Sur la modélisation des supraconducteurs : le "modèle de l`état

Version 1, Avril 1992.
Version 2, Juillet 1992.
Version 3, Octobre 1992.
Version 4, Décembre 1992, corrigée le 28 5 94 et le 27 9 12.
Sur la modélisation des supraconducteurs : le "modèle de
l'état critique" de Bean, en trois dimensions
J. Phys. III France, 3 (1993), pp. 373-96.
(titre abrégé : "Le modèle de Bean, en dimension 3")
On superconductivity modelling : Bean's "critical state" model, in three
dimensions
A. Bossavit
Électricité de France, 1 Av. du Gal de Gaulle,
92141 Clamart,
et
LGEP, Plateau du Moulon, 91192 Gif-sur-Yvette
Résumé. La modélisation macroscopique des supraconducteurs suppose le remplacement de la loi
d'Ohm par une loi de comportement non-linéaire adéquate. On présente à cet effet une version du
"modèle de Bean", ou modèle de l'état critique, basée sur la construction d'une certaine fonctionnelle
convexe du champ des densités de courant, qui est valable en dimension 3 sans hypothèses
préalables sur la direction des courants. On montre comment adapter deux méthodes standards de
calcul de courants de Foucault par éléments finis en trois dimensions ("en h" et "en e") à la
présence de supraconducteurs, en incorporant ce modèle.
Abstract. Macroscopic modelling of superconductors demands a substitution of some non-linear
behavior law for Ohm's law. For this, a version of Bean's "critical state" model, derived from the
setting of a convex functional of the current density field, valid in dimension 3 without any
previous assumption about the direction of currents, is proposed. It is shown how two standard
three-dimensional finite element methods ("h-formulation" and "e-formulation"), once fitted with
this model, can deal with situations were superconductors are present.
Introduction
Le propos de cet article est double : D'une part, montrer que le modèle de l'état
critique de Bean, une fois formulé mathématiquement de façon adéquate, peut être
incorporé à un code de calcul de champs. D'autre part, montrer que ce modèle conduit
à un problème d'un type familier en mathématiques appliquées, le problème de Stefan,
avec toutefois un caractère vectoriel relativement nouveau. On s'adresse donc à la fois
aux physiciens, pour le premier objectif, et aux numériciens, pour le second (avec
inévitablement des simplifications peut être abusives, et quelques entorses aux traditions
des uns et des autres, sur lesquelles on reviendra à la fin de cette Introduction).
Les codes de calcul courants s'appuient sur une description du champ
électromagnétique physique par quatre champs de vecteurs, notés ici e, h, b, j
(champs électrique et magnétique, induction magnétique, densité de courant), liés par
les équations de Maxwell
(1) tb + rot e = 0
(2) rot h = j
("courants de déplacement" de Maxwell négligés, ce qui est justifié pour les applications
visées ici), et par des lois de comportement. qui sont dans les cas les plus simples de la
forme
(3) b = µ h,
(4) ρ j = e,
la résistivité ρ étant considérée comme infinie dans l'air et les isolants.
Le caractère à la fois local et macroscopique de cette représentation des
phénomènes électromagnétiques doit être souligné. "Local" signifie que seules entrent
en ligne de compte les valeurs des divers champs de vecteurs, et éventuellement de
leurs dérivées en espace ou en temps, à l'instant et au point considérés, et "macrosco-
pique" qu'on ne doit pas accorder d'interprétation physique aux champs calculés de
cette façon en dessous d'une certaine échelle spatiale. Ce n'est guère que dans l'air ou
le vide (avec µ = µ0 4π 107 et ρ infini) que (1)(4) décrit le "vrai" champ
(microscopique). Dans la matière, b, e, etc., ne sont que des moyennes, et une loi telle
que la loi d'Ohm (4) n'est qu'un résumé simplificateur d'interactions compliquées. Cette
remarque vaut encore plus pour les lois non-linéaires qu'on substitue parfois à (3) et
que certains codes peuvent traiter. L'ambition de traiter les supraconducteurs à l'aide
de codes de ce type est-elle légitime? On peut en douter, à cause de la complexité des
modèles physiques proposés (théorie quantique BCS [7, 70], théorie de Landau-
Guinsbourg [36], consistant à associer aux équations de Maxwell d'autres équations,
dont le traitement numérique constitue une série de problèmes ouverts).
