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Chronique des idées
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Varia
Dignité et Droits De lhomme
Par ricarDo a. GUIBOURG*
Ce texte, issu d’une conférence à lUniversité Paris
Ouest Nanterre La Défense (Centre de recherche sur les
droits fondamentaux Centre de théorie et analyse du
droit), entend montrer l’arrière-plan philosophique du
discours sur la dignité et les droits de lhomme du point
de vue de la méta-éthique, et pointer les dicultés métho-
dologiques, et logiques à les considérer comme des réalités.
Il réserve toutefois la possibilité d’un soutien volontaire et
conscient, comme adhésion à un projet politique.
is text, a lecture held in Paris Ouest Nanterre La
Défense University (Centre de recherche sur les droits fon-
damentaux – Centre de théorie et analyse du droit), aims
to show what is the philosophical background of speeches on
Human rights and Human dignity, from a meta ethical
point of view. It also aims to stress on methodological and
logical diculties if we consider thoses rights as realities.
However, it does not exclude the possibility of a deliberate
support to human rights as a political project.
* Professeur, Université de Buenos Aires.
RicaRdo a. GuibouRG
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1. Croire ou soutenir
Lorsqu’il s’agit de valeurs, principes ou droits de
lhomme, il faut d’abord distinguer le plan politique du
plan ontologique. Je peux dire que je soutiens fortement
les droits de l’homme, mais je dois dire aussi que je ny
crois pas.
Ceci mérite une explication. Le long de l’histoire,
des catastrophes ont mené à des réactions humanitaires.
Aux abus de lAncien Régime, on a réagi par les Lumières
et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
À lhorreur des massacres du nazisme, par les procès de
Nuremberg et, sur le plan de la théorie du droit, avec la
formule de Radbruch. Aux massacres renouvelés de la
n du XXe siècle, par des conventions sur les droits de
lhomme, les tribunaux internationaux et la juridiction
universelle. La conscience de ce que certaines actions ont
été tolérées, protégées ou même produites par la loi locale
dériva en un manque de conance envers la loi en général
et un fort refus daccepter certaines lois en particulier.
Dans plusieurs pays, dont le mien, les législateurs sont
élus par le peuple mais ils ne jouissent pas de la véritable
conance des électeurs.
Autrefois, lorsquun citoyen ou un groupe de
citoyens avait une pétition à formuler, il ladressait aux
pouvoirs politiques et la fondait sur des arguments poli-
tiques : « il y a ici un problème et il serait convenable de le
résoudre au moyen dune norme avec tel ou tel contenu ».
Mais cette démarche a besoin dune certaine conance
sur ce que le récepteur va écouter la pétition et, après une
certaine délibération ou négociation, il prendra une déci-
sion raisonnable. Lorsque le citoyen pense que sa pétition
nira dans un tiroir du fonctionnaire à moins quelle ne
devienne appuyée par des manifestations ou des mesures
daction directe, il sent que la démarche est inutile.
Cependant, il peut essayer un autre chemin. Les juges
ont le devoir découter les pétitions et de leur donner une
réponse fondée, contre laquelle il est même permis dap-
peler devant une cour supérieure. Or, lorsquon sadresse
à un juge, il nest pas possible de fonder la pétition sur des
raisons politiques : il faut donner des raisons juridiques.
Le modèle de ces raisons est ceci : « j’ai un droit et ce droit
a été violé. Vous êtes obligé, monsieur le juge, de protéger
mon droit et de le rétablir ». Si le juge est obligé à quelque
chose, cette obligation doit relever du système juridique
préalable à la violation. Si ce système ne contient pas une
loi explicite dont le droit invoqué puisse relever, il faut
armer que ce droit relève dune norme implicite, ou du
droit naturel, ou des principes du droit qui sont le nom
présent de lancien droit naturel.
Cette tendance à concentrer le pouvoir de donner
des réponses sur la fonction juridictionnelle et, par consé-
quent, à bâtir un système de principes et valeurs placés
dedans la loi ou par-dessus la loi, s’exprime maintenant
par la tendance constitutionnelle à proclamer des droits
généraux de plus en plus positifs et elle a sa contrepartie
théorique chez Dworkin, Alexy et lessentiel de la philo-
sophie du droit actuelle, qui tend à rejeter le positivisme
comme une relique du passé et à proposer pour le droit
des limites morales que lon croit retrouver dans la nature
de lhomme, dans la tradition juridique ou dans l’évolu-
tion de la culture. Du point de vue épistémologique, cest
à peu près le même mécanisme du vieux droit naturel,
fondé sur le plan de Dieu ou sur la nature de l’homme,
mais du point de vue politique la situation est devenue
diérente : maintenant il s’agit d’imposer la démocratie,
la liberté individuelle et la protection de l’environnement.
