Deleuze

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Collection dirigée par jean-Pierre Zarader
Le vocabulaire de
Deleuze
François Zourabichvili
Maître de conférences à l'Université de Montpellier III - Paul Valéry
Directeur de programme au Collège International de Philosophie
Dans la collection Le vocabulaire de ...
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et S. Haber
'
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1. « À la lettre» : quel auditeur de Deleuze n'a pas gardé le souvenir
de cette manie de langage? Et comment, sous son insignifiance
apparente, ne pas entendre le rappel inlassable et presque imperceptible
d'un geste qui sous-tend toute la philosophie de la «disjonction
incluse », de l' « univocité» et de la « distribution nomade» ? Les écrits,
de leur côté, témoignent partout de la même mise en garde insistante! :
ne prenez pas pour métaphores des concepts qui, malgré l'apparence,
n'en sont pas; comprenez que le mot même de métaphore est un leurre,
un pseudo-concept, auquel se laissent prendre en philosophie non
seulement ses adeptes mais ses contempteurs, et dont tout le système des
« devenirs» ou de la production du sens est la réfutation. Cette chaîne
étrange et bigarrée que déployait la parole de Deleuze, l'auditeur de bon
sens pouvait bien lui opposer son cadastre et n'y trouver que du figuré.
Il n'en recevait pas moins en sourdine le perpétuel démenti du « à la
lettre », l'invitation à placer son écoute en-deçà du partage établi d'un
sens propre et d'un sens figuré. Faut-il, conformément au sens que lui
ont donné Deleuze et Guattari, appeler « ritournelle» cette signature
discrète - appel lancinant, toujours familier et toujours déconcertant, à
« quitter le territoire» pour la terre immanente et sans partage de la
littéralité? Supposons que lire Deleuze, ce soit entendre, ne serait-ce
que par intermittences, l'appel du « à la lettre ».
2. Nous ne connaissons pas encore la pensée de Deleuze. Trop
souvent, hostiles ou adorateurs, nous faisons comme si ses concepts
nous étaient familiers, comme s'il suffisait qu'ils nous touchent pour
que nous estimions les comprendre à demi-mot, ou comme si nous
avions déjà fait le tour de leurs promesses. Cette attitude est ruineuse
pour la philosophie en général: d'abord parce que la force du concept
risque d'être confondue avec un effet de séduction verbale, qui sans
doute est irréductible et appartient de plein droit au champ de la philo1. À titre d'exemples pris au hasard: DR, 235, 246, 257; AŒ, 7,43,49, 100, 165-166, 348,
464; Kplm, 40,65,83; D, 9,134, 140,169; MP, 242, 245-246, 286-292,336,567; fT, 32,
78,169,238,315; CC, 89; etc.
3
sophie, mais ne dispense pas d'accomplir le mouvement logique que le
concept enveloppe; ensuite parce que cela revient à préserver la
philosophie de la nouveauté deleuzienne.
C'est pourquoi nous ne souffrons pas d'un excès de monographies
sur Deleuze; au contraire, nous manquons de monographies consistantes, c'est-à-dire de livres qui exposent ses concepts. Par là, nous
n'excluons nullement les livres avec Deleuze, ou n'importe quel usage
même aberrant, pourvu qu'il ait sa nécessité propre. Nous croyons
pourtant que de tels usages ne pourraient que se multiplier et se diversifier si les concepts deleuziens étaient mieux connus, pris au sérieux
dans leur teneur réelle qui réclame de l'esprit des mouvements insolites
qu'il ne lui est pas toujours facile de faire ni de deviner. On croit parfois
qu'exposer un concept relève de la réplique scolaire, alors que c'est en
accomplir pour soi et sur soi le mouvement. Peut-être la philosophie
d'aujourd'hui est-elle trop souvent malade d'une fausse alternative:
exposer ou utiliser, et d'un faux problème: ·le sentiment qu'une
approche trop précise reviendrait à faire d'un auteur de maintenant un
classique. Qu'on ne s'étonne pas alors si la production philosophique
tend parfois à se diviser en exégèses désincarnées d'un côté, de l'autre
en essais ambitieux mais qui prennent les concepts de haut. Même
l'artiste, l'architecte, le sociologue qui utilisent, à un moment donné de
leur travail, un aspect de la pensée de Deleuze, sont amenés, si cet usage
n'est pas décoratif, à s'en faire pour eux-mêmes l'exposé (que cette
méditation prenne une forme écrite est une autre affaire). En effet, c'est
seulement de cette façon que les choses changent, qu'une pensée
déconcerte par sa nouveauté et nous entraîne vers des contrées
auxquelles nous n'étions pas préparés - contrées qui ne sont pas celles
de l'auteur mais bien les nôtres. Tant il est vrai que nous n'exposons pas
la pensée d'autrui sans faire une expérience qui concerne proprement la
nôtre, jusqu'au moment de prendre congé ou de poursuivre le
commentaire dans des conditions d'assimilation et de déformation qui
ne se discernent plus de la fidélité.
Car il y a un autre faux problème, celui de l'approche «externe» ou
« interne» d'un auteur. Tantôt c'est à l'étude d'une pensée pour ellemême qu'on reproche d'être interne, vouée au didactisme stérile et au
prosélytisme; tantôt on la soupçonne à l'inverse d'une incurable exté4
riorité, du point de vue d'une familiarité présumée, d'une affinité
élective avec la pulsation intime et ineffable de cette pensée. Nous
dirions volontiers que l'exposition des concepts est la seule garantie
d'une rencontre avec une pensée. Non pas l'agent de cette rencontre,
mais la chance de son accomplissement sous la double condition du
sympathique et de l'étrange, aux antipodes et de la méconnaissance et de
l'immersion pour ainsi dire congénitale: parce qu'éclatent alors les
difficultés, la nécessité de rejouer cette pensée à partir d'une autre vie,
en même temps que la patience de supporter l'aride devient infinie. Que
le cœur batte à la lecture des textes est un préambule nécessaire, mieux
encore une affinité requise pour comprendre; mais ce 11 'est qu'une
moitié de la compréhension, la part, comme dit Deleuze, de
« compréhension non philosophique» des concepts. Il est vrai que cette
part mérite qu'on y insiste puisque la pratique universitaire de la
philosophie l'exclut presque méthodiquement, tandis que le
dilettantisme, croyant la cultiver, la confond avec une certaine doxa du
moment. Mais qu'un concept n'ait ni sens ni nécessité sans un «affect»
et un «percept» correspondants n'empêche pas qu'il soit autre chose
qu'eux: un condensé de mouvements logiques que l'esprit doit effectuer
s'il veut philosopher, sous peine d'en rester à la fascination initiale des
mots et des phrases, qu'il prend alors à tort pour la part irréductible de
compréhension intuitive. Car comme l'écrit Deleuze', «il faut les trois
pour faire le mouvement» (P, 224). Nous n'aurions pas besoin de
Deleuze si nous ne pressentions dans son œuvre quelque chose à penser
qui ne l'a pas encore été, et dont nous ne mesurons pas bien encore
comment la philosophie pourrait s'en trouver affectée - faute de nous
laisser affecter par elle philosophiquement.
3. Rien ne semble plus propice à Deleuze qu'un lexique épelant les
concepts un à un tout en soulignant leurs implications réciproques. En
premier lieu, Deleuze s'est attaché lui-même à rendre au concept de
concept un poids et une précision qui lui faisaient souvent défaut en
philosophie (QPh, ch. 1). Un concept n'est ni un thème, ni une opinion
particulière se prononçant sur un thème. Chaque concept participe d'un
acte de penser qui déplace le champ de l'intelligibilité, modifie les
conditions du problème que nous nous posons; il ne se laisse donc pas
assigner sa place dans un espace de compréhension commune donné
d'avance, pour d'agréables ou d'agressives discussions avec ses
concurrents. Mais s'il n'y a de thèmes généraux ou éternels que pour
l'illusion du sens commun, l'histoire de la philosophie ne se réduit-elle
pas à un alignement d'homonymes? Elle témoigne plutôt des mutations
de variables qu'explore 1'« empirisme transcendantal ».
En outre, Deleuze a lui-même pratiqué par trois fois le lexique: on se
reportera au « dictionnaire des principaux personnages de Nietzsche»
(N, 43-48), à 1'« index des principaux concepts de l'Éthique» (SPP, ch.
IV), enfin à la « conclusion» de Mille plateaux. L'écho entre cette
dernière et l'introduction du livre (<< Introduction: rhizome ») souligne
que l'arbitraire de l'ordre alphabétique est le plus sûr moyen de ne pas
surimposer aux rapports d'imbrication multiple des concepts un ordre
des raisons factice qui détournerait du vrai statut de la nécessité en
philosophie.
Chaque notice débute par une ou plusieurs citations : dans la plupart
des cas, il s'agit moins d'une définition que d'un aperçu du problème
auquel le concept se rattache, et d'un avant-goût de son environnement
lexical. La phrase, d'abord obscure, doit s'éclairer et se compléter au fil
de la notice, qui propose une sorte de croquis, tracé avec des mots.
Quant au choix des entrées, il peut bien sûr être partiellement discuté:
pourquoi «complication» et non «machine abstraite », concept
pourtant essentiel à la problématique de la littéralité? Pourquoi
« coupure-flux» plutôt que «code et axiomatique », «machine de
guerre» et non pas «bloc d'enfance» ? Sans doute, nous ne pouvions
pas être exhaustif; certaines notices, comme le « plan d'immanence »,
nous semblaient mériter un examen approfondi; mais aussi nous
devions compter sur l'état provisoire, inabouti de notre lecture de
Deleuze (d'où la plus évidente des lacunes -les concepts du cinéma).
Nous proposons une suite d'« échantillons », comme Leibniz aimait
dire, mais aussi comme disait Deleuze à travers Whitman (CC, 76).
Agencement
* « D'après un premier axe, horizontal, un agencement comporte
deux segments, l'un de contenu, l'autre d'expression. D'une part il
est agencement mach inique de corps, d'actions et de passions,
mélange de corps réagissant les uns sur les autres; d'autre part,
agencement collectif d'énonciation, d'actes et d'énoncés, transformations incorporelles s'attribuant aux corps. Mais d'après un axe
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vertical orienté, l'agencement a d'une part des côtés territoriaux ou
reterritorialisés, qui le stabilisent, d'autre part des pointes de
déterritorialisation qui l'emportent. » (Kplm, 112)
** Ce concept peut sembler à première vue d'un usage large et
indéterminé: il renvoie selon le cas à des institutions très fortement
territorialisées (agencement judiciaire, conjugal, familial, etc.), à des
formations intimes déterritorialisantes (devenir-animal, etc.), enfin au
champ d'expérience où s'élaborent ces formations (le plan d'immanence comme « agencement machinique des images-mouvements »,
lM, 87-88). On dira donc, en première approximation, qu'on est en
présence d'un agencement chaque fois que l'on peut identifier et
décrire le couplage d'un ensemble de relations matérielles et d'un
régime de signes correspondant. En réalité, la disparité des cas
d'agencement trouve à s'ordonner du point de vue de l'immanence,
d'où l'existence se révèle indissociable d'agencements variables et
remaniables qui ne cessent de la produire. Plutôt qu'à un usage
équivoque, elle renvoie donc à des pôles du concept lui-même, ce qui
interdit notamment tout dualisme du désir et de l'institution, de
l'instable et du stable. Chaque individu a affaire à ces grands
agencements sociaux définis par des codes spécifiques, et qui se
caractérisent par une forme relativement stable et par un
fonctionnement reproducteur: ils tendent à rabattre le champ
d'expérimentation de son désir sur un partage fonnel préétabli. Tel
est le pôle strate des agencements (qu'on dit alors « molaires»).
Mais d'un autre côté, la manière dont l'individu investit et participe à
la reproduction de ces agencements sociaux dépend d'agencements
locaux, « moléculaires », dans lesquels il est lui-même pris, soit que,
se bornant à effectuer les formes socialement disponibles, à mouler
son existence selon les codes en vigueur, il y introduise sa petite
irrégularité, soit qu'il procède à l'élaboration involontaire et
tâtonnante d'agencements propres qui « décodent» ou «font fuir»
l'agencement stratifié: tel est le pôle machine abstraite (au nombre
desquels il faut compter les agencements artistiques). Tout agencement, parce qu'il renvoie en dernière instance au champ de désir
sur lequel il se constitue, est affecté d'un certain déséquilibre. Il reste
que chacun de nous combine concrètement les deux types d' agencements à des degrés variables, la limite étant la schizophrénie
comme processus (décodage ou déterritorialisation absolue), et la
question - celle des rapports de forces concrets entre les types (voir
« Ligne de fuite»). Si l'institution est un agencement molaire qui
repose sur des agencements moléculaires (d'où l'importance du point
de vue moléculaire en politique: la somme des gestes, attitudes,
procédures, règles, dispositions spatiales et temporelles qui font la
consistance concrète ou la durée - au sens bergsonien - de
l'institution, bureaucratie d'Etat ou de parti), l'individu de son côté
n'est pas une forme originaire évoluant dans le monde comme dans
un décor extérieur ou un ensemble de données auxquelles il se
contenterait de réagir: il ne se constitue qu'en s'agençant, il n'existe
que pris d'emblée dans des agencements. Car son champ
d'expérience oscille entre son rabattement sur des formes de
comportement et de pensée préconçues (par conséquent sociales), et
son étalement sur un plan d'immanence où son devenir ne se sépare
plus des lignes de fuite ou transversales qu'il trace parmi les
« choses », libérant leur pouvoir d'affection et par là même rentrant
en possession de sa puissance de sentir et de penser (d'où un mode
d'individuation par heccéités qui se distingue du repérage d'un
individu au moyen de caractèrt;,s identifiants - MP, 318 sq.).
Les deux pôles du concept d'agencement ne sont donc pas le
collectif et l'individuel: ce sont plutôt deux sens, deux modes du
collectif. Car s'il est vrai que l'agencement est individuant, il est clair
qu'il ne s'énonce pas du point de vue d'un sujet préexistant qui
pourrait se l'attribuer: le propre est donc à la mesure de son
anonymat, et c'est à ce titre que le devenir singulier de quelqu'un
concerne en droit tout le monde (tout comme le tableau clinique
d'une maladie peut recevoir le nom propre du médecin qui a su en
réunir les symptômes, bien qu'il soit en lui-même anonyme; id. en
art - cf. PSM, 15; D, 153). On ne se méprendra donc pas sur le
caractère collectif de 1'« agencement d'énonciation» qui correspond
à un « agencement machinique » : il n'est pas produit par, mais est
par nature pour une collectivité (d'où l'appel de Paul Klee, souvent
cité par Deleuze, à « un peuple qui manque»). C'est par là que le
désir est le vrai potentiel révolutionnaire.
***
Le concept d'agencement remplace à partir du Kafka celui de
«machines désirantes » : «Il n'y a de désir qu'agencé ou machiné.
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Vous ne pouvez pas salslr ou concevoir un désir hors d'un
agencement déterminé, sur un plan qui ne préexiste pas, mais qui doit
lui-même être construit. » (D,lIS). C'est insister une nouvelle fois
sur l'extériorité (et non l'extériorisation) inhérente au désir: tout
désir procède d'une rencontre. Un tel énoncé n'est qu'apparemment
un truisme: «rencontre» s'entend en un sens rigoureux (tant de
« rencontres» ne sont que des rengaines qui nous renvoient à
Œdipe ... ), tandis que le désir n'attend pas la rencontre comme
l'occasion de son exercice mais s'y agence et s'y construit. Toutefois
l'intérêt principal du concept d'agencement est d'enrichir la
conception du désir d'une problématique de l'énoncé, reprenant les
choses où Logique du sens les avaient laissées: toute production de
sens y avait pour condition l'articulation de deux séries hétérogènes
au moyen d'une instance paradoxale, et le langage en général n'était
supposé fonctionner qu'en vertu du statut paradoxal de l'événement,
qui nouait la série des mélanges de corps à la série des propositions.
Mille plateaux se porte au plan où s'articulent les deux séries, et
donne une portée inédite à la dualité stoïcienne des mélanges de
corps et des transformations incorporelles : une relation complexe se
noue entre «contenu» (ou «agencement machinique ») et
« expression» (ou« agencement collectif d'énonciation»), redéfinis
comme deux formes indépendantes néanmoins prises dans un rapport
de présupposition réciproque, et se relançant l'une l'autre; la genèse
réciproque des deux formes renvoie à l'instance du « diagramme»
ou de la « machine abstraite ». Ce n'est plus une oscillation entre
deux pôles, comme tout à l'heure, mais la corrélation de deux faces
inséparables. Contrairement au rapport signifiant-signifié, tenu pour
dérivé, l'expression se rapporte au contenu sans pour autant le
décrire ni le représenter: elle y « intervient» (MP, 109-115, avec
l'exemple de l'agencement féodal). En découle une conception du
langage qui s'oppose à la linguistique et à la psychanalyse, et se
signale par le primat de l'énoncé sur la proposition (MP, plateau 4).
Ajoutons que la forme d'expression n'est pas nécessairement
langagière: il y a par exemple des agencements musicaux (MP, 363380). Si l'on s'en tient ici à l'expression langagière, quelles logiques
régissent le contenu et l'expression au plan de leur genèse et par
conséquent de leur insinuation réciproque (<< machine abstraite») ?
9
Celle de 1'« heccéité» (compositions intensives, d'affects et de
vitesses - prolongement significatif de la conception de L'antiŒdipe, fondée sur la synthèse disjonctive et les « objets partiels») ;
et celle d'une énonciation privilégiant le verbe à l'infinitif, le nom
propre et l'article indéfini. Toutes deux communiquent dans la
dimension d'Aiôn (MP, 318-324 - notamment l'exemple du petit
Hans). Enfin, c'est autour du concept d'agencement que peut
s'évaluer le rapport de Deleuze à Foucault, les emprunts détournés
qu'il lui fait, le jeu de proximité et de distance qui relie les deux
penseurs (MP, 86-87 et 174-176; tout le Foucault est construit sur
les différents aspects du concept d'agencement).
Aiôn
* « D'après Aiôn, seuls le passé et le futur insistent ou subsistent
dans le temps. Au lieu d'un présent qui résorbe le passé et le futur,
un futur et un passé qui divisent à chaque instant le présent, qui le
subdivisent à l'infini en passé et futur, dans les deux sens à la fois.
Ou plutôt, c'est l'instant sans épaisseur et sans extension qui subdivise chaque présent en passé et futur, au lieu de présents vastes et
épais qui comprennent les uns par rapport aux autres le futur et le
passé. » (LS, 193)
** Deleuze réhabilite la distinction stoïcienne d'aiôn et de chronos
pour penser l'extra-temporalité de l'événement (ou, si l'on préfère, sa
temporalité paradoxale). La traduction courante du premier terme par
«éternité» peut rendre l'opération équivoque: en réalité, l'éternité
propre à l'instant telle que les Stoïciens la conçoivent n'a qu'un sens
immanent, sans rapport avec ce que sera l'éternité chrétienne (tel sera
aussi l'enjeu de la réinterprétation par Nietzsche du thème stoïcien de
l'Éternel Retour). Aiôn s'oppose à Chronos, qui désigne le temps
chronologique ou successif, où l'avant s'ordonne à l'après sous la
condition d'un présent englobant dans lequel, comme on dit, tout se
passe (Deleuze concurrence ici Heidegger qui, sous le nom de
«résolution anticipante », avait contesté le primat du présent
d'Augustin à Husserl'). Selon un premier paradoxe, l'événement est
1. Cf. Être et temps, §§ 61 sqq. Aux trois « ek-stases» temporelles présentées au § 65
répondent les trois synthèses du temps de Différence et répétition (ch. II), où le rapport direct
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ce qui du monde ne subsiste comme tel qu'en s'enveloppant dans le
langage, qu'il rend dès lors possible. Mais il y a un second paradoxe:
« l'événement est toujours un temps mort, là où il ne se passe rien»
(QPh, 149). Ce temps mort, qui d'une certaine manière est un nontemps, baptisé encore «entre-temps », c'est Aiôn. À ce ni veau,
l'événement n'est plus seulement la différence des choses ou des
états de choses, il affecte la subjectivité, il porte la différence dans le
sujet lui-même. Si l'on appelle événement un changement dans
l'ordre du sens (ce qui faisait sens jusqu'à présent nous est devenu
indifférent et même opaque, ce à quoi nous sommes désormais
sensibles ne faisait pas sens auparavant), il faut conclure que
l'événement n'a pas lieu dans le temps, puisqu'il affecte les
conditions même d'une chronologie. Bien plutôt marque-t-il une
césure, une coupure, telle que le temps s'interrompt pour reprendre
sur un autre plan (d'où l'expression « entre-temps»). En élaborant la
catégorie d'événement, Deleuze exhibe donc le lien primordial du
temps et du sens, à savoir qu'une chronologie en général n'est
pensable qu'en fonction d'un horizon de sens commun à ses parties.
Ainsi la notion d'un temps objectif, extérieur au vécu et indifférent à
sa variété, n'est-elle que la généralisation de ce lien: elle a pour
corrélat le « sens commun », la possibilité d'étaler la série infinie des
choses ou des vécus sur un même plan de représentation.
L'événement, comme «entre-temps », par lui-même ne passe pas, à
la fois parce qu'il est pur instant, point de scission ou de disjonction
d'un avant et d'un après, et parce que l'expérience qui lui correspond
est le paradoxe d'une « attente infinie qui est déjà infiniment passée,
attente et réserve» (QPh, 149). C'est pourquoi la distinction d'Aiôn
et de Chronos ne reconduit pas la dualité platonico-chrétienne de
l'éternité et du temps: il n'y a pas d'expérience d'un au-delà du
du passé et du futur, ainsi que le statut temporel du possible, sont tout aussi décisifs, mais
conçus différemment et dans une perspective éthico-politique incompatible avec celle de
Heidegger. Pour un aperçu rapide de la divergence qui oppose Deleuze à Heidegger, on
confrontera ne serait-ce que leurs concepts respectifs du destin (DR, 112-113 ; Être et temps,
§ 74). La compréhension de la position deleuzienne suppose la lecture conjointe de Différence
et répétition (les trois synthèses du temps), de Logique du sens (l'opposition de Chronos et
d'Aiôn) et de L'image-temps (l'opposition de Chronos et de Cronos, ch. 4 - voir« Cristal de
temps »).
Il
temps, mais seulement d'une temporalité travaillée par Aiôn, où la
loi de Chronos a cessé de régner. Tel est le «temps indéfini de
l'événement» (MP, 320). Cette expérience du non-temps dans le
temps est celle d'un « temps flottant» (D,Ill), dit encore mort ou
vide, qui s'oppose à celui de la' présence chrétienne: «Ce temps
mort ne succède pas à ce qui arrive, il coexiste avec l'instant ou le
temps de l'accident, mais comme l'immensité du temps vide où on le
voit encore à venir et déjà arrivé, dans l'étrange indifférence d'une
intuition intellectuelle. » (QPh, 149) C'est aussi bien la temporalité
du concept (QPh, 150-151).
*** Sous le nom d'Aiôn, le concept d'événement marque l'introduction du dehors dans le temps, ou le rapport du temps à un dehors
qui ne lui est plus extérieur (contrairement à l'éternité et à sa transcendance). En d'autres termes, l'extra-temporalité de l'événement est
immanente, et à ce titre paradoxale. De quel droit peut-on soutenir
que ce dehors est dans le temps, s'il est vrai qu'il sépare le temps
d'avec lui-même? On voit tout de suite qu'il ne suffirait pas
d'invoquer la nécessité d'une effectuation spatio-temporelle de
l'événement. La réponse comporte deux moments: 1) L'événement
est dans le temps au sens où il renvoie nécessairement à une effectuation spatio-temporelle, comme telle irréversible (LS, 177).
Relation paradoxale entre deux termes incompatibles (avant / après,
le second terme faisant «passer» le premier), il implique
matériellement l'exclusion qu'il suspend logiquement.
2) L'événement est dans le temps au sens où il est la différence
interne du temps, l'intériorisation de sa disjonction: il sépare le
temps d'avec le temps, il n'y a pas lieu de concevoir l'événement
hors du temps, bien qu'il ne soit pas lui-même temporel. Il importe
donc de disposer d'un concept de multiplicité, telle que la « chose»
n'ait plus d'unité qu'à travers ses variations et non en fonction d'un
genre commun qui subsumerait ses divisions (sous les noms
d'univocité et de synthèse disjonctive, le concept de «différence
interne» réalise ce programme d'un dehors mis dedans, au niveau de
la structure même du concept: LS, 24e et 25 e séries). Cette idée
s'exprime encore en disant qu'il n'y a pas d'événement hors d'une
effectuation spatio-temporelle, bien que l'événement ne s'y réduise
pas. Bref, l'événement s'inscrit dans le temps, et il est l'intériorité
12
des présents disjoints. En outre, Deleuze ne se contente pas d'un
dualisme du temps et de l'événement, mais cherche un lien plus
intérieur du temps à son dehors, et entreprend de montrer que la
chronologie dérive de l'événement, que ce dernier est l'instance
originaire qui ouvre toute chronologie. À la différence de Husserl et
de ses héritiers, l'événement ou la genèse du temps se décline au
pluriel. Il imporle en effet de maintenir l'inclusion du dehors dans le
temps, faute de quoi l'événement reste ce qu'il est chez les
phénoménologues: une transcendance unique ouvrant le temps en
général, instance qui se situe logiquement avant tout temps, et non
- si l'on peut dire - entre le temps devenu multiplicité. Dans le
raisonnement phénoménologique, il n'y a plus logiquement qu'un
seul événement, celui de la Création, même s'il ne cesse de se
répéter: l'homogénéité fondamentale du monde et de l'histoire est
sauve (l'invocation d'« un seul et même événement» chez Deleuze
-LS, 199,209 - renvoie à cette synthèse immédiate du multiple
dite « disjonctive », ou différence interne, et doit être distinguée avec
soin de l'Un comme signification totale et englobante, même
lorsqu'on conçoit ce dernier en-deçà du partage de l'un et du
multiple, comme c'est le cas avec la « différence ontologique» de
Heidegger: cf. QPh, 91). Or il n'est pas sûr que la coupure entre le
temps et autre chose que lui justifie encore le nom d'événement. Où
l'on revient à la clause deleuzienne liminaire qu'il n'y a pas
d'événement hors d'une effectuation dans l'espace et dans le temps,
même si l'événement ne s'y réduit pas.
Complication
* « Certains néo-platoniciens se servaient d'un mot profond pour
désigner l'état originaire qui précède tout développement, tout
déploiement, toute "explication" : la complication, qui enveloppe le
multiple dans l'Un et affirme l'Un du multiple. L'éternité ne leur
semblait pas l'absence de changement, ni même le prolongement
d'une existence sans limites, mais l'état compliqué du temps luimême ... » (PS, 58)
** Le concept de complication comporte deux étages, qui correspondent à deux usages du mot. II exprime d'abord un état: celui des
13
différences (séries divergentes, points de vue, intensités ou singularités) enveloppées ou impliquées les unes dans les autres (LS, 345346). Complication signifie alors co-implication, implication réciproque. Cet état correspond au régime du virtuel, où les disjonctions
sont« incluses» ou« inclusives », et s'oppose au régime de l'actuel,
caractérisé par la séparation des choses et leur rapport d'exclusion
(ou bien ... ou bien) : il n'est donc pas régi par le principe de
contradiction. Complication qualifie donc un premier type de
multiplicité, dite intensive. C'est la logique même du monde en tant
que« chaos» (DR, 80, 162-163,359; LS, 345-346).