Mais il y a d'autres modèles, dont la forme est compatible avec la structure des
codes actuels : celui des frères London [54, 55, Lo], et surtout celui de Bean ("modèle
de l'état critique" [8]). Le modèle de London, discuté plus loin (Section 2), a été un
temps considéré comme un modèle explicatif. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, mais il
semble rester utile pour certaines modélisations [2]. Le modèle de Bean, considéré
- 2 -
comme valable à une échelle spatiale de quelques dizaines de µm ou plus (supérieure
à celle des vortex d'Abrikosov évoqués plus loin) est un modèle local, au sens ci-dessus,
à cette échelle-là, ou à échelle plus grande. (L'emploi du mot "local" en relation avec
le modèle de Bean, à partir d'ici, devra être entendu en ce sens.) Il se caractérise par
l'existence d'une "densité de courant critique" jc, fonction éventuellement de la températ-
ure et de l'induction magnétique locale (au sens qu'on vient de voir), ou même de l'état
de contraintes [25], [60, p. 187]), censée s'établir dans le supraconducteur dès que le
champ électrique1 s'écarte de 0, si peu que ce soit [9] (ou même, s'il a été non nul
dans le passé [21, p. 26], [28]). La première proposition de Bean en ce sens [8] a été
diversement précisée ou modifiée par la suite [45, 49, 68, 72, ...]. Cette classe de
modèles semble la plus populaire pour les études concrètes de dispositifs supra-
conducteurs [20, 21, 24, 37, 47... ].
Le propos de cet article est donc d'examiner la possibilité d'incorporer chacun de
ces deux modèles à un code de calcul par éléments finis. En fait, comme on va le voir,
on peut proposer un modèle unique, contenant à la fois celui de London et celui de
Bean, et faire ainsi d'une pierre deux coups, un simple ajustement de paramètre permettant
de choisir l'un ou l'autre. Ce modèle mathématique (l'équation (9) ci-dessous) s'applique
en principe à toute une classe de modèles de courant critique, au-delà de celui de
Bean, se prête à l'approximation numérique par des techniques connues et maîtrisées
(éléments d'arêtes, schéma non-linéaire de Crank–Nicolson), et constitue une
généralisation "vectorielle", en un sens que l'on verra, du "problème de Stefan", prototype
des problèmes à frontières libres.
Voyons maintenant où est la difficulté. Elle n'est ni d'ordre physique, ni d'ordre
mathématique, mais réside dans l'interprétation même des modèles de courant critique
proposés dans la littérature. Leur forme mathématique laisse régulièrement à désirer,
surtout si l'on a en vue des calculs en dimension 3. Prenons par exemple la version
suivante du modèle, très commune : "à température locale θ inférieure à un seuil
critique θ0, la densité de courant est égale à une certaine valeur critique". Ceci se
traduit mathématiquement par la loi
(5) |j(x)| = jc si θ(x) < θc,
θ est la température et où la densité critique jc peut être fonction du champ local.
Elle ne peut pas prétendre se substituer à la loi d'Ohm (4), car ce faisant on remplacerait
trois équations par une. Le modèle (5) n'est utilisable tel quel — et il est alors effectivement
utilisé [20, 32] — que lorsqu'on connaît à l'avance la direction des courants, soit à
cause d'une symétrie de translation ou de rotation, soit du fait de la structure fine des
- 3 -
1 Du fait de la loi de Faraday, il revient au même de dire (comme dans [72]): dès que l'induction
locale b change, si peu que ce soit.
supraconducteurs : paquets de fils torsadés, fils immergés et étirés dans une matrice de
conducteur normal, etc. On peut faire la même objection au modèle j × b = Cte [40,
64]. (La constante est liée à la "force d'ancrage" des vortex de flux. En fait, cet
équilibre entre force d'ancrage et force de Laplace est le point de départ des raisonnements
qui mènent aux modèles de courant critique [3, 8, 49], [60, p. 186], [68, 74].) La
généralisation suivante, en revanche,
(6) j(x) = jc e(x)/|e(x)|
(cf. p. ex. [21], p. 39), qui a sur (5) l'avantage de contenir le nombre voulu d'équations,
dit clairement que la densité de courant est en module égale au courant critique, et a la
même direction et le même sens que le champ électrique. Mais elle reste ambiguë pour
e(x) = 0. Certaines tentatives de préciser cela, comme par exemple [68]
(7) si e(x) = 0 alors tj(x) = 0
ne règlent rien. (Le symbole désigne, ici et dans tout ce qui suit, la dérivée partielle
par rapport à la variable indiquée.)
