Première Partie : le sens des concepts d`a priori, d`a

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Première Partie :
le sens des concepts d'a priori, d'a posteriori, de pur et de non
pur, et leur fonction dans l'architecture interne du système
wolffien.
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Première section.
Présentation des caractères généraux de la philosophie wolffienne
1- La philosophie comme science systématique ordonnée.
a) La place de Wolff dans la philosophie moderne.
Il importe à l'historien de la philosophie de toujours accorder beaucoup d'attention aux
démarches initiales d'un auteur pour s'efforcer de bien le comprendre, car ces matrices
commandent en général tout son développement ultérieur, déterminent ses principes
directeurs comme elles annoncent ses conclusions. Ainsi, lorsqu'on aborde l'œuvre carrefour
de Christian Wolff, qui, pour M. Puech, n'est rien moins que "la pièce centrale de la
compréhension du XVIIIème siècle en Allemagne1", ces démarches initiales se perçoivent de
fait assez facilement à travers les premières impressions que l'on peut en retirer.
Tout d'abord, l'ampleur de l'œuvre n'a rien à envier à celle de Leibniz, le corps des traités
formant un ensemble imposant, confortant l'autorité du maître en philosophie qu'était Wolff.
L'ouvrage de Wolff était très renommé en son temps dans toute l'Europe, salué en France par
les encyclopédistes, quelque peu jalousé par Voltaire, et traduit dans cette langue par des
disciples comme J. Deschamps. L'ambition d'épuiser le savoir humain de son temps se dégage
nettement de cet ensemble, qui est un trait caractéristique d'une période optimiste la raison
humaine part à la conquête du monde matériel et se fait sienne l'idée de perfectibilité. Les
auteurs germaniques antérieurs à Wolff étaient encore centrés sur le "savoir révélé de Dieu"
(Gottesgelahrteit), si bien que Wolff, en axant davantage sa discipline comme "savoir du
monde" (Weltweisheit2), contribue pour une grande part à laïciser le langage philosophique
allemand. Même si le monde (die Welt) est tenu par lui comme un artefact divin dont la
perfection est le miroir3, s'il considère le corps humain lui-même comme un "petit monde"
(kleine Welt) reflétant l'intelligence divine4, et si la raison métaphysique est toujours apte à
remonter jusqu'à Dieu comme raison suffisante du monde, il reste que l'ordre de la raison
humaine y installe résolument ses ambitions propres. Pour Wolff, le savoir philosophique, par
son caractère ordonné et organisé, est synonyme de savoir scientifique5 et doit presque
totaliser le savoir humain, le récapituler. Wolff, de cette façon, renouvelle de fond en comble
1 M. Puech, Kant et la causalité, étude sur la formation du système critique, Vrin, Paris, 1990, p. 75.
2 Cf. H. W. Arndt, "Christian Wolff Philosophie als Weltweisheit”, in Wolffiana II-1, Christian Wolff und die
europäische Aufklärung, Teil 1, Olms, Hildesheim, 2007, pp. 41-54.
3 Ch. Wolff, DM, § 1045 : "Le monde représente la perfection de Dieu comme dans un miroir. (…) Dieu a fait le
Monde en vue de révéler sa magnificence." Nous citerons l’édition des œuvres complètes de Christian Wolff
dans Gesammelte Werke (noté GW), Georg Olms, Hildesheim, depuis 1962, sous la direction de Jean Ecole, H.
W. Arndt, CH. A Corr, J. E. Hoffmann et M. Thomann. Les abréviations des œuvres correspondent aux titres
cités au début.
4 DT, § 37. Voir aussi, § 32 : "Notre corps est comme le monde entier un miroir de la sagesse et de la raison de
Dieu."
5 DP, p. 89 : "La philosophie est la science des possibles." voir aussi Ch. III, §87, p. 128 : "La philosophie est
une science."
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la nature du discours philosophique lui-même en y intégrant les concepts spécifiques de la
science moderne (il intègre par exemple la Cosmologie générale dans la métaphysique). Ces
concepts non seulement changent de sens par rapport à leur source d'origine, en cessant d'être
des concepts simplement opératoires dans telle ou telle démarche de recherche encore plus ou
moins tâtonnante, en devenant plus dogmatiques en faisant corps avec le discours
philosophique général, mais ils changent aussi la teneur et la nature du discours philosophique
lui-même, en lui attribuant le rôle nouveau d'une spéculation systématique universelle
"exprimant" et mettant en ordre les concepts issus de la pratique scientifique (les concepts de
la physique de Newton, comme l'attraction et l'inertie par exemple, qu'il essaie d'harmoniser
avec la dynamique leibnizienne6), avec pour but de les fonder en raison par les seuls critères
de la nécessité logique.
La place de Wolff dans l'histoire de l'université allemande est ainsi tributaire de cette
méthode, et engage clairement tout le projet des "Lumières allemandes". Au début du
XVIIIème siècle, les universités ont des disciplines encore très fortement hiérarchisées par
rapport à des états légués par la tradition, états qui reflètent la hiérarchie "verticale" des
facultés intellectuelles en fonction de leurs objets de connaissance respectifs. Il est évident
que la théologie, connaissance de Dieu, est alors un état supérieur à tout autre, y compris à la
philosophie et aux recherches physiques, puisque son objet lui-même est d'une supériorité
infinie par rapport à tout autre objet. Or Wolff, à la suite de Descartes, par l'exigence d'une
méthode unique de connaissance pour toute forme de discipline, méthode philosophique,
certes, mais universelle et confondant ses concepts avec ceux des sciences, inaugure un
bouleversement considérable dans cette hiérarchie traditionnelle en Allemagne. Wolff
distingue encore les champs du savoir par leurs objets, bien sûr, mais d'abord et avant tout en
fonction des types d'activité de connaissance (historique, philosophique et mathématique). Par
ces distinctions, il inaugure un mouvement de dissolution progressive de la hiérarchie
traditionnelle et révèle la science comme champ d'activité autonome, distingué
horizontalement et non plus verticalement des autres activités, au point d'en venir à contester
ouvertement, comme nous allons le voir, la supériorité de la théologie sur la philosophie.
C'est en ce sens précis que l'on peut parler d'une laïcisation de la pensée universitaire par
Wolff. Bien évidemment, il ne donne encore qu'une impulsion de départ à ce mouvement,
poursuivi ensuite par Kant7, et qui perdurera durant tout le XIXème siècle8 pour inspirer le
6 Cf. EMU, tome II (GW II-30), Elementa Mechanicae, cum statica, Hydrostaticam, Aërometriam, atque
Hydraulicam complectitur (1733), ch. I, déf. 4 notamment pour la force de gravitation. Voir, pour l’inertie, CG,
1737, Olms, 1964, GW II-4, § 316, p. 236. Il avait déjà écrit sur ce thème, en 1726, Principia dynamica, in
MMP, XXXVI, pp. 151-166. Voir Anne-Lise Rey, "Leibniz et Newton dans Wolff : un précurseur pour les
Lumières européennes ?" in Christian Wolff et la pensée encyclopédique européenne, Lumières, n°12, 2008,
presses universitaires de Bordeaux, pp. 125-136.
7 Cf. Kant : Conflit des facultés, 1798, AK VII, pp. 5-116, trad. franç. Gibelin, Vrin, Paris, 1973.
8 Cf. R. Stichweh, trad. franç. Fabienne Blaise, Etudes sur la genèse du système scientifique moderne, presses
universitaires de Lille, p. 37 : "On tient pour dépassé de parler de facultés supérieures et d’une faculté inférieure,
si bien qu’Ernst Brandes à cette époque curateur de facto à l’Université de Göttingen -- peut écrire en 1802 :
"Aucune tête pensante n’emploiera plus sérieusement ces noms."
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modèle de l'université européenne actuelle. On peut même aller jusqu'à dire que Wolff freine
paradoxalement la vitesse de cette dissolution par le mode d'exposition spécifique de sa
pensée, cette fameuse "philosophie des manuels" qu'il engage par le biais de la tradition
d'enseignement qu'il fonde, ouvrages qui exposent systématiquement et dogmatiquement la
pensée scientifique, l'immobilisant en un sens dans le souci de classification, d'accumulation,
et ne la mettant pas dans une posture de recherche ouverte et critique9.
b) La méthode de Wolff dans l'organisation du savoir.