*** Mais plus profondément, «complication» exprime l'opération
de synthèse des deux mouvements inverses du virtuel à l'actuel
(explication, développement, déroulement) et de l'actuel au virtuel
(implication, enveloppement, enroulement - dans la dernière partie
de son œuvre, Deleuze parlera de cristallisation) (PS, 58 ; SPE, 12 ;
Le pli, 33). Deleuze souligne constamment que ces deux mouvements ne s'opposent pas mais sont toujours solidaires (PS, 110; SPE,
12; Le pli, 9). Ce qui les voue l'un à l'autre, c'est la complication, en
tant qu'elle assure l'immanence de l'un dans le multiple et du
multiple dans l'un. On ne confondra pas l'implication réciproque des
termes compliqués avec l'implication réciproque de l'un et du
multiple, telle que l'opère la complication. En découle le rapport de
deux multiplicités, virtuelle et actuelle, qui témoigne du dépassement
du dualisme initial vers un monisme où la même Nature oscille entre
deux pôles: le multiple implique l'un au sens où il est l'un à l'état
expliqué, l'un implique le multiple au sens où il est le multiple à
l'état compliqué. L'importance du concept de complication est donc
claire: il s'oppose, dans l'histoire même du Néoplatonisme, à la
souveraineté retirée de l'Un; il porte le multiple dans l'origine, sous
la condition d'un régime spécial d'inséparation ou de co-implication
(ce trait distingue Deleuze de la phénoménologie, de Heidegger, mais
aussi tout compte fait de Derrida). Non moins claire, l'importance de
l'opération qu'il exprime, et qui rapporte l'un à l'autre les deux
mouvements d'actualisation et de redistribution, de différenciation et
de répétition, dont le fonctionnement solidaire donne la formule
complète du monde selon Deleuze. La «conversion» néoplatonicienne, inverse de la « procession» de l'Un vers le multiple, est en
14
effet inapte à entraîner un mouvement de redistribution au sein du
. multiple; ce n'est pas son objet, puisqu'elle vise le retour dans la
plénitude de l'Un, dont l'indifférenciation et l'indifférence au
multiple signalent la transcendance. Tout autre est la remontée vers
l'un comme complication (unité ou synthèse immédiate du multiple,
pur « différenciant»), travaillant toute chose actuelle de l'intérieur et
l'ouvrant à la totalité virtuelle compliquée qu'elle implique. La
logique de la complication rejoint ici la thèse de l'univocité de l'être,
tandis que le nom d'être tend à s'effacer devant celui, différenciable,
de devenir.
Corps sans organes (CsO)
* «Au-delà de l'organisme, mais aussi comme limite du corps vécu,
il y a ce qu'Artaud a découvert et nommé: corps sans organes. "Le
corps est le corps Il est seul Et n'a pas besoin d'organes Le corps
n'est jamais un organisme. Les organismes sont les ennemis du
corps. Le corps sans organes s'oppose moins aux organes qu'à cette
organisation des organes qu'on appelle organisme. C'est un corps
intense, intensif. Il est parcouru d'une onde qui trace dans le corps
des niveaux ou des seuils d'après les variations de son amplitude. Le
corps n'a donc pas d'organes, mais des seuils ou des niveaux. » (FBLS,33)
** La distinction de deux ensembles cliniques à première vue
convergents, « perversité» de Carroll et « schizophrénie» d'Artaud,
permet, dans Logique du sens, de dégager la catégorie de corps sans
organes que Deleuze reproche déjà à la psychanalyse d'avoir négligée: au morcellement de son corps et à l'agression physique que les
mots réduits à leurs valeurs phonétiques lui font subir, le schizophrène répond par ses « cris-souffles », soudure des mots ou des
syllabes rendus indécomposables, à laquelle correspond le nouveau
vécu d'un corps plein, sans organes distincts. Le CsO, comme
l'abrègera constamment Mille plateaux, est donc une défense active
et efficace, une conquête propre à la schizophrénie, mais qui opère
dans une zone dite de «profondeur» où l'organisation de
« surface », qui garantit le sens en maintenant la différence de nature
entre corps et mots, est de toute façon perdue (LS, l3 e et 27 e séries).
15
L'anti-Œdipe représente à cet égard un tournant: l'idée de corps
sans organes y est retravaillée en fonction d'un nouveau matériel
clinique d'où se dégage le concept de « machines désirantes », et il
acquiert une complexité qui permet à Deleuze, après le thème de
l'univocité et de la distribution nomade, d'affronter une seconde fois
le problème majeur de sa pensée: comment, au-delà de Bergson,
articuler les deux dynamiques inverses et pourtant complémentaires
de l'existence, l'actualisation de formes d'une part, l'involution qui
voue le monde à des redistributions incessantes d'autre pare? (Ce
problème sera affronté une troisième fois, avec le concept de
ritournelle. )
*** La rectification porte sur ce point: le CsO s'oppose moins aux
organes qu'à l'organisme (fonctionnement organisé des organes où
chacun est à sa place, assigné à un rôle qui l'identifie). Le CsO n'est
plus une entité spécifiquement schizophrénique, mais le corps même
du désir dont le schizophrène fait l'expérience extrême, lui qui est
avant tout l'homme du désir puisqu'en somme il ne souffre que de
l'interruption de son processus (toute une partie de L'anti-Œdipe est
consacrée à dégager cette dimension d'un processus schizophrénique
distinct de l'effondrement clinique). Le CsO renvoie certainement au
vécu corporel, mais non pas au vécu ordinaire que décrivent les
phénoménologues; il ne concerne pas davantage un vécu rare ou
extraordinaire (bien que certains agencements puissent atteindre au
CsO dans des conditions ambiguës: drogue, masochisme, etc.). Il est
la« limite du corps vécu », «limite immanente» (MP, 186, 191) en
tant que le corps s'y porte lorsqu'il est traversé d'« affects» ou de
« devenirs» irréductibles aux vécus phénoménologiques. Il n'est pas
non plus un corps propre, puisque ses devenirs défont l'intériorité du
moi (MP, 194, 200, 203). Impersonnel, il n'en est pas moins le lieu
où se conquiert le nom propre, dans une expérience qui excède
l'exercice réglé et codé du désir « séparé de ce qu'il peut ». Si le CsO
n'est pas le corps vécu mais sa limite, c'est parce qu'il renvoie à une
puissance invivable comme telle, celle d'un désir toujours en marche
et qui jamais ne s'arrêterait à des formes: l'identité produire-produit
1. Alain Badiou parle à juste titre du « mouvement de deux mouvements» : cf. « L'ontologie
vitaliste de Deleuze », Court traité d'ontologie provisoire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 63-64.
16
(AŒ, 10-14 -
ces pages ne se comprennent pleinement que sur fond
de polémique implicite avec le ch. Q, 6 de la Métaphysique
d'Aristote). Ags§j~y a-t-il pas d'expérienceduCsOcomm~J~l,sauf
dans l~ __ ~é:l~.df!la-~~tifonli--9u schizophrène. On comprend
l'ambivalence à première vue déconcertante du corps sans organes:
co}!_d~_ d\l__ Q~~~_r, il n'en est pas moins « il!9-dèJç_9~1<:uP:2Et »,
enveloppé dans tout processus de désir (AŒ, 14 et surtout 393
- c'est en ce sens aussi que toute sensation enveloppe l'intensité =
0, AŒ, 394 ; FB-LS, 54). Le CsO, à l'égard des organes, est à la fois
« répul~2-n » (condition sans laquelle un organisme se sédimenterait,
si bien que la machine ne fonctionnerait pas) et « attraction» (les
organes-machines s'inscrivent sur le CsO comme-aut'fint d'états
intensifs ou de niveaux qui le divisent en lui-même) (ACE, 394). Ou
bien encore: instance d'anti-production au cœur de la production
(AŒ, 14-15). Telle est l'articulation fragile - puisque frôlant par
nature l'autodestruction - des deux dynamismes évoqués plus haut,
articulation nommée production de réel, de désir, ou de vie (on
comprend du même coup pourquoi une machine désirante «ne
marche qu'en se détraquant »).
Coupure-flux (ou synthèse passive, ou contemplation)
* «Loin que la coupure s'oppose à la continuité, elle la conditionne,
elle implique ou définit ce qu'elle coupe comme continuité idéelle.
C'est que, nous l'avons vu, toute machine est machine de machine.
La machine ne produit une coupure de flux que pour autant qu'elle
est connectée à une autre machine supposée produire le flux. Et sans
doute cette autre machine est-elle à son tour en réalité coupure. Mais
elle ne l'est qu'en rapport avec une troisième machine qui produit
idéalement, c'est-à-dire relativement, un flux continu infini. » (AŒ,
44)
** Flux et coupure forment dans L'anti-Œdipe un seul et même
concept, aussi difficile qu'essentiel. Ils ne renvoient pas à un dualisme ontologique ou à une différence de nature: le flux n'est pas
seulement intercepté par une machine qui le coupe, il est lui-même
émis par une machine. Il n'y a donc qu'un seul terme ontologique,
« machine », et c'est pourquoi toute machine est «machine de
machines» (AŒ, 7). La régression à l'infini est traditionnellement le
signe d'un échec de la pensée: Aristote lui oppose la nécessité d'un
terme premier (( il faut s'arrêter»), l'âge classique ne l'assume
qu'en la subordonnant à l'infini en acte du point de vue de Dieu. La
régressivité prend chez Deleuze une valeur positive parce qu'elle est
le corollaire de la thèse immanentiste paradoxale d'après laquelle la
relation est première, l'origine est couplage: devenue objet d'affirmation, elle offre une garantie méthodologique contre le retour de
l'illusion du fondement (illusion d'un partage réel de l'être comme
référence transcendante de la pensée). Il n'y a pas en effet de donné
qui ne soit produit, le donné est toujours la différence d'intensité
jaillie d'un couplage nommé «dispars » (DR, 154-155, 286-287 ;
ACE, 384; MP, 457 sq.). Même les deux termes de la perception,
sujet et objet, dérivent d'un couplage qui les distribue l'un et l'autre
comme se présupposant réciproquement: l'œil, en ce sens, n'est que
pièce d'une machine séparée abstraitement de son corrélat (lumière).
Husserl manque la vraie définition de la synthèse passive: car c'est à
de tels couplages qu'elle renvoie, à de telles « contemplations» ou
« contractions» primaires (DR, 96-108) ; or si le couplage est au
point de genèse, celle-ci nécessairement régresse à l'infini,
impliquant une réhabilitation de la régression. Le concept rénové de
synthèse passive passe au premier plan dans Canti-Œdipe sous le
nom de «machines désirantes », où se concrétise le principe
d'instabilité ou de métamorphose qu'il enveloppe (AŒ, 34 - ce
principe est nommé « anarchie couronnée» dans les développements
sur l'univocité). C'est dire que le donné n'est jamais constitué de
flux, mais de systèmes coupure-flux, autrement dit de
machines (ACE, 7 -l'expression « ontologie des flux », par laquelle
on résume parfois le système de L'anti-Œdipe, est une invention de
polémiste pressé).
*** Pourquoi alors cette dualité de la coupure et du flux?
1) Le système coupure-flux désigne les ~~ véritables activités de
l'inconscient» (faire couler et couper, ACE, 388), fonctions complémentaires constitutives d'un couplage, tandis que les «objets
partiels », qui ne sont plus comme chez Melanie Klein relatifs à un
tout morcelé et perdu, en sont les termes, «éléments ultimes de
l'inconscient» (ACE, 386) qui se déterminent réciproquement dans le
18
couplage, l'un comme source ou émetteur de flux, l'autre comme
organe récepteur. On ne s'étonnera donc pas du paradoxe: l'objetsource, prélevé sur le flux qu'il émet. C'est que l'objet n'émet un
flux que pour l'objet capable de le couper (d'où le cas emblématique
de la machine sein-bouche, tout au long de L'anti-Œdipe, notamment
54-55). À son tour, l'objet-organe peut être saisi comme émetteur de
flux pour un autre objet (cf. l'exemple récurrent de la bouche, Il, 44,
etc. et particulièrement dans le cas de l'anorexie, AŒ, 7, 388)
Toujours on se rappellera la relativité du flux à la coupure.
2) « Le désir fait couler, coule et coupe» (AŒ, Il) : couper n'est
pas l'opposé de couler (faire barrage), mais la condition sous laquelle
quelque chose coule; en d'autres termes, un flux ne coule que coupé.
Que signifie alors « couper» ? Précisément le régime d'écoulement
d'un flux, son débit, continu ou segmentaire, plus ou moins libre ou
étranglé. Encore ces images trop dualistes sont-elles insuffisantes:
un flux sera uniforme ou au contraire imprévisible et mutant selon le
mode de coupure qui le caractérisera. Le concept de coupure est donc
différencié: le code en est une, la « schize» en est une autre. Le
contresens élémentaire serait ici de tenir le flux schizophrénique,
« qui franchit les barrages et les codes» et « coule, irrésistible»
(AŒ, 156, 158), pour un flux qui échappe à toute coupure: ce serait
oublier le primat de la machine, et le nom même d~ schize (acte de
fendre, bifurcation: AŒ, 109, 158). À la coupure de type code, qui
procède par alternatives ou exclusions, s'oppose la schize comme
disjonction incluse, caractéristique du devenir ou de la
rencontre (Deleuze et Guattari ne réduisent pas la schizophrénie à
l'effondrement catatonique, ils en extraient le processus, libre
production de désir). Mille plateaux, en distinguant trois types de
« lignes », remaniera les concepts de coupure et de flux (plateaux 89).
Cristal de temps (ou d'inconscient)
* « L'image-cristal a beau avoir beaucoup d'éléments distincts, son
irréductibilité consiste dans l'unité indivisible d'une image actuelle
et de "son" image virtuelle. » (/T, 105) « À la limite, l'imaginaire est
une image virtuelle qui s'accole à l'objet réel, et inversement, pour
constituer un cristal d'inconscient. Il ne suffit pas que l'objet réel, le
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paysage réel évoque des images semblables ou voisines; il faut qu'il
dégage sa propre image virtuelle, en même temps que celle-ci,
comme paysage imaginaire, s'engage dans le réel suivant un circuit
où chacun des deux termes poursuit l'autre, s'échange avec l'autre.
La "vision" est faite de ce doublement ou dédoublement, cette
coalescence. C'est dans les cristaux d'inconscient que se voient les
trajectoires de la libido. » (CC, 83) « Ce qui constitue l'image-cristal,
c'est l'opération la plus fondamentale du temps: puisque le passé ne
se constitue pas après le présent qu'il a été, mais en même temps, il
faut que le temps se dédouble à chaque instant en présent et passé,
qui diffèrent l'un de l'autre en nature, ou, ce qui revient au même,
dédouble le présent en deux directions hétérogènes dont l'une
s'élance vers l'avenir et l'autre tombe dans le passé. Il faut que le
temps se scinde en deux jets dissymétriques dont l'un fait passer tout
le présent, et dont l'autre conserve tout le passé. Le temps consiste
dans cette scission, et c'est elle, c'est lui qu'on voit dans le cristal. »
(fT, 108-109)
** Ce concept, l'un des derniers de Deleuze, présente la difficulté de
condenser à peu près toute sa philosophie. Le cristal est l'état ultime
de la problématique de l'expérience «réelle », et se présente comme
un approfondissement du concept de devenir. Il confirme d'abord
que dans un devenir quelconque (devenir-animal, devenir-femme,
etc.), ce n'est pas le terme qui est recherché (l'animal ou la femme
qu'on devient) mais bien le devenir lui-même, soit les conditions
d'une relance de la production désirante ou de l'expérimentation. Ce
n'est pas Moby Dick, le grand cachalot blanc du roman de Melville,
qui intéresse Achab: celui-ci ne le poursuit que pour se confronter à
la démesure de sa propre vie, et c'est la vraie raison, la vraie logique,
la vraie nécessité de sa conduite irrationnelle (CC, ch. X). De son
côté, le petit Hans, si peu compris de Freud, a la « vision» du cheval
d'omnibus qui tombe et se débat sous les coups de fouet, mais cette
vision est double, cristalline: ce que l'enfant voit dans sa relation au
cheval, ce sont les trajectoires de sa libido. Par là, il accède
activement à son propre problème (<< L'interprétation des énoncés»
in Politique et psychanalyse, et MP, 315, 317). Dans les deux cas,
devenir signifie habiter le plan d'immanence où l'existence ne se
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produit pas sans se faire clinicienne d'elle-même, sans tracer la carte
de ses impasses et de ses issues.
Mais le lecteur ne peut manquer de buter sur une difficulté. Ce
donné pur auquel accède le «devenant» semble sélectionné
d'avance pour ses résonances spéciales avec une certaine situation de
vie. Certainement le miroir ne renvoie pas ici le devenant à une
image narcissique de lui-même; sa situation s'y répète ou s'y
réfléchit, mais dans l'élément non-redondant d'une contemplation
évaluative de soi. Reste à comprendre comment se nouent l'intime et
le spectacle; pourquoi, si l'expérience réelle suppose la violence et
le hasard d'une rencontre, on ne rencontre pas pour autant n'importe
qui, n'importe quoi. C'est pour affronter cette difficulté que Deleuze
forge le concept de cristal.
Les termes décisifs sont dédoublement, échange, indiscernabilité.
Au premier abord, la structure d'échange qui définit le cristal
s'établit entre les deux termes du devenir, instituant un rapport de
double ou de miroir qui libère une vision. Le rapport de sujet à objet
(le petit Hans voit le cheval) s'avère d'emblée insuffisant à décrire la
situation, qui comporte un moment d'indiscernabilité où le petit
garçon se voit pâtir dans le cheval, réfléchit ses propres affects dans
les singularités et les accidents de ce dernier (et réciproquement).
Telles sont bien les conditions d'une expérience réelle: le donné pur
n'est pas relatif à un sujet préexistant qui ouvrirait le champ, ni à des
formes ou des fonctions qui permettraient d'en identifier les parties.
Cette illusion de préexistence vient seulement de ce que le donné
préformé de l'expérience possible précède l'accès au donné pur de
l'expérience réelle, qui n'est constitué que de mouvements et de
différences de mouvements, de rapports de vitesse et de lenteur,
d'« images-mouvements ». Dès lors, il n'y a pas non plus d'affectivité extérieure au donné, au sens où un sujet constitué réagirait à ce
qu'il voit en fonction de ses sentiments et de ses convictions:
l'affectivité n'est plus séparable des puissances correspondant aux
mouvements sur le plan. Il devient non seulement possible mais
nécessaire de dire, sans risque d'anthropomorphisme ni recours à une
empathie d'aucune sorte, que les affects sont ceux du plan - en
d'autres termes, qu'ils sont les choses mêmes (car c'est seulement
d'un point de vue dérivé que nous pouvons dire: ce sont les effets
21
des choses sur nous). « Le trajet se confond avec la subjectivité du
milieu lui-même en tant qu'il se réfléchit chez ceux qui le
parcourent. La carte exprime l'identité du parcours et du parcouru.
Elle se confond avec son objet, quand 'l'objet lui-même est
mouvement. » (CC, 81)
On méconnaît donc les investissements affectifs de l'enfant
quand on y voit le couplage d'une perception objective et d'une projection imaginaire, et non le dédoublement du réel entre son actualité
et sa propre image virtuelle (le privilège de l'enfant, son exemplarité
dans l'analyse des devenirs, vient seulement de ce que son expérience n'est pas encore organisée par clichés ou des schèmes sensorimoteurs). La structure cristalline de l'expérience, c'est que l'actuel
n'y est donné dans sa pureté que réfléchi immédiatement dans le
psychisme qui parcourt le plan: par exemple, le cheval vu par Hans
dans le devenir-cheval de ce dernier. Il n' y a pas de donné neutre,
indépendant de nos devenirs. L'opposition du réel et de l'imaginaire,
de la cognition et du délire est seconde, et ne résiste pas au tournant
immanentiste du questionnement critique.
Ce dédoublement cristallin du réel institue un « circuit intérieur »
où l'actuel et son virtuel ne ,cessent de s'échanger, de courir l'un
derrière l'autre, « distincts mais indiscernables» (D, 183 ; IT, 95,
108). Sur lui viennent se greffer des circuits plus larges, constitués de
traits objectifs et d'évocations: autant de seuils de problématisation
où peuvent communiquer, sous la condition du petit circuit, les
agencements respectifs de Hans et du cheval d'omnibus: chute du
cheval dans la rue / interdit de la rue et danger; puissance et
domestication du cheval/désir fier-humilié; mordre / résister-être
méchant; etc. Le contresens serait de penser que la vision déclenche
l'évocation: c'est elle, au contraire, qui procède du couplage d'un
ensemble de traits objectifs et d'une image mentale qui se sélectionnent mutuellement. Et elle s'approfondit par retours successifs à
l'objet, un nouvel aspect de l'objet étant révélé ou passant au premier
plan en résonance avec une nouvelle couche psychique (IT, 62-66,
92-93). C'est pourquoi la hantise du cheval est active, et ne joue pas
le rôle d'une simple représentation: c'est en explorant ce que peut le
cheval, comment se fait la circulation de ses affects, que l'enfant
médite et évalue toutes les hauteurs variables de sa situation.
22
Le cristal est donc cette série de circuits proliférant à partir du dédoublement fondamental du réel bien compris; et, comme nous
l'avons dit, on voit en lui les trajectoires du désir et leur remaniement
de carte en carte. Mais pourquoi, en dernière instance, y voit-on le
temps? D'un bout à l'autre de son œuvre, Deleuze insiste sur la
coexistence ou la contemporanéité de deux temporalités foncièrement hétérogènes: l'enchaînement chronologique de nos trajets ou
de nos effectuations dans un présent englobant, le passé virtuel ou
l'éternité paradoxale (Aiôn) des devenirs qui leur correspondent.
Bergson avait montré à quelle impasse conduit l'habitude de concevoir le présent et le passé dans un rapport de succession, le passé
succédant au présent qu'il n'est plus, ou précédant l'actuel comme
ancien présent: car le présent ne peut être alors qu'une en ti té
statique qui ne passe pas, et que l'on imagine pourtant remplacée
sans arrêt par une autre. Il faut donc assumer jusqu'au paradoxe
l'évidence que le présent passe: s'il passe tout en étant présent, c'est
que le présent est contemporain de son propre passé (B, 54 ; DR,
111 ; fT, 106 - on retrouve ce thème de lacontemporanéité dans
l'extraordinaire concept de «bloc d'enfance », Kplm, 141 sq. ; MP,
202-203, 360). Le dédoublement du réel est ainsi un dédoublement
du temps. Toutefois il ne suffit pas de montrer l'impossibilité de
constituer le passé à partir du seul présent, la nécessité de concevoir
le passé comme une seconde temporalité doublant le présent
(laquelle, d'après un autre argument de Bergson, conditionne la
réactualisation des anciens présents sous forme de souvenirs). On ne
rend pleinement compte du passage du présent qu'en expliquant cette
doublure par une scission incessante du temps: les présents ne
s'alignent les uns à la suite des autres que parce que le passé
multiplie ses nappes en profondeur; toutes nos effectuations
paraissent s'enchaîner sans heurt dans un unique présent englobant,
mais sous leur continuité apparente opèrent des redistributions de
problèmes ou de situations qui font passer le présent. Nous retrouvons la multiplicité des couches psychiques impliquée dans la
découverte plurielle de l'objet: autant de cartes successives aperçues
dans le cristal. Dire que le cristal nous fait voir le temps, c'est dire
qu'il nous ramène à sa bifurcation perpétuelle. Ce n'est pas la
synthèse de Chronos et d'Aiôn, puisque Chronos n'est que le temps
23
de l'actualité abstraite, séparée de s.a propre image virtuelle, l'ordre
de succession d'un toujours-déjà-donné. La synthèse est plutôt celle
d'Aiôn et de Mnémosyne, de la temporalité du donné pur, des
mouvements absolus sur le plan d'immanence, et de la multiplicité
des nappes de passé pur où cette temporalité s'étage et se démultiplie. (C'est ainsi que, dans ses livres sur le cinéma, Deleuze ne dit
pas que l'image-mouvement est abolie par l'image-temps, ou régime
cristallin de l'image, puisque le cinéma reste par définition
« agencement mach inique d'images-mouvement », mais qu'elle
persiste dans l'image-temps à titre de première dimension d'une
image qui croît en dimensions; il appelle en revanche cinéma de
l'image-mouvement un cinéma qui, conformément à l'ordinaire
assujettissement de l'expérience aux enchaînements sensori-moteurs,
détache l'actuel de sa doublure virtuelle). Deleuze nomme finalement
Cronos cette synthèse, du nom du titan qui dévore ses enfants,
puisqu'aussi bien le temps ne cesse de se reprendre et de
recommencer sa division, n'enchaînant que par ruptures (/T, 109).
Pourquoi appeler «passé pur» cette temporalité par ailleurs
décrite comme synthèse instantanée de l'attente et du constat,
infinitif d'une césure (Aiôn)? «Pur» qualifie le passé qui n'est que
passé, c'est-à-dire qui n'est pas un ancien présent, «passé qui ne fut
jamais présent» (DR, 111). Il ne se définit pas de façon relative par
rapport à l'actuel présent, mais absolument, par rapport au présent
dont il est le passé ou l'avoir-été (c'est ainsi qu'il faut comprendre la
formule: « le passé ne succède pas au présent qu'il n'est plus, il
coexiste avec le présent qu'il a été », fT, 106). Bergson l'appelait
« souvenir du présent» : non pas le passé que ce présent deviendra,
mais le passé de ce présent. Il est passé en tant qu'élément dans
lequel le présent passe, et non parce qu'il renverrait à une antériorité
dans un rapport chronologique. Il importe de bien voir que cette
invocation du passé pur, chez Deleuze, renvoie à une problématique
du devenir, non de la mémoire. Au nom des devenirs, Deleuze
renvoie dos à dos les préoccupations d'histoire et d'avenir (P, 208209).
* ** Le concept de cristal enveloppe une dévaluation de la
métaphore, elle-même inséparable d'une critique et d'un remaniement du concept d'imaginaire. Rappelons le schéma de base: non
24
pas une seconde image qui viendrait en redoubler une autre, mais le
dédoublement d'une seule image en deux parties qui renvoient
originairement l'une à l'autre. Sans doute Freud a-t-il raison de croire
que le rapport du petit Hans aux chevaux concerne autre chose que
les chevaux; mais ce n'est pas au sens où il l'entend. Le monde dans
sa richesse et sa complexité n'est pas la caisse de résonance d'une
seule et même histoire (Œdipe), mais le cristal proliférant de
trajectoires imprévisibles. À l'interprétation métaphorique de la
psychanalyse doit donc se substituer un déchiffrement littéral,
« schizo-analytique ». On voit que «littéral» ne veut pas dire
adhésion à l'actuel pur (comme si, par exemple, la non-métaphoricité
de l'écriture de Kafka signifiait qu'elle s'épuise dans son contenu
fictionnel). Cependant, l'identification de l'imaginaire à l'irréel ne
permet pas de comprendre qu'une fiction littéraire, au-delà de
l'alternative de la représentation métaphorique du réel et de l'évasion
arbitraire dans le rêve, puisse être une expérience, un champ
d'expérimentation. Inversement, le réel opposé à l'imaginaire
apparaît comme un horizon de pure récognition, où tout est comme
déjà connu, et ne se distingue plus guère d'un cliché, d'une simple
représentation. En revanche, si l'on rapporte l'imaginaire comme
production ou création au couple actuel-virtuel dans son régime dit
cristallin, il devient indifférent que l'actuel soit .vécu ou forgé
(imaginé). Car le découpage conceptuel n'est plus le même: ce que
l'on voit sur un écran de cinéma, ce qu'un écrivain raconte ou décrit,
ce qu'un enfant imagine dans l'exploration de ses jouissances et de
ses frayeurs, est actuel - ou donné - au même titre qu'une scène
«réelle ». L'important est alors le type de rapport que l'actuel
entretient avec un éventuel élément virtuel. Il y a métaphore quand
l'actuel est supposé recevoir son vrai sens d'une autre image, qui
s'actualise en elle mais pourrait s'actualiser pour elle-même (type
scène primitive ou fantasme - le fond de la métaphore est le
souvenir). Il y a rêve quand les sensations du dormeur ne
s'actualisent pas dans une image sans que celle-ci, à son tour,
s'actualise dans une autre, et ainsi de suite dans un continuum en
devenir qui déborde toute métaphore - fT, 78). Il Y a enfin cristal
quand l'actuel, vécu ou imaginé, est inséparable d'un virtuel qui lui
est co-originaire, de telle manière qu'on peut parler de « sa propre»
2S
image virtuelle. L'image se divise en elle-même, au lieu de
s'actualiser dans une autre, ou d'être l'actualisation d'une autre.
Ce déplacement du couple réel-imaginaire (ou réel-irréel) vers le
couple actuel-virtuel ôte toute consistance à l'objection de qui
s'étonnerait que Deleuze puisse sans transition passer des enfants aux
artistes (<< à sa manière, l'art dit ce que disent les enfants », CC, 86
- ce qui ne signifie pas, comme il le rappelle constamment, que les
enfants soient des artistes). Si le cristal dissout la fausse opposition
du réel et de l'imaginaire, il doit nous donner à la fois le véritable
concept de l'imaginaire et le véritable concept du réel: par exemple
la littérature comme fiction effective, production d'images mais aussi
production réelle ou de réel, délire d'imagination articulé à la réalité
d'un devenir, guidé et sanctionné par elle (cf. le Kafka). Car si
l'imaginaire ne s'oppose plus au réel, sauf dans le cas de la
métaphore ou de la fantaisie arbitraire, le réel de son côté n'est plus
actualité pure, mais « coalescence », selon le mot de Bergson, de
virtuel et d'actuel. C'est par les voies de l'imaginaire que le cristal
d'une œuvre ou d'une hantise enfantine fait voir le réel en personne.
On comprend peut-être mieux maintenant ce que signifie
littéralité. Encore une fois toute la question est dans la nature
extrinsèque ou intrinsèque du lien de l'actuel et du virtuel:
représentation d'une scène ou tracé d'un devenir. C'est que la
littéralité n'est pas le sens propre (<< il n'y a pas de mots propres, il
n'y a pas non plus de métaphores », D, 9) : le cristal, frappant
d'abstraction la dualité réel-imaginaire, ébranle du même coup le
partage présumé originaire du propre et du figuré. Comme pour le
couple du sujet et de l'objet, nous devons dire: les propriétés ne sont
pas distribuées d'avance, la distinction du propre et du figuré ne
s'établit que dans le donné (distribution sédentaire, faussement
originaire). On le voit: loin de prôner une fixation obtuse sur l'usage
propre des mots, le parti pris de littéralité conduit à l'en-deçà du
propre et du figuré - plan d'immanence ou d'univocité où le
discours, en proie à ses devenirs, a peu à craindre de passer pour
métaphorique auprès des esprits « sédentaires ».
26
Déterritorialisation (et territoire)
* «La fonction de déterritorialisation : D est le mouvement par
lequel "on" quitte le territoire. » (MP, 634) « Le territoire n'est pas
premier par rapport à la marque qualitative, c'est la marque qui fait le
territoire. Les fonctions dans un territoire ne sont pas premières, elles
supposent d'abord une expressivité qui fait territoire. C'est bien en ce
sens que le territoire, et les fonctions qui s'y exercent, sont des
produits de la territorialisation. La territorialisation est l'acte du
rythme devenu expressif, ou des composantes de milieux devenues
qualitatives. » (MP, 388)
** Le terme « déterritorialisation », néologisme apparu dans L'antiŒdipe, s'est depuis lors largement répandu dans les sciences
humaines. Mais il ne forme pas à lui seul un concept, et sa signification demeure vague tant qu'on ne le rapporte pas à trois autres
éléments: territoire, terre et reterritoralisation -l'ensemble formant
dans sa version accomplie le concept de ritournelle. On distingue une
déterritorialisation re la tive, qui consiste à se reterritorialiser
autrement, à changer de territoire (or devenir n'est pas changer,
puisqu'il n'y a pas de terme ou de fin au devenir - il Y aurait là
peut-être une certaine différence avec Foucault) ; et une déterritorialisation absolue, qui équivaut à vivre sur une ligne ~bstraite ou de
fuite (si devenir n'est pas changer, en revanche tout changement
enveloppe un devenir qui, saisi comme tel, nous soustrait à l'emprise
de la reterritorialisation : cf. le concept de « contre-effectuation » de
l'événement, LS, 2l e série, et la question «qu'est-ce qui s'est
passé? », MP, plateau 8). Tel est le schéma qui prévaut à peu près
dans L'anti-Œdipe, où «déterritorialisation» est synonyme de
« décodage ». Pourtant se pose déjà le problème de la
« reterritorialisation », qui conduit au thème polémique de la
« nouvelle terre », toujours à venir et surtout à construire, contre
toute terre promise ou ancestrale, reterritorialisation archaïque de
type fasciste (AŒ, 376-384, 306-307).
Dans Mille plateaux, le schéma se complique et s'affine, autour
d'une accentuation de l'ambivalence du rapport à la terre
- profonsdeur du Natal et espace lisse du nomadisme - qui, dès
lors, affecte aussi le territoire. Non seulement la rigidité du code ne
rend plus compte de tous les types de territoire, mais la
reterritorialisation est désormais pleinement assumée comme le
corrélat de toute déterritorialisation, une fois dit qu'elle ne s'effectue
plus nécessairement sur un territoire à proprement parler, mais,
lorsqu'elle est absolue, sur une terre non délimitée: agencement
nomadique, désert ou steppe comme territoire paradoxal, où le
nomade « se reterritorialise sur la déterritorialisation même» (MP,
473 - la différence relatif-absolu correspond à l'opposition de
l'histoire et du devenir, la déterritorialisation absolue étant le
moment du désir et de la pensée: QPh, 85). Ce déplacement d'accent
ouvre la voie au concept de ritournelle.
*** Empruntant à l'éthologie plus qu'à la politique, le concept de
territoire implique certes l'espace, mais ne consiste pas dans la
délimitation objective d'un lieu géographique. La valeur du territoire
est existentielle: il circonscrit pour chacun le champ du familier et
de l'attachant, marque les distances avec autrui et protège du chaos.
L'investissement intime de l'espace et du temps implique cette
délimitation, inséparablement matérielle (consistance d'un
« agencement» - voir ce mot) et affective (frontières
problématiques de ma « puissance»). Le tracé territorial distribue un
dehors et un dedans, tantôt passivement perçu comme le contour
intouchable de l'expérience (points d'angoisse, de honte,
d'inhibition), tantôt hanté activement comme sa ligne de fuite, donc
comme une zone d'expérience. Dans L'anti-Œdipe, le territoire ne se
distinguait pas du code, parce qu'il était avant tout un indice de fixité
et de clôture. Dans Mille plateaux, cette fixité n'exprime plus qu'un
rapport passif au territoire, et c'est pourquoi ce dernier y devient un
concept distinct (396) : « marque constituante d'un domaine, d'une
demeure », non d'un sujet, le territoire désigne les rapports de
propriété ou d'appropriation, et concomitamment de distance, en
quoi consiste toute identification subjective - « un avoir plus
profond que l'être» (MP, 387). Le nom propre, le moi ne prennent
sens qu'en fonction d'un «mien» ou d'un « chez moi» (MP, 393,
629). Cette valeur d'appropriation est solidaire d'un devenirexpressif des qualités sensibles, qui entrent comme variations
inséparables dans la composition d'une ritournelle, le marquage des
distances - point décisif - s'avérant, même chez les animaux,
28
antérieur à toute fonctionnalité (MP, 387-397 ; QPh, 174). Le
territoire est donc la dimension subjectivante de l'agencement - tant
il n'y a d'intimité qu'au-dehors, en prise sur un extérieur, issue d'une
contemplation préalable à toute division d'un sujet et d'un objet (voir
«Coupure-flux» et « Plan d'immanence »). Cet avoir primordial,
Deleuze l'avait d'abord thématisé sous le nom d'« habitude» ou
« contemplation» (DR, 99-108). Le concept a changé, comme en
témoigne la distinction des milieux et des territoires (MP, 384-386).
Pris dans la logique de l'agencement et de la ritournelle, le motif de
l'avoir contribue désormais à la définition du problème pratique
essentiel, quitter le territoire: quel rapport à l'étrange, quelle
proximité du chaos le territoire supporte-t-il ? Quel est son degré de
clôture ou au contraire de perméabilité (crible) au dehors (lignes de
fuite, pointes de déterritorialisation) ? Tous les territoires ne se valent
pas, et leur rapport à la déterritorialisation, comme on le voit, n'est
pas de simple opposition.
Devenir
* «Devenir, ce n'est jamais imiter, ni faire comme, ni se conformer à
un modèle, fût-il de justice ou de vérité. Il n'y a pas un terme dont on
part, ni un auquel on arrive ou auquel on doit arriver. Pas non plus
deux termes qui s'échangent. La question "qu'e'st-ce que tu
deviens ?" est particulièrement stupide. Car à mesure que quelqu'un
devient, ce qu'il devient change autant que lui-même. Les devenirs
ne sont pas des phénomènes d'imitation, ni d'assimilation, mais de
double capture, d'évolution non parallèle, de noces entre deux
règnes. » (D, 8)
** Devenir est le contenu propre au désir (machines désirantes ou
agencements) : désirer, c'est passer par des devenirs. Deleuze et
Guattari l'énoncent dès L'anti-Œdipe, mais n'en font un concept
spécifique qu'à partir du Kafka. Tout d'abord, devenir n'est pas une
généralité, il n'y a pas de devenir en général: on ne saurait réduire ce
concept, outil d'une clinique fine de l'existence concrète et toujours
singulière, à l'appréhension extatique du monde dans son universel
écoulement - merveille philosophiquement creuse. Deuxièmement,
devenir est une réalité: les devenirs, loin de ressortir au rêve ou à
29
l'imaginaire, sont la consistance même du réel (sur ce point, voir
«Cristal de temps »). Il importe, pour bien le comprendre, d'en
considérer la logique: tout devenir forme un « bloc », autrement dit
la rencontre ou la relation de deux termes hétérogènes qui se
«déterritorialisent» mutuellement. On n'abandonne pas ce qu'on est
pour devenir autre chose (imitation, identification), mais une autre
façon de vivre et de sentir hante ou s'enveloppe dans la nôtre et la
« fait fuir ». La relation mobilise donc quatre termes et non deux,
répartis en séries hétérogènes entrelacées: x enveloppant y devient
x', tandis qu'y pris dans ce rapport à x devient y'. Deleuze et Guattari
insistent constamment sur la réciproque du processus et sur son
asymétrie: x ne «devient» pas y (par exemple animal) sans qu'y
pour son compte ne devienne autre chose (par exemple écriture, ou
musique). Se mêlent ici deux choses qu'il ne faut pas confondre: a)
(cas général) le terme rencontré est entraîné dans un devenirexpressif, corrélat des intensités nouvelles (contenu) par lesquelles
passe le terme rencontrant, conformément aux deux faces de tout
agencement (cf. le thème « on ne devient animal que moléculaire »,
MP, 337) ; b) (cas restreint) la possibilité que le terme rencontré soit
à son tour rencontrant, comme dans les cas de co-évolution, de sorte
qu'un double devenir a lieu de chaque côté (cf. l'exemple de la guêpe
et de l'orchidée, MP, 17). Le devenir est en somme l'un des pôles de
l'agencement, celui où contenu et expression tendent à
l'indiscernable dans la composition d'une «machine abstraite»
(d'où la possibilité de tenir pour non-métaphoriques des formulations
telles que: « écrire comme un rat qui agonise », MP, 293).
*** Kafka et Mille plateaux présentent une hiérarchie des devenirs.
Cette hiérarchie, non moins que la liste qu'elle ordonne, ne peut être
qu'empirique, procédant d'une évaluation immanente: animalité,
enfance, féminité, etc. n'ont aucun privilège a priori, mais l'analyse
constate que le désir tend à les investir plus que tout autre domaine.
Il ne suffirait pas de remarquer qu'elles sont autant d'altérités par
rapport au modèle d'identification majoritaire (homme-adulte-mâle,
etc.), car elles ne se proposent nullement comme des modèles
alternatifs, comme des formes ou des codes de substitution.
Animalité, enfance, féminité valent par leur coefficient d'altérité ou
de déterritorialisation absolue, ouvrant à un au-delà de la forme qui
30
n'est pas le chaos mais une consistance dite « moléculaire» : alors la
perception capte des variations intensives (compositions de vitesse
entre éléments informels) plutôt qu'un découpage de formes
(ensembles « molaires»), tandis que l'affectivité s'émancipe de ses
rengaines et de ses impasses ordinaires (voir « Ligne de fuite»). Soit
l'exemple de l'animal: comme tel, il n'est pas cet individu domestiqué et rendu familier qui peut s'ajouter aux membres de la famille;
inséparable d'une meute même virtuelle (un loup, une araignée
quelconques), il ne vaut que par les intensités, le singularités, les
dynamismes qu'il présente. Le rapport immédiat que nous avons
avec lui n'est pas le rapport à une personne, à ses coordonnées
identificatoires et à ses rôles ; il suspend le découpage dichotomique
des possibles, la reconnaissance de formes et de fonctions. Toutefois
la possibilité même de nouer un rapport familier à l'animal, ou de lui
attacher des attributs mythologiques, indique une limite du rapport à
l'animal du point de vue de la déterritorialisation (Kplm, 66-67 ; MP,
294). Entre les types de devenirs, le critère de sélection ne peut être
qu'une fin immanente: dans quelle mesure le devenir, dans chaque
cas, se veut-il lui-même? Devenirs-enfant et devenirs-femme
. semblent ainsi mener plus loin que les devenirs-animaux, car ils
tendent vers un troisième degré où le terme du devenir n'est même
plus assignable, vers une « asignifiance » qui ne se prête plus à la
moindre reconnaissance ou interprétation, et o~ les questions
«qu'est-ce qui se passe? », « comment ça marche? » prennent un
ascendant définitif sur « qu'est-ce que ça veut dire? » : non pas le
renoncement au sens, mais au contraire sa productivité, dans une
refus de la confusion sens-signification et de la distribution sédentaire des propriétés. Ce troisième degré, bien qu'il n'y ait là ni progression dialectique ni série close, s'appelle ,< devenir-intense »,
« devenir-moléculaire », « devenir-imperceptible », « devenir-toutle-monde» (cf. Kplm, ch. 2 et 4; MP, plateau 10).
Distribution nomade (ou espace lisse)
* «C'est une distribution d'errance et même de "délire", où les
choses se déploient sur toute l'étendue d'un Être univoque et non
partagé. Ce n'est pas l'être qui se partage d'après les exigences de la
31
représentation, mais toutes choses qui se répartissent en lui dans
l'univocité de la simple présence (Un-Tout). » (DR, 54)
** La différence entre partager un espace fermé et se répartir dans un
espace ouvert, entre distribuer aux hommes un espace dès lors divisé
en parts et distribuer les hommes dans un espace indivis, a d'abord
un sens pastoral (le nomos grec, avant de signifier la loi, renvoie
d'abord à l'activité de faire paître: DR, 54 et MP, 472). Est-ce par
métaphore que Deleuze l'applique à la différence de deux états de la
pensée, créatrice et représentative? Certainement non, puisqu'à leur
tour les deux valeurs socio-historiques du nomos (modes d'existence
nomadique et sédentaire) impliquent cette différence. C'est que la
pensée est affectée au plus intime d'elle-même par l'espace, et
s'élabore en fonction d'espaces abstraits tantôt «lisses» tantôt
« striés », ou selon un mixte variable des deux (cf. la réhabilitation de
la distinction leibnizienne du spatium et de l'extensio, première
ébauche des deux espaces, mais qui se prolongera dans le concept de
«corps sans organes» : DR, 293-314; MP, 189). On dressera donc
une liste non close de « modèles» concrets où la distinction est à
l'œuvre: technologique, musical, mathématique, etc. (MP, plateau
14).
*** Pourquoi la philosophie est-elle concernée au premier chef?
Certaines personnes s'imaginent les problèmes éternels, et les
concepts déjà donnés, disposés dans un ciel où nous devrions
seulement aller les chercher: celles-là raisonnent en fonction d'une
distribution sédentaire ou fixe. Ou encore: nous croyons que la
pensée avance selon un ordre de déploiement progressif; nous
imaginons tous les grands philosophes depuis Platon comparaissant
devant le tribunal de LA vérité. Comme s'il existait une distribution
objective extérieure à toute distribution singulière: une telle
croyance ressortit à la transcendance. D'un autre côté, les idées nous
paraissent vouées à des domaines, les significations à des objets qui
indiquent leur usage « propre» et la possibilité d'un usage « figuré»
(comme si par exemple, le sens des mots « maladie» ou « prison»
s'épuisait dans la référence aux états de choses physiques qu'ils
servent à désigner). Méconnaissant le caractère intrinsèquement
nomade du sens, lui refusant les droits d'une dérive littérale, nous lui
32
assignons des enclos, et nos actes de compréhension sont tout
pénétrés d'un cadastre implicite qui nous fait juger au mieux
impuissantes, au pire malhonnêtes, les migrations sémantiques que
réclame la philosophie, portée par une nécessité et une rigueur qui lui
est propre: par exemple les usages non-scientifiques d'une idée
scientifique (comme si la science elle-même, dans ses moments
d'invention, ne pratiquait pas assidûment et légitimement de tels
imports ... ).
Tout autre est la pensée qui affirme résolument le hasard: non
qu'elle oppose à la nécessité les droits d'une fantaisie arbitraire (nul,
plus que Deleuze, n'a été sensible au thème de la nécessité et n'en a
recherché le concept par-delà toutes les idées reçues: PS, 24-25, 116
sq. ; DR, 181-182) ; mais cette affirmation est l'épreuve qui la
déprend du leurre d'une nécessité recherchée dans le rapport à un
partage originaire et transcendant, que la pensée ne peut que postuler
(illusion sédentaire du fondement) (LS, lOe et 12e séries). L'espace
sans partage des coups de dés de la distribution nomade montre aussi
en quel sens il faut entendre l'Un selon Deleuze: sans retrait par
. rapport à la multiplicité des redistributions, empêchant chacune de se
clore sur elle-même et de céder au mirage de l'Un retiré et partagé,
ligne de fuite ou de déterritorialisation qui affecte intimement tout
mode d'être ou d'existence particulier (il n'y a pas ~e sens à arguer
d'un primat de l'Un sur le multiple chez Deleuze). C'est en ce sens
que le nomade se définit moins par ses déplacements, comme le
migrant, que par le fait d'habiter un espace lisse (désert ou steppeMP, 472). En définitive, l'espace lisse est le plan d'immanence ou
d'univocité de l'être (QPh, 39).
Empirisme transcendantal
«La forme transcendantale d'une faculté se confond avec son
exercice disjoint, supérieur ou transcendant. Transcendant ne signifie
pas du tout que la faculté s'adresse à des objets hors du monde, mais
au contraire qu'elle saisit dans le monde ce qui la concerne
exclusivement, et qui la fait naître dans le monde. Si l'exercice
transcendant ne doit pas être décalqué sur l'exercice empirique, c'est
précisément parce qu'il appréhende ce qui ne peut pas être saisi du
point de vue d'un sens commun, lequel mesure l'usage empirique de
>1<
toutes les facultés d'après ce qui revient à chacune sous la forme de
leur collaboration. C'est pourquoi le transcendantal pour son compte
est justiciable d'un empirisme supérieur, seul capable d'en explorer
le domaine et les régions, puisque, contrairement à ce que croyait
Kant, il ne peut pas être induit des formes empiriques ordinaires
telles qu'elles apparaissent sous la détermination d'un sens
commun. » (DR, 186)
** Le problème le plus général de Deleuze n'est pas l'être mais
l'expérience. C'est dans cette perspective, critique ou transcendantale, que Bergson et Nietzsche sont abordés. Les deux études ont
en commun un diagnostic: Kant a su créer la question des conditions
de l'expérience, mais le conditionnement qu'il invoque est celui de
l'expérience possible et non réelle, et demeure extérieur à ce qu'il
conditionne (NPh, 104; B, 17). Elles appellent à la même
radicalisation de la question: penser des « conditions qui ne soient
pas plus larges que le conditionné », affaire d'un «empirisme
supérieur» (NPh, 57 ; B, 17,22 - et déjà dans « La conception de la
différence chez Bergson », ID, 49). Parallèlement, Deleuze expose à
travers Nietzsche et Proust une « nouvelle image de la pensée »,
autour de l'idée que «penser n'est pas inné, mais doit être engendré
dans la pensée» (DR, 192) : d'où les thèmes de l'involontaire, de la
violence des signes ou de la rencontre avec ce qui force à penser, et
le problème de la bêtise élevé au transcendantal (NPh, 118-126;
PS, 115-124). Tous ces thèmes sont repris dans Différence et
répétition (94, 180-200, 364), augmentés d'un nouvel argument: le
tort de Kant est d'avoir «décalqué le transcendantal sur
l'empirique» en lui donnant la forme d'un sujet conscient corrélée à
celle d'un objet (DR, 176-177 ; 186-187 ; LS, 119). C'est alors que la
doctrine des facultés est réhabilitée (texte ci-dessus, et PS, 121),
tandis que s'énonce l'idée d'un champ transcendantal impersonnel,
constitué de singularités pré-individuelles (LS, 121, 133).
Mais le spinozisme de Deleuze? Ne procède-t-il pas d'une
inspiration tout autre, ontologique, puisqu'y intervient la fameuse
thèse de l'univocité de l'être? Deleuze observe que le paradoxe de
Spinoza est de mettre l'empirisme au service du rationalisme (SPE,
134), et de construire un plan d'expérience pure qui coïncide bientôt,
sous le nom de « plan d'immanence », avec le champ transcendantal
34
remanié CMP, 310-311 ; SP P, ch. VI ; QPh, 49-50 - la logique de
l'être univoque, où chaque étant, pure différence, ne se mesure aux
autres que dans le rapport à sa propre limite, s'apparente à celle de la
doctrine des facultés). Deleuze peut alors revenir à Bergson et lire le
début du premier chapitre de Matière et mémoire comme
l'instauration d'un tel plan d'immanence (lM, 83-90; QPh, 50). Mais
pourquoi semble-t-il glisser si aisément du style transcendantal au
style ontologique, invoquant par exemple le « pur plan d'immanence
d'une pensée-Etre, d'une pensée-Nature» (QPh, 85)? Cette
impression vient de ce qu'il n'y a plus d'Ego originaire pour marquer
une frontière entre les deux discours!. On n'en revient pas pour
autant à une théorie dogmatique de l'en-soi du monde, encore moins
à une forme d'intuition intellectuelle au sens kantien: simplement
l'immanence est sortie des frontières du sujet, tandis que l'en-soi
n'est plus que celui de la différence, dont le sujet, dérivé et nomade,
parcourt les degrés (logique de la disjonction incluse - sur cette
conversion, cf. 1 T, 110; et sur l'intuition, voir «Plan
d'immanence»). Il est devenu indifférent de parler dans l'un ou
l'autre style: l'ontologie du virtuel ou des singularités n'est rien
d'autre que l'outil de description de l'expérience« réelle ».
*** 1) Empirisme transcendantal signifie d'abord que la découverte
des conditions de l'expérience suppose elle-même une expérience au
sens strict: non pas l'exercice ordinaire ou empirique d'une faculté,
car les données du vécu empirique ne renseignent pas la pensée sur
ce qu'elle peut, mais cette même faculté portée à sa limite,
confrontée à ce qui la sollicite dans sa seule puissance propre (là, par
exemple, où la philosophie se découvre vouée au seul concept, plutôt
qu'à l'opinion ou à la réflexion). C'est pourquoi non seulement la
philosophie critique doit se faire empiriste, mais l'empirisme, qui
«traite le concept comme l'objet d'une rencontre» (DR, 3),
n'accomplit sa vocation qu'en s'élevant au transcendantal. On
comprend aussi pourquoi l'usage du matériau clinique ou littéraire
1. Ce serait ici le lieu de développer la divergence de Deleuze par rapport à Heidegger
(d'origine cartésienne, l'exigence de corréler l'être à l'expérience est renouvelée et radicalisée
par Husserl; c'est avec Heidegger que, pour la première fois, l'expérience qui valide le
discours ontologique cesse d'être rapportée à un sujet originaire et, simultanément, ne relève
plus d'une « évidence»).
35
tend à remplacer les vécus de première main de la phénoménologie:
il est inhérent à ce type d'expérience d'être rare, non
quotidiennement disponible, et d'exiger une invention sémiotique
appropriée. 2) Empirisme transcendantal signifie ensuite que les
conditions ne sont jamais générales mais se déclinent suivant des
cas: d'où l'énoncé capital d'après lequel elles ne sauraient être plus
larges que ce qu'elles conditionnent. Cet énoncé semble à première
vue annuler la distinction du droit et du fait en alignant le premier sur
le second (ce serait le comble, pour qui dénonce le « décalque» du
transcendantal sur l'empirique). Son sens réel est que nous ne
pouvons jamais parler d'avance pour toute l'expérience, à moins
d'en manquer l'essentielle variation, l'inhérente singularité, et de lui
appliquer un discours trop général pour ne pas laisser le concept et la
chose dans un rapport d'indifférence mutuelle. Il faut donc un type
de concept spécial: un « principe plastique », à l'instar de la Volonté
de Puissance (NPh, 57) ou de la Durée-Mémoire (<< La conception de
la différence chez Bergson », ID, 51, 60-61), principe différentiel ou
de différenciation interne où chaque degré désigne un mode
d'existence et de pensée, une possibilité de vie (voir «Plan
d'immanence» ).
Événement
* « On ne demandera donc pas quel est le sens d'un événement:
l'événement, c'est le sens lui-même. L'événement appartient
essentiellement au langage, il est dans un rapport essentiel au
langage; mais le langage est ce qui se dit des choses. » (LS, 34)
«Dans tout événement, il y a bien le moment présent de
l'effectuation, celui où l'événement s'incarne dans un état de choses,
un individu, une personne, celui qu'on désigne en disant: voilà, le
moment est venu; et le futur et le passé de l'événement ne se jugent
qu'en fonction de ce présent définitif, du point de vue de celui qui
l'incarne. Mais il y a d'autre part le futur et le passé de l'événement
pris en lui-même, qui esquive tout présent, parce qu'il est libre des
limitations d'un état de choses, étant impersonnel et pré-individuel,
neutre, ni général ni particulier, eventum tantum ... ; ou plutôt qui n'a
pas d'autre présent que celui de J'instant mobile qui le représente,
toujours dédoublé en passé-futur, formant ce qu'il faut appeler la
36
contre-effectuation. Dans un cas, c'est ma vie qui me semble trop
faible pour moi, qui s'échappe en un point devenu présent dans un
rapport assignable avec moi. Dans l'autre cas, c'est moi qui suis trop
faible pour la vie, c'est la vie trop grande pour moi, jetant partout ses
singularités, sans rapport avec moi, ni avec un moment déterminable
comme présent, sauf avec l'instant impersonnel qui se dédouble en
encore-futur et déjà-passé. » (LS, 177-178)
** Le concept d'événement naît d'une distinction, d'origine
stoïcienne: « ne pas confondre l'événement avec son effectuation
spatio-temporelle dans un état de choses» (LS, 34). Dire que « le
couteau entre dans la chair », c'est exprimer une transformation
incorporelle qui diffère en nature du mélange de corps
correspondant (quand le couteau entre effectivement, matériellement
dans la chair) (MP, 109). L'effectuation dans les corps (incarnation
ou actualisation de l'événement) ne donne lieu qu'à la succession de
deux états de choses, avant-après, selon le principe de la disjonction
exclusive, tandis que le langage recueille la différence de ces états de
choses, le pur instant de leur disjonction (voir « Aiôn ») : il lui
revient d'accomplir la synthèse disjonctive de l'événement, et c'est
cette différence qui fait sens.
