Pierre Duhem le physicien
et la recherche dune thermodynamique
rationnelle
S B
Università di Bologna
stefano.bordoni@gmail.com stefano.bordoni@unibo.it
Abstract
Duhem put forward the most original and most systematic reinterpreta-
tion of thermodynamics, which involved a bold upgrading of analytical
mechanics and a bold mathematical unication of physics and chemistry.
In , he put forward what he labelled the general equations of thermody-
namics, and between  and  his design of a generalized mechanics
based on thermodynamics was further developed: ordinary mechanics was
looked upon as a specic instance of a more general science. In , pure-
ly mechanical phenomena and chemical reactions represented the opposite
poles in Duhem’s Energetics. In  he published La théorie physique, son
objet, sa structure, the two volumes of Les origines de la statique, and the rst
part of Études sur Léonard de Vinci: ceux quil a lu et ceux qui l’ont lu. After
that he began to be considered an authoritative, even though controversial,
historian of science, and his likewise controversial researches in theoretical
physics were denitely overlooked. Only some decades after Duhem’s death,
the buried memory of his theoretical physics re-emerged and found new
implementations.
Les équations générales de Pierre Duhem
En , alors quil enseignait à l’Université de Lille, le physicien français
Pierre Duhem commença à esquisser un plan systématique de mathématisation
Revue des Questions Scientiques, ,  () : -

   
et généralisation de la thermodynamique. Il publia un essai dans les Annales
Scientiques de l’École Normale Supérieure, où il présenta ses « équations géné-
rales de la thermodynamique ». Il précisait que larticle scientique découlait
de son activité en tant que chargé de conférences à la Faculté de Sciences de
Lille. Il avait déjà publié une vingtaine darticles scientiques sur diérents
sujets: magnétisme, équilibres chimiques, solutions électrolytiques, capillarité...
En , il avait publié un livre sur les potentiels thermodynamiques et leurs
applications. En général, dans les textes de Duhem, les contenus physiques
sassortissaient danalyses historiques: cest l’une des caractéristiques durables
de sa pratique scientique.
Dans l’article mentionné ci-dessus, il faisait référence à l’histoire récente
de la thermodynamique. En dehors de Clausius, qui « avait déjà consacré un
Mémoire à un exposé systématique des équations de la ermodynamique »,
quatre scientiques étaient crédis par Duhem davoir eect « sur ce sujet
les plus importantes recherches »: Massieu, Gibbs, Helmholtz, et Arthur von
Oettingen. Si Massieu avait réussi à dériver la thermodynamique dune « fonc-
tion caractéristique et [de] ses dérivées partielles », Gibbs avait montré que les
fonctions de Massieu « pouvaient jouer le rôle de potentiels dans la détermina-
tion des états d’équilibre » dans un système physique et chimique. Si Helmholtz
avait mis en avant « des idées analogues », Oettingen avait donné « une exposi-
tion de la ermodynamique dune remarquable généralité ». Duhem ne p-
tendit pas quil aurait fait « mieux » que les scientiques cis, mais il pensait
quil y avait « intérêt à présenter lenchaînement analytique de la éorie méca-
nique de la chaleur », en faisant appel à des « méthodes très diérentes ». Daprès
le contexte théorique, il est clair que l’expression « théorie mécanique de la
chaleur » ne peut pas être interprétée dans le même sens que Maxwell et Boltz-
mann [Duhem , p. -].
. En , le physicien Octave Manville publia une reconstitution historique, mathématique
et conceptuelle des recherches de Duhem en physique théorique. En , Paul Brouzeng
publia une dissertation doctorale qui était une biographie scientique de Duhem. En
, Stanley Jaki publia une biographie/hagiographie détaillée. D’autres études ont été
mentionnées dans la Bibliographie à la n de cet article.
