aide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171 La réciprocité et l’incommensurable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 L’échange humanitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176 L’éthique du bon voisin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 Remerciements N os remerciements vont aux dirigeants du CREUM (Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal) qui ont soutenu financièrement le projet de colloque jusqu’à son accomplissement, la Chaire Unesco d’études et des fondements de la justice démocratique et le réseau État de droit saisi par la philosophie de l’Agence universitaire de la Francophonie qui ont également contribué financièrement. Nous devons remercier plus particulièrement les responsables de l’Université catholique d’Afrique centrale et, spécialement, l’équipe du CERJUSP (Centre d’études et de recherches sur la justice sociale et politique), qui se sont chargés d’accueillir les toutes premières manifestations et d’en faire des événements d’envergure. Que tous ceux et celles qui ont contribué par leur présence et leur prestation ainsi que ceux et celles qui m’ont appuyé dans l’évaluation des textes, Josiane Boulad-Ayoub, Paule-Monique Vernes et Martin Hébert soient également remerciés. Enfin, le CRNV (Centre de ressources sur la non-violence) dont je coordonne les activités depuis 2006 m’a offert un cadre de réflexion sans lequel l’idée de poursuivre les travaux en vue de cette publication n’eût été renforcée. Je ne peux qu’en savoir gré à son conseil d’administration pour la confiance qu’il n’a cessé de me témoigner. Montréal, 14 mai 2009. Katchelewa, S.K. INTRODUCTION D ésabusés par rapport aux illusions de puissance et d’invulnérabilité qui ont jusqu’ici conditionné l’éthique des relations internationales, nous nous faisons chaque jour plus pressants que la veille. Convaincus que l’avenir est à la coopération, nous n’osons pas capituler devant le dogme de « la paix par la force ». La réciprocité, la solidarité, la « paix par la paix », l’équité… sont les nouvelles formules de la justice, une justice planétaire pour un monde où, comme beaucoup de tribuns l’ont professé depuis près de vingt ans, nous sommes désormais « condamnés à vivre ou à mourir ensemble ». L’enjeu est de taille. Et il est l’effet de la désillusion. Éthiciens, juristes et décideurs politiques ne peuvent plus désormais se soustraire aux questions qui, naguère, ne parurent jamais comme dignes de solliciter leur intelligence : la responsabilité à l’égard des violences, de la pauvreté, des migrations… lointaines, etc. C’est également là que prennent leur sens les études en réseaux menées entre 2004 et 2010 dont découle le présent volume. L’ouvrage porte sur les questions touchant particulièrement aux principes de droit et aux impératifs moraux que sont supposés invoquer les cas des conflits internationaux des trois dernières décennies. Il résulte des colloques et autres cadres d’échanges où chercheurs et représentants d’institutions internationales (en provenance d’Amérique du Nord, d’Afrique et d’Europe) rendaient compte des insuffisances de l’action humanitaire, invitant à la responsabilité commune devant l’éclatement. La plupart des textes ont d’abord fait l’objet de communications au colloque international de Yaoundé en 2004 dont le thème était Intervention internationale et aide humanitaire : aspects éthiques. Ce colloque visait à répondre à une série de questions, à ce qu’il nous semble, toujours d’importance : 2 L’humanitaire : un univers à réhabiliter • Peut-être y a-t-il, dans l’intervention internationale, comme dans l’aide humanitaire, des problèmes particuliers que masque l’éclat pathétique du sens du sacrifice dont font habituellement preuve les agents de l’humanitaire ? • Peut-être y a-t-il des questions relatives au droit ou au devoir d’ingérence, à la justice internationale, à l’indépendance et à la neutralité de l’action humanitaire, à la recherche de solutions durables, etc. qui méritent d’être posées ? D’autres textes réunis ici résultent de conférences et d’ateliers ultérieurs organisés dans le cadre des activités de la Chaire Unesco d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique et du Centre de ressources sur la non-violence. Ils visaient à approfondir le thème en abordant surtout des questions concernant les approches d’intervention non violentes. À chacune de ces occasions, il ressort clairement que l’humanitaire constitue un univers à réhabiliter. Conclusion à laquelle sont sans doute parvenus d’autres savants et chercheurs qui y ont travaillé sans nécessairement épuiser le sujet, notamment avec des assises multiples dont les résultats furent les recueils de textes connus : Hard Choices : Moral Dilemmas in Humanitarian Intervention (1998) ; The Ethics of Assistance : Morality and the Distant Needy (2004) ; Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contreterrorisme (2005) ; L’intervention armée peut-elle être juste ? (2007)1, etc. Publier le présent ouvrage, voilà qui fut un bon défi, relevé seulement aujourd’hui pour des raisons bien simples et connues de tous les auteurs : la distance entre les chercheurs et les difficultés de suivi qui en ont résulté. « Distance » résume effectivement bien la situation puisque, au-delà de l’éloignement géographique des chercheurs réunis par les manifestations scientifiques de départ, un autre facteur est à considérer : le fait que le colloque a rassemblé philosophes, juristes et politologues, hommes et femmes de terrain, des gens que ne rapproche aucun réseau permanent d’échanges et de recherche. Mais il y a aussi le fait que, avec l’objectif de contribuer à 1. Selon J. Moore, dans Hard Choices ; ensemble, les auteurs soulignent l’importance de l’imagination morale et du développement de la conscience collective permettant de combler les lacunes des interventions. Lire « Introduction », J. Moore (dir.), Hard Choices, Rowman et Littlefields Publishers, 1998, p. 3-4. Aussi dans Ethics of Assistance (D.K. Chetterjee, dir.), les auteurs croient qu’on peut ré-imaginer l’aide à distance, la rendre plus juste en ayant une idée plus claire de la responsabilité globale évidente. Il n’y a plus désormais des misérables du Sud, il y a dans le sud des « misérables du système global », comme dirait Thomas Pogge (T. Pogge, « ‘Assisting’ The Global Poor », dans D.K. Chatterjee (dir.), The Ethics of Assistance, Cambridge University Press, 2004, p. 260-288. Introduction 3 réduire « les insularités nord-sud » ou celui « de rencontrer et d’encourager les chercheurs de pays africains affaiblis par la guerre », des problèmes de communication avant, pendant et surtout après les ateliers sont apparus. Malgré tout, le présent ouvrage est essentiellement constitué d’articles subséquents au colloque et aux manifestations ultérieures, qui participent d’un même esprit. Nonobstant la diversité des lieux d’expression et de profession des intervenants, il y a de quoi être surpris par la quasi-concorde entre les propos. Bien que la plupart des participants ne se soient pas connus auparavant, ils étaient animés d’un seul esprit. Ils ont tous martelé la solidarité, cette figure de la justice que d’aucuns dénoncent comme un non-lieu tant il est difficile de la fonder selon la logique utilitariste qui domine nos pensées. La solidarité requiert, pour ne citer que quelques-unes des opinions : 1) une définition plus large des communautés d’intérêts ; 2) des responsabilités individuelles de réaliser de « petites choses » au profit des hommes et des femmes en difficulté, sans distinction de race ou de culture – c’est ce qui conforte la dignité humaine et le respect de la personne ; 3) la reconnaissance de la responsabilité globale à l’égard de l’indigence qui appelle le secours et 4) l’effectivité de l’action politique humanitaire et non seulement mercantile, à différentes aires globales de solidarité. Les textes en appellent à une nouvelle culture en même temps qu’ils professent le retour aux attitudes et aux vertus supérieures, qui ont assuré le progrès de l’humanité, permis à l’humain de triompher, tant que faire se peut, de son environnement hostile : l’esprit du dialogue, le souci de l’aide mutuelle, la coopération et la responsabilité. Ils sont une condamnation des politiques qui font de l’armée l’unique outil d’intervention alors que la force ne devrait valoir que comme un dernier recours. Ils consistent enfin en des critiques contre le refus de prévenir et contre les dissimulations dans les agissements qui visent à retarder l’intervention jusqu’au moment où la vie et la mort ne dépendent plus que des moyens massifs de tuer. Nous amorçons cet ouvrage par une série de textes liminaires portant sur l’ambiguïté de l’humanitaire, une ambiguïté manifeste en paroles comme en actes. C’est le texte de Jean Kinyongo, Les ambiguïtés du langage humanitaire, qui mène cette entrée en matière. L’auteur soumet avant tout un constat : autant l’urgence a rendu le discours sur l’humanitaire plus présent que jamais dans nos vies, autant nous ne pouvons plus savoir ce qu’il convient de réunir sous le concept « humanitaire », tellement l’esprit généreux de l’humanitaire se chevauche avec celui du mercantile ou de l’idéologue. 4 L’humanitaire : un univers à réhabiliter Le portrait est ainsi fait d’un contexte mondial marqué par l’ambivalence, l’inconséquence et, dans une certaine mesure, l’imposture. Ce qui justifie l’effort de l’auteur de souligner l’objet ultime de la recherche en éthique philosophique : ce qui devrait être, c’est-à-dire l’humanité en tant que courtoisie, bonté, générosité, miséricorde, modestie, etc. Dans ce livre, un propos d’une représentante du CICR, femme de terrain, si l’on peut dire, commence d’ailleurs également par semblable mise au point : « L’utilisation du terme ‘humanitaire’, [par exemple] pour qualifier aussi bien une guerre qu’une intervention ou ingérence a de quoi décontenancer l’acteur humanitaire le plus aguerri, » Sur cette même lancée, se signale un autre appel à la générosité. Il s’appuie sur l’idée suivante, de plus en plus partagée par des théoriciens contemporains de l’éthique et de la justice démocratique : devant de nombreux défis d’assistance, la seule bonne foi ne suffit pas. De l’avis d’Ernest M. Mbonda, la consignation de l’assistance comme un devoir et de sa réception comme un droit devient du fait même un devoir de donner du sens à l’humanité. Et cela, peu importe que le devoir de justice ne permette pas toujours à l’analyste de distinguer le vertueux du vicieux qui fait office de vertueux – l’hypocrite n’a qu’à s’en prendre à sa propre turpitude. Au même titre, importe peu à l’auteur le risque de voir le devoir d’assistance s’accomplir sous une pression conséquentialiste. Ne faut-il pas en arriver là si les chartes constituent l’unique manière de forcer à la conscience une partie de l’humanité ? « Il vaut toujours mieux, nous dit Mbonda, que le caractère obligatoire de certaines conduites soit déterminé comme tel. » Telle nous paraît une manière de relancer les débats concernant les législations internationales tant attendues mais qui n’arrivent pas, les outils de contrainte qui demeurent encore sous le contrôle des pouvoirs obscurs et hors de portée des États et des législations internationales. Ce texte ne manque pas de poser les bases de la réciprocité indispensable à l’humanité, réciprocité qu’il fonde sur la commune humanité, la ressemblance, le fait de la proximité malgré les distances et les dépendances qui en découlent, etc. Il s’agit, nous dit l’auteur, de « rétablir la corrélation logique entre devoir et droit…. Le droit à l’assistance, c’est le droit de tout être humain se trouvant à côté des autres êtres humains, d’être secouru dans des circonstances où, sans ce secours, son existence même serait menacée ». Mais le vrai problème ou le scandale, si l’on peut dire, n’est-il pas justement que l’on compte trop sur des pressions et des réglementations internationales qui, nul ne l’ignore, ne semblent pas avoir été faites pour Introduction 5 toutes les causes. Le scandale ne vient-il pas de la sélectivité, du manque de motivation pour des désastres sans promesse utilitaire ? Ces questions concernant les « choix utilitaristes » et les configurations contemporaines de pouvoirs sont également abordées par Shimbi Katchelewa et Stéphane Douailler, avec une tout autre perspective. C’est au problème d’utilitarisme motivationnel et de délinquance morale des États que s’attaque le texte Utilistarisme, intervention internationale et aide humanitaire de Shimbi Katchelewa, qui se veut avant tout défenseur d’un point de vue général de moralité, critère premier de l’action humanitaire. Ce sont l’amoralisme politique et le conséquentialisme en éthique humanitaire qui constituent les principales cibles de sa critique. C’est ainsi qu’il remet sur la sellette le triage, l’hypocrisie, l’opportunisme, etc. dont il situe l’appui théorique dans l’héritage de l’utilitarisme millien. Katchelewa se réfère aux modes de solidarité tribale pour mettre en question l’inefficacité de l’expert, il réprouve le dérapage ou la tricherie du savant de l’humanitaire dont le péché est de ne pas relever assez les vérités