Mais quelle est donc cette méthode philosophique dont le philosophe se prévaut ? Wolff,
pour systématiser le savoir philosophique, commence, dans le Discours préliminaire, par
distinguer trois genres d'étant qui seront les objets principaux de cette méthode :
Les étants que nous connaissons sont Dieu, les âmes humaines et les corps, ou choses matérielles10 (…) Ce qui,
en nous, est conscient de soi-même se nomme l'âme ; les autres choses, étendues, différant les unes des autres
par la figure et la grandeur, que nous intuitionnons (sic) hors de nous s'appellent les corps. (…) Et dès que nous
jugeons que les corps et les âmes humaines ne sont pas des étants par soi [a se], c'est-à-dire des [choses] naissant
et persévérant par leur propre vertu, nous admettons également un Auteur tant des corps que des âmes, par la
vertu duquel l'un et l'autre genre d'étants ont été produits. Et cet Auteur des choses, dont nous accordons qu'elles
existent, nous l'appelons Dieu11.
Il déduit ensuite de ces trois objets (Dieu, l'âme, les corps) les trois sciences
correspondantes. La théologie naturelle traitera de Dieu, la psychologie traitera des âmes, et la
cosmologie générale s'occupera des corps. Toutes les autres disciplines particulières se
déduiront ensuite de la considération de Dieu, de l'âme ou du monde matériel sous un angle
plus particulier. Par exemple, l'âme comme faculté de connaître entraînera l'existence de la
logique ; comme faculté de désirer, elle sera l'objet de la philosophie pratique.
L'existence de ces multiples disciplines pose, il est vrai, de délicats problèmes
d'organisation et d'ordre, souci constant de Wolff, car conditionnant la rigueur scientifique de
l'ensemble12. En effet, il y a deux manières d'ordonner les disciplines entre elles et d'en
enchaîner l'enseignement : soit en partant du principe d'une exposition didactique seulement
(ordre de l'étude) ; soit en partant de l'exigence de fondation rationnelle (ordre de la
démonstration). A ces deux exigences correspondront une place différente des disciplines les
unes par rapport aux autres, et l'on commencera autrement leur enseignement. Il est clair que
l'ordre de l'étude didactique (ordo studendi) exigera de commencer par la Logique, art de
9 Cf. Stichweh, ibid. , p. 19 : "La science du manuel justement parce qu’elle n’est pas une science de recherche
s’accorde bien, à vrai dire, avec la science des classifications. Elle correspond en général à une ou plusieurs
rubriques des classifications suggérées et engrange, comme elles, une masse de savoir ordonnée et statique, qui
n’est elle-même aucunement critique. Cela révèle que la science du dix-huitième siècle ne connaît la discipline
que comme lieu de sédimentation du savoir assuré, et pas encore comme foyer des efforts réels d’une
communauté fondée sur la discipline, unie par une problématique commune."
10 On aura aisément remarqué que cette partition deviendra chez Kant le contenu des Idées de la raison.
11 DP, ch.III, §55, p.111.
12 DP, ch. III, § 87 : "il faut scrupuleusement garder l’ordre selon lequel la première place appartient qui
procurent aux autres leurs principes…"
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raisonner juste et vrai, condition nécessaire du bon usage de la raison dans les autres
matières13. Par contre, l'ordre de la démonstration (ordo demonstrandi) exigera de commencer
plutôt par l'ontologie et la psychologie expérimentale, qui établiront les concepts premiers
dont se sert la philosophie14. Wolff précise d'ailleurs que l'on ne peut traiter la philosophie
avec les deux modes en même temps, et finit par préférer l'ordre didactique comme étant plus
conforme aux nécessités de la formation philosophique15.
c) L'exigence wolffienne de la logique.
