STATUT DE LA PERSONNE ET DIGNITE HUMAINE : LE SOI CAPABLE 1. La crise de la personne et l’oubli du sens d’être Les incessantes violations des droits de l’homme, les nouvelles formes de la traite des humains, les situations nouvelles et inédites engendrées par les nouveaux pouvoirs de l’homme moderne, particulièrement celles qui touchent aux extrémités de l’humain ( la personne à naître et la personne en fin de vie), à son corps ou à sa vie ( violations des droits de l’homme, commercialisation et marchandisation du corps humain)1, et le développement des biotechnologies, dans la mesure où elles risquent de modifier la biosphère et l’être humain 2, posent des questions éthico-morales et socio-politiques qui interrogent la notion même de personne, et sollicitent inlassablement l’anthropologie philosophique, afin de répondre à la question cruciale de savoir si tous les humains sont des personnes, et méritent à ce titre le respect et la dignité dus à ce statut ? Or, la notion de personne elle-même connaît de nos jours un essor ambigu et se trouve dans une crise grave et profonde qui induit une remise en question des fondements pré éthiques et politiques du vivre-ensemble. Utilisée dans diverses domaines du savoir humain (en linguistique, en médecine, en droit, dans les études littéraires, etc), elle sert soit à légitimer les choix éthiques et les opinions scientifiques, soit à justifier des 1 . Les résultats de la génétique et des neurosciences engendrent en effet une nouvelle image de l'homme; le déplacement des frontières entres les espèces, pose à nouveaux frais la question du statut de la personne humaine; les problématiques en matière d'avortement, de cellules souches embryonnaires, de transplantation, de xénotransplantation, de fécondation in vitro, de manipulation génétique, d'euthanasie, de suicide assisté, d'acharnement thérapeutique, de rationnement de soins, d'expérimentation sur l'être humaine, de clonage.. .Les drames qu'induit la maladie d'Alzheimer posent la question du respect et de la dignité de la personne humaine. 2 On entend par biotechnologie l’ensemble des méthodes utilisant les données et les techniques de l’ingenerie et de la technologie, mettant en oeuve des organismes vivants ou des enzymes pour réaliser des transformations utiles dans les sciences de la vie. Comme le faisait remarquer Hans Jonas, ces innovations biotechnologiques ont une portée ontologique dans la mesure où elles mettent directement en cause l’être d l’homme. Nous nous trouvons aujourd’hui en face d’une possibilité d’artificialisation de la nature humaine, avec l’abolition de barrière entre les espèces (les xénogreffes), la disparition de l’individualité à travers les manipulations de l’immunité, l’inhibition du rejet de la greffe, ainsi que la modification de l’évolution avec les thérapies génétiques germinales. prises de positions politiques qui reconnaissent de façon spontanée la dignité de la personne humaine, et même parfois à postuler que tous les hommes ne sont pas des personnes 3. La personne est devenue un terme vide, à la signification évanescente et confuse; lieu de controverses vives et ouvertes : Ce ne sont pas seulement les personnes qui font l’objet de refus divers, note Michel Nodé-Langlois, c’est la notion même de personne, ou, si l’on veut la personnalité, en un sens moral et juridique plutôt que psychologique, qui se trouve en butte à une forme de refus, dont certaines personnes concrètes font les frais, à qui l’on refuse la «bienvenue au club» de la vie et de l’humanité, ou que l’on juge indignes d’y rester.4 Dans le contexte d’une économie mondialisée déliée de l’exigence éthique, d’une bureaucratie qui ignore le visage de l’homme fragile et vulnérable, d’un progrès technique et scientifique qui oublient souvent que l’humanité se révèle aux extrémités de la vie, il sied de redonner à ce terme de personne le statut d’un véritable concept philosophique, si l’on ne veut pas voir l’affirmation de la valeur transcendantale de la personne humaine devenir purement artificielle et insuffisante pour fonder la dignité de tout être humain, même de celui qui en apparence a perdu les caractéristiques d’un Homme. En effet, sans appartenir exclusivement au vocabulaire technique de la philosophie, la personne signifie l’être de l’homme et non sa simple représentation. Reconduisant «à une interrogation sur nous-mêmes comme celui qui déploie une compréhension de l'être5», elle se rapporte au sens d’être de l’humain. Pourtant, comme le souligne Emmanuel Housset, 3 Les idéologies de types utilitaristes affirment en effet que l'appartenance d'un individu à l'espèce humaine ne suffit pas à lui conférer le statut de personne et à lui reconnaître cette dignité. 