banales, comme le fait que nul ne saurait tout seul faire face aux épreuves de la nature et le fait que la solidarité est l’unique manière de prévenir un grand nombre des urgences. Il en découle un éloge du solidarisme dont le cadre logique invoque la triple obligation maussienne ou un égard essentiel à ce que les sociologues appellent « socialité primaire ». Le propos de Katchelewa vise à rappeler l’option humaniste de l’humanitaire dont la principale thèse consiste à affirmer que l’essentiel à tout homme ne devrait jamais faire l’objet de marchandage. Ce qui revient à invoquer la solidarité spontanée comme un principe incontournable du progrès. Stéphane Douailler propose une analyse critique du « porter secours », ce « mode opératoire à la fois ancien et universel ». Le « porter secours » s’inscrit dans la longue lignée des pouvoirs, ne serait-ce que parce qu’il devait se tailler une part de pouvoir pour devenir opératoire. Depuis fort longtemps, en effet, c’est à des pouvoirs qu’il revient de décider de l’intolérable, de ce qui mérite de mobiliser l’attention. C’est à eux qu’il revient de tuer pour porter secours. Le « porter secours » fut depuis fort longtemps le rôle et l’apanage des États ; ceux-ci ont le loisir de créer et de protéger les droits. S’il s’est mué en même temps qu’un certain transfert des pouvoirs étatiques, le « porter secours » est donc devenu l’apanage du cosmopolitisme 6 L’humanitaire : un univers à réhabiliter des États. Ce qui revient au même et qui sauve le schéma hégélien de l’État s’accomplissant : conformer le réel au concept ; là où la situation de l’État défaille, la ré-instituer, lui donner un équivalent. Autrement dit, pour donner aux hommes le secours de l’État, il faut affirmer le visage de l’État. Dans ce sens, l’histoire de cosmopolitisation n’est pas moins que la confirmation du pouvoir de l’État. Or, jusqu’ici, le porter secours étatique n’a fait que figer des sujets en objets. Il s’accommode du devenir-objet des sujets dans le dénuement. Ces pouvoirs n’ont-ils pas maintenant poussé l’humanité à son éclatement entre, d’une part, une partie de l’humanité devenue objet d’intervention, et, d’autre part, une partie de mains expertes dispensatrices et expéditrices ? En fait d’humanité, rien n’égale, nous confirme Douailler, la sollicitude en des occasions où il est requis de chacun qu’il fasse « de petites choses » ; rien ne vaut le corps à corps avec le réel, lieu parfois de dures expériences. C’est sur ce ton que s’amorce la deuxième série de réflexions avec la contribution de Mme M. Harroff-Tavel du Comité international de la Croix-Rouge. Une première dimension de sa proposition consiste à mettre l’accent sur des principes non négociables de l’intervention : l’impartialité, l’indépendance et la neutralité. L’aide humanitaire se dispense sans aucune vue d’intérêt et de manière impartiale. L’organisme dispensateur de l’aide se doit également d’assurer impartialité et indépendance à son action. Autrement, le risque est d’apparaître comme privilégiant une partie, une idéologie. Une bonne intervention requiert sans doute une bonne coordination de tous les acteurs. Mais en aucun cas l’intervenant ne doit perdre de vue que celle-ci rime parfois avec perte d’indépendance. L’aide humanitaire se dispense enfin dans la neutralité. Et la confiance des bénéficiaires ou des parties en conflit en dépend. Il est donc impérieux que les actions de protection et d’assistance s’imprègnent de neutralité. Tous ces principes en mains, il reste la réalité du terrain. Dans le feu de l’action, en effet, c’est comme si les principes et l’action devaient se préciser au jour le jour. Il ne s’agit ni de se décourager ni de s’illustrer dans la dénonciation. Il convient de toujours mettre les personnes affectées par la violence armée au centre de l’action humanitaire et, en les faisant participer à celle-ci, de leur redonner la parole. Par ailleurs, des réflexions d’appoint par un grand nombre d’organismes pacifistes d’Europe et du Canada sont menées pour contrer le militarisme Introduction 7 des États et défendre l’intervention civile de paix. C’est à cet exercice que s’essaient Normand Beaudet et Shimbi Katchelewa avec Les guerres : les prévenir, les contrôler, les désamorcer. Nombreux, en effet, sont ceux qui se détournent de l’option militariste, convaincus de la plus grande importance des moyens civils de paix. Avant, pendant et après la guerre, rien jamais n’empêche d’envisager une action non violente dont l’avantage, par ailleurs, est qu’il permet de rebâtir au sein des sociétés affectées une paix plus durable. Et ce bien qu’il faille reconnaître, comme le fait par ailleurs Mme HaroffTavel, « que les mêmes acteurs ne peuvent pas résoudre les problèmes politiques et économiques à la source de la violence armée et aider ceux qui en sont les victimes ». Le point de vue de Beaudet et Katchelewa est de mettre l’accent sur trois principes selon lesquels 1) l’armée ne devrait être qu’un dernier recours ; 2) le recours prématuré aux armées est un handicap majeur à l’efficience des missions humanitaires et 3) une intervention civile de paix appuyée sur la défense civile et une économie pour la paix est véritablement ce qui construit. Affirmer qu’on peut prévenir, contrôler ou désamorcer les violences, c’est surtout vouloir remettre en question le militarisme, interroger l’intervention basée sur le pouvoir étatique et remettre en cause l’inconséquence des instances, dotées de moyens d’agir, qui entendent promouvoir la responsabilité de protéger et pas celle de prévenir. L’originalité de ce texte consiste en ce qu’il propose des solutions citoyennes à une question généralement considérée comme insoluble. Il suggère des solutions à la mesure de l’homme à la question : « Que faire faire devant l’omniprésence des violences ? » Ryoa Chung fait référence, elle aussi, à un champ d’intervention où l’inadéquation entre responsabilité de protéger, une obligation morale, et la portée de l’action trahissent l’inconséquence des sociétés les plus nanties. Traitant d’une problématique spécifique concernant les droits des gens, elle pose à nouveaux frais les questions de justice globale les plus centrales. Sous Domination, vulnérabilité et inégalité d’accès aux soins de santé, elle analyse un cas parmi d’innombrables où il est devenu incohérent de maintenir la dichotomie kantienne entre devoir de droit et devoir de vertu, entre le devoir qui consiste pour les individus et les États à limiter leur liberté là où commence celle des autres et le devoir d’intervenir pour protéger l’autre et soutenir une protection institutionnelle des citoyens d’un autre État. Et les raisons en sont simples : la responsabilité causale de l’indigence partagée et la perpétuation des inégalités injustes. « La mondialisation a produit un schème de coopération sans possibilité d’exit », nous dit-elle. Et donc, dans le cadre d’une justice globale, la communauté internationale n’a 8 L’humanitaire : un univers à réhabiliter d’autre choix que de se bâtir sur « un schème de coopération sociale reposant sur une structure d’interdépendance, sans possibilité d’exit ». Madame Chung souscrit à l’idée selon laquelle une simple compassion charitable ne suffit pas pour garantir une justice équitable. Elle croit notamment que les conditions d’indigence causées par le VIH/sida en Afrique subsaharienne est un lieu par excellence où s’articule la perspective des droits à la subsistance que doit en dernière analyse cautionner toute théorie de justice globale. C’est de cette manière qu’elle invoque la solidarité, épousant, si l’on peut dire, la thèse de la responsabilité collective mondiale à l’égard de la souffrance humaine. Cette réflexion suggère sans doute beaucoup d’autres questions, mais elles sont toutes stratégiques. C’est le cas des questions concernant la gestion d’une coopération sociale globale. Sans gouvernement mondial qui imposerait sa gouverne sur les États, comment, en effet, assurer la mise sur pied d’un système complexe qui ne devienne un autre lieu de domination ? Voilà une question lancinante que les théories contemporaines de Russell, Rawls et plusieurs autres philosophes du XXe siècle que le sujet préoccupait n’ont pas réglée. Et, de cette question générale, découle une autre plus particulière concernant l’exigence de compétence multiculturelle. Chung ne planche pas sur celle-ci, certainement convaincue qu’elle ne touche au problème posé que de manière transversale. Il reste que l’engagement le plus sincère de théoriciens, pour concevoir un plan de justice globale, et des hommes et des femmes de terrain pour porter secours continuent de mettre à l’avant-scène des blocages culturels, l’incapacité des uns et des autres à coopérer en ayant à l’esprit les vraies scènes de vie du pays d’intervention. Sans un désarmement culturel, pour reprendre l’ingénieuse expression de quelques théologiens montréalais engagés, comment s’assurer d’engendrer un système qui ne sera pas celui des iniquités fatales ? Une dernière série d’articles reprend toute la problématique de l’intervention telle qu’elle s’articule sur le continent africain. Cette partie est encore le lieu de confirmer l’adéquation entre les lois supposées être aux fondements de l’action humanitaire, d’une certaine éthique commune et d’un esprit de famille sans lesquels chaque intervention continuera d’être un test de crédibilité. Le problème est posé dans un contexte où il revêt une importance particulière, c’est-à-dire sur un continent presque entièrement exposé à des conflits, l’Afrique. Si la communauté internationale n’est pas en droit de croiser les bras devant des conflits, il n’est pas sans intérêt de s’interroger sur les fondements Introduction 9 de son intervention. Les fondements sont d’ordre moral et juridique ; ils touchent à la priorité des droits humains tels qu’ils sont définis dans le cadre des Nations Unies ou des organisations régionales. Les États peuvent bien revendiquer leur souveraineté, mais conformément au préambule de la Charte des Nations Unies en son chapitre VII, la souveraineté ne devient que conditionnelle. La souveraineté n’est fondée que quand elle ne nuit pas aux droits fondamentaux décrits par la Charte ; « l’urgence humanitaire légitime l’intervention et justifie toutes les mesures proportionnées et nécessaires exigées par la situation. Mais il faut bien se garder de l’enthousiasme. L’atteinte à la souveraineté des États, dès lors qu’elle implique les organisations régionales ou des États forts avec des agendas politiques particuliers, peut entraîner vers un « état de nature ». L’OTAN, les États-Unis, la France, etc. ont déjà agi dans des conditions où, au lieu de soulager, elles ont suscité la peur, ne serait-ce qu’en donnant l’impression de vouloir simplement empiéter sur les puissances émergentes. Ces institutions supranationales ou les gouvernements de ces États ont souvent appuyé leur action sur des résolutions au goût des initiateurs et sans aucun égard aux concernés du sud. De là l’intérêt de la question : comment, dans la plupart de ces cas, ne pas mettre en question l’idée même de l’intervention internationale ? Tcheuwa ne croit pas à l’avènement d’un jour meilleur pour ces nouvelles éthique et législation avant que ne se structurent ce que François Mitterrand appelait « une véritable communauté internationale »2, c’est-àdire une communauté d’intérêts, de valeurs et de sentiments. Et l’avant-dernier propos, celui de Mutunda Mwembo, est un des portraits de l’humanitaire en question, un cas concret où s’isolent clairement les sources des critiques contre l’intervention et l’aide humanitaire. À l’épreuve, dans la région des Grands lacs africains, l’humanitaire a suscité le doute, éveillé le soupçon quand il ne fut pas jugé comme entretenant « des entrepreneurs de l’insécurité et profiteurs de la misère humaine3 », pour reprendre les termes de R. Brauman. Le comble de l’embarras : il est arrivé que les Casques bleus de l’ONU, chargés de faire observer le cessezle-feu et autorisés à recourir à la force en cas de besoin, ne le fassent pas. Ils ont, au contraire, laissé passer des troupes armées à partir du Rwanda, qui ont ainsi occupé un territoire sous le contrôle de l’ONU au Congo. 2. Discours d’investiture, 21 mai 1981. 3.L’auteur base cette opinion sur les propos-témoignages de R. Brauman dans Humanitaire. Le dilemme, Paris, Éd. Textuel, 1996. 