Mais de ce que l'événement trouve abri dans le langage, on ne
doit pas conclure à sa nature langagière, comme. s'il n'était que
l'équivalent du mélange des corps sur un autre plan: la frontière ne
passe pas entre le langage et l'événement d'un côté, le monde et ses
états de choses de l'autre, mais entre deux interprétations du rapport
du langage et du monde. D'après la première, voulue par les
logiciens, le rapport s'établit entre la forme propositionnelle à
laquelle le langage est réduit, et la forme de l'état de choses à
laquelle, dès lors, le monde est ramené. Or la distinction par laquelle
Deleuze entend remédier à cette double dénaturation passe à la fois
dans le langage et dans le monde: le paradoxe de l'événement est tel
que, purement « exprimable », il n'en est pas moins «attribut» du
monde et de ses états de choses, si bien que le dualisme de la
proposition et de l'état de choses correspondant ne se retrouve pas au
plan de l'événement, qui ne subsiste que dans le langage tout en
appartenant au monde. L'événement est donc des deux côtés à la
fois, comme ce qui, dans le langage, se distingue de la proposition, et
37
ce qui, dans le monde, se distingue des états de choses. Mieux même,
il est le double différenciant des significations d'une part, des états
de choses d'autre part. D'où l'application du couple virtuel-actuel
(et, dans une moindre mesure, du couple problème-solution) au
concept d'événement. D'où également les deux voies auxquelles
conduit le primat reconnu à l'événement: théorie du signe et du sens,
théorie du devenir. D'un côté, Deleuze s'oppose à la conception de la
signification comme entité pleine ou donnée explicite, encore
prégnante dans la phénoménologie et dans toute philosophie de
1'« essence» (un monde de choses ou d'essences ne ferait pas sens
par lui-même, il y manquerait le sens comme différence ou
événement, qui seul rend sensibles les significations et les engendre
dans la pensée). De là l'intérêt porté au style ou à la création de
syntaxe, et la thèse que le concept, qui est proprement l'événement
dégagé pour lui-même dans la langue, ne se compose pas de
propositions (QPh, 26-27 ; 36-37). D'un autre côté, il esquisse une
éthique de la contre-effectuation ou du devenir-imperceptible (LS,
21 e série; MP, plateaux 8 et 10), fondée sur le dégagement de la part
événementielle, « ineffectuable », de toute effectuation. En résumé,
l'événement est inséparablement le sens des phrases et le devenir du
monde; il est ce qui, du monde,"se laisse envelopper dans le langage
et lui permet de fonctionner. Aussi le concept d'événement s'exposet-il dans une Logique du sens.
*** Sommes-nous fondés à opposer pensée de l'événement et pensée
de l'être, ou au contraire à les confondre? L'événement se tient à
deux niveaux, dans la pensée de Deleuze: condition sous laquelle la
pensée pense (rencontre avec un dehors qui force à penser, coupe du
chaos par un plan d'immanence), objectités spéciales de la pensée (le
plan n'est peuplé que d'événements ou de devenirs, chaque concept
est la construction d'un événement sur le plan). Et s'il n'y a pas de
manière de penser qui ne soit aussi manière de faire une expérience,
de penser ce qu'il y a, la philosophie n'assume pas sa condition
événementielle d'où elle prétend recevoir la garantie de sa propre
nécessité, sans proposer du même coup la description d'un donné
pur, lui-même événementiel. Appelons cela, si l'on veut et par
provision, expérience de l'être - bien que, ni dans son style ni dans
ses attendus, la démarche deleuzienne n'ait quoi que ce soit de
38
commun avec celle de Heidegger; et bien que l'être soit ici une
notion trompeuse, s'il est vrai qu'il n'y a de donné qu'en devenir (on
remarquera que Deleuze évite le mot « être» autant que possible).
Parler d'ontologie deleuzienne doit donc se faire avec de grandes
précautions, ne serait-ce que par égard pour un penseur qui ne
maniait pas volontiers ce genre de catégorie. Ces précautions sont de
deux ordres. D'une part, nous devons bien observer ce qui permet
chez Deleuze la conversion de la philosophie critique en ontologie:
le fait que le donné pur ne soit pas pour un sujet (la division du sujet
réflexif et de l'objet visé et reconnu ne s'opère que dans le donné,
tandis que le donné pur renvoie à une subjectivité paradoxale « en
adjacence », c'est-à-dire non pas transcendantale mais située en
chaque point du plan d'immanence). D'autre part - et c'est l'aspect
que nous développerons ici - il s'agit de penser une hétérogenèse,
selon le mot splendide de Félix Guattari, où « genèse» ne s'entend
plus seulement dans son sens traditionnel d'engendrement, de
naissance ou de constitution (le vrai rapport du droit au fait que
réclame Deleuze, et qu'il dit ne trouver ni chez Kant ni chez Husserl,
parce que tous deux « décalquent» la condition sur le conditionné, la
forme du transcendantal sur celle de l'empirique: forme récognitive
de l'objet quelconque, relative à un sujet conscient). «Genèse»
s'entend aussi par rapport au nouveau concept de« devenir », et c'est
sans doute ce qui éloigne le plus Deleuze de la phénoménologie et de
ses héritiers même ingrats. La phénoménologie « échoue» à penser
l'hétérogénéité fondamentalement en jeu dans le devenir (en termes
deleuziens stricts: ce n'est pas son problème, elle pose un autre
problème). En effet, elle ne pense qu'un devenir-même (la forme en
train de naître, l'apparaître de la chose) et non ce qui devrait être un
pléonasme - un devenir-autre. N'est-ce pas ce qu'exprime la
désarticulation heideggerienne du mot Ereignis (événement) en
Ereignis (venue-en-propre)? D'où l'équivoque, quand la
phénoménologie survivant à Deleuze entend reprendre le thème de
l'événement et le redécouvrir comme le cœur même de ce qu'elle
s'attachait depuis toujours à penser. Car compte tenu de sa
problématique fondamentale, elle ne peut jamais obtenir que des
avènements, de type naissance ou venue (mais là encore, son
problème étant autre, sans doute est-ce qu'elle souhaite, ou ce que
39
son «plan» lui rapporte du «chaos»). Son thème est le
commencement du temps, genèse de l'historicité; non pas, comme
chez Deleuze, la césure ou rupture coupant irrévocablement le temps
en deux et le forçant à re-commencer, dans une saisie synthétique de
l'irréversible et de l'imminent, l'événement se donnant dans
l'étrange station d'un encore-Ià-et-déjà-passé, encore-à-venir-et-déjàlà (voir « Aiôn »). Dès lors, l'historicité chez Deleuze est elle-même
en devenir, affectée du dedans par une extériorité qui la mine et la
fait diverger d'avec soi. En définitive, ce duel de deux pensées de
l'événement, de la genèse, du devenir, l'une pouvant revendiquer
1'« être », l'autre n'y voyant plus qu'un écran ou qu'un mot, n'est-ce
pas le duel d'une conception chrétienne et d'une conception nonchrétienne du nouveau ?
Ligne de fuite (et mineur-majeur)
* «La ligne de fuite est une déterritorialisation. Les Français ne
savent pas bien ce que c'est. Évidemment, ils fuient comme tout le
monde, mais ils pensent que fuir, c'est sortir du monde, mystique ou
art, ou bien que c'est quelque chose de lâche, parce qu'on échappe
aux engagements et aux responsabilités. Fuir, ce n'est pas du tout
renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le
contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément
les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme
on crève un tuyau ... Fuir, c'est tracer une ligne, des lignes, toute une
cartographie. » (D, 47)
** Ce concept définit l'orientation pratique de la philosophie de
Deleuze. On remarque d'abord une double égalité: ligne = fuite, fuir
= faire fuir. Ce qui définit une situation, c'est une certaine
distribution des possibles, le découpage spatio-temporel de
l'existence (rôles, fonctions, activités, désirs, goûts, types de joies et
de peines, etc.). Il ne s'agit pas tant de rituel - de répétition morne,
d'alternance trop réglée, d'étroitesse excessive du champ
d'options -que de la forme même, dichotomique, de la possibilité:
ou bien-ou bien, disjonctions exclusives de tous ordres (masculinféminin, adulte-enfant, humain-animal, intellectuel-manuel, travailloisir, blanc-noir, hétérosexuel-homosexuel, etc.) qui strient d'avance
40
la perception, l'affectivité, la pensée, enfermant l'expérience dans
des formes toutes faites, y compris de refus et de lutte.
n y a de l'oppression en vertu de ce striage, comme on le voit à
ces couples d'opposés qui tous enveloppent une hiérarchie: chaque
disjonction est au fond celle d'un majeur et d'un mineur. Si l'on
ajoute que le quadrillage dichotomique interrompt le désir en tant
que processus ou incessante autoproduction, on peut évidemment se
demander si c'est le désir qui se réfugie dans les états mineurs une
fois la domination établie, ou si la minorisation n'affecte pas plutôt
les régions d'existence où le désir se dérobe à toute assignation, à
toute segmentation. La seconde option équivaudrait à doter le désir
d'une qualité intrinsèquement féminine, enfantine, etc. En réalité, si
les devenirs passent par un rapport privilégié à la féminité, à
l'enfance, etc., c'est parce que ces rapports font fuir une situation
constituée de dichotomies qui s'organisent à partir d'un état de
majorité (qualitative) défini par le mâle adulte. D'où le caractère
factice d'une émancipation qui consisterait dans l'affirmation d'une
identité de femme, puisque celle-ci n'aurait d'autre contenu que les
caractères issus de la distribution des rôles, des attitudes, etc.
instituée par le rapport de domination. De ce point de vue, même
«une femme a à devenir-femme », c'est-à-dire à retrouver le point
où son auto-affirmation, loin d'être celle d'une identité
inévitablement définie par référence à l'homme, est cette « féminité»
insaisissable et sans essence qui ne s'affirme pas sans compromettre
l'ordre établi des affections et des mœurs, puisque cet ordre implique
sa répression. Et c'est aussi pourquoi le devenir-femme concerne
autant les hommes que les femmes: ces dernières ne cultivent pas la
ligne de fuite qu'elles sont dans la situation donnée (et non l'identité
que celle-ci leur impose) sans faire fuir l'ensemble de la situation, et
ainsi « contaminer les hommes, les prendre dans ce devenir» (MP,
337-340,357 et 587 sq.).
Pour Deleuze et Guattari, l'issue est donc moins dans un changement de situation ou dans l'abolition de toute situation que dans le
vacillement, l'affolement, la désorganisation d'une situation quelconque. Ce qui ne signifie pas que toutes les situations se vaillent;
mais leur valeur respective tient au degré de désorganisation qu'elles
supportent sans éclater, non à la qualité intrinsèque de l'ordre dont
41
elles témoignent. Reste qu'exprimée en ces termes, la pratique
deleuzo-guattarienne tomberait dans le piège d'une autre dichotomie
infamante: ordre-désordre. Or le désordre bien compris ne signifie
pas le néant ou le chaos, mais bien plutôt une « coupe» dans le
chaos, son affrontement plutôt que son déni au nom de formes
présumées naturelles (voir «Plan d'immanence »). Ces vecteurs de
désorganisation ou de «déterritorialisation» sont précisément
nommés lignes de fuite. Nous comprenons maintenant la double
égalité qui constitue cette expression complexe. Fuir s'entend dans
les deux sens du mot: perdre son étanchéité ou sa clôture; esquiver,
s'échapper. Si fuir, c'est faire fuir, c'est parce que la fuite ne consiste
pas à sortir de la situation pour aller ailleurs, changer de vie, s'évader
par le rêve ou encore transformer la situation (ce dernier cas est plus
complexe, car faire fuir la situation implique forcément une redistribution des possibles qui débouche - sauf répression obtuse - sur
une transformation au moins partielle, parfaitement
improgrammable, liée à l'imprévisible création de nouveaux espacestemps, d'agencements institutionnels inédits; reste que l'issue est
dans la fuite, la poursuite d'un processus désirant, non dans la
transformation dont le résultat ne vaudra à son tour que par ses lignes
de fuite, et ainsi de suite). Il s'agit bien pourtant d'une sortie, mais
celle-ci est paradoxale. Deleuze analyse des cas de toute nature,
famille, société, institutions; bornons-nous au cas de la philosophie,
qui elle aussi a sa situation, non qu'elle ait plus d'importance que les
autres, mais parce qu'elle nous instruit comparativement de la
démarche deleuzienne. «Sortir de la philosophie, mais par la
philosophie» (Abécédaire, C comme Culture) : tout se passe comme
si la philosophie enveloppait ses propres dehors, comme si son vrai
dehors n'était pas hors d'elle-même (sortir de la philosophie en
devenant sociologue, anthropologue, psychanalyste, ou militant - ce
qui laisse intacte la situation pour sauter dans d'autres situations
jugées intrinsèquement meilleures), mais à découvrir en son sein. On
aurait ici la base d'une confrontation possible avec Derrida: là où ce
dernier définit la situation par la « clôture de la métaphysique» et,
loin de rêver d'un autre logos que le logos, tout de parole et de
présence, se propose de le « déconstruire» à partir de l'exclu qui le
minait depuis toujours (l'écriture et ses effets de « différance »),
42
Deleuze procède par une méthode qu'on pourrait dire de perversion,
qui consiste tantôt à discerner et cultiver une lignée de penseurs « qui
avaient l'air de faire partie de l'histoire de la philosophie mais qui
s'en échappaient d'un côté ou de toutes parts: Lucrèce, Spinoza,
Hume, Nietzsche, Bergson» (D, 21), tantôt à détourner des bribes de
théories de toute nature pour les utiliser à d'autres fins (DR, LS, AŒ,
MP, passim), tantôt encore à rapporter un concept à ses vraies
conditions, c'est-à-dire aux forces et aux dynamismes intuitifs qui le
sous-tendent (ID, 137 sq. - méthode de « dramatisation»), tantôt
enfin, plutôt qu'à critiquer de front un thème ou une notion, à
l'aborder par le biais d'une « conception tout à fait tordue» (le
contrat juridique à partir de Sacher-Masoch, P, 229 et PSM, 80 sq.).
On pourrait presque déchiffrer l'opposition des deux démarches dans
le texte « Pour en finir avec le jugement» (CC, ch. XV) : l'une
portée par un sens de l'analyse interminable comme seule Justice
possible, l'autre opérant par série de «procès finis» (car c'est bien
de cette façon que Deleuze se sert de l'histoire de la philosophie
- exemples de procès finis: ses interprétations du Cogito kantien,
de la contemporanéité paradoxale du passé et du présent chez
Bergson, etc. comme autant de pièces définitives dont les effets de
sens ne cessent pourtant de se renouveler en fonction des
agencements dans lesquelles elles sont prises).
Toujours faire fuir, plutôt que de critiquer (Kplm, 85) ... Mais
pourquoi parler de perversion? Nous ne pensons pas seulement à la
définition usuelle - déviation quant au but ou quant à l'objetmais à un texte sur l'attitude dont Freud avait fait le trait distinctif de
la perversion: « Il pourrait sembler qu'une dénégation en général est
beaucoup plus superficielle qu'une négation ou même une destruction partielle. Mais il n'en est rien; il s'agit d'une tout autre opération. Peut-être faut-il comprendre la dénégation comme le point de
départ d'une opération qui ne consiste pas à nier ni même à détruire,
mais bien plutôt à contester le bien-fondé de ce qui est, à affecter ce
qui est d'une sorte de suspension, de neutralisation propres à nous
ouvrir au-delà du donné un nouvel horizon non donné» (PSM, 28).
Car s'il ne s'agit pas de fuir hors-de mais de faire fuir, il Y a bien
quelque chose que l'on fuit, et qui se confond avec le faire-fuir: le
règne absolu du oui et du non, de l'alternative comme loi du possible,
43
le choix comme pseudo-liberté du désir assujetti aux découpes
préétablies (LS, 372 ; CC, ch. X, non seulement le brouillage de
l'alternative par Bartleby, 89-98, mais la «perversion métaphysique» du capitaine Achab, l'homme qui « fuit de partout »,99102 ; enfin E, passim). Contrairement à la dialectique qui prétend
dépasser l'alternative par une réconciliation synthétique, et par là en
admet et en conserve la prémisse (on ne rejoint pas le devenir en
combinant l'être et le néant), la ligne de fuite est placée sous le signe
de l'indiscernable et de la disjonction incluse. Pervers enfin, au sens
presque étymologique, est l'homme des surfaces ou du plan d'immanence (LS, 158). Car c'est bien de travers qu'on trace la ligne
- autre aspect de la double égalité. C'est par un libre usage de
l'organe qu'on le déterritorialise, qu'on cesse de le vivre comme
originairement voué à la fonction que lui attribue l'organisme, pour
l'agencer autrement sur le «corps sans organes» ou sur le plan
d'immanence, en fonction des rencontres avec d'autres «objets
partiels» eux-mêmes prélevés ou détournés. C'est dire que la ligne
de fuite est toujours transversale, et c'est reliées transversalement
. que les choses perdent leur visage, cessent d'être pré-identifiées par
des schèmes tout faits, et acquièrent la consistance d'une vie ou
d'une œuvre, c'est-à-dire d'une «unité non organique» (PS, 193203). La transversale est comme la coupe de l'univocité dans les
formes constituées, le plan d'expérience pure sur lequel tout communique avec tout (et se compose ou non), par-delà les barrières de
forme, de fonction ou d'espèce 1•
*** Par là, nos deux égalités se dépassent vers une troisième: tracer
une ligne de fuite = penser en termes de lignes. Non pas que, sur le
plan d'immanence, il y ait autre chose que ces lignes de fuite où se
construit la « vie non organique », transversalement par rapport aux
formes constituées. Mais tracer une ligne sur le plan donne un autre
point de vue sur l'ensemble d'une situation, un critère immanent qui
permet d'analyser les agencements suivant leur deux pôles, déterri1. C'est Félix Guattari qui forge un concept de transversalité, avant sa collaboration avec
Deleuze. Cf. Psychallalyse et transversalité, que les éditions La Découverte viennent de
rééditer. Les deux penseurs n'ont pas cessé de s'emprunter des notions que chacun utilisait et
comprenait à sa façon, quitte à les retravailler ensemble dans le cadre d'un travail commun.
44
torialisation et stratification (institutions). Immanent en effet,
puisque, conformément au primat du plan d'immanence du point de
vue critique (conditions de l'expérience), toute forme ou organisation
doit se constituer à partir de lui. Il n'y a donc pas un monde des
formes fixes et un monde du devenir, mais différents états de la
ligne, différents types de lignes, dont l'intrication constitue la carte
remaniable d'une vie. Ce thème géographique de la carte s'oppose à
la démarche archéologique de la psychanalyse (cf. MP, 20, 248 ; P,
50; CC, ch. IX).
Qu'est-ce au fond qu'une ligne? C'est un signe qui enveloppe le
temps, l'élément de base d'une sémiotique de la durée, d'une
clinique de l'existence (Deleuze ne parvient à ce concept qu'à partir
des Dialogues, 141-169: Proust et les signes, 35, qui décrivait les
« mondes de signes» se déployant « d'après des lignes de temps »,
cherchait la synthèse des deux termes mais les maintenait encore
séparés). Un agencement ou une situation quelconque s'analyse donc
au moyen d'une différenciation du concept de ligne, à l'opposé du
« système de points et de positions» qui
ractérise les pensées de
type structuraliste (D, 48). Trois types sont distingués, qui définissent
autant de rapports à l'espace et au temps: utre les lignes de fuite,
qui renvoient à Aiôn et à l'espace lisse, des .
à--se mentarité
dure» (cycles binaires et espace strié) et, entre ces deux po s, un
type de ligne au statut ambigu, dite «à segmentarité sou e»
(prélèvements fragmentaires, seuils de redistribution affective) ( P,
238-252, 271-283).
Pourquoi Deleuze affirme-t-il le primat des lignes de fuite D,
152, 163; MP, 250), alors qu'elles paraissent si fragiles, si
incertaines, absentes parfois, ou bien taries, tandis qu'une situaf on
semble d'abord se définir par ses régularités, ses mouveme ts
périodiques dont il s'agit précisément de sortir? L'ordre de fait n
doit pas masquer le droit: s'il est vrai que la transversale est
première dans l'expérience, c'est sur elles que se construisent les
formes et les sujets, qui doivent être constitués dans le donné. D'où,
inversement, les lignes de fuite qui les traversent originairement du
dedans, les multiples extériorités internes qui les travaillent tout en
les constituant, et qui justifient un « pessimisme joyeux », une foi
immanente, l'attente sereine de jours meilleurs bien que les choses
45
aillent nécessairement mal. Car si nos formes sont construites sur des
déterritorialisations premières, et si nous souffrons de leur dureté,
nous n'en avons pas moins besoin d'elles pour reproduire notre
existence. (( Défaire l'organisme n'a jamais été se tuer, mais ouvrir le
corps à des connexions qui supposent tout un agencement. ..
L'organisme, il faut en garder assez pour qu'il se reforme à chaque
aube» (MP, 198) - puisque là encore le problème n'est pas de fuir
(l'organisme) mais de faire fuir.
Machine de guerre
* « Chaque fois qu'une ligne de fuite tourne en ligne de mort, nous
n'invoquons pas une pulsion intérieure du type "instinct de mort",
nous invoquons encore un agencement de désir qui met en jeu une
machine objectivement ou intrinsèquement définissable. Ce n'est
donc pas par métaphore que, chaque fois que quelqu'un détruit les
autres et se détruit soi-même, il a sur sa ligne de fuite inventé sa
propre machine de guerre. » (D, 171) (( Nous définissons la "machine
de guerre" comme un agencement linéaire qui se construit sur des
lignes de fuite. En ce sens, la machine de guerre n'a pas du tout pour
objet la guerre; elle a pour objet un espace très spécial, espace lisse,
qu'elle compose, occupe et propage. Le nomadisme, c'est précisément cette combinaison machine de guerre-espace lisse. » (P, 50)
** Ce concept comporte deux niveaux de difficulté, touchant le
contenu (la machine de guerre est dite avec insistance n'avoir pas la
guerre pour objet) et le statut (est-ce un agencement historique,
universel, métaphorique ?). Tout part d'une méditation sur le rapport
de la guerre et du désir, sur la récurrence de l'image de la guerre chez
les écrivains entraînés sur une « ligne de fuite ». Comme toujours,
Deleuze et Guattari refusent la qualification de métaphore comme
procédant d'un contresens (D, 169). Le concept de machine de
guerre répond à la question de l'ambiguïté de la « ligne de fuite»
(qui consiste moins à fuir une situation qu'à la « faire fuir », à en
exploiter les pointes de déterritorialisation): sa capacité de se
convertir en ligne d'abolition. Car de même qu'il serait trop simple
de tenir l'amour de la mort ou le vertige fasciste pour l'opposé du
désir, il serait trop simple de croire que le désir n'affronte d'autre
46
danger que celui de sa reterritorialisation. Dans L'anti-Œdipe,
malgré la logique du « corps sans organes », le rapport que le désir
collectif entretient avec la mort restait lié à l'intériorisation de sa
propre répression: dans ce contexte, le fascisme ne se distinguait
encore de toute autre société que par le caractère extrême de la
reterritorialisatio archaïque à laquelle il procède pour conjurer la
déterritorialisati n propre à l'époque capitaliste (AŒ, 37, 306-307,
439-440). Il
va autrement dans Mille plateaux: « passion d'abolition » d'Igne le moment où le désir affronte sa répression dans des
conditio s désespérées et trouve dans la destruction des autres et de
soi «le eul objet» qui lui reste lorsqu'il a « perdu sa puissance de
muer ». e fascisme est alors ce moment complexe, qu'on hésite à
qualifier 'intériorisation, où le désir trouve au sein même de la
défaite la ssource atroce de retourner l'Etat contre lui-même en
faisant « pass 'travers lui le flux de guerre absolue» (MP, 279283). Cet état du 'sir fonctionnant pour ainsi dire à vide ne se
confond pas avec le on-désir de la névrose, puisque c'est précisément l'intériorisation ue le désir conjure en se donnant pour objet
ultime la guerre ou la mo t ; on songera plutôt au pôle « répulsif» ou
«paranoïaque» du corps sans organes (AŒ, 14-15). Toutefois le
concept de machine de
erre ne s'épuise pas dans la description
d'un état clinique, indiv' uel ou collectif: c'est lui qui donne une
véritable teneur problé atique à la critique de l'Etat comme forme
ou comme modèle (la aison pour laquelle la « machine de guerre »
tend alors à s'idenf ier au désir comme tel, au lieu de désigner
seulement son se 1 critique, s'éclairera plus bas). La thèse de
l'extériorité de la achine de guerre signifie à la fois que l'Etat ne se
conçoit pas sans un rapport à un dehors qu'il s'approprie sans
pouvoir le réduir (la machine de guerre institutionnalisée comme
armée), et que la machine de guerre se rapporte en droit, positivement, à un agen ement social qui par nature ne se referme jamais
sur une forme d'in ~riorité. Cet agencement est le nomadisme: sa
forme d'expression est la machine de guerre, sa forme de contenu
-la métallurgie; l'ensemble se rapporte à un espace dit lisse (MP,
471-518). La thèse a une portée pratique: au lieu de garder une foi
intacte et non critique dans la révolution, ou d'en appeler abstraitement à une « troisième voie» révolutionnaire ou réformiste, elle
47
permet de préciser les conditions d'une politique révolutionnaire
non-bolchévique, sans organisation de parti, qui disposerait en même
temps d'un outil d'analyse pour faire face au danger de dérive
« fasciste» propre aux lignes de fuite collectives (D, 173-176 ; MP,
582-591). L'engagement de Deleuze aux côtés des Palestiniens et de
leur résistance avait ce sens: il voyait dans l'OLP une « machine de
guerre» au sens précis qu'il lui donnait (P, 233).
*** Pour ne pas en rester à l'impression première d'ambivalence ou
de contradiction apparente, le lecteur doit comprendre en quel sens la
machine de guerre « n'a pas la guerre pour objet ». L'ambiguïté d'où
la machine de guerre tire son nom vient de ce qu'elle ne laisse pas de
trace autre que négative dans l'histoire (D, 171). En témoigne le
destin de toute résistance, d'être qualifiée d'abord de terrorisme ou
de destabilisation, puis de triompher amèrement, quand elle
triomphe, en passant dans la forme de l'Etat: c'est qu'elle relève du
devenir, du «devenir-révolutionnaire », et ne s'inscrit pas dans
l'histoire (P, 208-209 ; QPh, 106). On dirait donc que la « vitalité
non organique» d'une collectivité, son inventivité sociale en termes
d'agencements originaux, ne se manifestent parfois que dans la
guerre, bien qu'elle n'ait pas la guerre pour objet. C'est seulement
lorsqu'elle est appropriée par l'Etat que, «séparée de ce qu'ylie
peut », elle prend la guerre pour objet: celle-ci change alors de sens
ou de « régime de signes» puisque ce n'est plus le même agencement; de guérilla, elle devient opération militaire (MP, 518-527). En
définitive, le concept de machine de guerre condense les deux pôles
du désir, « paranoïaque» et « schizoïde », mis en évidence par la
logique du corps sans organes (AŒ, 439 sq. ; MP, 203-204).
Machines désirantes
* « Dans les machines désirantes tout fonctionne en même temps,
mais dans les hiatus et les ruptures, les pannes et les ratés, les intermittences et les court-circuits, les distances et les morcellements,
dans une somme qui ne réunit jamais ses parties en un tout. » (AŒ,
50) « L~Lrnil_c.llÎnes désirantes constituen,t la vie non-œdipienne de
l'inconscient. » (AŒ, 468)
48
** Une machinedésirante se définit d'abord par uI1couplaK~_Q)'UJn
syst~};1'!.f< __<~2_Q!lpure-flux» dont les termes, déterminés dans le
couplage, sont des·· ~< ·objets partiels» (dans un sens qui n'est plus
celui de Melanie Klein, c'est-à-dire qui ne renvoieplus~l)l1tégrité
antérieure d'un tout) : de ce point de vue, elle se compose déjà de
machines, à hriiinl. L'anti-Œdipe s'ouvre ainsi sur le plan univoque
ou immanent d'une Nature conçue comme processus de production
(on rapprochera ce texte du début du premier chapitre de Matière et
mémoire, donné ultérieurement comme exemple d'instauration d'un
plan d'immanence: lM, ch. 4; QPh, 50). En second lieu, les
coupures de flux s'inscrivent, s'enregistrent ou se distribuent selon la
loi de la synthèse disjonctive sur un corps plein sans organes (AŒ,
15-22). Enfin, un sujet qui en aucun cas ne préexiste à la machine,
mais y est produit comme un « reste» ou un «résidu », circule à
travers les disjonctions et les consomme comme autant d'états de luimême (AŒ, 22-29 - pour une récapitulation des trois aspects, 4350). Les machines désirantes sont paradoxales: elles « ne marchent
que détraquées» (AŒ, 38-39). Ce paradoxe n'est qu'apparent si l'on
s'avise que le mot machine n'est pas ici une métaphore. En effet, le
sens courant du mot résulte d'une abstraction par laquelle on isole la
machine technique des conditions de son émergence et de son
fonctionnement (hommes, éventuellement animaux, type de société
ou d'économie, etc.). La machine est donc sociale avant d'être
technique, ignore la distinction entre sa production et son
fonctionnement, et ne se confond nullement avec un mécanisme
fermé (Kplm, 145-146; AŒ, 43 sq. et 464). Enfin, il n'y a pas de
différence de nature entre les «machines sociales» (marché
capitaliste, Etat, église, armée, famille, etc.) et les « machines désirantes », mais une différence de régime ou de logique: celles-ci
«investissent» celles-là et constituent leur inconscient, c'est-à-dire à
la fois s'en nourrissent et les rendent possibles tout en les faisant
«fuir» (AŒ, 406 sq., 483). Dans Mille plateaux, le concept de
machines désirantes disparaît au bénéfice des concepts d'agencement
et de machine abstraite (où l'on retrouve cette fonction paradoxale de
conditionnement destabilisant).
*** On ne s'étonnera pas de l'écart entre la conception deleuzoguattarienne et la signification courante du mot désir: en vérité
49
l'écart est dans le mot même, entre l'expérience qu'il désigne, et
qu'il s'agit d'élever au concept, et l'interprétation qu'il en transmet,
conforme aux exigences des représentations conscientes d'un sujet
constitué. On oppose d'ordinaire le désir à sa réalisation, si bien qu'il
est rejeté du côté du rêve, du fantasme, de la représentation. Mais
voici que le désir est ramené du côté de la production, que son
modèle n'est plus le théâtre - l'éternelle représentation de l' histoire
d'Œdipe - mais l'usine, et que « si le désir produit, il produit du
réel... l'être objectif du désir est le Réel lui-même» (AŒ, 34). Le
désir n'est pas la représentation d'un objet absent ou manquant, mais
une activité de production, une expérimentation incessante, un
montage expérimental. La proposition célèbre, «le désir est
machine» (AŒ, 34), revêt ainsi une double· portée polémique:
1) elle récuse l'idée psychanalytique selon laquelle le rêve serait la
«voie royale» vers l'inconscient; 2) elle concurrence plus qu'elle
ne rejoint le marxisme, en soulevant à son tour le problème de la
production de l'existence et en posant que « le désir fait partie de
l'infrastructure» (AŒ, 124 - le modèle de l'inconscient-usine se
substitue à celui de l'inconscient-théâtre).
Or rompre avec les conceptions habituellement idéalistes du désir
implique d'en contester la logique: quand on se figure le désir
comme la tension d'un sujet vers un objet (logique de la représentation du désir), on le subordonne à une fin qui s'en distingue -la
possession; par là, non seulement on ne rend pas compte de la réalité
du désir comme tel ou de sa formation, mais le désir se leurre luimême. Il m'est certainement nécessaire de pouvoir disposer des êtres
et des choses sur lesquels sont prélevées les singularités qui entrent
dans la composition machinique de mon désir, et d'établir ainsi mon
« territoire» - mais c'est afin de pouvoir désirer, autrement dit
poursuivre une aventure affective sur ce plan machinique. Le désir,
en ce sens, n'est pas manque mais processus, apprentissage
vagabond; il souffre seulement d'être interrompu, et non de ce que
1'« objet» se dérobe encore et encore. C'est également en cela qu'il
se distingue du plaisir: l'exploration de douleurs aussi relève du
désir; non pas qu'on veuille souffrir et y trouver du plaisir, mais il
s'agit encore d'un devenir, d'un voyage affectif (exemples de
l'amour courtois: D, 119-121 et MP, 193-194; du masochisme:
50
MP, 188, 192). L'autre leurre est celui du sujet: se représenter le
désir comme une faculté toute prête à s'exprimer, qui ne connaît
d'entraves qu'extérieures (sujet bridé, empêché de s'extérioriser). En
réalité, le désir n'est pas donné d'avance et n'est pas un mouvement
qui irait du dedans au dehors: il naît au dehors, d'une rencontre ou
d'un couplage (D, 66, 116). Explorateur, expérimentateur, le désir va
d'effet en effet ou d'affect en affect, mobilisant les êtres et les choses
non pour eux-mêmes mais pour les singularités qu'ils émettent et
qu'il prélève. Ce prélèvement n'implique pas que les choses se
morcellent, comme dans le concept kleinien, puisque les choses et les
« objets partiels» n'opèrent pas sur le même plan, et que le plan où
ceux-ci «se machinent» ne comprend pas de choses. La
représentation usuelle du désir - tension vers quelque chose ou
quelqu'un - renvoie donc à la formation d'une « machine
désirante» qui précède la division sujet-objet et en rend compte.
Multiplicités
* « La multiplicité ne doit pas désigner une combinaison de multiple
et d'un, mais au contraire une organisation propre au multiple en tant
que tel, qui n'a nullement besoin de l'unité pour former un
système. » (DR, 236)
** D'origine bergsonienne, ce concept opère un double
déplacement: d'une part l'opposition de l'un et du multiple cesse
d'être pertinente, d'autre part le problème devient celui de la distinction de deux types de multiplicité (actuelle-extensive, qui se
divise en parties extérieures les unes aux autres, ainsi la matière ou
l'étendue; et virtuelle-intensive, qui ne se divise qu'en dimensions
enveloppées les unes dans les autres, ainsi la mémoire ou la durée).
Bien plus, l'ancienne opposition apparaît relative à l'un des deux
types - le type actuel-extensif, qui dérive par « actualisation» du
type virtuel-intensif. C'est pourquoi l'invocation d'une ou plusieurs
multiplicités sans autre forme de précision renvoie toujours chez
Deleuze au type virtuel-intensif, qui seul réalise l'unité immédiate du
multiple, l'immanence réciproque du multiple et de l'un.
D'un côté, Deleuze reste profondément fidèle à l'idée
bergsonienne d'après laquelle le concret est toujours un mixte où le
51
penseur doit distinguer les deux tendances ou les deux types de
multiplicités: d'où la série des grandes dualités, Chronos-Aiôn,
espace strié-espace lisse, molaire-moléculaire, etc. (lire
comparativement B, 11-28 et MP, 593). Et l'on voit qu'il ne s'agit
pas de deux mondes ni même de deux options séparées entre
lesquelles l'existence aurait à faire un choix: d'une façon générale il
n'y a pour Deleuze que des corps, et l'événement à leur surface,
l'esprit se confondant avec les aventures «cristallines» du plan
d'immanence ou du cqrps sans organes (FB-LS, 34) ; en aucun cas le
virtuel ne transcende l'actuel ou n'existe hors de lui, bien qu'il le
hante et le déborde.
D'un autre côté, Deleuze remet constamment en chantier le
concept de multiplicité, l'entraînant sur des chemins étrangers à
Bergson. Du concept initial, il retient surtout un trait remarquable
auquel il donne une portée inédite: «ce qui ne se divise qu'en
changeant de nature» (B, 32; DR, 306, 331 ; MP, plateaux 1,2, 10,
14; lM, ch. 1-2). C'est dire toute l'équivoque de la thèse d'un primat
de l'Un chez Deleuze!. Dans Différence et répétition, la multiplicité
entrait dans une théorie du problème ou de l'Idée (236 sq.) ; déjà,
sous le nom de « perplication », Deleuze y évoquait des transitions
non-hiérarchiques, latérales, ·entre Idées de toute nature,
conformément à l' « anarchie couronnée» de l'être affirmé dans son
J. Cette thèse est soutenue par Alain Badiou, dans un livre dont il faut par ailleurs saluer la
hauteur de vue et le souci de vraie controverse: Deleuze. La clameur de l'être, Paris,
Hachette, 1997. Si le pluralisme récusé par Deleuze est celui de l'équivocité (p. 38), nous ne
pouvons qu'être d'accord; seulement l'équivocité est précisément pour Deleuze un pseudopluralisme, la garantie la plus sûre de la transcendance de l'Un par rapport au multiple. Le
fond du problème est le suivant: pour Deleuze, le pluralisme ne peut se penser que sous la
condition d'un primat du rapport, ce que Badiou ne peut admettre, au nom du vide porteur
d'un supplément, lequel relèverait pour Deleuze du miracle transcendant et non de la création
(le malentendu atteint son comble p. 135, quand le passé virtuel est confondu avec un simple
passé vécu - voir ici même « Cristal de temps»). Dès lors, Deleuze a effectivement besoin
d' « un concept renouvelé de l'un» (p. 19), mais comme synthèse immédiate - ou disjonctive
- du multiple «( univocité de l'être» n'a pas d'autre sens). D'où l'équation: « pluralisme =
monisme» (MP, 31), qui pourrait s'exprimer aussi bien: différence interne = extériorité des
relations. A cet égard, le concept de « simulacre », appliqué à l'étant, est moins essentiel au
deleuzianisme qu'à l'interprétation qu'en donne Badiou ; nous serions plus enclin, pour notre
compte, à demander pourquoi Deleuze l'abandonne définitivement après Logique du sens.
Voir « Univocité de l'être ».
52
univocité (242, 359); cependant la description logique des
multiplicités y conservait encore quelque chose de statique. C'est
dans Mille plateaux que les conséquences du trait remarquable sont
énoncées le plus nettement: articulée directement à l'idée de
rencontre, on comprend mieux en quoi toute multiplicité est
d'emblée «multiplicité de multiplicités» (MP, 47 -la composition
du livre obéit d'ailleurs explicitement à cette logique). Parallèlement,
le concept de multiplicité fournit la logique des pièces composant les
machines désirantes ou les agencements: «objets partiels» dont le
prélèvement n'implique pas le morcellement ou la perte d'un tout,
comme chez Melanie Klein, puisqu'en quittant le plan des totalités
constituées (les objets du donné empirique, organisé d'après les
exigences de la représentation) pour rejoindre celui où s'agencent des
fragments en quelque sorte absolus, sans horizon de totalisation, on
ne fait qu'atteindre les conditions de l'expérience « réelle ». N'ayant
ni forme ni individualité, ces fragments de réalité quelconque
donnent lieu en s'agençant à des individuations intensives (ou
«heccéités ~~ : MP, 318 sq.) : ils constituent, à titre de « singularités
pré-individuelles », les dimensions intensives d'une multiplicité (LS,
345 ; AŒ, 369n28 et 387). De ce point de vue, la logique des
multiplicités complète celle des disjonctions incluses, et les concepts
de multiplicité et de singularité s'avèrent étroitement solidaires.
À ce point, le lecteur peut avoir le sentiment désagréable d'un
emballement, voire d'une neutralisation réciproque des concepts: les
dimensions d'une multiplicité sont elles-mêmes des multiplicités,
donc singularité = multiplicité, etc. Ce sentiment se dissipe quand on
se rappelle qu'une multiplicité se compose de dimensions qui
s'enveloppent les unes les autres, chacune reprenant toutes les autres
à un autre degré, selon une liste ouverte qui peut s'augmenter de
nouvelles dimensions; tandis que, de son côté, une singularité n'est
jamais isolable, mais toujours « se prolonge jusqu'au voisinage d'une
autre », selon le principe du primat des couplages ou des relations.
C'est ainsi que la multiplicité se transforme en « se divisant », sur un
corps sans organes qui jamais n'équivaut à un « corps propre» (ce
concept suppose au contraire l'arrêt du jeu primaire des machines
désirantes, et la distribution « sédentaire» d'un organisme).
53
*** Une autre difficulté attend le lecteur: l'apparente équivoque liée
à la prise en compte de deux niveaux de pré-individualité, dans
certains passages de Mille plateaux. Le même mot « multiplicité»
semble désigner tantôt une « complication» de dimensions intenives (ou singularités), tantôt une «masse» ou une «meute»
e ensive d'éléments dits abstraits. En réalité, les deux aspects se
co ~uguent: leur distinction, étrangère à Bergson, se fonde sur une
interprétation originale de la théorie spinozienne du corps (MP, 310318). À l'instar de la disjonction incluse, le second aspect permet de
rendre justice à un matériau clinique défiguré par la psychanalyse
(MF, plateau 2 in extenso: cas de « l'homme aux loups»). Les
dimensions n'en conservent pas moins le primat (MP, 299, 305), car
c'est seulement en fonction d'elles que la masse ou la meute ne se
confond plus avec un agrégat d'individus déjà formés, avec une
multiplicité de type actuel-extensif. Ce moment-clé de Mille plateaux
st celui où les phénomènes de « devenir-animal» prennent toute
leur .
~~'S-Qpère la transition vers le «moléculaire »,
défini comme régime oùàes~tés quelconques n'acquièrent de
détermination que groupées en masses selon des rapports de vitesse
et de lenteur. Comme en témoignent 'diversement l'art et le « délire»
psychotique, l'intensif se fraye un chemin paradoxal dans la
représentation. Il importe dès lors à la philosophie, en vertu du
rapport intime qui noue le concept à l'espace, d'assumer pour son
compte cette réversion de l'intensif dans l'extensif: s'affirme ici la
solidarité étroite du « moléculaire» et de la distribution nomade dans
la détermination de 1'« espace lisse» (MP, 473).
~
Plan d'immanence (et chaos)
* « Ce plan, qui ne connaît que les longitudes et les latitudes, les
vitesses et les heccéités, nous l'appelons plan de consistance ou de
composition (par opposition au plan d'organisation et de développement). C'est nécessairement un plan d'immanence et d'univocité.
Nous l'appelons donc plan de Nature, bien que la nature n'ait rien à
voir là-dedans, puisque ce plan ne fait aucune différence entre le
naturel et l'artificiel. Il a beau croître en dimensions, il n'a jamais
une dimension supplémentaire à ce qui se passe sur lui. Par là même
il est naturel et immanent. » (MP, 326) «Le plan d'immanence n'est
54
pas un concept pensé ni pensable, mais l'image de la pensée, l'image
que la pensée se donne de ce que signifie penser, faire usage de la
pensée, s'orienter dans la pensée ... » (QPh, 40) «Le plan
d'immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un
crible. Ce qui caractérise le chaos, en effet, c'est moins l'absence de
déterminations que la vitesse infinie avec laquelle elles s'ébauchent
et s'évanouissent: ce n'est pas un mouvement de l'une à l'autre,
mais au contraire l'impossibilité d'un rapport entre deux
déterminations, puisque l'une n'apparaît pas sans que l'autre ait déjà
disparu, et que l'une apparaît comme évanouissante quand l'autre
disparaît comme ébauche. Le chaos n'est pas un état inerte, ce n'est
pas un mélange au hasard. Le chaos chaotise, et défait dans l'infini
toute consistance. Le problème de la philosophie est d'acquérir une
consistance, sans perdre l'infini dans lequel la pensée plonge (le
chaos à cet égard a une existence mentale autant que physique). »
(QPh, 44-45) «L'immanence ne se rapporte pas à un Quelque chose
comme unité supérieure à toute chose, ni à un Sujet comme acte qui
opère la synthèse des choses: c'est quand l'immanence n'est plus
immanente à autre que soi qu'on peut parler d'un plan d'immanence.
Pas plus que le champ transcendantal ne se définit par la conscience,
le plan d'immanence ne se définit par un Sujet ou un Objet capables
de le contenir. » (L'immanence: Une vie ... )
** Ce qui est premier, d'une certaine façon, c'est le chaos (QPh, 189
sq.) : un afflux incessant de ponctualités de tous ordres, perceptives,
affecti ves, intellectuelles, dont le seul caractère commun est d'être
aléatoires et non liées. Et comme le remarquait Hume, le règne de la
pure chance ne peut guère avoir d'autre effet sur l'esprit que l'indifférence (<< Le fond de l'esprit est délire, ou, ce qui revient au même à
d'autres points de vue, hasard, indifférence », ES, 4). Toute vie est
donc d'abord submergée par des «données» de toutes sortes.
On voudrait même ajouter: aujourd'hui comme jamais - s'il est
vrai que les médias convient quotidiennement chacun de nous à
s'intéresser à des données toujours plus nombreuses et plus
disparates, et à les enregistrer en vue de l'action qu'elles pourraient
orienter, étant bien entendu que se mouvoir adéquatement dans un
monde devenu très complexe implique d'être informé. Ce régime de
l'information ou du mot d'ordre, Deleuze l'analyse notamment à
55
partir du cinéma d'action: une situation étant donnée, le personnage
commence par s'imprégner des données qui la constituent pour
découvrir la réaction appropriée et parvenir ainsi à la modifier (lM,
ch. 9 ; et MP, 95 sq.). Le présupposé de l'information est donc la vie
comme perpétuelle activation de schèmes sensori-moteurs: les
données sont utiles, vous les trierez et les « traiterez» d'après votre
intérêt vital ou votre usage; à la lettre, l'information est l' occurence
mise en forme, la forme d'usage qui fait d'elle au sens strict une
« donnée» lorsqu'elle est prise dans un tel schème et est d'avance
reconnue comme utile, même si l'on ne sait pas à quoi.
Mais comme cette profusion encombrante d'utilités putatives a en
soi quelque chose de comiquement chaotique, on peut penser qu'elle
n'oppose qu'un écran dérisoire, lui-même contaminé par ce qu'il
prétend conjurer, à ce que Deleuze nomme la faillite des « clichés »,
la rupture de ces codes ou de ces schèmes sensori-moteurs qui
assuraient en même temps le lien organique de l'homme et du
monde. L'âge moderne se définit par un «décodage généralisé»
inhérent aux sociétés capitalistes, d'après L' anti-Œdipe ; par un
relâchement voire un évanouissement de l'emprise qu'exerçaient sur
nous les formes toutes faites de compréhension et de vie, de
« traitement» des données et d'action, après la Deuxième Guerre
mondiale, selon L'image-temps. Ce fait, non pas psychologique mais
de civilisation, laisse sans défense face à l'ordinaire démesure de
l'afflux de données auquel nous sommes livrés, et l'homme moderne
est comme pris de vertige - fascination ou nausée.
Tel est, par approximation, le chaos au sens où le conçoit
Deleuze, ainsi que le « fait moderne », révélateur d'une situation de
droit. Car jamais ne s'était imposée avec autant d'évidence et de
nécessité l'exigence d'un autre rapport au chaos que celui qui
consiste à s'en protéger par des codes, par des schèmes tout faits.
C'est donc tout à la fois que la pensée réclame, devant l'allure
nouvelle et cependant inassignable des données, la révélation de liens
spécifiques qui nous disent dans quel monde nous entrons, et, devant
l'effondrement des vieux schèmes interprétatifs ou informants, une
nouvelle forme de lien ou de déchiffrement, distincte de la
totalisation interprétative transcendante qui entraîne à reconnaître
toujours déjà ce qui arrive, au lieu de procurer les moyens d'en
56
suivre le devenir (la réponse est dans une définition de la clinique
comme évaluation d'un devenir, glissement d'une organisation de
signes à une autre sur une « surface» - première ébauche du plan
d'immanence - qui est précisément celle du sens, LS, 102; les deux
tomes de Capitalisme et schizophrénie sont voués à cette entreprise,
élaborant le plan d'immanence sur lequel peut ensuite s'évaluer le
glissement d'un régime social de «codification» à un régime
d'« axiomatisation»; ou, selon une évaluation pluis récente, le
glissement des « sociétés de discipline» définies par Foucault aux
« sociétés de contrôle» définies par Deleuze lui-même, P, 240-247).
Voici que nous ne « réagissons» plus guère aux données, que nous
n'avons plus foi dans les enchaînements de l'habitude ou de la
tradition qui nous feraient reconnaître dans les ponctualités aléatoires
de la vie individuelle et collective des données prolongeables en
action, et que nous maintenons faute de mieux, sous une forme
relâchée; nous retournons à une sorte d'indifférence, dont les débris
de vieux schèmes entretiennent le déni, chaque jour plus pénible
pourtant. Nous pressentons bien qu'il y a de l'important à extraire du
chaos, mais nous répugnons aux formes coutumières de son
assignation, et nous devinons que les conditions d'un discernement
immanent ne sont pas elles-mêmes données mais dépendent d'un
acte spécial. En somme, nous manquons d'un pian qui recouperait le
chaos, de conditions qui nous permettraient de lier ces données et d'y
trouver du sens, sur le mode d'une problématique plutôt que d'une
interprétation. Penser commence par l'effectuation d'une telle coupe
ou l'instauration d'un tel plan. Le plan d'immanence est la condition
sous laquelle du sens a lieu, le chaos lui-même étant ce non-sens qui
habite le fond même de notre vie. Le plan est tout autre chose,
pourtant, qu'une grille d'interprétation, qui ressortit aux formes de
pensée toutes faites, aux clichés dont nous recouvrons le chaos au
lieu de l'affronter: le plan n'est pas sous-jacent au donné, telle une
structure qui le rendrait intelligible à partir d'une «dimension
supplémentaire» à celles qu'il comporte.
De quelle nature est le plan? Il présente forcément deux faces,
chacune étant le miroir de l'autre: plan de pensée, plan de nature, car
«le mouvement n'est pas image de la pensée sans être aussi matière
de l'être» (QPh, 41). Sous l'angle « formel », comme aurait dit
Spinoza, l'acte consiste à sélectionner quelques unes des déterminations chaotiques - celles que nous appelions plus haut occurrences, ponctualités, ou données pour ainsi dire intraitables - pour
les « conserver» comme autant de « mouvements infinis» pliés les
uns dans les autres, «infinis» signifiant: abstraits de toutes coordonnées spatio-temporelles, ramenés à leur pur sens exprimable par
l'infinitif verbal. Les déterminations retenues sont celles que la
pensée identifie comme lui appartenant en droit: ainsi se fait un
partage du fait et du droit - partage singulier et remaniable, non pas
originaire, nous y reviendrons plus bas - qui libère une image de la
pensée, dont le corrélat est un ou plusieurs personnages conceptuels
effectuant ses mouvements constitutifs. Ces personnages ne se
confondent ni avec l'auteur ni avec les interlocuteurs fictifs qu'il
peut lui arriver de faire dialoguer, bien que ceux-ci les incarnent
parfois: eux-mêmes prélevés sur le chaos (Juge, Enquêteur, Idiot,
Bègue, etc.) ils sont autant de postures que le penseur prend en tant
qu'il pense, et qui deviennent à travers lui de pures déterminations de
pensée. L'ensemble plan-personnage définit le ou les problèmes que
se pose un penseur à travers cette tentative de résolution qu'est la
création de concepts (QPh, ch. '3).
C'est dire combien l'intuition joue un rôle en philosophie, du
moins « si l'on considère l'intuition comme l'enveloppement de
mouvements infinis de pensée qui parcourent sans cesse un plan
d'immanence» (QPh, 42), non comme l'accès à des réalités
supérieures, à des essences indépendantes de la pensée. C'est en ce
sens, et en ce sens seulement, que le penseur a des visions, qui se
confondent avec le devenir-philosophique de certaines
déterminations du monde, avec le geste d'orienter la pensée sans
repère, d'inventer son propre système d'orientation (QPh, 40; P,
202) : «elles ne sont pas en dehors du langage, elles en sont le
dehors» (CC, 16). C'est en ce sens aussi que les concepts de la
philosophie, qui ne reçoivent leur sens que du problème auxquels ils
se rattachent, sont justiciables d'une part de compréhension nonconceptuelle, laquelle concerne autant le non-philosophe
- puisqu'elle donne à comprendre en quoi la philosophie s'adresse à
lui en droit - que le philosophe, qui aurait tort de bannir de son
travail la part de lui-même qui ne philosophe pas. On notera que
58
Deleuze appelle Raison ce moment purement intuitif du plan (QPh,
74). Ce n'est pas seulement par boutade ou par provocation, mais
pour marquer qu'on ne saurait concevoir de raison unique originaire :
si raison il y a, elle relève pleinement d'une instauration, ou plutôt
d'actes multiples d'instauration, dits « processus de rationalisation»
(PV, 7-9 et 15). Perpétuellement bifurquante, elle n'existe pas hors
de rationalités distinctes qui renvoient chacune à un acte de fondation
forcément irrationnel, mais qui n'en témoigne pas moins d'une
nécessité d'un autre ordre: la pensée qui croit se posséder elle-même
ou qui projette cet idéal dans un avenir indéfini ne peut que s'en
remettre à la transcendance, à des croyances qui dépassent le donné
et qui se soustraient à l'épreuve même du penser (cf. AŒ, 447, 455 et
ID, 365-366 : «La raison, c'est toujours une région taillée dans
l'irrationnel... »). Enfin l'intuition s'accompagne d'un goût dans
l'adaptation des concepts créés au plan qui les appelle. La
conséquence ultime du concept de plan d'immanence, on le devine,
est qu'il n'y a de vérité que créée (QPh, 31-32; 55; IT, 191). En
sorte que, là encore, le critère de vérité, qui n'intervient que dans le
rapport du plan au concept, du problème à sa solution, se subordonne
à celui de l'intéressant, de l'important, du remarquable (DR, 245 ;
QPh, 80 - ce que Deleuze appelait auparavant « porter l'épreuve du
vrai et du faux dans les problèmes eux-mêmes"» (B, 3 ; DR, 198213). On ne confondra donc pas la critique et la subordination
deleuziennes du concept de vérité avec une supposée indifférence de
Deleuze à la question de la vérité (cf. IT, ch. 5-6).