. En , le physicien germanophone Arthur von Oettingen, titulaire de la chaire de
physique à l’Université de Dorpat (aujourdhui Tartu, Estonie), entreprit un projet ambi-
tieux: la construction dune théorie mathématique, où les ux de travail mécanique et
de chaleur représentaient le point de départ dune double structure formelle à la fois
mécanique et thermique. Une vaste famille de « capacités » thermiques et mécaniques
émergeait. [Oettingen ; Kragh , p.  et  note ].
   

Lalliance entre la mécanique et de la thermodynamique conduisait à une
sorte de symétrie entre les quantis thermiques et mécaniques. Les n + fonc-
tions
R
a
,
Rb
, ...,
Rl
,
R
q
jouaient le rôle de capacités thermiques généralisées, et
le dernier terme nétait rien dautre que la capacité thermique ordinaire. Dans
le cadre de sa théorie généralisée, les fonctions énergie interne U et entropie S
étaient deux fonctions d’état du système. Selon Duhem, « la détermination
mécanique du système » exigeait dabord la spécication de la fonction
F
, puis
la déduction des forces généralisée A, B , ... , L et,
Θ
et ensuite des « coecients
caloriques » généralisés
R
a
,
Rb
, ...,
Rl
,
R
q
. Son vocabulaire oscillait librement
entre les pôles mécanique et thermique: le fait est que les deux séries de forces
généralisées et de coecients thermiques généralisés avaient un sens aussi bien
mécanique que thermique. Il pensait que, du point de vue formel, il avait
vraiment perfectionné le plan théorique qu’il avait déjà esquissé dans les années
: la dérivation des caractéristiques mécaniques et thermiques dun système
physique à partir du potentiel
F
et de la fonction
Θ
[Duhem , p.  et
].
* * *
En , Duhem publia, sous le titre très général de Commentaires aux
Principes de la ermodynamique, un long article scientique dans le Journal
de mathématiques pures et appliquées. C’était la première partie dune sorte de
trilogie dont la deuxième et la troisième parties auraient été accueillies par le
journal mathématique en  et  respectivement. Lensemble des trois
articles scientiques nétait rien de moins quun traité sur la thermodynamique.
Il sépara les quantis géométriques dautres quantités non géométriques comme
la température, une quantité « dont le rôle, au cours du présent travail », aurait
eu « une importance toute particulière ». En cohérence avec cette séparation, il
présenta deux séries de « coecients caloriques »
R
a
,
Rb
, ...,
Rl
et,
R
a
,
R
b
, ...,
R
l
. Les variables géométriques impliquaient le mouvement du système phy-
sique dans son ensemble, et les équations ordinaires de Lagrange pouvaient être
dérivées quand les coecients thermiques s’annulaient [Duhem , p. ,
-, , -, and -].
La mécanique-thermodynamique généralisée de Duhem devenait une
sorte de thermodynamique analytique, et la mécanique ordinaire pouvait être
. Paul Needham a récemment traduit le Commentaire de Duhem en anglais [Needham
(ed.) a].

   
considérée comme lun de ses développements spéciques. Le premier ensemble
d’équations correspondait aux équations de Lagrange pour la mécanique ration-
nelle et la dérivation semblait atteinte avec succès. Néanmoins, une question
se posait: est-ce que la dérivation pouvait être inversée ? En dautres termes,
sommes-nous sûrs que, quand la mécanique ordinaire est en jeu, tous les coef-
cients thermiques disparaissent ? À ce stade, Duhem ne pouvait pas répondre
de manière satisfaisante à la question, et il reconnut que dautres recherches
théoriques étaient nécessaires. À la n de larticle, Duhem reconnaissait que la
nature de la relation formelle entre la mécanique et la thermodynamique était
en attente d’une clarication complète [Duhem , p. ].
En , dans la troisième partie de son Commentaire, il étonna proba-
blement les lecteurs en raison de sa référence à une interprétation aristotéli-
cienne du mot « mouvement »: non seulement le mouvement était considéré
comme un processus cinématique, mais comme une transformation en général.