10 L’humanitaire : un univers à réhabiliter Organisant une manifestation contre ce qui est apparu comme une trahison des forces de l’ONU, ce sont les étudiants congolais qui ont succombé aux balles tirées par les forces de la MONUC (Mission des Nations Unies en République démocratique du Congo. Cette dernière a été prise au piège de son indolence ou de la complicité des acteurs alors sur le terrain. Bien entendu, pour Mutunda, les dérapages de l’humanitaire ne suffisent pas à excuser l’absence d’autodomestication étatique, qui est monnaie courante dans la région, ou encore l’inefficacité des politiques de coopération. Les dérapages ne justifient pas non plus des diabolisations sans discernement. Car il existe des cas où l’intervention et l’aide humanitaires ont soulagé et revêtu le vrai visage de l’humanisme. Enfin, pour Michel Kouam, dans Enjeux éthiques de l’action humanitaire en Afrique, il vaut mieux que l’aide humanitaire s’intègre au contexte qui existe en pays d’intervention et renforce des pratiques locales de solidarité. Car ces pratiques, il en existe certainement en Afrique comme ailleurs. Par exemple sous forme d’Ebanga, chez les peuples ekondas dans la région du Mai-Ndombe (au Congo-Kinshasa). L’Ebanga est le lieu du repos, du repas et de la réparation. Toute nécessité se résout dans l’Ebanga, l’espace commun (paillotte ou hangar) aménagé devant la maison du chef de famille. C’est un lieu permanent d’aide, mais aussi de secours puisque, comme le Gacaca rwandais, il est le lieu où se résolvent les conflits, en famille. À travers ces modes de solidarité, le durable l’emporte sur l’occasionnel, le permanent sur le provisoire. On comprend dès lors pourquoi est significative pour les Africains l’aide qui renforce la recherche de solutions durables plutôt que les aides occasionnelles soumises aux caprices géostratégiques. « Durable » est l’attribut de l’aide espérée, l’aide qui ne doit, ni de par les modes de sa réception, ni de par l’action dispensatrice, favoriser la dépendance. Il revient aux Africains et Africaines d’arrimer leurs modes de solidarité à la modernité et de mettre à jour les concepts de l’action humanitaire qu’ils aimeraient voir régner. Comme on peut le constater, la plupart des textes invitent à ne jamais désespérer de la nature humaine. Et ce, même si, assez souvent, ils partent d’un portrait sombre de l’humanitaire. Tous les auteurs prennent le parti de la science et nous semblent avoir très bien cerné ce que toute personne intéressée par le sujet doit savoir pour interpeller les institutions de son pays. Le reste est affaire d’action qui ne concerne pas les seuls chercheurs. I Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question 1 LES AMBIGUÏTÉS DU LANGAGE HUMANITAIRE Jean Kinyongo* C e n’est pas en spécialiste de l’humanitaire mais en simple intellectuel peu renseigné sur ce thème que j’ai pris la parole dans ces assises sur le thème : « Intervention internationale et aide humanitaire ». Aussi, je sollicite l’indulgence pour cette témérité. Les habitués de ce domaine dont j’ai pu parcourir quelques écrits – articles et ouvrages –sont unanimes pour qualifier ce phénomène d’omniprésent. Il apparaît, d’après eux, comme un phénomène de société d’une ampleur nouvelle, comme une nouvelle manière d’être et de faire de notre société. Comme il y a un pathos du pouvoir, il y aurait aujourd’hui un pathos de l’humanitaire qui s’imposerait de soi et qui ferait dire à Bernard Hours que le discours de l’humanitaire est lui-même aujourd’hui un discours dominant, devenu évident à force d’être répété, montré et partagé (L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, p. 13). À ce courant de globale assurance semble faire place un regard de plus en plus critique de certains maîtres de soupçon qui veulent appliquer à l’humanitaire les propos par lesquels P. Ricoeur interpellait les artistes. Un artiste, écrit-il, dans Histoire et Vérité, ne peut servir sûrement son temps que s’il est d’abord soucieux de comprendre la problématique interne de son art et d’exprimer le plus exigeant de lui-même (p. 192). *L’auteur est professeur ordinaire à l’Université de Kinshasa. 14 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question C’est ainsi qu’un nouveau venu dans le champ de l’humanitaire est d’emblée frappé par l’extrême diversité de qualificatifs qui caractérisent désormais ce phénomène. Celle-ci, à y regarder de près, semble traduire un malaise, non seulement par rapport à la manière dont cette réalité est vécue mais aussi et surtout à la façon dont elle est nommée s’il est vrai, comme dit A. Camus, que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (cité par F. Bouchet – Saulnier, Dictionnaire pratique de droit humanitaire). Dans ce cadre, les titres qui suivent, glanés ici et là parmi tant d’autres, se passent de tout commentaire : L’inhumanitaire ou le cannibalisme guerrier à l’ère néo-libérale, de Bernard Doray ; L’idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, de Bernard Hours ; Afrique : de la colonisation philanthropique à la recolonisation humanitaire, de Bernard Lugan ; Humanitaire : le Dilemme, de Rony Brauman ; L’humanitaire entre la politique et les affaires, de Condamines. Désabusés , C. Malhuret, A. Glucksman et certains leaders de l’Association MSF (Médecins sans frontières) expulsés d’Éthiopie, n’ont pas hésité à proclamer tout haut que « l’aide tue » que « continuer à aider l’Éthiopie, c’est se faire délibérément complice d’une dictature qui déporte les paysans et affame le peuple. C’est armer le bras du bourreau… » (A. Glucksman et Th. Wolton), Silence, on tue, Grasset, 1986. La question qui se pose est celle de savoir si l’objet de tous ces discours est le même, si, en d’autres termes, après Platon qui, dans le Cratyle, parle de justesse de mots, le problème n’est pas le même ici ? Chercher à saisir les tours et les contours d’une telle inflation verbale disqualificatrice d’un concept aussi positif parce que porteur d’idéal et d’espoir, interroger le sentiment qui s’en dégage, l’intention implicite éventuelle qui la sous-tend, tenter de sonder l’angoisse qui s’y lit est l’objectif essentiel de cette prise de parole. Ma démarche s’articulera autour de trois axes principaux : Le premier tentera de décrire brièvement l’actuel état des lieux de l’humanitaire, le deuxième épinglera quelques ambiguïtés ou interrogations et le troisième proposera quelques pistes de sortie. 1 – LES AMBIGUÏTÉS DU LANGAGE HUMANITAIRE 15 ÉTAT DES LIEUX En vue d’éclairer un tant soit peu la compréhension de la notion d’humanité dont dérive le concept d’humanitaire, je me permets de faire miennes les vues que développe Mousnier dans ses Leçons sur l’humanisme et la Renaissance à la fin du XVe siècle et au milieu du XVIe siècle (voir Les cours de Sorbonne, Fascicule 1, Paris V, Centre de documentation universitaire, 1966). Elles permettront, je l’espère, de faire comprendre que l’humanitaire poursuit les mêmes objectifs nobles d’altruisme, de solidarité et de philanthropie. Pour expliquer le concept d’humanité, Mousnier rappelle un épisode repris dans une lettre qu’un humaniste adressa à Alde Manuce, homme de lettres et d’humanité en 1501 en ces termes : « Georges le Grec, lorsqu’il quitta Bologne, reçut de moi un prêt que cependant il ne m’a jamais rendu. Quant à moi, je fis peut-être, trop sottement de croire en lui, mais je donnai cela à l’humanité (humanitati). » Pour ce correspondant