4 . Nodé-Langlois M., «Persona non grata. Les raisons méconnues du respect de la personne», Bulletin de littérature ecclésiastique, CXIII/3, juillet-septembre 2012, Institut catholique de Toulouse, p..303 5 . Housset E, , La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa découverte phénoménologique, Paris, Puf, 2007. p.14. Nous parlons sans cesse de la personne en ayant complètement perdu ce que peut bien signifier avoir à être une personne..., parce qu'elle est soit comprise d'une façon purement formelle et vide comme un sujet théorique ou comme un sujet juridique, soit comprise comme un pur nœud de relations contingentes infinies comme dans les sciences humaines...On parle ainsi avec la bonne conscience de ceux pour qui tout va de soi des droits de la personnes, de la dignité de la personne, mais dans la pure compréhensivité du bavardage qui fait que la personne n'est pas interrogée.6 La crise actuelle de la personne s'apparente ainsi à l'oubli du sens d'être de l'homme qui caractérise notre temps, dès lors qu’on la réduit à la pure abstraction de la personnalité morale, comme capacité à prendre conscience de soi et à répondre de ses actes7. L’homme luimême est alors compris comme l’être raisonnable, capable d’autonomie et d’autodétermination8, sans que soit pris en compte son être profond. Si une telle conception justifie la seconde version de l'impératif catégorique, à savoir, respecter l'humanité en toute personne particulière9, il nous semble qu’elle limite l’usage qu’il est possible de faire de la notion de personne humaine. Certes, cette perspective moderne dont notre temps est largement tributaire a mis au centre de la réflexion morale la notion de personne, contribuant à défendre la dignité de certains humains soumis à des mauvais 6 . Ibid., p.14. «Marqués par un rationalisme qui privilégie le sujet de la connaissance et son rapport cognitif aux objets du monde» (Robillard Stéphane, « Approches de la personne », in Recherches philosophiques, Revue de la faculté de philosophie de l’institut catholique de Toulouse, 2008, vol.4, p. 177.), nous réduisons en effet la personne humaine à la conscience de soi, en la désignant comme l'être raisonnable capable d'autonomie, c'est-à-dire, capable d'obéir à la loi de sa raison comme critère du bien moral; l'être vivant qui est conscient de lui-même, quelqu'un qui agit de son propre mouvement et qui, par son acte, poursuit une fin. L'être humain est alors une personne dans la mesure où il possède la capacité d'agir librement, et de dire «je», qu'il a conscience de luimême et assume ses actes comme étant les siens. Comme telle, la personne est capable d'autodétermination. Ce pouvoir fonde l'affirmation de la personne comme fin en soi 7 8 . On reconnait ici la conception kantienne de la personne comme liberté et autonomie: « L'homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse usé à son gré; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d'autres être raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme une fin...Les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, et qui par suite limite d'autant notre libre arbitre (et est un objet de respect).» Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad.fr V. Delbos, Paris, Vrin, 2008, p. 141-142. 9 . «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen. » Ibid., p.143. traitements; il n’en demeure pas moins qu’elle peut servir aussi à contester à d'autres humains le statut de personne et à justifier leur «exploitation», puisqu’il n'y a de personne que là où il y a conscience, discernement et volonté10. Tout se passe comme s'il fallait évaluer ou hiérarchiser les êtres humains de façon à voir s'ils correspondent ou non aux critères de la personne. 1.1. L’ipséité de la personne et la nécessité d’une approche ontologique A la vérité, la personne ne se définit pas par sa place dans le monde. Son ipséité11, laquelle est sans commune mesure avec l’identité de la chose, car l’enjeu pour elle n’est de perdre telle ou telle caractéristique mais ce que l’on a à être : une personne humaine. C’est cette ipséité qui est souvent oubliée dans les usages vagues et confus que l’on fait du terme «personne» aujourd'hui. Et, avec elle, c’est toute «la facticité de l’exister personnel» qui est perdue et qui explique, «les pires violences du monde contemporain dans lequel l’homme demeure une chose mise à disposition, même s’il est aussi une fin en soi.12» Autrement dit, la problématique de la personne consiste à s’interroger sur ce que signifie être une personne, à 10 Dans cette perspective, on estime que l'embryon et même le bébé humains ne sont pas des personnes dans la mesure où ils ne sont pas capables de se concevoir eux-mêmes comme existant dans le temps, capable d’initiative et de raison. Dans le même sens, on prive les individus souffrant de handicap mentaux graves et sévères, (les malades d’Alzheimer, les humains à l’état végétatifs par exemple) du statut de personne, au motif qu'ils ne manifestent plus les caractéristiques de l’espèce humaine ou que l’on traite certains humains de soushommes. Sur cette base se fondent les législations sur l’interruption volontaire ou médicale de la grossesse (IVG ou IMG) pour multiples raisons dévoilées par le diagnostic prénatal (jusqu’à douze ou quatorze mois de la vie de l’embryon, en France), ainsi que la revendication d’un droit à l’euthanasies, et du fameux «droit de mourir dans ». 11 . Du latin ipseitas, dérivé de ipse, c’est-à-dire, moi-même, toi-même, etc., « l’ipséité caractérise l’individu en lui-même. Elle prend toute son importance dans les doctrines où la nature universelle est première, ce qui pose la question de l’individuation (scotisme). Elle suppose alors l’haeccéité, par laquelle un individu est un « ceci » et non simplement un être de telle ou telle espèce. Dans la phénoménologie, l’ipséité caractérise le Dasein dans son existence ou son être-au-monde avant la constitution du moi comme sujet.». Cf. Les Notions philosophiques, Encyclopédie philosophique universelle, t1, puf, Paris, 1990, p.137. Chez Ricœur, l’ipséité désigne la complétude même de l’identité personnelle dans son caractère d’être soi-même. Elle implique alors à la fois la mêmeté du caractère et l’altérité inhérente au maintien de soi (le fait de changer tout en restant soi-même). 