Pour lever ces ambiguïtés, nous aurons recours à une "loi d'Ohm modifiée", à
substituer à (4), dont nous montrerons qu'elle se prête au calcul numérique en trois
dimensions par éléments finis. La forme de cette loi est, en première approximation, et
avec des notations classiques,
(8) α dj/dt + U/j = e,
α est une constante positive (très petite), U une certaine fonction de la densité de
courant j (ou si l'on préfère, une "fonctionnelle", c'est-à-dire une fonction d'une
variable qui est elle-même une fonction à valeurs vectorielles), et U/j sa "dérivée de
Fréchet", c'est-à-dire le champ de vecteurs tel que U/j · δj ~ U(j + δj) U(j), pour
toute variation δj du champ j. À titre d'illustration, lorsque U(j) = 1/2 ∫ρ(x) |j(x)|2 dx
(l'intégration étant faite sur tout le conducteur), et que α = 0, U/j se réduit à ρ j,
donc (8) se réduit à la loi d'Ohm. Lorsque U 0, on trouve α tj = e, une loi proche de
ce qu'on appelle le "modèle de London" (mais qui ne s'y réduit pas exactement, on y
reviendra). Le problème de modélisation devient alors pour l'essentiel de contruire la
fonctionnelle U à partir des informations physiques disponibles, et on verra comment
c'est possible à la Section 4.
Toutefois, la forme (8) n'est pas encore satisfaisante : à cause de la discontinuité
inhérente au modèle de Bean, la fonction U n'est pas différentiable. En revanche, elle
est convexe, et comme on va le rappeler plus loin, la notion de dérivée se généralise
dans le cas des fonctions convexes en celle de sous-gradient d'une fonction en un
- 4 -
point. Le sous-gradient de U, noté jU, est un ensemble de valeurs (qui se réduit à
une valeur, celle du gradient de la fonction, lorsque celle-ci est différentiable), d'où le
symbole d'inclusion au lieu du signe égale dans ce qui suit :
(9) α tj + jU(j ; b, θ, ...) e,
qui est la forme "savante" de (8) dont nous aurons réellement besoin. (La présence des
symboles b, θ, etc., tient à ce que U ne dépend pas seulement du courant local mais
aussi des autres variables d'état; le symbole j rappelle alors que le sous-gradient est
pris par raport à j, avec ces autres champs comme paramètres.) Le modèle de courant
critique le plus simple s'obtient alors en posant (avec une notation qui sera expliquée
plus loin, Section 3)
(10) U = j [(si |j(x)| < jc alors 0 sinon ρ (|j(x)|2 jc
2)/2) dx],
où jc et ρ dépendent de la température au point x.
Le plan est le suivant. Après quelques rappels de physique (Section 1), et un
retour sur le modèle classique de London (Section 2), on donne les éléments d'analyse
convexe nécessaires à la formulation ci-dessus du modèle de Bean (Section 3). Un
exemple mécanique simple sert d'illustration. On introduit alors le modèle (9), et on
indique les méthodes de construction de la fonction U (Section 4). Enfin (Section 5),
on étudie l'interaction de ce modèle avec les deux méthodes principales ("en h" et "en
e") de calcul du champ électromagnétique. Pour l'essentiel, les schémas numériques se
présentent comme une suite de problèmes d'optimisation convexe (un par pas de
temps), au lieu d'une suite de systèmes linéaires.
Le souci d'employer une notation précise (en vue des algorithmes de la Section 5,
en particulier) explique quelques particularités typographiques : c'est ainsi qu'il n'y a
pas de marques propres aux vecteurs telles que des flèches, des symboles en gras, etc.
(le caractère vectoriel de telle ou telle entité est toujours déclaré à sa première entrée en
scène), qu'on emploie la croix de Gibbs, × , pour le produit vectoriel, |v| pour la norme
du vecteur v, etc. Il suffira de noter pour le moment la convention d'écriture des
dérivées (cf. eq. (1)), qui fait l'essentiel de la différence entre (8) et (9), par exemple. Du
côté des mathématiques appliquées, on s'étonnera peut-être de la nomenclature : b, h,
e, etc., là où des notations plus passe-partout comme u, v, etc., pourraient sembler
convenir. Mais le respect des conventions concernant les noms des symboles, en
électrotechnique, est important, à cause d'ambiguïtés possibles dues à certaines
incertitudes théoriques. (On se dispute encore sur le point de savoir quel champ, h ou
b, est "le vrai" champ magnétique [Ca, WS, Wo].) Même la figure typographique des
symboles est perçue comme importante, le contraste minuscules/capitales servant en
général à distinguer le champ microscopique, à l'échelle atomique, du champ
- 5 -
macroscopique (résultat d'une prise de moyenne en temps et en espace et d'une
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