Mais pourquoi y a-t-il des plans, plutôt qu'un plan seul et unique
qu'on pourrait appeler LE plan, et que de très rares penseurs
semblent avoir abordé pour lui-même (Spinoza et fugitivement
Bergson - cf. QPh, 49-50) ? La réponse peut se schématiser ainsi:
1) si l'ensemble des données ou des déterminations est un chaos,
c'est qu'elles portent en elles des images de la pensée rivales, si bien
que le penseur qui les retiendrait toutes s'effondrerait et que son plan
ne se distinguerait plus du chaos; 2) mais à l'inverse, toute sélection
risque par sa cohérence même et son repos relatif d'aboutir à ce que
le penseur identifie son plan avec un plan unique et universel qui se
substituerait alors au chaos, et réintrôniserait la transcendance,
dévaluant par là même ses propres concepts en opinions (cf.
59
l'opposition distribution nomade-distribution sédentaire); 3) le
penseur ne conjure ce retour de la transcendance et de l'opinion que
s'il trace son plan de manière à envelopper autant qu'il peut LE plan
d'immanence, entendons l'impensable qui reconduirait au chaos la
pensée qui s'identifierait à lui mais dont l'affirmation n'est pas
moins nécessaire pour éviter l'autre identification, celle du créé et de
l'originaire; 4) il doit donc retenir comme déterminations de droit de
la pensée celles qui l'affectent de mouvements infinis exprimant
l'avancée par perpétuel recommencement et bifurcation, ou
l'insistance d'un autre penseur dans le penseur (bégaiement,
glossolalie, recherche comme un chien procédant par bonds
désordonnés, etc.) (sur tout ceci, cf. QPh, 51, 55, 59, 67, etc.).
Ce concept est-il le premier dans l' {{ ordre des raisons» ? La
question peut apparemment se poser puisque, concept des conditions
de l'expérience, le plan d'immanence n'en paraît pas moins précédé
par le chaos. Levons une équivoque: il ne saurait y avoir
d'expérience du chaos, puisque celle-ci se confondrait avec l'effondrement de la pensée qui se laisserait happer par lui sans trouver
quelques schèmes à lui opposer, ni avoir l'intuition d'un plan qui
viendrait le recouper et lui penrtettre de prendre consistance dans un
tableau clinique. C'est pourquoi les ponctualités d'où nous partions
ne sont pleinement {< données» que sous la condition de schèmes qui
les informent. Seulement ces conditions s'avèrent trop larges eu
égard à ce qu'elles conditionnent: elles ne « donnent» quoi que ce
soit que sous la forme du reconnu, du déjà-connu; elles ne
permettent plus de parler d'expérience autrement qu'en un sens
galvaudé. L'expérience «réelle» commence avec la coupe ou l'instauration d'un plan. Le chaos, dès lors, est plutôt pensé que donné: il
est virtuel. Seul le plan d'immanence nous livre un donné pur,
immédiat, dont le chaos n'offrait que l'ébauche et l'évanouissement.
Et par virtuel, nous ne devons pas entendre un état qui s'opposerait
au réel, ou qui aurait, comme le possible, à se réaliser: au virtuel
correspond l'actualisation (et le mouvement inverse de cristallisation). Bien plus, si l'expérience réelle enveloppe ou implique le
chaos, c'est le réel bien compris qui cesse de se confondre avec une
pure actualité et comporte une part de virtualité (B, 99 sq. ; DR, 269
sq.). C'est pourquoi devenir, créer, penser implique toujours un
60
dynamisme inverse de celui de l'actualisation: la cristallisation (D,
184-185).
*** Ce donné pur, c'est l'autre versant du plan d'immanence: une
image de la pensée ne surgit pas sans que soient du même coup
proposées les conditions sous lesquelles il y a quelque chose; une
nouvelle forme de pensée est une nouvelle manière d'envisager
l'expérience, ou de penser ce qu'il y a. On pourrait donc retracer
l'histoire discontinue du donné en philosophie, mais sans jamais
toutefois que la pensée n'atteigne à l'immanence d'un donné
immédiat, pas même avec Husserl. Ce donné pur, d'après Deleuze,
seuls deux philosophes en ont produit le tableau, énoncé la logique:
Spinoza dans l'Éthique, et Bergson dans le premier chapitre de
Matière et mémoire (peut-être devons-nous ajouter: Deleuze et
Guattari dans le magistral début de L'anti-Œdipe).
Mais ne disions-nous pas que LE plan n'était pas énonçable ? Que
signifie alors que Spinoza ait su « montrer cette fois la possibilité de
l'impossible» (QPh, 59 - ce thème indique au moins que c'est en
instaurant LE plan que s'accomplit la conversion immanentiste,
croire à la terre comme disait Nietzsche, croire en ce monde-ci
comme le dit pour son compte Deleuze) ? Qu'ayant recoupé le chaos
sans imposer la moindre découpe a priori à ses dé~erminations, les
ayant liées sans les encadrer dans des formes préconçues, soustraites
à l'expérience, il a produit un plan d'expérience qui implique sa
propre redistribution potentielle à l'infini. Spinoza, en effet, ne
s'accorde que le mouvement. Un champ de particules matérielles
indéterminées étant donné, la perception ne se découpe qu'en
fonction de leur répartition variable en composés distincts, définis
par certains rapports de repos et de mouvement, de vitesse et de
lenteur, mais toujours exposés à des rencontres, à des migrations de
sous-composés, à des compositions de compositions ou encore à des
décompositions (<< longitudes»); de son côté, l'affectivité se
différencie, s'enrichit, se remanie d'après les devenirs correspondant
à ces rencontres plus ou moins heureuses (augmentationsdiminutions d'une puissance d'agir anonyme et répartie sur le plan,
ou «latitudes»). Outre le mouvement qui seul le constitue, on
remarquera le caractère acentré de ce plan: ces deux traits sont
communs à la description du plan d'immanence tirée de Spinoza
61
(SPP, ch. 6 ; MP, 310-314), et à celle que Deleuze tirera ultérieurement de Bergson (lM, ch. 4). On ne peut guère comprendre
autrement le fait que le concept d' heccéité, qui propose un mode
d'individuation immanent différent des formes individuelles
organiques qui découpent a priori le champ empirique, s'enchaîne à
l'exposé spinoziste (MP, 318 sq.). La-bête-chasse-à-cinq-heures, uncheval-tombe-dans-Ia-rue: ces compositions où les êtres ne se
détachent plus du décor ni de l'atmosphère mais se composent
immédiatement, originairement avec eux, correspondent déjà presque
au concept d'image-mouvement. Comme dit Deleuze lecteur de
Proust, nous n'aimons pas quelqu'un séparément des paysages, des
heures, des circonstances de toute nature qu'il enveloppe. Car c'est
ainsi que nous sommes affectés, ou que l'affect nous arrache aux
rengaines des affections usuelles, le percept aux attentes et aux
divisions spontanées de la perception ordinaire: en rejoignant le plan
d'immanence où tout ne se compose pas toujours avec tout
- puisqu'il contient aussi la mort comme décomposition ou
absorption - mais communique avec tout sur un même plan dit
encore d'univocité, indépendamment des assignations de forme,
d'espèce, ou d'organe (c'est ainsi qu'un cheval de labour, au point de
vue du donné pur ou de l'expérience réelle, est plus proche du bœuf
que du cheval de course: SP P, 167). Sur ce plan la rencontre,
l'expérimentation sont toujours possibles, et ne se heurtent à aucune
cloison; qu'elle soit heureuse est une autre question. Aussi le
personnage conceptuel qui hante le spinozisme est-il l'enfant (MP,
313; QPh, 70).
Mais poursuivons l'analogie, pour bien apercevoir combien les
deux approches convergent vers le même concept, tout en plaçant
différemment leurs accents. Et reportons-nous au premier chapitre de
Matière et mémoire: le pur donné (indistinction de l'image, du
mouvement et de la matière) précède la conscience que j'ai de moimême et d'être ce Je qui ouvre absolument le champ de perception,
qui se sait situé en un point de l'espace, mais qui, n'étant pas luimême dans son champ, le déplace avec lui. L'erreur serait de
confondre champ de perception et plan d'immanence: s'il est vrai
qu'il y a quelque chose avant toute assignation d'un sujet visant un
objet, le plan où s'étale le donné ne s'ouvre d'aucun point en
62
particulier, et il n'y a pas de sens à prétendre qu'il varie selon l'angle
de vision. Il est là immédiatement, acentré, fixe pour ainsi dire bien
qu'arrimé à rien, comme les images de cinéma défilent sur un écran
imperturbable, bien qu'elles proposent au spectateur des perspectives
changeantes. S'il y a un sujet, il se constitue dans le donné, suivant le
problème que posait Deleuze dès son premier livre, Empirisme et
subjectivité, en 1953 ; et il s'y constitue en chacun de ses points. Dès
lors, dire du sujet qui perçoit et éprouve qu'il est « en adjacence », ce
n'est pas le retrancher du donné en réintroduisant in extremis l'Ego
transcendantal, c'est au contraire le faire circuler par tous les points
du plan comme par autant de cas de lui-même, pour le conclure de
cette série de devenirs (le Cogito deleuzien serait quelque chose
comme un : «je sens que je deviens autre, donc j'étais, c'était donc
moi! » - cf. LS, 360 et AŒ, 22-29). Si nous revenons à la
description spinoziste, nous comprenons maintenant qu'il puisse être
question d'un « plan fixe» (D, 113 ; MP, 311) et d'« états intensifs
d'une force anonyme» (SPP, 171). En effet, il n'est besoin d'aucune
fusion ou empathie spéciale pour qu'à chacun des points de ce plan
d'expérience pure, que n'ouvre aucun sujet constitué, corresponde un
affect: par exemple la distance qui sépare le cheval de course du
cheval de trait, du point de vue immanent de ce qu'ils peuvent, des
dynamismes ou des rythmes dont ils sont capables; la proximité au
contraire du cheval de trait et du bœuf - tous objets immédiats d'un
percept et d'un affect sur le plan d'immanence.
Enfin, si nous demandons en quel sens ce plan de Nature ou
d'univocité peut valoir également pour LE plan d'immanence de
toute pensée, en quel sens par conséquent Spinoza montre «la
possibilité de l'impossible », nous comprenons qu'au-delà même de
l' « image dogmatique de la pensée» à laquelle sa philosophie semble
extérieurement adhérer (affinité naturelle de la pensée et du vrai,
modèle d'une vérité prexistant à l'acte de penser - cf. DR, ch. III),
son plan dresse l'image paradoxale d'une pensée sans image, d'une
pensée qui ne sait pas à l'avance ce que signifie penser et qui ne peut
que retourner incessamment à l'acte qui l'engendre (coupe du chaos).
Si l'on peut dire que Spinoza a montré LE plan, c'est dans la mesure
où la pensée se réfléchit dans cet « espace lisse» occupé uniquement
de mouvements inégaux, composables ou non, recomposables
63
toujours autrement, et les vit comme autant de drames d'elle-même,
d'essais ou d'hallucinations de ce que penser peut signifier.
Concluons par quelques repères. Le concept de plan
d'immanence se substitue au «champ transcendantal» issu des
philosophies de Kant et de Husserl (sur ces deux auteurs, cf. LS, 14e17e séries et QPh, 48-49).
« Plan» et non plus « champ» : parce qu'il n'est pas pour un
sujet supposé hors-champ, ou à la limite d'un champ qui s'ouvre à
partir de lui sur le modèle d'un champ de perception (cf. l'Ego
transcendantal de la phénoménologie - au contraire le .sujet se
constitue dans le donné, ou plus exactement sur le plan) ; et aussi
parce que tout ce qui vient l'occuper ne croît ou ne se connecte que
latéralement, sur les bords, tout n'y étant que glissades,
déplacements, clinamen (LS, 15-16, 311-312), et même « clinique »,
non seulement au sens défini plus haut de «glissement d'une
organisation à une autre », mais au sens de «formation d'une
désorganisation, progressive et créatrice» (ce qui renvoie à la
définition deleuzienne de la perversion - voir « Ligne de fuite»).
Les mouvements sur le plan s'opposent à la verticalité d'une
fondation ou à la rectilinéarité d'un progrès (c'est dans Logique du
sens que le champ transcendantal commence à être pensé comme un
plan, même si le mot n'est pas prononcé: LS, 133 ; et la triade
profondeur-surface-hauteur - c'est-à-dire mélanges de corps en
interaction et compénétration, événements, formes - sera rejouée ou
répétée différemment en chaos-plan-transcendance ou opinion dans
Qu'est-ce que la philosophie ?).
« D'immanence» et non plus « transcendantal» : parce que le
plan ne précède pas ce qui vient le peupler ou le remplir, mais se
construit et se remanie dans l'expérience, de telle sorte qu'il n'y a
plus de sens à parler de formes a priori de l'expérience, d'une
expérience en général, pour tous les lieux et tous les temps (de même
qu'on ne peut plus se contenter du concept d'un espace-temps
universel et invariable). En d'autres termes, de telles conditions ne
sont «pas plus larges que ce qu'elles conditionnent », et c'est
pourquoi la philosophie critique ainsi radicalisée prétend énoncer les
principes d'une véritable genèse, non d'un simple conditionnement
externe indifférent à la nature de ce qu'il conditionne (les épistémè
64
ou les « a priori historiques» de Foucault donnent une idée de cette
exigence, même si les plans de pensée selon Deleuze se rapportent
plutôt à des auteurs et à des œuvres).
On ne verra pas de contradiction dans le fait que Deleuze ne
renonce pas tout simplement à un discours de type
« transcendantal» : le concept forcément général des conditions de
l'expérience réelle (c'est-à-dire toujours singulière, inséparable d'une
production de nouveauté) ne se confond pas avec de supposées
conditions de l'expérience en général. Mais il y a indéniablement
une difficulté à résoudre, une mutation philosophique à accomplir,
puisqu'il s'agit de penser le concept de quelque chose qui n'est
jamais donné d'un coup ni pour toujours, qui ne se donne pas non
plus progressivement partie par partie, mais qui se différencie ou se
redistribue, n'existe que dans ses propres variations (cf. l'opposition
du « une fois pour toutes» et du «pour toutes les fois », DR, 127128, 152 ; LS, 76). Depuis son premier article, « La conception de la
différence chez Bergson », en 1956, Deleuze plaide pour un type
nouveau de concept, dont il trouve l'ébauche chez Nietzsche
(Volonté de Puissance) et chez Bergson (Durée, Mémoire) : un
concept qui obéisse à la logique de la différence interne, c'est-à-dire
dont l'objet « ne se divise pas sans changer de nature» à chaque
moment de sa division, mais diffère d'avec soi à chaque affirmation
de soi (voir «Empirisme transcendantal»). Ainsi obtient-on le
concept de conditions de l'expérience qui se différencient avec
l'expérience, sans pour autant se confondre avec elle et rejoindre
l'empirique par confusion du droit et du fait. Un tel concept
n'exprime plus rien d'universel: de là que Deleuze parle tantôt du
plan d'immanence en général, tantôt du plan instauré par tel ou tel
philosophe. Ce sont bien les variations d'un seul et même plan, une
fois dit qu'« un seul et même» n'exprime plus rien de permanent ou
d'identique à soi (Logique du sens travaille particulièrement cette
notion d'« un seul et même» au sens de ce qui n'existe qu'en
différant avec soi; la notion de « commun» subit un sort parallèle
- voir« Univocité de l'être»).
On constatera enfin que l'usage deleuzien du mot « immanence »
ne dérive pas de Husserl, bien qu'il surgisse également dans le cadre
d'un questionnement critique et non métaphysique: Deleuze extrait
65
de Spinoza l'outil d'une radicalisation an ti-phénoménologique de la
philosophie critique, par une opération qui n'est pas sans analogie
avec le post-kantisme, dont il salue maintes fois l'importance.
L'immanence, en effet, devient « pure », ou « à soi », au lieu de cette
immanence à la conscience dont Husserl faisait son critère de
méthode (et quand Deleuze refait l'opération une seconde fois en
interprétant le premier chapitre de Matière et mémoire, c'est pour
contrefaire la formule célèbre de l'intentionnalité: toute conscience
est quelque chose, et non conscience de quelque chose - cf. lM, ch.
4). Est-ce outrepasser le droit de l'interprète que de faire de la
logique des modes finis de la substance spinozienne l'énoncé d'un
plan d'expérience? Non pas, si l'on tient compte 1) des raisons de
considérer que le concept de substance unique, dans la Ire partie de
l'Ethique, s'obtient sous l'exigence de l'immanence et non l'inverse,
c'est-à-dire à partir des « attributs» que sont l'étendue et la pensée
(d'une part, ils n'ont pas de dehors, d'autre part ils ne se distinguent
pas ontologiquement, n'étant que deux expressions d'une seule et
même réalité), 2) de la rupture de ton qu'occasionne l'insertion
abrupte de la théorie des corps dans le cours déductif de la Ile partie
(le passage se trouve après le 'scolie de la prop. 13). 3) de la portée
expressément éthique de cette théorie (cf. IV, 39 et dém.). « Il fallait
que l'auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire» (P,
15) : sous les dehors d'une plaisanterie, l'histoire de la philosophie
peut-elle souhaiter maxime plus rigoureuse et plus profonde (sauf à
prendre congé de la philosophie) ?
Problème
* « Faute de voir que le sens ou le problème est extra-propositionnel,
qu'il diffère en nature de toute proposition, on rate l'essentiel, la
genèse de l'acte de penser, l'usage des facultés. » (DR, 204) «Tout
concept renvoie à un problème, à des problèmes sans lesquels il
n'aurait pas de sens, et qui ne peuvent eux-mêmes être dégagés ou
compris qu'au fur et à mesure de leur solution. » (QPh, 22) « On
nous fait croire à la fois que les problèmes sont donnés tout faits, et
qu'ils disparaissent dans les réponses ou la solution: sous ce double
aspect, déjà ils ne peuvent plus être que des fantômes. On nous fait
croire que l'activité de penser, et aussi le vrai et le faux par rapport à
66
cette activité, ne commencent qu'avec la recherche des solutions, ne
concernent que les solutions. » (DR, 205) « La vraie liberté est dans
un pouvoir de décision, de constitution des problèmes eux-mêmes. »
(B,4)
** On ne négligera pas l'importance du concept de problème chez
Deleuze, ainsi que la précision qu'il lui confère, à la suite et au-delà
de Bergson. Il est banal, du moins en France, que les professeurs de
philosophie exigent avant tout de leurs élèves une
« problématique» ; il est rare, toutefois, qu'il s'essaient à en définir
le statut, si bien que la chose s'entoure d'une aura de mystère
initiatique qui ne manque pas de produire ses effets normaux
d'intimidation. Toute la pédagogie de Deleuze résidait dans cette
insistance méthodologique et déontologique sur le rôle des
problèmes (on s'en convaincra notamment en consultant les enregistrements ou transcriptions de ses cours, aujourd'hui assez largement
disponibles, cf. références bibliographiques) : un énoncé, un concept
n'ont de sens qu'en fonction du problème auquel ils se rapportent.
Le problème philosophique, qui doit être énonçable, ne se confond
pas avec la dramaturgie ordinaire de la dissertation, cette mise en
contradiction sur un même sujet de thèses au premier abord aussi
recevables l'une que l' autre (car ce qu'on appelle problème n'est
alors que le décalque artificiel des réponses à une question tombée du
ciel). Quel est ce sens que le problème confère à l'énonciation
conceptuelle? Il ne s'agit pas de la signification immédiate des
propositions: celles-ci ne se rapportent qu'à des données (ou états de
choses), qui manquent précisément elles-mêmes de l'orientation, du
principe de discrimination, de la problématique qui leur permettrait
de se lier, c'est-à-dire de faire sens. Les problèmes sont des actes qui
ouvrent un horizon de sens, et qui sous-tendent la création des
concepts : un nouvelle allure du questionnement, ouvrant une
perspective inhabituelle sur le plus familier ou conférant de l'intérêt
à des données jusque-là réputées insignifiantes. Certes, chacun est
plus ou moins enclin à reconnaître ce fait; mais une chose est de
l'admettre, une autre d'en tirer les conséquences théoriques. Si le
questionnement est l'expression du problème, sa face directement
énonçable (même si les questions restent parfois implicites en
philosophie), il n'en dérive pas moins de deux constituants également
67
énonçables, et dont l'énonciation incombe au philosophe
« portraitiste », ou «historien» au sens de l'histoire naturelle:
taxinomiste ou clinicien, expert dans le repérage et la différenciation
des régimes de signes (P, 67, 186; QPh, 55) : d'une part, une
nouvelle image de la pensée, définie par la sélection de certains
« mouvements infinis» (nouvelle coupe dans le chaos, nouveau plan
de pensée); d'autre part, les personnages conceptuels qui
l'effectuent (QPh, ch. 2-3 et particulièrement p. 54, 72, 78-80).
Première conséquence: l'horizon du sens n'est pas universel
(voir « Plan d'immanence », «Univocité de l'être»). Deuxième
conséquence, ou versant déontologique: discuter en philosophie,
c'est-à-dire opposer à un auteur des objections qui ne s'entendent
forcément que du point de vue d'un autre problème et sur un autre
plan, est parfaitement vain, n'est que la part frivole ou vindicative de
l'activité intellectuelle. Non pas que l'échange soit à proscrire ni que
la pensée soit autarcique - il Y a chez Deleuze tout un thème de la
« solitude peuplée» - , mais le dialogue n'a d'intérêt que sur le
mode de la collaboration déroutante, du type Deleuze et Guattari, ou
bien sur le mode de la libre conversation, dont les ellipses, les discontinuités et autres télescopages peuvent inspirer le philosophe: D,
première partie; QPh, 32-33, 132-133, 137-139). Troisième et ultime
conséquence: l'argumentation, si elle est pleinement exigible du
philosophe, reste subordonnée à l'acte fondamental de poser un
problème.
*** Cet acte de position est la part irréductiblement intuitive de la
philosophie, ce qui ne veut pas dire arbitraire, ni dépourvue de
rigueur: simplement, la nécessité répond à d'autres critères que celui
du rationalisme, c'est-à-dire d'une pensée qui se posséderait ellemême; et la rigueur, à d'autres vertus que celles de l'inférence
valide. Encore une fois, cette dernière doit être l'objet d'une préoccupation secondaire, entendons: subordonnée et non facultative. Si
elle était facultative, on comprendrait malle caractère démonstratif
de l'énonciation deleuzienne, y compris dans ses aspects allusif et
digressif, que ce soit sous la forme polyphonique, bigarrée et
discontinue de Capitalisme et schizophrénie, ou bien lorsqu'elle
adopte une allure heurtée et elliptique, comme dans les textes tendus
des dernières années (sur l'allusif et le digressif comme caractères
68
positifs de l'énonciation philosophique, cf. QPh, 28 et 150-151).
Mais si la validité du raisonnement était le premier critère, c'est la
philosophie tout entière qui serait prise au piège des contradictions
apparentes, c'est-à-dire de paradoxes insoutenables faute d'en
apercevoir le sens ni la nécessité. La philosophie est donc au choix,
car cela revient au même, irrationnelle ou fondatrice de rationalités
hétérogènes. Irrationnelle: le mot ne peut faire peur, ou justifier des
amalgames navrants, que du point de vue d'une nostalgie du rationalisme, c'est-à-dire d'une pensée qui n'aurait pas parcouru le cercle
du fondement et ne se serait pas convaincue de ne tenir sa nécessité
que du dehors, c'est-à-dire d'une rencontre avec ce qui force à
penser (PS, 25, 118; DR, 182). Une telle rencontre a pour critère que
la pensée se voit contrainte de penser ce que pourtant elle ne peut pas
penser encore, n'ayant pas de schème tout prêt pour le reconnaître,
ne disposant pas de la forme qui lui permettrait a priori de le poser
comme un objet. À cet égard, la philosophie s'avère inséparable non
seulement d'une croyance proprement immanente, mais d'une part
de compréhension non-conceptuelle, qui est aussi le biais précis par
lequel la philosophie peut prétendre s'adresser à tout le monde (au
lieu de se contenter d'une prétention générale et vague, que « tout le
monde» lui rend bien en prétendant en retour la juger d'après ses
critères). Et sans doute la philosophie peut bien se donner cette forme
universelle de l'objet possible: elle revêtira alors c.e qui se présente
d'un habit trop large, qui en effacera la singularité au lieu de
l'affronter. C'est pourquoi la pensée qui pense son propre acte pense
en même temps les conditions de 1'« expérience réelle », si rare soitelle; c'est-à-dire les conditions d'une mutation de la condition à la
mesure de ce qu'elle doit conditionner, telle qu'il n'y ait pas de
forme universelle de l'objet possible mais d'irréductibles singularités, effractions de non-reconnaissable auxquelles répond chaque
fois, au fil d'une « expérimentation tâtonnante» (QPh, 44), une
redistribution originale des traits qui définissent ce que signifie
penser, et par là même une nouvelle position de problème. La
position de problème est injustifiable par des arguments: les
arguments sont indispensables, mais logiquement intérieurs à la
problématique. Bien plus, s'ils servent à en déployer la cohérence, à
tracer les chemins dans le concept ou d'un concept à l'autre, il serait
69
illusoire de les séparer de l'acte de poser le problème: c'est que la
consistance qu'ils assurent ne provient que négativement des règles
de validité logique qu'ils respectent, tout comme la possibilité
logique ne conditionne que par défaut ce qui arrive. Il est évident que
si l'on se contredit on ne parle pas: il n'y a guère d'intérêt à le
relever. En revanche, les conditions de vérité d'une proposition, la
validité d'un raisonnement, en d'autres termes leur caractère
informatif, ne garantissent nullement qu'ils aient du sens ou de
l'intérêt, c'est-à-dire qu'ils se rapportent à un problème. C'est dire
que le point de vue de la logique ne préserve pas de la bêtise, de
l'indifférence chaotique des propos valides qui sollicitent quotidiennement l'esprit sous le nom d'« informations» : la philosophie
ne peut se contenter du critère de consistance des logiciens (sur la
question de la bêtise comme négatif de la pensée plus essentiel que
l'erreur, cf. NPh, 118 sq. ; DR, 192 sq., 207, 353; P, 177).
Positivement, la consistance se définira donc par l'inséparabilité de
composantes conceptuelles de nature strictement événementielle,
renvoyant à l'acte de position de problème dont elle déploie les
attendus, et qu'un point de vue strictement formel est bien impuissant
à fonder, outre qu'il n'entend même pas le faire (QPh, 25, 133). Il
n'y a en somme pas de vraie différence entre conceptualiser et
argumenter: il s'agit de la même opération qui précise et résout un
problème. Il n'y a pas de place, en philosophie, pour une problématique autonome de l'argumentation. Le lecteur peut alors commencer à comprendre pourquoi Deleuze peut dire que « le concept
n'est pas discursif» (ou que le philosophe «n'enchaîne pas des
propositions») bien que «la philosophie procède par phrases»
(QPh, 27-29). Comprenons en définitive le sens de la position
deleuzienne : irrationnalisme, non pas illogisme; ou encore logique
de l'irrationnel. « Irrationnel» renvoie d'une part à la rencontre où
s'engendre l'acte de penser (à ce titre, il est le corrélat de
« nécessaire»), d'autre part au devenir, aux lignes de fuite que tout
problème comporte, en lui-même et dans l'objet informe qui
s'appréhende à travers lui. « Logique» se rapporte à la cohérence du
système de signes ou de symptômes - en l'occurrence, de
concepts - que la philosophie invente pour répondre à ce défi.
70
Rhizome
* « Soustraire l'unique de la multiplicité à constituer; écrire à n - 1.
Un tel système pourrait être nommé rhizome. » (MP, 13) «À la
différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un
point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses
traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il
met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de
non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l'Un ni au
multiple ... Il n'est pas fait d'unités, mais de dimensions, ou plutôt de
directions mouvantes. Il n'a pas de commencement ni de fin, mais
toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des
multiplicités» (MP, 31).