12 . Housset E, op.cit., p.20. partir de son mode d’apparition, ou mieux avoir à l’être, car «on n’est une personne qu’en ayant à le devenir face à toutes les tentations intérieures et extérieures qui sont dépersonnalisantes.13» Elle requiert à ce titre une approche ontologique, laquelle loin de s'opposer aux déterminations psychologiques, linguistiques, narratives, éthiques et sociopolitiques de l’homme, permet au contraire, de les fonder philosophiquement et de relever la dimension fondamentale de l'être même de la personne comme noyau dur des développements sur le statut, le respect et la dignité de la personne humaine14 Face aux problèmes posés par les sciences du vivant et la pratique de la médecine, au cœur des débats éthiques et bioéthiques sur le statut de la personne humaine, on ne saurait en effet se satisfaire d'une simple compréhension zoologique, ou d’une approche psychologisante (la personne comme personnalité), encore moins d'une approche «cognitioniste15». C’est ontologiquement que peut être déterminé le sens d’être de la personne, de façon à dire que tous les humains sont des personnes. De fait, comment affirmer le statut de la personne humaine de façon qu'il ne soit pas purement artificiel, fonder le respect et la dignité de tout être humain, même de celui qui n'est plus ou n'est pas porteur en actes des propriétés caractérisant l'humanité, faire de la personne une valeur transcendantale, à la base du vivre ensemble dans une société pluraliste, si l'on ne postule pas un «socle ontologique» à cette 13 . Ibid, p.11. 14 . Si, comme le souligne S. Robillard, « le qualificatif « ontologique » peut être chargé de connotations négatives, en raison de son arrière-plan religieux ou en référence à la critique kantienne de l'ontologie classique et notamment de la fameuse “preuve ontologique de l'existence de Dieu, ou encore des paralogismes dans lesquels se perd une tentative de psychologie rationnelle posant une substance en arrière de l'activité de la conscience», (art.cit.p.182), il n'en demeure pas moins que la véritable fondation philosophique de la notion de personne ne peut se faire que dans une approche ontologique qui dit le sens d'être de l'homme. Sur cette base, la dignité de tout être humain est une valeur intangible, et on peut postuler que tous les hommes sont des personnes. 15 . Il s’agit de l’approche issue de la tradition anglo-saxonne et qui pense la personne en termes de performance et d’effectivité de la conscience de soi. Telle est la perspective que développe par exemple les études de Stéphane Chauvrier : Qu’est-ce qu’une personne ?, Paris, Vrin, 2003 ; et Dire je, essai sur la subjectivité, Paris, Vrin, 2001. notion? La dignité humaine elle-même comme valeur intangible ne réclame-t-elle pas une une théorie de l’être et de l’être humain en particulier, susceptible d’ouvrir un chemin entre l’hypothèse essentialiste et l’hypothèse de la reconnaissance sociale de la dignité humaine : une ontologie qui fait que la dignité de la personne coïncide avec son humanité vulnérable et fragile ? Ainsi peut-elle être suscitée parce qu’elle est ancrée dans chaque humanité singulière, dont elle n’est pas un attribut mais la condition humaine elle-même. C’est cette dignité qui interpelle plus aux extrémités de l’humain quand il expose le plus de fragilité et de vulnérabilité, de sorte qu’il s’agit pour nous de chercher quel concept de personne peut la fonder, au regard non seulement des questions bioéthiques, mais aussi par rapport aux droits humains dans l’absolu et en situation concrète. Dans cette perspective, seul un concept de personne ontologiquement fondée est susceptible de constituer une base anthropo-philosophique d’argumentation au sujet de la dignité intangible et du respect de tout être humain comme personne, et de l’affirmation selon laquelle tous les hommes sont des personnes. C’est à cette condition que la notion de personne peut devenir «le meilleur candidat pour soutenir les combats éthiques, politiques et juridiques16» de notre temps. L’histoire même du concept montre que la personne est une catégorie ontologique qui permet de penser la façon propre dont l’individu se présente «en personne». La double étymologie du terme (prosopôn et persona), à travers ses multiples sens, ouvre à cette possibilité de penser l'homme par rapport à l'être, et non pas l'être par rapport à l'homme17. Même l'idée de masque porté par les acteurs de théâtre qu’Horace fait 16 . Ri cœur P., Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992, p.150. . Les deux termes (prosopôn et persona) donnent à voir le paradoxe constitutif de la personne entendu comme «capacité à s'universaliser, comme pouvoir d'accomplir son essence en manifestant l'universel»: d'un côté, la personne se comprend comme un masque, comme un rôle, comme un individu singulier qui a sa place et ses droits; d'un autre côté, elle est la face, le visage, c'est-à-dire l'être qui se reçoit de ce à quoi il est ouvert, qui vit dans ce qui est ouvert par ce qu'il rencontre. C'est à la faveur de cette confrontation entre rôle et visage, en ce qu'elle souligne la tension interne à la personne qu'est envisagé le sens d'être de la personne. 17 remonter à Eschyle renvoie à une réalité plus profonde dont il est l'expression extérieure. Et, au cœur de la double réflexion trinitaire et christologique, à partir du IV° siècle, les penseurs chrétiens ont montré la nécessité de dire la radicalité de l'être de la personne18. 1.2. Plaidoyer pour une métaphysique de la personne humaine Déchiré entre les conceptions simplement ontiques et des définitions conceptuellement insuffisantes, le personnalisme contemporain ne peut faire l’économie d’une métaphysique de la personne « qui fonderait un nouvel humanisme contre tout essentialisme et tout existentialisme, en maintenant vivante la tension entre la définition de la personne d'une part, et son mouvement de personnalisation croissante19». La genèse historique du terme « personne », les spéculations chrétiennes sur la trinité (une nature divine en trois hypostases), sur l'Incarnation (une personne assumant deux natures, divine et humaine), sur la destinée responsable et l'immortalité personnelle de chaque homme, ainsi que la définition classique de 18 . Sous l'influence de la foi trinitaire et christologique, et en raison de l'exigence d'une représentation cohérente de la doctrine chrétienne dans son ensemble (Dieu, le Christ, l'Homme), la théologie chrétienne a été amenée progressivement à une compréhension de la personne marquée par la subsistance propre, l'individualité, l'unité et la totalité. Ce concept théologique de personne comporte deux caractéristiques principales: l'individualité et la subsistance. D'une part, la notion d'individu exprime le fait que la personne se définit d'abord par ce qui en fait un être concret, distinct et incommunicable. Indivise en elle-même, la personne est distincte de ce qui n'est pas elle. Ce qui laisse entrevoir la portée ontologique de cette notion d'individu, car même si on peut la repérer à travers des propriétés comme l'indivision ou la distinction, l'individualité est ultimement fondée dans le substrat où existent ces propriétés qui, seul constitue au sens propre une unité. Une telle conception légitime la définition traditionnelle de la personne comme «substance individuelle» ou «substrat individuel». La notion de subsistance quant à elle, veut dire que la personne subsiste, en tant qu'elle est l'être concret lui-même qui exerce l'acte d'exister. Individualité et subsistance, la personne est dans la perspective chrétienne une hypostase qui subsiste. A ces deux caractéristiques, il faut adjoindre la notion de «nature rationnelle», car la substance individuelle subsiste dans une nature rationnelle (une nature qui de soi est intellectuelle, susceptible de connaître et d'aimer). En ce sens, la personne est l'être qui subsiste avec une essence donnée, dotée d'une nature possédant les caractères essentiels d'un être rationnel. Il faut noter que ce n'est pas l'individu qui est directement «rationnel», c'est sa nature constituant son essence qui est qualifiée de rationnelle. La personne n'est donc pas ce qui est immédiatement apte à penser, mais l'être qui existe réellement, investi d'une nature essentiellement définie par la rationalité. On comprend alors qu'une approche de la personne ne peut faire l’économie d’une certaine notion de nature humaine. 19 Putallaz F.-X., «Pour une métaphysique de la personne», L'humain et la personne, Paris, Cerf, 2008 ,p.315. Boèce20, et son commentaire critique par Thomas d'Aquin21, ne confèrent-ils pas déjà un statut métaphysique à la personne? Toutefois, il ne s’agit de penser la personne humaine comme un « substrat métaphysique », mais comme une dynamique, une vocation à être, dans la perspective de l'adage classique : « deviens ce que tu es !» Si l'on a toujours su qu'une personne humaine n'est pas une chose, la tâche de l’anthropologie philosophique est de préciser ce qui relève du durable dans le passage de l’humain à la personne, afin de dire quels sont les traits différentiels qui font qu'un homme est une personne digne d’estime et de respect, en raison même de son humanité. En ce sens, l’idée directrice d’une telle métaphysique est, comme le rappelle François-Xavier Putallaz, celle de nature humaine dont Emmanuel Mounier soulignait déjà l’importance dans la compréhension de la personne et la défense de sa dignité22, mais que semble contester notre temps pour la simple raison qu’elle empêcherait l'autonomie, ou l'autoconstitution de la personne : 20 . Boèce définit la personne comme une «substance individuelle de nature rationnelle», («Persona est rationalis naturae individua substantia». Cf. Contre Eutychès et Nestorius, chap. III, dans Boèce, Traités théologiques, trad. A. Tissérand GF-Flammarion, Paris, 2000, p.75), montrant par-là que «personne» n'est pas un simple équivalent de «homme». 21 . Reprenant la définition de Boèce, Thomas d’Aquin ne comprend pas la personnalité comme ce qui s'ajoute simplement à l'animalité de l'homme car devenir une personne c'est plus qu'accomplir sa nature. La personnalisation n'est pas chez lui un simple accomplissement de l'essence humaine, mais une tâche, une vocation à l'unité vivante de la personne, à la fois comme singulier et universel, âme et corps... Cf. Somme théologique I, q.29, A.1. 22 Mounier écrit: «le personnalisme range...parmi ses idées-clés l'affirmation de l'unité de l'humanité, dans l'espace et dans le temps...C'est, à terme, le meilleur ressort intellectuel susceptible de s'opposer «à toutes les formes de racisme et de castes, à l'élimination des anormaux, au mépris de l'étranger, à la négation totalitaire de l'adversaire politique, généralement à la fabrication des éprouvés: un homme, même différent, même avili reste un homme à qui nous devons permettre de poursuivre une vie d'homme.», Le personnalisme, Paris, PUF, 1951, p.48 S’il est évident de rejeter les excès d'une définition essentialiste qui perd de vue la subsistance de la personne, on ne saurait refuser à l'individu toute structure essentielle et universelle, en mettant l'accent uniquement sur l'existence individuelle. La nature humaine est cette structure, sans laquelle il n'y aurait ni communauté, ni histoire, car il n'y aurait pas simplement d'humanité assurant l'unité du genre humain.23 Autrement dit, la formulation d’une notion précise de nature humaine est décisive pour une approche de la personne humaine qui cherche à fonder ontologiquement la dignité et le respect dus à l’humain. 