d’Alde Manuce, l’humanité est d’abord un acte de confiance faite à l’homme, un acte qui implique la croyance que l’homme est naturellement bon et qu’on peut donc lui faire confiance. Confiance, croyance à la bonté de l’homme justifient les attitudes de générosité envers l’homme, même si ce dernier peut ne pas les apprécier. Dans une autre lettre adressée toujours à Alde Manuce en 1502, l’auteur évoque explicitement les qualités d’humanité de ce dernier et lui parle en disant : « Tu l’emportes sur tous, par cette humanité, cette courtoisie, cette affabilité, cette munificence, cette miséricorde et cette divine et admirable modestie, en quelque manière au-dessus de la faiblesse humaine, car ton humanité et ta suprême bonté ont chassé de mon âme toute hésitation et toute crainte. » (R. Mousnier, op. cit., pp. 2-3). Ce texte nous offre une panoplie des équivalents et des nuances susceptibles de définir la nature de l’humanité et de l’humaniste. Et il est peut-être important de relever tous les qualificatifs qui, à vrai dire, font partie du concept d’humanité et le détaillent. L’humanité comporte à la fois la courtoisie, l’affabilité qui est une nuance de douceur dans la courtoisie, la miséricorde qui est un degré supérieur de la bonté qui implique le pardon à l’égard de ceux qui ont proféré une injure ou commis une offense. La miséricorde implique en outre le fait de pousser la bonté assez loin pour qu’elle s’étende même à ceux qui, éventuellement, ne la mériteraient pas. Le texte parle de « divine modestie ». La modestie est une qualité très précieuse dans les relations entre les hommes ; elle fait partie de l’humanité. 16 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question Comme souligne Mousnier, ce texte nous livre à peu près l’essentiel de la notion d’humanité. Mais un aspect, pourtant très présent dans les définitions de l’humanité semble écarté ici, c’est la notion d’érudition, de connaissance des lettres. Pas tout à fait cependant puisque, un peu plus loin, la même lettre distingue les études d’humanité des études des lettres et insiste plutôt sur les premières. Dans les études d’humanité on apprend à être homme, à diriger ses sentiments par une maîtrise accrue, à les façonner en vue d’un comportement particulier envers les autres hommes, comportement dont les traits essentiels sont la courtoisie, l’affabilité, la bonté, la générosité, la miséricorde, etc. Enfin dans la lettre n° 42 du recueil de Pierre de Nolhac, imprimeur vénitien célèbre qui s’illustra par de très nombreuses éditions des auteurs de l’antiquité chrétienne et des auteurs de l’antiquité païenne à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, l’humaniste est décrit comme celui qui, comblant les autres de bienfaits, atténue ceux-ci de façon que les autres ne se sentent pas obligés. À cette notion d’humanisme, telle qu’elle émane du recueil de Pierre de Nolhac, il faut ajouter pour être à peu près complet, une autre source de la notion d’humanité à savoir le stoïcisme romain avec l’une de ses valeurs fondamentales, la croyance dans l’égalité de tous les hommes. C’est au nom de cette humanité à sauver parmi les humains qu’œuvre l’humanitaire, qu’il se sent appelé à accomplir un devoir, celui de répondre au malheur des autres, de répondre à ceux qui lancent un cri de détresse. L’humanitaire se fonde sur l’aspiration légitime à la vie biologique et à la dignité humaine de chaque être humain pour agir et intervenir. Il se croit, au nom de l’humanité, investi du droit d’assistance à personnes en danger, etc. Il est, ainsi qu’on peut le constater, caractérisé par une éthique de sollicitude et une morale d’urgence basées sur les droits de l’homme devenus droit humanitaires au double titre d’acteurs et de bénéficiaires. DES INTERROGATIONS S’il en est ainsi, comment justifier les hésitations relatives à l’action humanitaire ? Comment l’enthousiasme suscité par l’humanitaire perçu au premier degré, sans arrière-pensée, est-il maintenant contrebalancé par des sentiments mêlés d’incompréhension, d’interrogations sans réponses satisfaisantes qui, forcément rendent ambigu le langage de l’humanitaire et en diminue la portée ? 1 – LES AMBIGUÏTÉS DU LANGAGE HUMANITAIRE 17 Considérée de près, la morale humanitaire paraît porteuse d’une lourde ambiguïté et manifester des faiblesses d’au moins deux sortes : Des faiblesses intrinsèques, dans la mesure où elle est appliquée de manière contradictoire et sélective. Au nom de cette morale, en effet, les populations irakiennes furent longtemps abandonnées à leur triste sort, victimes d’un embargo inhumain parce que dirigées par un dictateur, alors qu’on volait avec pertinence au secours pour défendre de force, des victimes en Somalie ! Des faiblesses extrinsèques, parce que cette morale tend à se fondre avec les bons sentiments démocratiques selon lesquels le Sud serait pauvre par manque de démocratie et donc de bonne gouvernance, déficit propice à la corruption et au clientélisme. Une telle vision des choses ne peut ­qu’asseoir une regrettable confusion des concepts de pauvreté et d’immoralité (B. Hours, op. cit. p. 137). Dans ce cas le Sud serait pauvre parce qu’immoral ou n’agirait pas sur base d’une bonne morale… la vraie caractériserait le Nord. Soutenue par l’Organisation des Nations Unies et l’Union européenne, l’action humanitaire paraît comme un mode minimal de gouvernement dans la mesure où aujourd’hui les gouvernements et les sociétés s’écroulent, éclatent ou se déchirent un peu partout, laissant les individus sans défense, victimes impuissantes de la violence et de la destruction (F. Bouchet Saulnier, op. cit., p. 11). Quand on connaît le poids de l’impérialisme américain qui pèse sur l’ONU, l’on ne peut que craindre une manipulation de cette action par une politique, celle des grandes puissances. Nombreuses sont les déclarations des responsables américains à ce sujet qui attestent que le Conseil de sécurité est un simple instrument de la politique des États-Unis. C’est à croire que l’artiste engagé A. Blondy dont la franchise et la pertinence des paroles sont bien connues a visé juste en disant que « la démocratie du plus fort est toujours la meilleure et c’est comme ça ». L’humanitaire est souvent considéré comme un creuset de valeurs morales telles que la solidarité dans la souffrance. Pourquoi ne pas sélectionner comme acteurs des hommes et des femmes éprouvés en humanité, quel critère préside au choix des intervenants ? Par ailleurs et comme il a été souligné plus haut, un geste authentique de solidarité ne s’accommode point d’un fatras médiatique émotionnel qui masque plus les phénomènes qu’il ne les éclaire. Or, cette action est aujourd’hui hypermédiatisée exigeant la reconnaissance de tous. Préserver la vie dans le respect de la dignité est l’une des missions de l’humanitaire (Rony Brauman, Assistance humaine, dans Dictionnaire 18 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question d’Éthique et de Philosophie morale, PUF, 1996.p 96-101). Mais comment ne parler de dignité que lorsque, par une politique de pourrissement, on a brûlé la hutte de la victime ? Pire, comment comprendre que sous prétexte de combattre le terrorisme en Afghanistan, par exemple, on ait d’avance prévu le nombre des victimes, de tentes d’hébergement et le volume du matériel d’aide à pourvoir ? La situation se présente comme si les personnes qui déclenchent le conflit sont aussi généralement les mêmes qui savent quand et comment y mettre fin ! Il en va de même de la guerre d’agression dont est victime la République démocratique du Congo. On peut se poser moult questions à ce sujet : qui en est le commanditaire réel, étant entendu que le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi paraissent n’être que des instruments en réalité occasionnels ? Quelle en est la cause réelle ? Celle-ci semble être un projet échoué de balkanisation de ce pays que certaines puissances considèrent comme trop grand et donc ingouvernable. Surprises que le peuple congolais n’ait pas voulu de cette balkanisation, ces puissances ont non seulement imposé une guerre, mais aussi une solution précaire, inédite, inusitée partout mais inaugurée et testée chez nous à la tête de l’État à savoir un président de la République et quatre vice-présidents. On a procédé par la suite à un envoi massif des humanitaires après que des lésions regrettables aient été occasionnées. Comment maintenant panser ces plaies dans un pays en dérive et en déliquescence ? Sans faire de l’amalgame, je reconnais l’excellent travail que réalisent certaines ONG, mais pour beaucoup d’entre elles, je me demande si l’aide prévue arrive réellement à ses destinataires et dans quelles proportions ? QUELQUES PISTES Cela étant, je ne puis m’empêcher de réfléchir sur des pistes éventuelles qui peuvent paraître naïves vu que je ne maîtrise pas tous les rouages de l’humanitaire. Mais, partant du principe qu’il vaut mieux prévenir que guérir, j’estime qu’une réflexion approfondie devrait mener à ce que le gros des moyens soient centrés sur l’étude de tout ce qui peut éviter qu’on en arrive aux conflits. L’on agirait ainsi en amont, c’est-à-dire que l’on ferait de la BONNE PRÉVENTION, contrairement à ce qui se fait et qui fait croire que le pyromane est lui-même sapeur-pompier. Agir ainsi donnerait une tout autre orientation à l’humanitaire qui procéderait plus par la prévention, c’est-àdire, selon moi, par l’identification des causes des conflits et par la recherche sincère des solutions pour les extirper. C’est avec plaisir que je vois apparaître des initiatives en vue de la prévention des conflits. Des ONG agissent dans 1 – LES AMBIGUÏTÉS DU LANGAGE HUMANITAIRE 19 ce sens. C’est une voie à encourager qui nécessite des efforts continus, soutenus et de longue haleine, et qui exige une vigilance permanente et un esprit en alerte permanente. Par ailleurs, l’un des soucis de l’aide humanitaire est que celle-ci parvienne à ceux qui en ont besoin. C’est à mon avis l’État qui devrait l’acheminer ; on observe par contre que l’humanitaire exige une gestion autonome amenuisant par-là et le pouvoir de l’État et le contrôle de l’État sur cette gestion. Une piste valable serait un partenariat franc entre l’État et l’humanitaire, ce qui suppose un certain degré de confiance et de respect mutuel ainsi que la volonté de travailler ensemble en toute transparence. Dans le même ordre d’idées la gestion d’une situation de crise nécessite des moyens matériels : argent, avions etc. et humains (les acteurs). Le plus souvent c’est le manque de moyens matériels et l’incapacité managériale dont souffrent les États sinistrés, pas de moyens humains. Pourquoi ne pas utiliser les experts nationaux bien sélectionnés qui œuvreraient avec les moyens de l’humanitaire ? Cela aurait le mérite de rendre encore plus fiables les objectifs de l’humanitaire. On rendrait ainsi disponibles les moyens de faire face à l’urgence et partant on mettrait au point des mesures pour une solution durable parce que ceux-là même qui sont aidés deviendraient les acteurs et les responsables de leur propre prise en charge et diminueraient ainsi le degré de leur paupérisation anthropologique pour utiliser une expression chère au regretté Engelbert Mveng, de la compagnie de Jésus. Par ailleurs, pourquoi confiner la notion de vie à l’aspect biologique et ne pas étendre le concept d’urgence aussi à l’aspect culturel et intellectuel de la vie ? À mon sens la notion d’humanitaire devrait évoluer. CONCLUSION Sans remettre en question le bien-fondé de l’humanitaire que je salue, mes interrogations ont porté sur tout ce qui suscite des soupçons quant à ses objectifs réels. Apparemment perçus comme expression de l’altruisme et de la philanthropie par excellence, certains aspects de l’humanitaire prêtent à confusion au point qu’on en arrive à se demander si l’humanitaire n’est pas finalement la face b d’une nébuleuse, c’est-à-dire la partie immergée de l’iceberg. Devant l’ampleur des moyens utilisés et de la spécialisation de plus en plus exigée, on peut se demander si la fin n’est pas en train de se transformer en moyens et les moyens en fin. 20 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question À vrai dire, on pourrait appliquer à l’humanitaire ce que Descartes disait de la raison. Il ne suffit pas de disposer de la raison, il faut encore la bien savoir user. Il ne suffit pas de disposer de l’humanitaire, il faut le gérer à bon escient, en hommes et en femmes d’humanité. 2 L’AIDE HUMANITAIRE : DEVOIR DE VERTU OU DEVOIR DE DROIT ? Ernest-Marie Mbonda* P our qui veut donner une image de l’aide humanitaire sans recourir à une définition canonique qui n’existe peut-être pas (encore), il pourrait suffire de présenter le scénario suivant : une catastrophe surgit à un endroit (guerre, inondation, tremblement de terre…). Elle est suivie d’un appel au secours accompagné d’une médiatisation plus ou moins alarmiste, en direction de la « communauté internationale ». Des institutions (organisations internationales, organisations régionales, États, organisations non gouvernementales), des personnalités et des groupes de la société civile se mobilisent, plus ou moins rapidement, pour collecter des fonds et pour concevoir des plans d’intervention d’urgence. Des acteurs de terrain (militaires, secouristes et autres volontaires, médecins et infirmiers, journalistes, etc.) sont envoyés sur les lieux de la catastrophe. Et les personnes en détresse commencent à recevoir des dons (en général des vivres, des médicaments, des vêtements, des abris)1 qui probablement les délivreront de la mort ou de la détresse matérielle et psychologique. Et en fonction de l’ampleur de la crise, l’assistance peut s’échelonner sur plusieurs mois ou *L’auteur est directeur du Centre d’études et de recherches sur la justice sociale et politique, Université catholique d’Afrique centrale, Faculté de philosophie, Yaoundé – Cameroun 1.Voir les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies : n°s 43/131 du 8 décembre 1988 et 46/182 du 19 décembre 1991 qui parlent d’un « apport de nourriture, de médicaments, d’abris ou de soins médicaux » pour des situations humanitaires d’urgence. À ces éléments matériels de l’aide, on peut ajouter des éléments immatériels tels la protection et la sécurité. 22 I – Devoir d’assistance : le rôle des législations et des pouvoirs en question sur plusieurs années. Mais s’il faut tout de même ramener ce scénario à une certaine définition, on peut dire, comme Phylippe Ryfman que : L’action humanitaire est une assistance fournie par un seul acteur ou une conjonction d’acteurs, s’insérant à des niveaux variés dans un dispositif international de l’aide, régie par un certain nombre de principes, et mise en œuvre (au nom de valeurs considérées comme universelles), au profit de populations dont les conditions d’existence du fait de la nature (catastrophes) ou de l’action d’autres hommes (conflits armés internes ou internationaux) sont bouleversées, et l’intégrité physique atteinte, voire la survie même compromise2. Cette définition peut toujours être discutée, affinée ou complétée. Ce qui m’intéressera le plus ici, c’est la question, souvent posée, de savoir si ces différentes mobilisations répondent à un impératif de vertu ou à un impératif de justice. Une catastrophe humanitaire appelle le principe d’humanité qui, précisément, demande de toujours porter secours à toute personne en détresse. Et ce principe, a priori, renvoie beaucoup plus à un sens moral, notamment à celui que Rousseau appelait la « commisération » qui pousse à voler « naturellement » au secours de notre semblable en proie à la souffrance. L’aide humanitaire s’apparente d’emblée à une œuvre de charité, dont les fondements se trouvent dans la plupart des religions ou dans les grands principes éthiques qui guident les actions des hommes. La parabole du jugement dernier, dans la religion chrétienne, traduit ce devoir d’assistance en termes de récompenses pour ceux qui ont rendu visite au malade, assisté un prisonnier, donné à manger à ceux qui avaient faim et à boire à ceux qui avaient soif, vêtu ceux qui étaient nus, etc., tandis qu’un châtiment est promis à ceux qui se sont abstenus d’agir. Il est donc difficile a priori de douter que l’aide humanitaire, de par sa nature même, s’inscrit dans le domaine de la vertu ou de la charité. Et si l’on supposait que l’aide humanitaire peut aussi (ou doit plutôt) être considérée comme un devoir de justice, on aurait affaire beaucoup plus à un vœu, à un souhait, qu’à un état de fait. Que l’aide humanitaire puisse être considérée comme devoir de justice, il n’est point déraisonnable de l’envisager. Mais que cette possibilité soit pensée en terme de vœu ou de souhait, il faudrait pouvoir établir que le statut de devoir de vertu ne réalise pas suffisamment l’aide humanitaire, dans son principe comme dans son fonctionnement. Ma préoccupation revient à la question suivante : quel registre (moral ou juridico-politique) est le plus susceptible de servir les fins de l’aide humanitaire ? Mon hypothèse est qu’en dépit de 2. Philippe Ryfman, La question humanitaire, Paris, Ellipses, 1999, p. 17. 2 – L’AIDE HUMANITAIRE : DEVOIR DE VERTU OU DEVOIR DE DROIT ? 23 la supériorité supposée de la vertu sur le droit, il vaut mieux que l’aide humanitaire soit considérée comme un devoir de justice ou de droit. De la supériorité axiologique de la vertu sur le droit (même un peuple de démons peut vivre selon le droit3) On trouve chez Kant (Métaphysique des mœurs) une distinction entre devoir de vertu et devoir de droit. La première distinction qui apparaît se réfère au critère de la présence ou de l’absence des « lois extérieures » dans le devoir. Autant la doctrine du droit « peut contenir des lois extérieures », autant la doctrine de la vertu « ne peut en contenir »4. Dans tout devoir, fait remarquer Kant, existe une contrainte, une coercition. Mais toute la question est de savoir d’où provient la contrainte, si elle est extérieure ou si elle est exercée par l’agent moral lui-même. La contrainte doit être interne, c’està-dire imposée à soi-même par le sujet moral libre, pour mériter le titre de devoir moral. La seconde distinction est introduite avec le concept de liberté, le droit ne s’en tenant qu’à sa forme ou à la « condition formelle de la liberté extérieure », tandis que l’éthique fournit une matière, un objet, une « fin » au libre arbitre5, la fin devant être assignée à l’agent moral par sa propre raison pratique, comme fin objectivement nécessaire et « constituant en soi-même un devoir »6. De cette analyse, Kant fournit le résumé suivant : « Le devoir de vertu est essentiellement différent du devoir de droit en ceci que, pour celui-ci, une contrainte extérieure est moralement possible, alors que celui-là repose uniquement sur la libre contrainte exercée à l’égard de soi-même7. » Une autre distinction intéressante pour mon propos consiste à montrer que « les devoirs éthiques sont d’obligation large, alors que les devoirs de droit sont d’obligation stricte8. » « Par « devoir large », écrit encore Kant, on n’entend pas une permission de faire des exceptions à la maxime des actions, mais simplement qu’il est permis de limiter la maxime d’un devoir par une autre (par exemple, l’amour universel du prochain par l’amour des parents), 3.Idée empruntée à Kant, Projet de paix perpétuelle, Premier supplément de la garantie de la paix perpétuelle. 4. Métaphysique des moeurs II, Paris, Garnier Flammarion, trad. Alain Renaut, 1994, p. 217. 5. Ibid., p. 219. 6. Ibid., p. 220. 7. Ibid., p. 222. Voir aussi : « Tous les devoirs sont ou bien des devoirs de droit […], c’est-à-dire des devoirs pour lesquels est possible une législation extérieure, ou bien des devoirs de vertu […] pour lesquels une telle législation n’est pas possible. » (Ibid., p. 28) 8. Ibid., p. 231.