C’est donc du point de vue politique que je sou-
tiens les droits de lhomme, mais c’est du point de vue
épistémologique que je narrive pas à y croire.
Je ne veux pas m’étendre sur des questions de phi-
losophie pure, mais il me faut tracer un certain cadre
théorique dans lequel mon raisonnement se déroule. Je
ne dispose, pour mon information, que des sensations
qui se développent au-dedans de mon esprit. De ce point
de vue extrêmement limité, il me faut adopter des déci-
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sions méthodologiques qui ne peuvent se justier que
pragmatiquement. J’accepte donc qu’il y ait un monde
extérieur à moi, dont je suis une petite parcelle, et que ce
monde extérieur est le même pour tous les sujets, indé-
pendamment de nos perceptions, de nos connaissances
et de nos préférences. Cette réalité nest que matérielle,
non parce que je rejette les idées, mais parce que seuls les
objets et les événements matériels sont ou peuvent être
perçus par tous dune façon uniforme ; leur existence
devient donc démontrable à n’importe qui. Les classes
dobjets ou dévénements, les classes de classes, les rela-
tions entre les classes et, en somme, toutes les idées
abstraites ne sont que des constructions du langage,
adoptées en fonction de leur utilité pour décrire la réa-
lité, exprimer nos émotions, défendre nos préférences et
discuter entre nous au moyen des arguments. Employer
ces constructions abstraites est normalement justié
par leur utilité, mais leur attribuer une existence réelle
entraîne le risque de multiplier les objets sans contrôle
(contre le rasoir d’Occam) et de nous compromettre à
exercer une méthode non empirique pour arriver à la
connaissance des objets de nature métaphysique.
Les valeurs, les principes, les droits, la loi même,
l’État, nexistent donc pas, tout comme la classe des che-
vaux et celle des chiens. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut
pas monter à cheval, caresser un chien, respecter l’État ni
soutenir un droit, mais seulement que, lorsque nous en
parlons, il faut être assez sûr que lusage de tels mots soit
pragmatiquement justié. Et cela veut dire, à son tour,
que chaque mot employé, aussi abstrait qu’il soit, puisse
être déni de telle sorte que, même à la n dune longue
chaîne de dénitions successives, on trouve des états de
choses matériels susceptibles de vérication empirique.
Les valeurs et les principes appartiennent au seg-
ment de la langue que je viens de critiquer. À l’intérieur
de leurs signications on ne peut trouver dautre fait
empirique que la préférence éprouvée par un ou plusieurs
individus, pour un instant ou dune façon répétée ; mais
on insiste à leur attribuer une existence réelle indépen-
dante, invériable et conséquemment métaphysique.
Cette situation a une conséquence explicite : laccord
général sur notre attitude presque magique envers cer-
tains mots ; une conséquence cachée : le désaccord sur le
contenu quon attribue à ces mots ; et une conséquence
implicite : une trappe idéologique très ecace pour
feindre un consensus inexistant.
Cela ne mempêche pas dexprimer mes préfé-
rences les plus solides, qui sont favorables à lexistence de
certains états de choses que l’on nomme parfois comme
des conséquences de respecter les droits de l’homme et la
dignité humaine.
2. Des synonymes
Lorsquon analyse lidée de dignité, il est facile
davertir que, daprès son usage, elle est étroitement liée à
celle de respect. Respecter une personne est, avant tout,
s’abstenir dinterférer avec ses projets et ses actions. Mon-
trer du respect envers une personne, c’est agir publique-
ment dune façon telle que lon puisse comprendre quon
s’abstiendra dy interférer, et même quon se sent obligé
à maintenir cette attitude. Être digne, c’est être digne de
respect, c’est-dire provoquer chez les autres cette atti-
tude-là. La dignité nest que le nom de la qualité d’être
digne. Nous attribuons cette qualité, visiblement, à ceux
que nous aimons ou approuvons, mais aussi, moins
publiquement et comme conséquence de certains motifs
de prudence, aux personnes dont nous craignons le pou-
voir ; voilà pourquoi nous parlons souvent des dignitaires
qui nous semblent indignes de la dignité qui leur a é
attribuée et comment certains membres de la maa sont
appelés des « hommes de respect ». Par extension, lorsque
nous attribuons dignité à une situation ou à un état de
choses, nous voulons dire que nous refusons dinter-
férer avec cette circonstance si elle se vérie et que nous
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approuvons les actions qui tendent à la produire, même si
nous n’y participons pas.
Si la dignité et le respect sont un mélange (qui sait
en quelle proportion) dapprobation et de crainte, qui
nous conduit à appuyer ou tout au moins à tolérer des
actions dautrui, il devient clair que leur contenu com-
prend des critères dévaluation.
Quels sont les sujets dignes de respect ? Les plantes,
les animaux, les humains ? Tous les humains, ou seuls
ceux qui appartiennent à notre civilisation ? Même les
pervers, les assassins, les violeurs ? Est-ce que nous attri-
buons quelque dignité aux fonctionnaires corrompus ?
Peut-être oui, si par ce moyen ils sont devenus puissants ?
On peut bien soutenir qu’il n’est pas question
de sujets, mais dactions, ou de classes dactions, ou de
classes de situations. Y a-t-il une dignité de la vie ? De
l’intégrité physique ? Du projet de vie de chaque indi-
vidu ? De lusage des biens que chacun a pu accumuler ?
De la satisfaction des besoins de chacun ? Dans ce cas, de
quels besoins s’agit-il ? Et jusqu’à quelle limite ?
D’ailleurs, ce respect et cette dignité, ont-ils une
condition absolue, ou bien admettent-ils des excep-
tions ? Quelles exceptions ? Acceptons-nous que cer-
taines dignités soient inférieures à dautres dignités ?
En général ? Ou bien selon les circonstances ? En ce cas,
quelles sont les circonstances qui font quune dignité est
supérieure à une autre, ou, pour ainsi dire, la defeasibi-
lity (défectibili) du respect dû à une personne ou à une
action ?
Il est possible que celui qui entend ces questions
pense détenir les réponses. Ou, tout au moins, qu’il a la
capacité de les trouver. Je ne veux pas discuter ce senti-
ment. Mais il faut avertir que probablement, et en dépit
du conditionnement commun auquel nous sommes
soumis par la culture à laquelle nous appartenons, une
fois que loccasion adviendra, nos réponses ne seront pas
exactement les mêmes, et parfois elles seront complète-
ment incompatibles.
Je me limite à énoncer un fait, daprès ma propre
observation. Je trouve bien que chacun élabore et main-
tienne ses propres critères pour exercer le respect. Je
trouve mieux encore que les individus se mettent dac-
cord, soit explicitement soit implicitement, pour éla-
borer et appliquer plus ou moins les mêmes critères.
Mais, quand on exige un minimum de précision dans
ces critères, on avertit que l’accord nexiste pas et que,
en tout cas, on ne l’obtiendra pas très vite. Entre autres
raisons, parce qu’il y a eu déjà une tentative imparfaite
daccorder et en même temps dimposer des critères de
respect. Nous avions donné à cette tentative le nom de
loi, et le fait même que nous parlons avec tant d’intensi
de la dignité et dautres principes indique clairement que
nous n’avons plus conance en elle, et que nous voulons
la laisser de côté pour rechercher quelque forme d’illumi-
nation plus directe.
Dans cette situation, l’usage de lexpression
« dignité » est particulièrement équivoque. Non seule-
ment parce quelle montre la pire des imprécisions, qui est
celle qui dépend des intérêts ou des préférences morales
du sujet. Mais aussi – et ceci est encore plus grave – parce
quelle suppose qu’il y a dans lunivers une chose qui
s’appelle dignité humaine, quelle appartient à la partie
immatérielle de la réalité, prête donc à être découverte
et connue par les personnes appropriées, capables dem-
ployer des méthodes appropriées.
Cette question nous renvoie à la méta-éthique.
Chaque réponse à propos de la signication des mots de
la morale (bon, mauvais, juste, injuste) peut être soutenue
par quiconque, mais elle ne peut devenir universelle que
si lon peut trouver une méthode, ouverte à tous, capable
de distinguer le juste de linjuste dune façon acceptable
par le discours moral prédominant.