2. Une anthropologie philosophique de la capacité humaine S’il ne postule pas une notion explicite de nature humaine24, l’anthropologie philosophique de Paul Ricœur nous semble riche de ressources pour un concept de personne ontologiquement fondé, à travers l'idée de capacité qu’elle développe comme puissance d’agir caractérisant l’être de l’homme. Sa « phénoménologie herméneutique de l’homme capable » a en effet pour horizon une ontologie de l’agir qui conçoit l’être-personne selon les catégories de l’ontologie aristotélicienne de la puissance et de l’acte (energeia-dunamis). C’est dans cette idée de capacité d’agir que réside le caractère d'être-Homme, de sorte que l'on peut identifier la qualité personnelle en chaque être humain en tant qu'il est capable ou incapable, puisqu’en raison du pâtir inhérent à l’agir, une incapacité est attachée à la puissance d’agir de l’homme. La capacité n’exprime donc pas chez Ricoeur une « toute-puissance de l’homme », mais une «véhémence d'existence», une affirmation originaire (Jean Nabert) qui s'atteste par- Putallaz, F.-X, art.cit, p.315. 316. 23 24 Reconnaissant la difficulté à concevoir une notion précise de nature humaine, Ricœur la pense dans son double rapport d’opposition et de médiation à la liberté. Cf. Ricœur Paul, « Nature et liberté » (communication au Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française, sur le thème de la nature humaine », à Montpellier en 1961), in Existence et nature, Paris, PUF, 1962, pp.125-137. Voir, Archives du Fonds Ricœur II.A.144. delà les actes néantisants, et la flétrissure du mal radical, à travers les oeuvres qui objectivent notre désir d'être et notre effort pour exister. Sans prétendre épuiser ce champ difficile de la réflexion qu'est celui de la personne humaine, et les ressources philosophiques d’une œuvre immense et complexe, encore moins faire ici une évaluation des multiples approches protagonistes de la personne, en faisant place à tous les courants de pensée qui ont abordé cette question, au risque de faire éclater les limites de notre recherche, cette étude se propose de faire ressortir l’idée riche, pratique et intégral de personne qui émerge de l’anthropologie philosophique de Ricoeur. Tout en reconnaissant la difficulté considérable à définir la personne que soulignait déjà Mounier 25, il s’agit pour nous de suggérer une réponse à la double question de savoir qu’est-ce qu’une personne, et si tous les hommes sont des personnes, de façon à exiger pour eux-mêmes et pour les autres, la dignité et le respect dus à ce statut. Ceci, en prenant appui sur la phénoménologie herméneutique de l’homme capable que développe le philosophe de Chatenay-Malabry. Considérant les acquis de la philosophie du langage, de la théorie de l'action, de la narrativité, de l'éthique et même de la philosophie politique, Ricœur définit la personne par les pouvoirs qui attestent de la puissance d’agir qui constituent l’homme, et le rendent digne d'estime et de respect. Cette perspective éclaire d’une lumière nouvelle la question de l’ipséité, à partir des réponses à la quadruple question de savoir qui peut parler, qui peut agir, qui peut se raconter, qui peut s’imputer ses propres actions ? Car, note Ricoeur, «nous ne sortons pas du problème de l’ipséité aussi longtemps que nous restons dans l’ordre de la 25 . Le chef de file du mouvement Esprit écrit: « on s'attendrait à ce que le personnalisme commençât par définir la personne. Mais on ne définit que des objets extérieurs à l'homme, et que l'on peut placer sous le regard. Or la personne n'est pas un objet. Elle est même ce qui dans chaque homme ne peut être traité comme un objet. », op. cit, p.7. question qui ? 26 » de l’identité personnelle. Celle-ci se révèle être essentiellement une identité narrative, inscrivant la personne dans le cours d’une vie qui va de la naissance à la mort. Dans cette perspective, la personne est l’homme en tant qu’il est capable (ou incapable) de parler, d’agir, de se raconter, de s’imputer ses actions, de promettre, de se souvenir… Toutefois, s’ils peuvent être observés du dehors, ces structures fondamentales de l’agir humain, aux plans verbal, pratique, narratif, moral ou politique, ne peuvent pas prouver que la personne est cet être de décision et d’initiative. Les pouvoirs de l’homme capable sont fondamentalement ressentis et vécus sur le mode d’une certitude qui n’est pas une croyance tenue pour un degré inférieur du savoir : l’attestation. Le savoir qui soutient cette affirmation de l’homme capable est une certitude qui n’est pas de l’ordre de la preuve, bien qu’elle ne soit pas d’un rang moindre de la preuve, comme le serait la doxa par rapport à l’épistémè. Tout se passe comme si l’homme était mu par une croyance qui lui fait dire : « je crois que je peux parler, agir, me raconter, me tenir responsable de mes actions… », sans pouvoir prouver cela sinon dans la praxis. L’homme ne peut qu’attester qu’il peut ou ne peut pas. Mais, cette certitude étant intime, l’effectuation des pouvoirs de l’homme capable nécessitent un ordre éthico-politique, faisant du soi capable un sujet réel de droits, un citoyen (c’est comme citoyen que nous sommes véritablement homme). Dans cette perspective, le pouvoir politique se présente comme le couronnement de tous les pouvoirs qui définissent l'homme capable, la condition d'effectuation des potentialités humaines, et le milieu d'accomplissement du souhait commun de vivre bien, puisque rassemblés dans «l'unité narrative d'une vie», l'exercice des potentialités humaines vise à «une vie bonne, avec et pour 26 . Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.199. les autres dans des institutions justes.27» Impliquant la médiation constitutionnelle comme condition du passage de l’attestation à l’effectuation, ces pouvoirs exigent en outre d'être reconnus, au sens de tenir pour vrai, afin de donner une forme sociale à l'attestation du Soi capable28. Ce qui donne lieu à un parcours de la reconnaissance au bout duquel chacun se reconnaît et se trouve reconnu comme capable ou incapable, dans une commune nature humaine. En définitive, le concept de personne se construit chez Ricoeur dans un cheminement qui va de la capacité auto-assertée à sa reconnaissance socio-politique, en passant par son effectuation dans l’ordre éthique-politique où l’homme capable s’accomplit comme sujet réel de droits et devoirs, grâce aux vertus de l'amitié et de la justice qui régissent les relations à l'autre, et au droit positif de l'Etat. La personne concrète est alors le citoyen responsable qui ne peut se soustraire à l'impératif éthico-politique, et dont la vigilance citoyenne, dans l'exercice de sa liberté, contribue à prémunir contre les dérives du pouvoir politique et de l'Etat, même démocratique. Ce qui invite à penser l’agir éthico-politique de l’homme moderne dans la continuité d’une réflexion sur l’identité personnelle du sujet humain. La philosophie morale et politique se trouve ainsi inscrite dans le trajet d’une anthropologie philosophique de la capacité et de l’effectuation : l’anthropologie philosophique de l’homme capable se présente alors comme «la préface requise par une philosophie politique.29» qui cherche à penser le vivre-ensemble des sociétés complexes et pluralistes. 27 . Soi-même comme un autre, p.202. . Une analyse de ce thème chez Ricœur atteste de l'articulation nécessaire entre une approche éthique de la reconnaissance et une approche politique, afin de répondre aux diverses demandes de reconnaissance qui caractérise notre temps. Nous aborderons ce thème, simplement comme complément de la notion d'attestation dans le cheminement anthropologique de Ricœur. Pour montrer cette complémentarité, l'auteur lui-même en est venu à forger dans Parcours de la reconnaissance, un concept synthétique d'”attestation-reconnaissance”. 28 29 . Ricœur P, «Morale, éthique et politique », in Pouvoirs. Revue française d'études constitutionnelles et politiques. n°65, p. 5. 3. L’attestation du soi capable et le problème de l’identité personnelle Dépassant la définition de la personne comme «support d'une attitude», héritée de la tradition personnaliste venant de Mounier, et forts des acquis des sciences humaines, Ricoeur définit la personne humaine à travers les expériences considérées du point de vue des capacités qui trouvent leur expression dans la forme modal «je peux», selon un itinéraire qui va du plus abstrait ( les déterminations de la personne relevant d'une philosophie linguistique instruite par la philosophie analytique) au plus concret ( les déterminations sociales, éthicomorales et politiques, relevant d'une philosophie morale et politique). Pour lui, l'identité de la personne humaine n'est pas fonction de la possession de certaines propriétés, mais relative à l'exercice des capacités qu'un sujet humain s'attribue à la jointure de l'inné et de l'acquis, constituant «la première assise de l'humanité au sens de l'humain opposé à l'inhumain.30» : pouvoirs de parler, d’agir, de se raconter, d’être responsable. 2.1. La phénoménologie de l’homme capable Le pouvoir de parler consiste en une capacité plus spécifique que le don général du langage qui s’exprime dans la pluralité des langues. C’est la capacité de produire spontanément un discours sensé. Le pouvoir agir c’est la capacité de produire des événements dans la société et dans la nature, introduisant la contingence humaine, l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses. Le pouvoir de raconter consiste à appliquer l’art millénaire de raconter des histoires à soi-même de façon à faire le récit de sa propre vie. Ce 30 . Ricoeur P, « Devenir capable, être reconnu», Esprit, juillet 2005, p.125. qui fait de l’identité personnelle une identité narrative. L’imputabilité consiste en la capacité morale de s’imputer ses propres actions comme à son véritable auteur. Ce qui rend le sujet responsable de ses actes, disposé à en assumer les conséquences. Il résulte de cette énumération une identification multiple de la personne humaine comme sujet parlant, agissant, se racontant, responsable...que déploie les trois dialectiques qui président à l'élaboration d'une phénoménologie herméneutique du soi31. Ce qui suggère une idée concrète et intégrale de personne, s'enrichissant des acquis de la philosophie analytiques, de la narratologie, de la philosophie morale et politique et du droit. 