** Ce concept, sans doute le plus célèbre de ceux de Deleuze et
Guattari, n'est pas toujours bien compris. À lui seul, il est un
manifeste: une nouvelle image de la pensée destinée à combattre le
privilège séculaire de l'arbre qui défigure l'acte de penser et nous en
détourne (l'introduction de Mille plateaux, intitulée « Rhizome », fut
publiée séparément quelques années avant le livre; la notion apparaît
. pour la première fois dans le Kafka). Il est flagrant que « beaucoup
de gens ont un arbre planté dans la tête» (MP, 24) : qu'il s'agisse de
se chercher des racines ou des ancêtres, de situer la clé d'une
existence dans l'enfance la plus reculée, ou encpre de vouer la
pensée au culte de l'origine, de la naissance, de l'apparaître en
général. Généalogistes traditionnels, psychanalystes
et
phénoménologues ne sont pas les amis du rhizome. En outre, le
modèle arborescent soumet au moins idéalement la pensée à une
progression de principe à conséquence, tantôt la conduisant du
général au particulier, tantôt cherchant à la fonder, à l'ancrer pour
toujours sur un sol de vérité (même les applications multimedia, de
nos jours, peinent à instaurer une navigation transversale, et se
bornent le plus souvent au va-et-vient entre un sommaire et des
rubriques en cul-de-sac). Cette critique, chez Deleuze, n'exclut
nullement le maintien de la distinction du fait et du droit, issue du
questionnement critique ou transcendantal. Il faut ici redoubler
d'attention: si l'empirisme transcendantal consiste à penser des
« conditions pas plus larges que le conditionné », il ne va plus de soi
71
d'assimiler le droit à l'originaire et le fait au dérivé. Mais la chose
peut se formuler autrement: l'origine, elle-même affectée par la
différence et le multiple, perd son caractère d'a priori englobant,
tandis que le multiple se soustrait à l'emprise de l'Un (n-l) et devient
l'objet d'une synthèse immédiate, dite «multiplicité» ; elle désigne
désormais ce qui est premier dans l'expérience «réelle» (qui n'est
jamais « en général» ou simplement « possible»), par opposition
aux concepts de la représentation. Le rhizome dit à la fois: pas de
point d'origine ou de principe premier commandant à toute la
pensée; pas d'avancée significative qui ne se fasse donc par
bifurcation, rencontre imprévisible, réévaluation de l'ensemble
depuis un angle inédit (ce qui distingue le rhizome d'une simple
communication en réseau - « communiquer» n'y a plus le même
sens, voir« Univocité de l'être ») ; pas non plus de principe d'ordre
ou d'entrée privilégiée dans le parcours d'une multiplicité (pour ces
deux derniers points, voir «Complication» et la définition cidessus: « Il n'est pas fait d'unités, mais de dimensions»).
Le rhizome est donc une anti-méthode, qui a l'air de tout
autoriser - et en effet elle l'autorise, car telle est sa rigueur, dont les
auteurs, sous le nom de «sobriété », soulignent volontiers à
l'intention des disciples pressés le caractère ascétique (MP, 13, 125,
342, 425). Ne pas juger d'avance quelle voie est bonne pour la
pensée, s'en remettre à l'expérimentation, ériger la bienveillance en
principe, tenir enfin la méthode pour un rempart insuffisant contre le
préjugé puisqu'elle en conserve au moins la forme (vérités
premières) : une nouvelle définition du sérieux en philosophie, contre
le bureaucratisme puritain de l'esprit académique et son
« professionnalisme» frivole. Cette nouvelle vigilance philosophique
est d'ailleurs l'un des sens de la formule: «conditions pas plus
larges que le conditionné» (l'autre sens est que la condition se
différencie avec l'expérience). Le moins qu'on puisse dire est qu'il
n'est pas facile de s'y tenir: sous ce rapport, le rhizome est la
méthode de l' anti-méthode, et ses « principes» constitutifs sont
autant règles de prudence à l'égard de tout vestige ou de toute
réintroduction de l'arbre et de l'Un dans la pensée (MP, 13-24).
*** La pensée s'en remet donc à l'expérimentation. Cette décision
comporte trois corollaires au moins: 1) penser n'est pas représenter
72
(on ne recherche pas une adéquation avec une supposée réalité
objective, mais un effet réel qui relance et la vie et la pensée, déplace
leurs enjeux, les relance plus loin et ailleurs) ; 2) il n'y a de commencement réel qu'au milieu, là où le mot «genèse» retrouve
pleinement sa valeur étymologique de « devenir », sans rapport avec
une origine; 3) si toute rencontre est « possible» au sens où l'on n'a
pas de raison de disqualifier a priori certains chemins plutôt que
d'autres, toute rencontre n'est pas pour autant sélectionnée par
l'expérience (certains montages, certains couplages ne produisent ni
ne changent rien). Approfondissons ce dernier point. On ne se
méprendra pas sur le jeu apparemment gratuit auquel appelle la
méthode du rhizome, comme s'il s'agissait de pratiquer aveuglément
n'importe quel collage pour obtenir de l'art ou de la philosophie, ou
comme si toute différence était a priori féconde, selon une doxa
répandue. Certes, qui espère penser doit consentir à une part de
tâtonnement aveugle et sans appui, à une «aventure de
l'involontaire» (PS, 116-119) ; et malgré l'apparence ou le discours
de nos maîtres, ce tact est l'aptitude la moins partagée, car nous
souffrons de trop de conscience et de trop de maîtrise - nous ne
consentons guère au rhizome. La vigilance de la pensée n'en
demeure pas moins requise, mais au cœur même de
l'expérimentation: outre les règles mentionné~s plus haut, elle
consiste dans le discernement du stérile (trous noirs, impasses) et du
fécond (lignes de fuite). C'est là que penser conquiert à la fois sa
nécessité et son effectivité, à reconnaître les signes qui nous forcent à
penser parce qu'ils enveloppent ce que nous ne pensons pas encore.
Et c'est pourquoi Deleuze et Guattari peuvent dire que le rhizome est
affaire de cartographie (MP, 19-21), c'est-à-dire de clinique ou
d'évaluation immanente. Il arrive sans doute que le rhizome soit
singé, représenté et non produit, et serve d'alibi à des assemblages
sans effet ou à des logorrhées fastidieuses: parce qu'on croit qu'il
suffit que des choses n'aient pas de rapport entre elles pour qu'il y ait
intérêt à les relier. Mais le rhizome est aussi bienveillant que
sélectif: il a la cruauté du réel, et ne pousse que là où des effets
déterminés ont lieu.
Ritournelle (différence et répétition)
* «La ritournelle va vers l'agencement territorial, s'y installe ou en
sort. En un sens général, on appelle ritournelle tout ensemble de
matières d'expression qui trace un territoire, et qui se développe en
motifs territoriaux, en paysages territoriaux (il y a des ritournelles
motrices, gestuelles, optiques, etc.). En un sens restreint, on parle de
ritournelle quand l'agencement est sonore ou "dominé" par le son
- mais pourquoi cet apparent privilège? » (MP, 397) « La grande
ritournelle s'élève à mesure qu'on s'éloigne de la maison, même si
c'est pour y revenir, puisque plus personne ne nous reconnaîtra
quand nous reviendrons. » (QPh, 181)
** La ritournelle se définit par la stricte cœxistence ou contemporanéité de trois dynamismes impliqués les uns dans les autres. Elle
forme un système complet du désir, une logique de l'existence
(<< logique extrême et sans rationalité»). Elle s'expose dans deux
triades un peu différentes. Première triade: 1. Chercher à rejoindre le
territoire, pour conjurer le chaos, 2. Tracer et habiter le territoire qui
filtre le chaos, 3. S'élancer hors du territoire ou se déterritorialiser
vers un cosmos qui se distingue du chaos (MP, 368 et 382-383 ; P,
200-20l). Seconde triade: 1. 'Chercher un territoire, 2. Partir ou se
déterritorialiser, 3. Revenir ou se reterritorialiser (QPh, 66). Le
décalage entre ces deux présentations tient à la bipolarité du rapport
terre-territoire, aux deux directions - transcendante et immanente - dans lesquelles la terre exerce sa fonction déterrÏtorialisante.
Car la terre vaut à la fois comme ce foyer intime vers lequel
s'incurve naturellement le territoire, mais qui, saisi comme tel, tend à
repousser ce dernier à l'infini (tel est le Natal, toujours perdu: MP,
382, 401, 417 sq. - on songera ici au pôle catatonique du corps
plein qui rejette tout organe, dans L'anti-Œdipe); et comme cet
espace lisse que présuppose et enveloppe tout limes, et qui fait
l'ouverture en droit, l'irréductible destabilisation du territoire même
le plus clos (QPh, 170-171 par exemple - on notera ici certain
flottement de l'énoncé « terre déterritorialisée », puisque tantôt elle
l'est en droit, à titre de « chaosmos », tantôt elle l'est sous l'effet de
son rapport au cosmos, ainsi dans MP, 426). La ritournelle mérite
deux fois son nom: d'abord comme tracé qui revient sur soi, se
74
reprend, se répète; ensuite, comme circularité des trois dynamismes
(se chercher un territoire = chercher à le rejoindre). Ainsi tout
commencement est déjà un retour, mais celui-ci implique toujours un
écart, une différence : la reterritorialisation, corrélat de la déterritorialisation, n'est jamais un retour au même. Il n'y a pas d'arrivée, il
n'y a jamais qu'un retour, mais revenir se pense dans un rapport
envers-endroit, recto-verso avec partir, et c'est en même temps qu'on
part et qu'on revient. Dès lors il y a deux manières distinctes de
partir-revenir, et d'infinitiser ce couple: l'errance de l'exil et l'appel
du sans-fond, ou bien le déplacement nomade et l'appel du dehors (le
Natal n'étant qu'un dehors ambigu: MP, 401). Ce sont deux formes
d'écart à soi: déchirement du soi auquel on ne cesse de retourner
comme à un étranger, puisqu'il est perdu (rapport de l'Exilé au Natal,
inclus dans le 2e temps de la première triade) ; arrachement à soi
auquel on ne revient qu'en étranger, méconnaissable ou devenu
imperceptible (rapport du Nomade au Cosmos, 3e temps de la
seconde triade). Il n'y a donc pas d'incompatibilité ni même
d'évolution entre les deux triades: seuleinen t une différence
d'accent. L'enjeu est le sens existentiel du retour comme problème
(le mot ritournelle évoque à la manière d'un mot-valise le Retour
Eternel) : que fait le tracé qui, revenant sur soi, différencie un
intérieur d'un extérieur (instauration du territoire) ? S'abîme-t-il dans
le tournoiement fou autour de l'origine dont il sécrète le simulacre
(Natal) ? Ou bien répète-t-il ce faisant le dehors qu'il enveloppe et
qu'il chevauche tout en s'en distinguant (la limite est en même temps
un crible) ? On voit dans cette tension logique en quoi le tracé, la
marque, le signe de territoire se confondent avec la ritournelle. Les
deux sens du retour composent la «petite» et la «grande»
ritournelles: territoriale ou fermée sur elle-même, cosmique ou
emportée sur une ligne de fuite sémiotique. Et c'est sous le rapport
des deux états de la ritournelle, petite et grande, que la musique (MP,
370, 431 : «déterritorialiser la ritournelle»), puis l'art en général
(QPh, 175-176) deviennent pensables. Enfin si le concept en relève
aussi, c'est pour autant qu'il passe et repasse par toutes les
singularités qui le composent (QPh, 25), en fonction d'une terre
tantôt natale-immuable (il est alors a priori, inné, ou encore objet de
réminiscence) tantôt nouvelle-à venir (il est construit sur un plan
75
d'immanence: quand le philosophe trace son territoire sur la
déterritorialisation elle-même) (QPh, 44,67, 85).
Singularités pré-individuelles
* « Nous ne pouvons accepter l'alternative qui compromet à la fois la
psychologie, la cosmologie et la théologie tout entières: ou bien des
singularités déjà prises dans des individus et des personnes, ou bien
l'abîme indifférencié. Quand s'ouvre le monde fourmillant des
singularités anonymes et nomades, impersonnelles, pré-individuelles,
nous foulons enfin le champ du transcendantal. » (LS, 125)
** L'élaboration du concept de singularité procède d'une radicalisation de l'interrogation critique ou transcendantale: l'individu
n'est pas premier dans l'ordre du sens, il doit être engendré dans la
pensée (problématique de l'individuation) ; le sens est l'espace de la
distribution nomade, il n'existe pas de partage originaire des
significations (problématique de la production du sens). En effet,
bien qu'il semble à première vue l'ultime réalité tant pour le langage
que pour la représentation en général, l'individu suppose la mise en
convergence d'un certain nombre de singularités, déterminant une
condition de clôture sous laquelle se définit une identité: que
certains prédicats soient retenus implique qu~ d'autres soient exclus.
Dans les conditions de la représentation, les singularités sont donc
d'emblée des prédicats, attribuables à des sujets. Or le sens est par
lui-même indifférent à la prédication (<< verdoyer» est un événement
comme tel, avant de devenir la propriété possible d'une chose, « être
vert») ; dès lors il communique en droit avec tout autre événement,
indépendamment de la règle de convergence qui l'approprie à un
éventuel sujet. Le plan où se produit le sens est ainsi peuplé de
singularités « nomades », à la fois inattribuables et non hiérarchisées,
et constituant de purs événements (LS, 65-67, 130, 136). Ces
singularités ont entre elles des rapports de divergence ou de
disjonction, certainement pas de convergence puisque celle-ci
implique déjà le principe d'exclusion qui gouverne l'individualité:
elles ne communiquent que par leur différence ou leur distance, et le
libre jeu du sens et de sa production réside précisément dans le
parcours de ces multiples distances, ou « synthèse disjonctive» (LS,
76
201-204). Les individus que nous sommes, dérivant de ce champ
nomadique d'individuation qui ne connaît que des couplages et des
disparités, champ transcendantal parfaitement impersonnel et inconscient, ne renouent pas avec ce jeu du sens sans faire l'épreuve de
la mobilité de leurs frontières (DR, 327, 331). À ce niveau, chaque
chose n'est plus elle-même qu'une singularité qui «s'ouvre à l'infini
des prédicats par lesquels elle passe, en même temps qu'elle perd son
centre, c'est-à-dire son identité comme concept et comme moi» (LS,
204, 344-345).
*** Les singularités pré-individuelles sont donc toujours relatives à
une multiplicité. On dirait pourtant que Deleuze hésite entre deux
traitements possibles. Tantôt les singularités désignent les
« dimensions» intensives d'une multiplicité (LS, 345 ; AŒ, 369n28,
387), et à ce titre peuvent aussi bien être nommées « intensités »,
« affects », ou même « heccéités » ; leur répartition correspond alors
à la carte affective d'un agencement (MP, 248 ; CC, 81), ou encore à
la modulation continue d'un matériau (MP, 457-458, 505-509).
Tantôt elles se distribuent au niveau de chaque dimension, et se
redistribuent d'une dimension à l'autre: tels sont les «points
brillants» ou remarquables à chaque degré du cône bergsonien de la
mémoire (E, 58, 103-104), les «points sur les dés» de chaque lancer
de la distribution nomade (DR, 255-256 ; LS, 7"5-76), les « points
singuliers» dont la répartition détermine les conditions de résolution
dans la théorie des équations différentielles (DR, 228-230 ; LS, 6970), etc. Il n'est pas sûr toutefois que ces deux traitements ne
convergent pas. On remarquera que Deleuze passe facilement d'une
singularité à des singularités, comme si toute singularité était déjà
plusieurs (LS, 67, 345) : c'est que les singularités qui composent une
multiplicité « pénètrent les unes dans les autres à travers une infinité
de degrés », chaque dimension étant comme un point de vue sur
toutes les autres, qui les répartit toutes à son niveau. Telle est la loi
du « sens comme singularité pré-individuelle, intensité qui revient
sur elle-même à travers toutes les autres» (LS, 347 -logique de la
synthèse disjonctive). Cette « complication », qui est seulement de
droit, demande à s'effectuer: aussi n'y a-t-il de redistribution, de
coup de dés créateur que si la « reprise des singularités les unes dans
les autres» s'exerce sous la condition d'une rencontre de
« problèmes» distincts (DR, 259) ou de séries hétérogènes (LS, 68).
De là une théorie de l'apprentissage (DR, 35, 248), et de ce que
signifie «avoir une Idée» (DR, 236-258 - texte extrêmement
difficile mais dont la compréhension est décisive; comparer avec F,
90-97) : on est bien sur la voie de ce que Mille plateaux explorera
sous le nom de «multiplicité de multiplicités» (théorie des
« devenirs»).
Synthèse disjonctive (ou disjonction incluse)
* « Toute la question est de savoir à quelles conditions la disjonction
est une véritable synthèse, et non un procédé d'analyse qui se
contente d'exclure les prédicats d'une chose en vertu de l'identité de
son concept (usage négatif, limitatif ou exclusif de la disjonction). La
réponse est donnée pour autant que la divergence ou le décentrement
déterminés par la disjonction deviennent objets d'affirmation comme
tels. » (LS, 204) « La disjonction est devenue incluse, tout se divise,
mais en soi-même. » (E, 59-60)
** 1) On entend ordinairement par disjonction inclusive un complexe
tel que, deux propositions étant données, l'une ou l'autre au moins
est le cas (par exemple, « il fait beau ou il fait froid») : « inclusive»
n'a pas de sens positif et signifie seulement que la disjonction
enveloppe une conjonction possible. Il n'y a pas d'exclusion, mais on
voit que les deux propositions ne cessent de s'exclure qu'au point
même où leur disjonction s'efface. Au sens strict, par conséquent,
toute disjonction est exclusive: non-relation où chaque terme est la
négation de l'autre. Avec Deleuze, la notion prend un tout autre
sens: le non-rapport devient un rapport, la disjonction une relation.
N'était-ce pas déjà l'originalité de la dialectique hégélienne? Mais
celle-ci comptait paradoxalement sur la négation pour affirmer la
disjonction comme telle, et ne pouvait le faire que par la médiation
du tout, en élevant la négation à la contradiction (B est tout ce que
n'est pas A: DR, 65) ; il n'y avait donc de synthèse disjonctive,
même élevée à l'infini, que dans l'horizon de sa résorption ou
« réconciliation », distribuant en définitive chaque terme à sa place.
En réalité, même les contraires ou les termes relatifs (vie-mort,
parent-enfant, homme-femme) ne sont pas voués à une relation
dialectique: «inclusive, la disjonction ne se ferme pas sur ses
78
termes, elle est au contraire illimitati ve» (AŒ, 91 - page
essentielle; et l'illustration de cette formule par la théorie des n
sexes, 350 sq.) ; elle fait passer chaque terme dans l'autre suivant un
ordre d'implication réciproque asymétrique qui ne se résout ni en
équivalence ni en identité d'ordre supérieur. Une méditation du
perspectivisme nietzschéen donne sa consistance positive à la
disjonction: distance entre des points de vue, à la fois indécomposable et inégale à soi puisque le trajet n'est pas le même dans
les deux sens (selon un exemple nietzschéen célèbre, le point de vue
de la santé sur la maladie diffère du point de vue de la maladie sur la
santé - LS, 202-204 ; AŒ, 90-91). 2) Pourquoi Deleuze en conclutil que« tout se divise en soi-même» (AŒ, 19,91 ; E, 62 ; CC, 139) ?
C'est ici que le nom de disjonction incluse prend un sens positif. Soit
les couples vie-mort, parent-enfant, homme-femme: les termes n'y
ont de relation que différentielle, la relation est première, c'est elle
qui distribue les termes entre lesquels elle s'établit. Par conséquent
l'épreuve du sens est dans le double parcours de la distance qui les
relie: on n'est pas homme sans devenir-femme, etc. ; et là où la
psychanalyse voit une maladie, c'est au contraire l'aventure vivante
du sens ou du désir sur le « corps sans organes », la santé supérieure
de l'enfant, de l'hystérique, du schizophrène (AŒ, 89 sq.). Chaque
fois, les termes en présence sont autant de points de vue ou de cas de
solution par rapport au «problème» dont ils dérivent (l'état, la
génération, le sexe) et qui se décrit logiquement comme différence
interne, ou instance de « ce qui diffère avec soi» (<< La conception de
la différence chez Bergson », ID, 43 sq. ; NPh, 58 ; B, 106 ; LS, 302).
Objecte-t-on que les exemples donnés sont équivoques puisque les
termes y sont d'emblée en rapport de présupposition réciproque?
Soit alors les synthèses disjonctives de l'anorexique: elles forment
une série ouverte (parler-manger-déféquer-respirer) qui définit un
problème de la bouche comme organe, au-delà de la fonction fixe
que lui assigne l'organisme (AŒ, 7, 46, et particulièrement la
disjonction incluse bouche-anus, 388). Bien plus, c'est la nature dans
son ensemble, la multiplicité ramifiée des espèces vivantes qui
témoignent d'un échelonnement ou d'une libre communication de
problèmes et de divisions résolvantes qui renvoient en dernière
instance à l'être univoque comme LA Différence: « l'univocité de
79
l'être ne veut pas dire qu'il y ait un seul et même être: au contraire,
les étants sont multiples et différentes, toujours produits par une
synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints et divergents, membra
disjuncta» (LS, 210 - et DR, 57). Chaque être implique donc en
droit tous les êtres, chaque concept s'ouvre à tous les prédicats;
enfin le monde, instable ou chaotique, est « complication» (LS, 204
et 342-350). 3) Du point de vue pratique, la synthèse disjonctive est
suspension, neutralisation, épuisement du partage toujours dérivé
auquel la nature et la société nous soumettent en « stratifiant» la
réalité impartagée de l'être univoque ou du corps sans organes:
« Tandis que le "ou bien"prétend marquer des choix décisifs entre
termes impermutables (alternative), le "soit" désigne le système de
permutations possibles entre des différences qui reviennent toujours
au même en se déplaçant, en glissant» (AŒ, 18 - cf. aussi E, 5962). Ce jeu de permutations a certainement une valeur de défense par
rapport à la fixation identitaire, mais précisément dans le but de
préserver le devenir ou le processus désirant; le même auquel tout
revient ici « se dit de ce qui diffère en soi », entendons: de ce qui se
divise en soi-même et n'existe pas hors de ses divisions (principe de
la disjonction incluse). Or le processus consiste en un parcours
d'intensités qui, loin de s'équivaloir, donnent lieu à une évaluation
immanente. La synthèse disjonctive se confond donc en dernier
ressort avec cette évaluation, et avec l'Eternel Retour nietzschéen
interprété comme sélectif. Si l'on comprend que ne soient pas retenus
les modes d'existence qui reviennent « une fois pour toutes », il faut
entendre avec le plus grand soin la radicalité du mode qui s'y oppose
et qui surmonte l'épreuve - parce qu'il se montre capable de revenir
« pour toutes les fois» (LS, 349). Il ne s'agit pas d'une existence qui
change de mode, mais d'une existence dont le mode est de suspendre
tout mode: principe d'une éthique nomade dont la formule est
« devenir-tout-Ie-monde », « devenir-imperceptible» (MP, 342-343).
On ne tiendra pas cette existence pour retranchée ou même
contemplative au sens banal, elle qui consiste en somme à s'égaler au
monde pour le vivre dans la réalité de ses intensités: elle implique au
contraire la plus grande activité « machinique », une incessante
construction d'« agencements» sous la règle de l'involontaire.
80
*** La synthèse disjonctive (ou disjonction incluse) est l'opérateur
principal de la philosophie de Deleuze, le concept signé entre tous. Il
importe peu qu'elle soit un monstre aux yeux de ceux qu'on appelle
les logiciens: Deleuze, qui définissait volontiers son propre travail
comme l'élaboration d'une « logique », reprochait à la discipline
institutionnalisée sous ce nom de réduire abusivement le champ de la
pensée en le bornant à l'exercice puéril de la récognition, et de
justifier ainsi le bon sens satisfait et obtus aux yeux duquel tout ce
qui de l'expérience ébranle les deux principes de contradiction et du
tiers-exclu est pur néant, et vaine toute entreprise d'y discerner quoi
que ce soit (QPh, ch. 6). Le penseur est d'abord clinicien, déchiffreur
sensible et patient des régimes de signes que produit l'existence, et
selon lesquels elle se produit. Son affaire est de construire les objets
logiques capables de rendre compte de cette production et de porter
ainsi la question critique à son plus haut point de paradoxe: là où
s'envisagent des conditions qui ne sont «pas plus larges que le
conditionné» (ce programme conduit tout droit au concept de
disjonction incluse). Deleuze proteste donc avec véhémence contre la
confusion de l'irrationalisme et de l'illogisme, appelant de ses vœux
« une nouvelle logique, pleinement une logique, mais qui ne nous
reconduise pas à la raison », une « logique irrationnelle », «une
logique extrême et sans rationalité» (FB-LS,. 55 ; CC, 105-106).
L'irrationalisme deleuzien ne doit pas rester une étiquette vague,
propice à tous les malentendus et malignités. Il comporte au moins
deux aspects forts, qui composent aussi bien le programme
d'« empirisme transcendantal»: réfutation du fondement (la
nécessité des concepts doit se chercher du côté de l'involontaire
d'une rencontre), logique de la synthèse disjonctive ou disjonction
incluse, ou encore de la complication (les principes de contradiction
et de tiers-exclu n'exercent leur juridiction que sur un domaine
dérivé).
Univocité de l'être
* «En effet, l'essentiel de l'univocité n'est pas que l'Être se dise en
un seul et même sens. C'est qu'il se dise, en un seul et même sens, de
toutes ses différences individu antes ou modalités intrinsèques. » (DR,
53) « L'univocité de l'être ne veut pas dire qu'il y ait un seul et
même être: au contraire, les étants sont multiples et différents,
toujours produits par une synthèse disjonctive, eux-mêmes disjoints
et divergents, membra disjuncta. L'univocité de l'être signifie que
l'être est Voix, qu'il se dit, et se dit en un seul et même "sens" de
tout ce dont il se dit. » (LS, 210)
** La mise en relief de la thèse médiévale de l'univocité de l'être est
certainement l'apport le plus profond de Deleuze à l'histoire de la
philosophie (SPE, ch. VI et XI ; DR, 52-61 ; LS, 25 e série). Cette
thèse, dont l'histoire comporte trois étapes, Duns Scot, Spinoza,
Nietzsche, subvertit toute l'ontologie, Heidegger compris; déployée
dans ses conséquences, elle met en cause jusqu'à la pertinence du
nom d'être. L'essentiel est qu'elle porte en elle l'affirmation de
['immanence. 1) L'univocité est la synthèse immédiate du multiple:
l'un ne se dit plus que du multiple, au lieu que ce dernier se
subordonne à l'un comme au genre supérieur et commun capable de
l'englober. C'est dire que l'un n'est plus que le différenciant des
différences, différence interne ou synthèse disjonctive (Deleuze
observe que la substance unique de Spinoza conserve encore quelque
indépendance par rapport à ses modes, or «il faudrait que la
substance se dise elle-même des modes, et seulement des modes »,
DR, 59, renversement qui ne se trouve effectué que par Nietzsche,
dans le concept d'Eternel Retour; mais revenant à Spinoza pour une
seconde lecture, il montre comment la théorie des corps renvoie
tendanciellement à une compréhension tout autre de la substance
unique en promouvant un pur plan d'immanence ou corps sans
organes: AŒ, 369n28 ; MP, 190-191,310 sq. ; SPP, ch. VI). Le mot
« différenciant », fréquent sous la plume de Deleuze, a toutefois
l'inconvénient de laisser supposer une instance séparée, logée au
cœur du monde comme le maître intérieur de ses distributions; or il
est clair qu'il ne désigne rien d'autre que le bord à bord des
différences ou le réseau multiple et mutant de leurs « distances» (la
chose, ramenée au plan originaire ou «transcendantal» de la
synthèse disjonctive, n'existe que comme singularité ou point de vue
enveloppant une infinité d'autres point de vue). 2) Le corollaire de
cette synthèse immédiate du multiple est l'étalement de toutes choses
sur un même plan commun d'égalité: «commun» n'a plus ici le
sens d'une identité générique, mais d'une communication
82
transversale et sans hiérarchie entre des êtres qui seulement diffèrent.
La mesure (ou la hiérarchie) change elle aussi de sens : elle n'est plus
la mesure externe des êtres par rapport à un étalon, mais la mesure
intérieure à chacun dans son rapport à ses propres limites (<< le plus
petit devient l'égal du plus grand dès qu'il n'est pas séparé de ce
qu'il peut », DR, 55 ; - en découlent ultérieurement un concept de
« minorité », MP, 356 sq., une théorie du racisme, MP, 218, et une
conception de l'enfance, par exemple CC, 167, « le bébé est
combat»). Cette éthique de l'être-égal et de la puissance se déduit de
Spinoza mais mieux encore de Nietzsche et de son Eternel Retour
(DR, 60 et 376-fin). En définitive, «l'Être univoque est à la fois
distribution nomade et anarchie couronnée» (DR, 55). Quel sens y at-il à conserver la notion d'unité, ne serait-ce que sur le mode nonenglobant d'une multiplicité (immanence de l'un au multiple,
synthèse immédiate du multiple) ? C'est qu'un pluralisme qui ne
serait pas en même temps un monisme conduirait à l'éclatement de
termes épars, indifférents et transcendants les uns aux autres: la
différence, le nouveau, la rupture relèveraient d'un surgissement brut
et miraculeux (création ex nihilo - mais d'où viendrait la puissance
de ce nihil ? et quelle serait cette « venue» ?). À cet égard, l'un de
l'univocité conditionne l'affirmation du multiple dans son
irréductibilité (QPh, 185). Que tout provienn,e du monde, même le
nouveau, sans que celui-ci soit aucunement puisé dans le passé, telle
est la leçon d'immanence qui se dégage de la solidarité des concepts
d'univocité, de synthèse disjonctive et de virtuel bien compris.
*** L'affirmation de l'univocité de l'être, dont la formule constante
est « ontologiquement un, formellement divers» (5PE, 56 ; DR, 53,
385 ; L5, 75), aboutit à l'équation « pluralisme = monisme» (MP,
31). Rien ne permet donc de conclure à un primat de l'un. Cette
thèse, soutenue par Alain Badiou l, ne soupèse pas assez, semble-t-il,
l'énoncé d'après lequel l'être est ce qui se dit de ses différences el
non l'inverse, l'unité « est celle du multiple et ne se dit que d
multiple» (NPh, 97). En outre, le fait que le concept de simulacr
appliqué à l'étant en général soit la conséquence inévitable de 1
thèse d'univocité ne nous paraît aucunement confirmer un primat d
1. Voir « Multiplicités », note.
l'un. Cette application du simulacre à l'étant signifie seulement que
le lexique de l'être a cessé d'être pertinent dans l'univers de la
synthèse disjonctive, pour ce qu'il conserve d'horizon fixe et
identitaire. Car quand Deleuze annonce le renversement du platonisme et l'universelle des montée des simulacres, ce qui est simulé
n'est rien d'autre que l'identité, la délimitation étanche des formes et
des individualités, nullement le jeu des disjonctions incluses ou des
devenirs qui en produit l'effet: «Toutes les identités ne sont que
simulées» (DR, 1), « le simulacre fait tomber sous la puissance du
faux (phantasme) le Même et le Semblable» (LS, 303). Il n'y a de
réel, chez Deleuze, que le jeu mobile de la synthèse disjonctive
comme unité immédiate du multiple, ou l'Eternel Retour interprété
comme «l'être du devenir» (DR, 59) ; non pas l'un retiré, car seule
est une LA différence, qui diverge immédiatement d'avec soi. Nous
allions dire qu'il n'y a pas de pôle de l'un retiré chez Deleuze; il y
en a un, mais c'est la mort, le corps sans organes pur et nu, voulu
comme tel. Ce pôle est sans doute impliqué dans la vitalité et le désir,
mais précisément en tant qu'ultime refus de laisser le multiple
s'organiser ou s'unifier. Que le rapport à la mort soit la condition du
réel ne signifie pas que la mort soit le réel et que les devenirs n'en
soient que le simulacre (cette'illusion est maintes fois soulignée dans
Mille plateaux comme le risque inhérent au désir). Il est significatif
que, seul parmi les concepts deleuziens, le simulacre ait été complètement abandonné après Logique du sens (on n'en trouve guère de
trace que dans le «Natal» : voir «Ritournelle »). Deux raisons
peuvent être avancées: il se prêtait à trop d'équivoques, mais surtout
il participait encore d'une exposition négative de 1'« anarchie
couronnée », toute tournée vers la démonstration critique du
caractère produit ou dérivé de l'identité. Vacante, la place est
investie par le concept de devenirs.
Vie (ou vitalité) non-organique
* «Il y a un lien profond entre les signes, l'événement, la vie, le
vitalisme. C'est la puissance d'une vie non-organique, celle qu'il
peut y avoir dans une ligne de dessin, d'écriture ou de musique. Ce
sont les organismes qui meurent, pas la vie. Il n'y a pas d'œuvre qui
n'indique une issue à la vie, qui ne trace un chemin entre les pavés.
84
Tout ce que j'ai écrit était vitaliste, du moins je l'espère, et constituait une théorie des signes et de l'événement. » (P, 196)
** Il est rare que le mot « vitalisme» soit employé avec la rigueur
d'un concept. Comme tout le monde, les philosophes ont leurs
moments peu glorieux, où ils découvrent sans se l'avouer l'intérêt de
cultiver une doxa qui leur est propre, d'entretenir l'équivoque de
certains mots afin de pouvoir les jeter à la figure de l'adversaire
comme brevet d'infamie. Ainsi, pourquoi ne pas dénoncer le vitalisme de Deleuze, puisque lui-même ne cesse de s'en réclamer? Il
est décisif, dans ce type de manœuvre infra-philosophique, de ne pas
savoir de quoi l'on parle. Quand on invoque le vitalisme, on se réfère
plus ou moins à deux choses: à un certain fourvoiement des sciences
naturelles au XVIIIe dans une sorte de mystique qui se dérobe à tout
effort véritable d'explication (postulation d'un «principe vital»
comme raison dernière du vivant), au culte de la vitalité qui se
propage diversement en Europe à la fin du XIXe siècle, et dont se
réclament ultérieurement un certain nombre de mouvements
politiques, dont le fascisme (invocation d'un génie de la race, du
peuple ou de l'individu, et des droits supérieurs de la vie dans son
combat avec des forces réputées dégénérées). La récusation de l'idée
de spontanéité, corollaire de la théorie du désir-machine, devrait
suffire à noyer dans le ridicule tout exploitation insinuante de l'usage
de1euzien du mot « vitalisme ». Il est vrai qu'il faut pour cela se
porter sur un plan philosophique. On ne trouvera jamais chez
Deleuze un concept de vie en général. S'il s'intéresse à la notion
nietzschéenne de «volonté de puissance », et s'il l'identifie en
dernier ressort à la durée-mémoire de Bergson, c'est d'abord parce
qu'il en dégage le caractère différencié-différenciable, qui exclut le
recours à la vie comme valeur transcendante, indépendante de
l'expérience, préexistant aux formes concrètes et trans-individuelles
dans lesquelles elle s'invente (NPh, ch. II-III, notamment 56-59, 114116; fT, 179-192). Il n'y a donc pas de vie en général, la vie n'est
pas un absolu indifférencié mais une multiplicité de plans hétérogènes d'existence, répertoriables d'après le type d'évaluation qui les
commande ou les anime (distribution de valeurs positives et
négatives) ; et cette multiplicité traverse les individus plus qu'elle ne
les distingue les uns des autres (ou encore: les in di vidus ne se
85
distinguent qu'en fonction du type de vie dominant en chacun d'eux).
Deuxièmement, Deleuze cherche dans ce concept une problématique
permettant de dépasser l'alternative de la morale fondée sur des
valeurs transcendantes et de l'amoralisme nihiliste ou relativiste, qui
prend prétexte de la facticité de ces dernières pour conclure que
« tout se vaut ». Plus précisement, nous devons distinguer deux
formes de relativisme, dont l'une seulement est nihiliste: «ce n'est
pas la variation de la vérité d'après le sujet, mais la condition sous
laquelle apparaît au sujet la vérité d'une variation» (Le pli, 27).
C'est une chose d'affirmer que la vérité dépend du point de vue de
chacun, c'en est une autre de dire que la vérité est bien relative à un
point de vue mais que tous les points de vue ne sont pas équivalents
pour autant. Mais comment un point de vue s'arrogerait-il la
supériorité en l'absence de tout critère objectif permettant de mesurer
les prétentions du dehors ? En assumant précisément cette condition,
et en posant par conséquent le problème d'une évaluation immanente
des points de vue ou des évaluations conditionnant chaque mode
d'existence (SPE, 247-249; fT, 184-185 ; QPh, 72 ; CC, ch. XV).
Est supérieur le mode d'existence qui consiste dans l'épreuve
mutuelle des modes d'existence, ou qui s'emploie à les faire résonner
les uns dans les autres. Est vraie la distance ou l'ensemble des
distances éprouvées, et la sélection immanente qui s'y opère. C'est
dire que la vérité est création, non au sens où Dieu aurait pu la faire
autre (Descartes), mais au sens où est elle est relative à la perspective
qu'un penseur ou qu'un artiste a su prendre sur la variété des modes
d'existence et des systèmes de valeurs disponibles (lT, 191). Mais la
question rebondit: en quoi le point de vue qui ordonne les points de
vue serait-il supérieur aux autres? En quoi même pouvons-nous
affirmer que les points de vue s'ordonnent dans l'expérience? Parce
que le mode d'existence créateur est le seul ouvert, le seul à se
problématiser lui-même et à vivre l'existence comme problème?
Cette réponse risquerait de réintroduire de la finalité et de
compromettre la condition d'immanence. Demandons alors pourquoi
il vaut mieux en définitive penser que ne pas penser. La réponse
deleuzienne est que penser est plus intense. On soupèsera avec
prudence l'objection qui vient ici à l'esprit: certes, c'est dans
l'expérience que nous apprenons la supériorité intensive des affects
86
- entendons: de la rencontre de l'hétérogène ou du dehors par
laquelle toute l'affectivité se trouve ébranlée et redistribuée - sur
les affections ordinaires, mais ne serait-ce pas encore, sous
l'apparence d'un énoncé ultime, un critère extérieur de jugement, la
réintroduction déguisée d'une valeur transcendante -l'intensitésignant ainsi l'échec du programme d'évaluation immanente? En
dernier ressort, l'intensité est un critère immanent parce que l'autoaffirmation de nos facultés coïncide avec l'affirmation du nouveau,
de l'issue, de l'affect, et par là détermine l'intensité - quelles que
soient les terreurs qui l'accompagnent - comme joie.
*** Dès lors, Deleuze peut appeler plus spécialement vie ou vitalité
non pas la multiplicité des formes de vie, mais celle parmi ces formes
où la vie -l'exercice même de nos facultés - se veut elle-même:
forme paradoxale, à vrai dire plus proche de l'informe. Là encore,
nous reconnaissons une inspiration nietzschéenne, et nous devons
réaffirmer, quoique d'une autre façon, l'absence chez Deleuze d'un
concept de vie ou de vitalité en général: d'une part parce que la vie
telle qu'il la conçoit est toujours et inséparablement vie non
organique (ou encore non personnelle - cf. LS, 177 ; D, 61 ; etc.),
d'autre part parce que le propre de la vitalité non organique étant sa
créativité et par conséquent son imprévisibilité (certainement pas un
trésor naturel ou originaire qu'il suffirait cl' extérioriser), on
chercherait en vain sa forme standard (même si rien n'empêche de
poser à la vitalité non-organique en singeant péniblement, tristement,
l'image qu'en donne inévitablement Deleuze, elle qui est pourtant
« sans image» ; tout comme il est possible de vénérer le rhizome
sans l'ombre d'une inspiration rhizomatique). Vie non-organique:
l'expression, qui vient de Worringer (MP, 619-624; FS-LS, 34 et
82 ; lM, 75-82), est surdéterminée par le concept de «corps sans
organes» issu d'Artaud (FB-LS, 33-34 ; CC, 164) et par la pensée de
Bergson (IT, 109). Attardons-nous ici sur ce qui ressort de Bergson:
«la vie comme mouvement s'aliène dans la forme matérielle qu'elle
suscite» (S, 108), la vie est création mais le vivant est clôture et
reproduction, de sorte que l'élan vital - comme la durée - se
dissocie à chaque instant en deux mouvements, l'un d'actualisationdifférenciation dans une espèce ou une forme organique, l'autre par
lequel il se reprend comme totalité virtuelle toujours ouverte à
87
chacune de ses différenciations; ainsi, « ce n'est pas le tout qui se
ferme à la manière d'un organisme, c'est l'organisme qui s'ouvre sur
un tout, et à la manière de ce tout virtuel» (B, 110). C'est par
conséquent en refusant de circonscrire la vie dans les limites du
vivant formé, et ainsi de définir la vie par l'organisation, que la
tendance évolutive ou créatrice qui traverse le vivant peut être
pensée, au-delà de l'alternative insatisfaisante du mécanisme et du
finalisme. Ce refus conduit, bien entendu, soit à se donner la vie sous
la forme d'un principe distinct de la matière, soit à concevoir la
matière même comme vie, non pas - on l'aura compris - en y
logeant des âmes directrices, ce qui témoignerait seulement de
l'incapacité à sortir de l'image de la vie comme organisation ou
comme subjectivité constituée, mais en appelant vie l'activité
créatrice anonyme de la matière, qui, à un moment donné de son
évolution, se fait organisation: cette seconde voie aboutit à la
conception d'une vitalité foncièrement inorganique. Il n'y a pas là de
fantaisie terminologique, encore moins - sauf à se dérober au
raisonnement logique et à se laisser inquiéter par les préventions de
la doxa - de fantasmagorie mystique; cette redéfinition de la vie a
pour enjeu, redisons-le, de penser en quoi le vivant formé est en
excès sur sa propre organisation, en quoi l'évolution le traverse et le
déborde (sa logique ne peut que contester et concurrencer celle du
darwinisme - on comprend que Deleuze, dans son étude du devenir,
ait particulièrement médité les cas de mutualisme ou de co-évolution,
trèfle et bourdon, guêpe et orchidée, pour lesquels la théorie de
l'évolution ne fournit pas d'explication satisfaisante: cf. MP, 17).
Enfin, si la vie doit se concevoir en-deçà de l'organisation, comme
pure création de la nature, il n'y a pas à soupçonner la moindre
métaphore dans son invocation au-delà - vie psychique et création
de pensée. En effet, tout processus relève de la vie non-organique,
pour autant qu'il ne reconduit pas à une forme constituée mais s'en
échappe, et n'en esquisse une nouvelle que pour filer déjà ailleurs,
vers d'autres esquisses: ce qu'on appelle ici« vie» ne dépend pas de
la nature des éléments (formation matérielle, psychique, artistique,
etc.), mais du rapport de déterritorialisation mutuelle qui les entraîne
vers des seuils inédits (l'organisation, par exemple, est un seuil
franchi par la matière - soit dit pour simplifier à J'extrême; et dans
88
le rapport de la guêpe et de l'orchidée, on considérera la vie nonorganique du « bloc de devenir» qui emporte leurs deux formes de
vie organisée, les entrelace l'une à l'autre jusqu'à franchir un seuil
d'existence où elles se présupposent mutuellement). La vie nonorganique est un exemple typique de concept deleuzien, irréductible
à l'assignation d'un domaine propre, susceptible par conséquent d'un
usage littéral quel que soit le domaine abordé, et d'un usage
« transversal» qui combine dans une égale littéralité une multiplicité
de domaines quelconques, si hétérogènes soient-ils. Par là, nous
approchons: de la conception deleuzo-guattarienne de la nature, qui
ne reconnaît plus la coupure du naturel et de l'artificiel; du concept
de plan d'immanence; enfin, naturellement, de l'expérience du corps
pensée sous la condition du rapport à un corps sans organes.
Virtuel
* « Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le
virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel ... Le virtuel
doit même être défini comme une stricte partie de l'objet réel
- comme si l'objet avait une de ses parties dans le virtuel, et y
plongeait comme dans une dimension objective. » (DR, 269)
** Pourquoi la pensée de Deleuze invoque-t-elle le virtuel? Le
virtuel est l'insistance de ce qui n'est pas donné. Seul l'actuel est
donné, y compris sous la forme du possible, c'est-à-dire de
l'alternative comme loi de division du réel qui assigne d'emblée mon
expérience à un certain champ de possibles. Mais que le virtuel ne
soit pas donné ne veut pas dire qu'il le soit ailleurs ou pour un autre :
tel serait l'autre sens du possible comme monde exprimé par autrui,
c'est-à-dire comme point de vue - perceptif, intellectuel, vitaldifférent du mien; ou encore le possible sous la forme transcendante
du nécessaire ou d'un point de vue ubiquitaire totalisant, qu'on se le
représente occupé par un Dieu contemplant l'infini actuel des vérités
éternelles, à la manière du rationalisme classique, ou comme manque
perpétuel et absence, à la manière structuraliste. Qu'il y ait du virtuel
signifie donc d'abord que tout n'est pas donné, ni donnable. Cela
signifie ensuite que tout ce qui arrive ne peut provenir que du monde
- clause d'immanence, et de croyance correspondante (croire à ce
89
monde-ci «comme à l'impossible », c'est-à-dire à ses potentialités
créatrices ou à la création de possibles: fT, 221 ; QPh, 72). Le
recours à cette catégorie ne s'explique donc pas par on ne sait quelle
tentation spiritualiste d'un outre-monde ou d'un Ciel déguisé: le
contresens élémentaire sur le virtuel consiste en effet à y voir une
actualité d'un autre type, donc à le confondre avec ce dont il se
démarque par définition -la transcendance. Il s'explique par
l'effort de doter la philosophie d'un outillage logique capable de
donner consistance à l'idée d'immanence.
*** C'est pourquoi il ne faut pas aborder le virtuel à partir du seul
processus d'actualisation: le lecteur serait tenté de l'interpréter
comme un état primitif du réel d'où dérive le donné. Et quand bien
même le mode d'exposition du ch. V de Différence et répétition
favoriserait cette impression, contradictoire pourtant avec sa thèse la
plus explicite (contrairement à Mille plateaux qui reprendra le thème
embryologique en rapport avec la question de l'expérience réelle, et
affirmera avec plus de netteté la contemporanéité de l'œuf avec tous
les âges de la vie - cf. 202-203 et ici même, infra), il reste que le
virtuel est introduit dès le ch. II, dans la perspective explicite d'une
pensée de l'expérience, c'est-à-dire du donné (DR, 128-140). S'il n'y
a pas d'expérience du virtuel comme tel, puisqu'il n'est pas donné et
n'a pas d'existence psychologique, en revanche une philosophie
critique qui se refuse à « décalquer» la forme du transcendantal sur
celle de l'empirique, et par là à assigner au donné la forme d'un déjàdonné comme structure universelle de l'expérience possible, rendra
justice au donné en constituant le réel d'une part actuelle et d'une
part virtuelle. C'est en ce sens qu'il n'y a de réel - c'est-à-dire de
rencontre et non seulement d'objet d'avance reconnu comme
possible - qu'en voie d'actualisation; et que si le virtuel pour luimême n'est pas donné, en revanche le donné pur, sur le plan
d'immanence de l'expérience réelle, est en prise sur lui, l'implique
intimement. Et c'est pourquoi le processus d'actualisation est
logiquement inséparable du mouvement inverse de cristallisation qui
restitue au donné sa part irréductible de virtualité.
Si nous demandons maintenant en vertu de quoi le tout du monde
n'est ni donné ni donnable, la réponse est dans la réfutation du statut
pseudo-originaire du possible: l'histoire du monde, comme celle
90
d'une vie, est marquée par des redistributions - ou événements qui pluralisent le champ de possibles, ou plutôt le démultiplient en
champs incompossibles les uns avec les autres. Ces redistributions
sont certainement datables, mais ne peu vent s'aligner dans la
continuité d'un présent permanent, cœxtensif au temps du
monde (sur le sens nouveau de la date, cf. P, 51-52). Il n'y a pas de
sens à les dire successives: seules le sont les effectuations spatiotemporelles (ou états de choses) lorsqu'on les considère abstraitement, à partir d'une « dimension supplémentaire» par rapport à
celles de l'expérience, c'est-à-dire en les séparant du champ de
possibles déterminé auquel elles se rattachent, en omettant leur part
virtuelle pour les traiter comme de pures actualités. Le caractère
dérivé du champ de possibles entraîne l'affirmation d'une temporalité multiple, d'un temps multidimensionnel -la révélation d'une
réalité non-chronologique du temps, plus profonde que la chronologie (voir «Cristal de temps »). C'est mettre l'extériorité dans le
temps; mais le dehors du temps n'est plus la supra-historicité de
l'éternel, même sous la forme apparemment immanentiste de
l'herméneutique, qui maintient au moins la continuité d'une
conscience humaine et, par conséquent, d'un sens commun; il est
devenu intérieur au temps, le séparant multiplement d'avec soi. Le
tout ne peut donc être pensé qu'au moyen. d'une synthèse des
dimensions hétérogènes du temps, d'où le sens fondamentalement
temporel du virtuel. C'est cette synthèse que nous fait voir le
« cristal» ; c'est elle, en d'autres termes, qui en jeu dans tout
devenir.
------
AŒ
B
cc
D
DR
E
ES
FB-LS
ID
lM
lT
Kplm
LS
MP
N
NPh
QPh
P
PS
PSM
92
Références et abréviations
Capitalisme et schizophrénie, t. 1 " L'anti-Œdipe, avec
Félix Guattari, Minuit, 1972 ; rééd. augmentée, 1973.
Le bergsonisme, PUF, 1966.
Critique et clinique, Minuit, 1993.
Dialogues, avec Claire Pamet, Flammarion, 1977 ; rééd.
augmentée, Champs, 1996.
Différence et répétition, PUF, 1968.
L'épuisé, in Samuel Beckett, Quad et autres pièces pour
la télévision, Minuit, 1992.
Empirisme et subjectivité, PUF, 1953.
Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence,
1981, en 2 vol.'; rééd. Le Seuil, 2002.
L'île déserte et autres textes, Minuit, 2002.
Cinéma 1. L'image-mouvement, Minuit, 1983.
Cinéma 2. L'image-temps, Minuit, 1985.
Kafka. Pour une littérature mineure, avec Félix
Guattari, Minuit, 1975.
Logique du sens, Minuit, 1969.
Capitalisme et schizophrénie, t. 2 " Mille plateaux, avec
Félix Guattari, Minuit, 1980.
Nietzsche, PUF, 1965.
Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962.
Qu'est-ce que la philosophie ?, avec Félix Guattari,
Minuit, 1991.
Pourparlers, Minuit, 1990.
Proust et les signes, PUF, 1964. Nous citons la réédition
augmentée de 1970.
Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967.
PV
SPE
SPP
Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet,
Minuit, 1988.
Spinoza et le problème de l'expression, Minuit, 1968.
Spinoza. Philosophie pratique, Minuit, 1981.
• Politique et psychanalyse (avec F. Guattari), Des
mots perdus, 1977.
• Le pli, Minuit, 1988.
• «L'immanence: une vie », in Philosophie, nO 47,
Minuit, 1995.
• Cours partiellement disponibles en transcription sur
le site de R. Pinhas (www.webdeleuze.com). en
emegistrement à la BNF.
• L'abécédaire de Gilles Deleuze, 3 cassettes, éd.
Montparnasse, Arte Vidéo, 1997.
Autres concepts évoqués
Bloc d'enfance: 6 ; 23
Carte, cartographie: 21-23 ; 40; 45; 73; 77
Clichés, schèmes sensori-moteurs : 22 ; 24-25 ; 44 ; 55-57 ; 60 ; 69
Clinique: 15; 21 ; 29 ; 35; 45; 54 ; 56; 60; 64 ; 73; 81
Code et axiomatique: 7 ; 19; 27-28 : 30 ; 56
Concept: 3-5 ; 38 ; 58 ; 65 ; 67; 69-70; 75
Contemplation, contraction, habitude: 18 ; 28
Dehors, extériorité: 9 ; 12; 38 ; 40 ; 42 ; 45 ; 47 ; 50 ; 52n. ; 58 ; 69 ;
75; 86; 91
Différence interne: 12 ; 36 ; 52n. ; 65 ; 79
Dramatisation: 43
Évaluation immanente: 86
Heccéité : 8 ; 10 ; 53 ; 54 ; 6.l ; 77
Image-mouvement: 21 ; 24 ; 62
Littéralité: 3 ; 25-26 ; 30 ; 32 ; 89
Logique de l'irrationnel: 20; 58-59 ; 68-70; 74; 81
Machine abstraite: 7 ; 9 ; 30 ; 49
Moléculaire et molaire: 7 ; 31 ; 54
Personnages conceptuels: 58 ; 62 ; 68 .
Perversion: 42-43 ; 64
Strate: 7 ; 80
Transversalité: 8 ; 44-45 ; 89
Confrontation à d'autresformes
de pensée contemporaines
Badiou (Alain) : 16n. ; 52n. ; 83
Derrida (Jacques) : 14; 42
Foucault (Michel) : 10 ; 27 ; 57 ; 64
Freud (Sigmund) et la psychanalyse: 20 ; 25 ; 43 ; 71
Heidegger (Martin) : 10 ; 13-14; 35n. ; 38-39; 82
Herméneutique: 91
Husserl (Edmund) et la phénoménologie: 10; 13-14; 16; 18; 35 ;
38-39 ; 61 ; 63 ; 65-66 ; 71
Klein (Mélanie) : 48 ; 53
Marxisme: 50
Positivisme logique: 37 ; 70 ; 80
Structuralisme: 45 ; 89
Sommaire
Agencement ............................................................................ 6
Aiôn ...................................................................................... 10
Complication ........................................................................ 13
Corps sans organes (CsO) .................................................... 15
Coupure-flux (ou synthèse passive, ou contemplation) ....... 17
Cristal de temps (ou d'inconscient) ...................................... 19
Déterritorialisation (et territoire) .......................................... 27
Devenir ................................................................................. 29
Distribution nomade (ou espace lisse) ................................. 31
Empirisme transcendantal .................................................... 33
Événement ............................................................................ 36
Ligne de fuite (et mineur-majeur) ........................................ 40
Machine de guerre ................................................................ 46
Machines désirantes ... , ......................................................... 48
Multiplicités ......................................................................... 51
Plan d'immanence (et chaos) .............. :; ................................ 54
Problème ............................................................................... 66
Rhizome ................................................................................ 71
Ritournelle (différence et répétition) .................................... 74
Singularités pré-individuelles ............................................... 76
Synthèse disjonctive (ou disjonction incluse) ...................... 78
Univocité de l'être ................................................................ 81
Vie (ou vitalité) non-organique ............................................ 84
Virtuel ................................................................................... 89
28
Aubin Imprimeur
Achevé d'imprimer en octobre 2003
L1GUGÉ, POITIERS
Dépôt légal octobre 2003 / Imprimé en France
CH7303 rJ
3OOrt1
07/04 19-110-00 GSC ~
N° d'impression L 65922
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