Il convient de citer tout le passage de Duhem:
« Nous prenons, dans ce Chapitre, le mot mouvement pour désigner non
seulement un changement de position dans lespace, mais encore un chan-
gement d’état quelconque, lors même qu’il ne serait accompagné d’aucun
déplacement. Ainsi, il y aurait mouvement si les variables que nous avons
désignées par a, b, …, l … variaient seules, les variables
a
,
b
, …,
l
gardant des valeurs xes. De la sorte, le mot mouvement s’oppose non pas
au mot repos, mais au mot équilibre. »
Ensuite, il ouvrit une autre voie: au lieu de partir des équations générales,
il prit en considération le cas de l’équilibre thermique (
dQ =0
), qui correspon-
dait à linstance mécanique spécique, et introduisit une perturbation, qui
représentait une source d’irréversibilité pour le système physique. Les nouvelles
fonctions dissipatives représentaient « les résistances passives que le système a à
surmonter ». Ces résistances dépendaient des variables généralisées
a
,
b
, …,
l
, leurs dérivés par rapport au temps, et le temps
t
même: du point de vue
mathématique, elles étaient « résistances » au sens mécanique habituel. Léqui-
libre thermique était perturbé par des actions qui étaient la généralisation du
frottement mécanique. Une fois de plus, pour sa thermodynamique généralisée,
Duhem choisit une généralisation du lexique mécanique traditionnel. Il était
en train de transformer le sens des concepts et des mots de la mécanique, an
de mettre en place une nouvelle physique généralisée qui prétendait avoir lam-
. Duhem a, p. .
   

pleur de la philosophie naturelle dAristote. Les résistances généralisées lui
permettaient de réinterpréter lentropie: aucune transformation dans les sys-
tèmes isolés ne pourrait « faire décroître l’entropie » dun système [Duhem
a, p. - et ].
Le concept de dissipation thermique dans les phénomènes naturels était
ainsi traduit en termes de dissipation mécanique. Le deuxième principe de la
thermodynamique avait donc reçu une interprétation mécanique, mais cette
interprétation était mécanique dans un sens à préciser avec soin. Comme je l’ai
déjà souligné, il ne s’agit pas ici dune explication ou d’une réduction des eets
thermodynamiques macroscopiques au moyen d’une mécanique microsco-
pique. Nous trouvons une réinterprétation mécanique macroscopique, liée à
une réinterprétation du mot « mouvement » dans une nouvelle perspective aris-
totélicienne.
À la n de la troisième partie de son Commentaire, Duhem avança quelques
« conclusions » générales, où il insérait son approche de la mécanique et de la
thermodynamique dans une perspective historique. Il décrivit deux voies dif-
férentes de la thermodynamique. D’une part, la plupart des pères fondateurs
de la thermodynamique avaient essayé de transformer la thermodynamique en
« une application de la Dynamique ». Ils avaient interprété la chaleur comme
« un mouvement très petit et très rapide des particules qui constituent les corps »,
et la température comme la « force vive moyenne » correspondant à ces motions.
D’autre part, dautres physiciens avaient essayé de fonder la thermodynamique
« sur des principes qui lui soient propres ». Ils avaient cherché « à rendre la
ermodynamique indépendante de toute hypothèse sur la nature de la cha-
leur », et n’avaient pas « essayé de l’établir… sur des théorèmes empruntés à la
Mécanique rationnelle ». Les premiers avaient réussi à interpréter avec succès
le premier principe, à savoir le principe de conservation de l’énergie, mais
navaient pas réussi à expliquer le second principe ou « principe de Carnot ». En
dépit de leurs « essais audacieux », Clausius, Boltzmann et Helmholtz n’avaient
pas réussi à dériver « le principe de Carnot… dune manière pleinement satis-
faisante des propositions de la Dynamique » [Duhem a, p. -].
Il exprima sa conance en la fertilité de sa troisième voie: la thermody-
namique comme une théorie de grande ampleur qui concernait les transfor-
mations matérielles en général. Sa conception pourrait être considérée comme
une réduction de la physique à la langue de la mécanique analytique, mais en
1 / 24 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !