diGnité et dRoits de l’homme
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Chronique des idées
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Varia
sions méthodologiques qui ne peuvent se justier que
pragmatiquement. J’accepte donc qu’il y ait un monde
extérieur à moi, dont je suis une petite parcelle, et que ce
monde extérieur est le même pour tous les sujets, indé-
pendamment de nos perceptions, de nos connaissances
et de nos préférences. Cette réalité n’est que matérielle,
non parce que je rejette les idées, mais parce que seuls les
objets et les événements matériels sont ou peuvent être
perçus par tous d’une façon uniforme ; leur existence
devient donc démontrable à n’importe qui. Les classes
d’objets ou d’événements, les classes de classes, les rela-
tions entre les classes et, en somme, toutes les idées
abstraites ne sont que des constructions du langage,
adoptées en fonction de leur utilité pour décrire la réa-
lité, exprimer nos émotions, défendre nos préférences et
discuter entre nous au moyen des arguments. Employer
ces constructions abstraites est normalement justié
par leur utilité, mais leur attribuer une existence réelle
entraîne le risque de multiplier les objets sans contrôle
(contre le rasoir d’Occam) et de nous compromettre à
exercer une méthode non empirique pour arriver à la
connaissance des objets de nature métaphysique.
Les valeurs, les principes, les droits, la loi même,
l’État, n’existent donc pas, tout comme la classe des che-
vaux et celle des chiens. Ceci ne veut pas dire qu’il ne faut
pas monter à cheval, caresser un chien, respecter l’État ni
soutenir un droit, mais seulement que, lorsque nous en
parlons, il faut être assez sûr que l’usage de tels mots soit
pragmatiquement justié. Et cela veut dire, à son tour,
que chaque mot employé, aussi abstrait qu’il soit, puisse
être déni de telle sorte que, même à la n d’une longue
chaîne de dénitions successives, on trouve des états de
choses matériels susceptibles de vérication empirique.
Les valeurs et les principes appartiennent au seg-
ment de la langue que je viens de critiquer. À l’intérieur
de leurs signications on ne peut trouver d’autre fait
empirique que la préférence éprouvée par un ou plusieurs
individus, pour un instant ou d’une façon répétée ; mais
on insiste à leur attribuer une existence réelle indépen-
dante, invériable et conséquemment métaphysique.
Cette situation a une conséquence explicite : l’accord
général sur notre attitude presque magique envers cer-
tains mots ; une conséquence cachée : le désaccord sur le
contenu qu’on attribue à ces mots ; et une conséquence
implicite : une trappe idéologique très ecace pour
feindre un consensus inexistant.
Cela ne m’empêche pas d’exprimer mes préfé-
rences les plus solides, qui sont favorables à l’existence de
certains états de choses que l’on nomme parfois comme
des conséquences de respecter les droits de l’homme et la
dignité humaine.
2. Des synonymes
Lorsqu’on analyse l’idée de dignité, il est facile
d’avertir que, d’après son usage, elle est étroitement liée à
celle de respect. Respecter une personne est, avant tout,
s’abstenir d’interférer avec ses projets et ses actions. Mon-
trer du respect envers une personne, c’est agir publique-
ment d’une façon telle que l’on puisse comprendre qu’on
s’abstiendra d’y interférer, et même qu’on se sent obligé
à maintenir cette attitude. Être digne, c’est être digne de
respect, c’est-à-dire provoquer chez les autres cette atti-
tude-là. La dignité n’est que le nom de la qualité d’être
digne. Nous attribuons cette qualité, visiblement, à ceux
que nous aimons ou approuvons, mais aussi, moins
publiquement et comme conséquence de certains motifs
de prudence, aux personnes dont nous craignons le pou-
voir ; voilà pourquoi nous parlons souvent des dignitaires
qui nous semblent indignes de la dignité qui leur a été
attribuée et comment certains membres de la maa sont
appelés des « hommes de respect ». Par extension, lorsque
nous attribuons dignité à une situation ou à un état de
choses, nous voulons dire que nous refusons d’inter-
férer avec cette circonstance si elle se vérie et que nous