2.2. La personne comme soi capable Pour désigner ce sujet humain défini par ses capacités aux antipodes du sujet abstrait des philosophie du Cogito, l’auteur de soi-même comme un autre utilise le terme Soi ( équivalent du selbst allemand et du self anglais) dont la signification est englobante, en lieu et place des termes de conscience, moi, je ou sujet. Le Soi intègre en effet plusieurs aspects de la personne qui ne se laissent pas renfermer dans la problématique de l'ego cogito, et permet d'exprimer l'amplitude de l'identité de la personne dans le temps (l'identité personnelle est marquée par une temporalité constitutive), à travers la triple dialectique évoquée plus haut. En effet, «dire Soi ce n'est pas dire moi ou je. Le je se pose- ou est déposé. Le Soi est impliqué à titre réfléchi 31 La dialectique de l'analyse et de la réflexion qui affirme «le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu'elle s'exprime à la première personne du singulier: «je pense», je suis»; celle de la mêmeté et l'ipséité qui permet d'élucider et de dissiper l'ambivalence dont est entachée le concept d'identité considéré à travers le temps, lequel concept peut s'entendre soit, comme «l'immutabilité d'une substance que le changement n'affecterait pas, soit le maintien d'un soi qui, sur le modèle de la promesse, compose avec ce que Proust appelait les vicissitudes du coeur»; enfin, celle du soi et de l'autre que soi qui présuppose la réflexivité du Soi comme vers son autre, et fait de l'altérité, non pas seulement une altérité de comparaison, mais une catégorie constitutive de l'ipséité de la personne. dans des opérations dont l'analyse précède le retour vers lui-même.32» Il est d’emblée un pronom réfléchi (de la troisième personne, certes, selon la grammaire) qui, lorsqu’on le rapproche du terme «se», lui-même, rapporté à des verbes au mode infinitif, désigne le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même des pronoms impersonnels, tels que «chacun», «quiconque», «on». Bien plus, le Soi reçoit une amplitude omnitemporelle lorsqu’il complète le «se» associé au mode infinitif comme dans l’expression «se désigner soi-même». Il est alors véritablement le pronom réfléchi de toutes les personnes grammaticales. Par ailleurs, en vertu de la permission grammaticale selon laquelle n’importe quel élément du langage peut-être nominalisé, on peut aligner le Soi sur les formes nominalisées des pronoms personnels dans la position du sujet grammatical: «le je», «le tu», «le nous», etc. En raison de son caractère réfléchi, le Soi s'oppose à l'immédiateté prétendue de l'intuition attachée au Cogito cartésien et requiert le long détour par les objectivations du langage, de l'action, du récit, des déterminations éthiques placées sous les prédicats du bon, du juste et de l'obligation. Aussi, la réponse à la question de l'identité (qui?) appelle-telle le détour par le quoi, le pourquoi et le comment? Toutes les analyses phénoménologicoherméneutiques de l’homme capable obéissent à cette règle fondamentale du détour de la réflexion par l'analyse33.. Le terme soi permet aussi de relever l'ambiguïté dont est entâchée le concept d'identité du sujet considérée à travers le temps, en montrant que la question de l'identité personnelle «constitue le lieu privilégié de la confrontation entre (…) deux usages majeurs du concept d'identité34»: l'identité comme mêmeté et l'identité comme ipséité. La 32 . Soi-même comme un autre, p.212. 33 . La proposition discursive par rapport au locuteur qui se désigne lui-même comme celui qui parle, les phrases d'action par rapport à la position de l'agent capable de faire, les structures narratives par rapport à la constitution de l'identité narrative, les prédicats bon et obligatoire, par rapport au sujet, constituent des médiations requises sur le chemin de retour vers le soi-même 34 . Soi-même comme un autre, p.140. première se rapporte à la question quoi subsiste?, tandis que la seconde à parti lié avec la question qui? En effet, l'identité assignable au sujet agissant peut s'entendre soit, comme «l'immutabilité d'une substance que le changement n'affecterait pas, soit le maintien d'un soi qui, sur le modèle de la promesse, compose avec ce que Proust appelait les vicissitudes de cœur.35». Enfin, considéré dans sa dimension temporelle la réflexivité du soi implique le détour par l’autre que soi. Cette altérité est inchoative à tous les niveaux de la constitution du Soi.36, de sorte que le sujet humain ne se comprend et ne se trouve que par le détour d'autrui dont elle préserve la relation à travers le sens de la responsabilité éthique et politique. Autrement dit, il y a au cœur même du Soi une ouverture à l'extérieur qui n'absorbe pas pour autant son intériorité, mais conduit à penser le soi comme un autre, selon le titre de la synthèse philosophique de Ricoeur37, Il y ainsi chez Ricœur une équivalence forte non seulement entre la réflexion et le terme Soi, mais aussi entre les idées de réflexivité et d'altérité réalisant une médiation entre le concept moderne de personne et la problématique de l'identité personnelle issue de Locke, et qui se développe dans la philosophie analytique anglo-saxonne. 35 . P. Ricœur, «L'interprétation de soi», in Cités, Paul Ricœur. Interprétation et reconnaissance, n°3, Paris, Puf, 2008, p. 143. 