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LE PROFESSEUR RACHID BOUDJEMAA
“Il n'y a aucune trajectoire possible”
Le professeur en économie, Rachid Boudjemaâ, a impressionné, hier, à Béjaïa. L’invité du bureau communal du
parti Front de l’avenir a subjugué le public nombreux. La petite salle du théâtre régional de la ville s’est révélée
exiguë pour contenir tout son monde. Alors qu’il aurait pu aisément assurer tout seul, il a préféré se faire
accompagner de son ami, le Pr Bouyahiaoui, un expert qui a fait la Business School Of London où il a obtenu un
PHD, puis devenu expert boursier à Wall Street pendant 10 ans. Le Pr Boudjemaâ, auteur de nombreux
ouvrages, spécialiste du développement économique, de la mondialisation et du développement durable, a
rendu accessibles au public l’économie et ses concepts complexes. Même si lors des débats, certains avaient
parlé de crise économique, lui, a tenu à rectifier et à clarifier les choses en affirmant notamment que “dire qu’il
y a crise économique, cela suppose qu’il y a une économie. Je n’ai jamais dit cela. On parle d’une crise par
rapport à un État. Et quand on applique les concepts sur un corps, qui n’a pas d’identité, non identifié, ça ne
marche pas. Sur le plan scientifique, ça ne peut pas tenir”.
En période de vaches grasses, personne ne s’est interrogé, ajoutera-t-il. “On commence à le faire tout
récemment, soit depuis le début de la période des vaches maigres.” Il dit néanmoins qu’il craint que la facture
sociale soit douloureuse. Et en ce moment, tous les coups sont permis. Bien qu’il soit l’auteur d’un ouvrage de
plus de 900 pages, “Économie de développement en Algérie” (1962-2010), une tâche qui l’a littéralement “mis
à genoux” tellement il s’était investi.
Pourtant, il avoue son impuissance et affirme qu’il ne peut plus avancer car il n’a plus les moyens de
vérification. En tant que scientifique, il explique qu’aujourd’hui, il n’y a aucune trajectoire possible. Pour
préparer son exposé, il a eu à interroger tous les classiques de la science sociale, l’économie mais aussi la
philosophie, pour expliquer, dans le menu détail, la crise qui secoue présentement l’Algérie après la chute des
prix des hydrocarbures. Et c’est chez Antonio Gramsci, un philosophe d’une grande fertilité, théoricien marxiste
et homme politique italien (1891-1937) et l'un des fondateurs du Parti communiste italien, qu’il a trouvé la
réponse, notamment son concept sur la crise qu’il avait eu à développer dans ses cahiers de prison. Et qui
semble s’appliquer parfaitement à la situation du pays et s’employer à tous les espaces. “La crise consiste
justement dans le fait que l’ancien régime meurt (ou ne veut pas mourir, Ndlr) et le nouveau ne peut pas
naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.”
Le professeur explique que l’Algérie n’est plus socialiste depuis plus de trente ans, en témoignent les réformes
engagées, les privatisations, la loi sur la monnaie et le crédit ; il faut dire que le libéralisme s’impose à tout le
monde, énumérera-t-il. Et le secteur privé participe, producteur de richesse, ajoutera-t-il, grandement à
l’économie hors hydrocarbures. Mais lorsqu’on observe l’Algérie, elle n’est pas, non plus, libérale. L’État
intervient dans la vie économique. Finalement, lâchera-t-il, l’Algérie n’est ni socialiste ni libérale. Ce contexte,
on peut le qualifier dans le sens de Gramsci. Explication : “Il y a crise dans un pays lorsqu’un système tarde à
mourir et celui qui doit naître tarde à arriver. Durant cet interrègne, les monstres peuvent émerger et
susceptibles de ressurgir ; elle est sans trajectoire dans les deux mondes.” D’autant qu’il arrive que l’État ou le
pouvoir politique siffle la fin de la récréation et retour à la case départ. Le secteur privé est opposé au secteur
public lorsque celui-ci est déficitaire. Et vice-versa lorsque le secteur privé s’autonomise un peu trop au goût
des décideurs. “On ne peut objectivement le décrypter”, a conclu Rachid Boudjemaâ dont l’une des citations
phares d’Antonio Gramsci s’applique parfaitement. Durant les deux heures de débat, il avait semblé pessimiste
par l’intelligence, mais optimiste par la volonté.
Moussa Ouyougoute