Il est vrai que personne nest capable d’énoncer
pour cela une méthode uniforme qui puisse être appliquée
par tous les sujets, et cest comme cela que chaque groupe
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peut se déclarer en possession de sa propre méthode pour
signaler cet animal mythique appelé dignité.
Aussi la dignité, loin de servir à garantir ce que
nous tous voulons garantir (parmi dautres raisons, parce
qu’il n’y pas de situation que véritablement nous vou-
lons tous réellement garantir, vraiment dans tous les cas),
remplit une fonction très diérente : celle de devenir une
arme rhétorique oensive à disposition de chaque sujet
ou de chaque groupe pour défendre leurs préférences face
aux autres.
J’emprunte à Véronique Champeil-Desplats des
exemples très clairs. La dignité de la femme exige-t-
elle que l’avortement soit permis ? La dignité de la vie
réclame-t-elle qu’il soit interdit ? Pour maintenir la
dignité des malades, convient-il dautoriser leuthanasie ?
Ou leuthanasie est-elle contraire à la dignité humaine ?
Je peux ajouter dautres questions. Est-il propre
à la dignité des habitants dun pays, ou dune commu-
nauté, de maintenir leur niveau de vie en rejetant les
immigrants ? Est-ce qu’il convient à la dignité universelle
de lhomme que soit garanti le droit d’émigrer où il veut ?
Faut-il, pour assurer la dignité de la famille, maintenir le
régime des successions ? Faudrait-il latténuer ou même
l’éliminer pour assurer la dignité de ceux qui nont pas
eu la fortune génétique de naître dans une famille riche ?
Chacun de nous pourrait poser des questions pareilles,
sans dautre réponse que les préférences de chaque per-
sonne ou de chaque groupe, à mi-chemin entre leurs
propres intérêts et les traditions culturelles que chacun a
reçu de la culture où il est né.
Or, s’il y a une dignité de l’homme, c’est parce
que l’homme, en tant que tel, est digne dun certain trai-
tement. Ce traitement que lon proclame comme dû à
tout être humain est ce qui reçoit le nom de droits de
lhomme. Les droits de lhomme et la dignité humaine
sont donc des expressions presque synonymes.
3. Le contenu des droits de l’homme
Il est une conséquence de cette synonymie : que ce
que je viens de dire à propos de la dignité convient égale-
ment aux droits de lhomme. Si nous croyons à la réalité
de ces droits, il nous faut proposer une méthode capable
de les détecter. Si cette méthode ne peut pas être appli-
quée par tous, on peut douter de la réalité proclamée. Si
la méthode consiste en une foi religieuse ou en une illu-
mination intérieure, il n’y a plus de doute : on nous parle
dune idée métaphysique, dont le contenu réel nest que
psychologique ; il sagit de mots qui soulèvent des senti-
ments positifs, sans qu’ils aient de référence sémantique
susceptible d’être signalées. Si, par contre, il ne s’agit que
de constater un certain sentiment général, il faut dabord
que ce sentiment soit vraiment général ou bien redénir
le mot «général » en le réduisant à une partie spéciale-
ment civilisée, ou illuminée, ou bien-pensante, ou riche,
ou puissante, de lhumanité.
Une position sceptique comme celle-ci soulève
immédiatement des réactions indignées. Le sceptique est
souvent accusé d’être ennemi de lhumanité et davoir
une opinion contraire aux droits de lhomme. Cette réac-
tion naît de la certitude des droits de lhomme : ne sont-
ils pas reconnus partout dans des déclarations, des traités
internationaux et des constitutions ? Ne sommes-nous
pas tous daccord sur la valeur de la vie, de la liberté, de
l’égalité et de la démocratie, de la protection des enfants
et de la préservation du milieu ?
Je réponds : non. Nous sommes (presque tous)
daccord sur le culte rendu à ces mots, intense mais
superciel. Nous ne sommes pas daccord sur les faits que
chacun nomme avec de tels mots. J’ai déjà parlé de la vie,
à propos de lavortement et de leuthanasie. Mais que dire
de la guerre ? La guerre est quelque chose de mauvais, on
le sait bien. Mais, dans la guerre, il faut tuer. Est-ce que
cela se justie ? Oui, si la guerre est juste, dit-on. Mais,
y a-t-il une guerre juste ? Naturellement, la nôtre : celle
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