Le langage ainsi ordonné, tel qu'il est utilisé par Wolff, est tout à fait frappant. Le
XVIIème siècle l'a préparé, sous l'impulsion décisive de Descartes, à titre de règle
intellectuelle (more geometrico demonstrata16) revendiquant toujours plus d'autonomie par
rapport à la disputatio scolastique et surtout par rapport à la syllogistique formelle
d'Aristote17. Le statut de ce nouveau langage méthodique, exploré notamment par Spinoza,
sera définitivement établi et confirmé par Leibniz. Wolff, pour sa part, va tenter de
l'appliquer18, faisant de lui, en quelque sorte, le "patrimoine" de la pensée allemande du
XVIIIème siècle. Il déclare, dès le traité sur les Aërometriae Elementa de 1709, qu' "en ce qui
concerne la méthode après laquelle je pense qu'on doit traiter toute la la philosophie et même
la physique, je reconnais qu'aucune d'autre ne convient comme la méthode des géomètres aux
sciences19." C'est bien en effet la grammaire du géomètre qui se déploiera sous nos yeux,
13 DP, ch. III, §88 : "Si tu es résolu à te mettre avec profit au service de la philosophie, il te faut traiter la Logique
en tout premier lieu. En effet, la logique enseigne les règles par lesquelles la faculté de connaître est dirigée dans
la connaissance de la vérité."
14 DP, ch.III, §90 : "S’il faut, en Logique, tout démontrer rigoureusement en apportant les raisons authentiques, il
faut disposer la Logique après l’Ontologie et la Psychologie. En effet, elle tire ses principes de l’Ontologie et de
la psychologie."
15 DP, ch. III, §91 : "On ne peut satisfaire à l’une et à l’autre méthode. (…) Nous avons donc préféré que la
méthode de l’étude l’emporte sur la méthode de la démonstration."
16 Cf. H. W. Arndt, Methodo scientifica pertractatum. Mos geometricus und Kalkülbegriff in der philosophischen
Theorienbildung des 17. und 18. Jahrhunderts, Walter de Gruyter, Berlin, 1971.
17 "(…) il demeure une opposition fondamentale entre la procédure de la disputatio médiévale et le paradigme
d’une logique algorithmique. La conception d’un calcul logique marque la rupture la plus radicale, opérée dans
l’esprit du mécanisme, entre deux modes discursifs incompatibles (…)." H. H. Knecht, La logique de Leibniz ;
essai sur le rationalisme baroque, l’âge d’homme, Lausanne, 1981, p. 314.
18 Ce point commun entre Leibniz et Wolff ne doit pas pour autant laisser penser que Wolff ne ferait que
systématiser Leibniz en utilisant sa propre méthode. Tout d’abord Leibniz remarquait lui-même que Wolff ne
connaissait de lui que ce qu’il avait publié. Ensuite, il est évident que Wolff avait l’idée de son langage avant
même de correspondre avec Leibniz, et que les points de divergence doctrinale entre eux sont nombreux. De
surcroît, Wolf n’est pas allé aussi loin que Leibniz dans la formalisation algébrique de ce langage. Néanmoins, il
est permis d’affirmer que, par sa volonté de construire et d’appliquer ce langage méthodique, en réintégrant
notamment la forme syllogistique, Wolff se situe "dans la lignée" de Leibniz tout en se situant en retrait par
rapport à lui. Sur les recherches de Wolff en matière de logique formelle, on peut consulter l’ouvrage de
Francesco Barone, Logica formale nell’illuminismo tedesco, Filosofia VII, 2 (1956), pp.254-290. Sur l’influence
de Leibniz sur Wolff, voir J. Ecole, Wolff était-il leibnizien ? in Nouvelles études et nouveaux documents
iconographiques sur Wolff, Olms, Hildesheim, GW III-35, pp.131-151, ainsi l'article de S. Carboncini, "Nuovi
aspetti del rapporto tra Christian Wolff e Leibniz. Il caso della Monadologie", in Wolffiana I, Olms, Hildesheim,
2005, pp. 11-46.
19 AE, p. 10 (non paginé) : "Quod methodum attinet, qua universam Philosophiam, adeoque & Physicam
pertractandam esse judicio, non aliam, quam methodum Geometrarum scientiis convenire agnosco."
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