36 . Au niveau linguistique, la procédure d'individualisation permet d'identifier un seul individu à la différence de tous les autres. Dans la caractérisation de la personne comme particulier de base, l'autonomie des prédicats psychiques par rapport au sujet d'ascription repose sur la suspension de l'ascription à soi et à autrui. La polarité soi-autrui est ici déjà impliquée. Au niveau pragmatique, la relation d'allocution fait intervenir un je et un tu. La passivité s'atteste ici dans la mesure où «je suis celui à qui la parole est adressé; je suis récepteur de paroles dans le silence; je suis parlé». C'est à ce niveau de l'action que la passivité du rapport à autrui revêt une signification immédiatement pathétique, en raison de la dissymétrie entre un agent et un patient, au sens où ce qui est pouvoir pour l'un est pouvoir sur l'autre: «le pathétique culmine lorsque l'autre revêt la figure du bourreau; toute la passivité se condense dans la figure inverse de la victime. Souffrir de la main de l'autre, telle est la réplique horrible de la passivité de l'écoute». Au niveau narratif, chaque histoire est enchevêtrée dans les histoires des autres, ainsi que W. Schapp et MacIntyre l'on montré; de sorte que «cette solidarité des destinées revêt la forme d'une dette de chacun à l'égard de ses prédécesseurs, selon les formes nouvelles de responsabilité que Hans Jonas nous fait découvrir à l'âge technique. C'est en ce sens, que l’altérité appelle inéluctablement un sens de la responsabilité morale comme principe de régulation des rapports humains. 37 . Soi-même comme un autre suggère que l'ipséité du soi-même implique l'altérité à un degré si intime que l'une ne se laisse pas penser sans l'autre, que l'une passe plutôt dans l'autre. Par conséquent, le terme soi désigne mieux la personne humaine dans son intégralité, en conjuguant à la fois la subjectivité et l'intersubjectivité, la réflexivité et la différence, tout en faisant place à la mêmeté et à l'altérité impliquées d'une certaine façon dans l'identité, laquelle se fonde dans la référence à l'autre qui n'est pas «une réduplication du moi, à un autre que moi, un alter ego, mais véritablement un autre que moi.38» Autrement dit, le sujet ne peut faire retour sur lui-même que dans une triple dialectique qui articule la subjectivité, l'intersubjectivité et la socialité, à travers les formes multiples de sa puissance d’agir ( pouvoir de parler, pouvoir de faire, pouvoir de raconter, pouvoir de s’imputer ses actions) que Ricoeur oppose aux prétentions d’immédiateté, d’apodicité et d’intuitivité du Cogito. Ce qui fait de la personne humaine un sujet concret parlant, agissant, narratif et responsable. 4. De la capacité à l'effectuation: la personne comme sujet réel de droits et devoirs Si le sujet humain a la certitude d’être capable, ces pouvoirs ne trouvent leur pleine effectuation que dans l'ordre éthico-politique, c'est-à-dire dans le cadre de la vie de la cité, faisant passer le soi du statut d'un sujet auto-asserté à celui d'un sujet réel de droits et devoirs, d'un citoyen. En effet, ces pouvoirs «ont besoin de la médiation constitutionnelle des formes interpersonnelles d'altérité et des formes institutionnelles d'association pour devenir des pouvoirs réels à quoi correspondraient des droits réels.» Autrement dit, le Soi ne se réalise comme personne concrète qu'à travers la double altérité interpersonnelle et institutionnelle, mettant au jour les enjeux éthiques, politiques, et même juridiques, sans lesquels le concept de personne demeure incomplet et inachevé. L’exercice des capacités « naturelles » nécessite un régime éthico-politique, sans lequel l’humanisation de l’homme poserait un grand problème. 38 . Idem. Hors de ce régime, la nature humaine d’être capable est privée des conditions d’accomplir ses virtualités ou potentialité auxquelles le prédispose l'imputabilité. Attestés et reconnus, les pouvoirs de l'homme capable resteraient donc virtuels ou avortés sans la médiation constitutionnelle de l'autre, à travers l'éthique et le politique. En ce sens, la personne humaine est l’être humain dont la nature est de venir à l’existence avec des capacités potentielles dont ne disposent pas d’autres espèces, mais qui ne peuvent s’accomplir et devenir des capacités effectives que dans le cadre de la vie de la cité. 4.1. Philosophie et politique Dans cette perspective, le pouvoir politique apparaît à la fois comme le couronnement de tous les pouvoirs qui définissent l'homme capable, la condition d'effectuation des potentialités humaines, et le milieu d'accomplissement du souhait commun de vivre bien, puisque rassemblés dans «l'unité narrative d'une vie », l'exercice des potentialités humaines vise «une vie bonne, avec et pour les autres dans des institutions justes.39» Ce qui donne à voir l'irréductibilité du rapport entre l'anthropologie philosophique et la réflexion éthicopolitique qui fait qu'une philosophie morale et une philosophie politique ne peuvent se déployer en marge des préoccupations métaphysiques qui fondent l'être de l'homme, comme cela a été le cas à un moment donné de l'histoire de la philosophie40. Le politique lui-même ne peut se construire sur le vide d'une anthropologie, au risque d'être condamné à être purement 39 . Soi-même comme un autre, p.202. 40 . Ricœur rappelle qu’ «il est arrivé quelque chose de tout à fait dramatique dans l'histoire de la philosophie, lorsque la philosophie politique s'est coupée d'avec la métaphysique. A partir de Hobbes, il n'y a plus que Spinoza qui tienne les deux (…). Chez les autres- la philosophie du contrat de Rousseau par exemple- la philosophie s'est séparée du fond métaphysique...», «De la volonté à l'acte», in Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Cerf, Paris, 1990, p.26. procédural: le seul thème est alors la cohérence procédurale, qu'on a pu reprocher à John Rawls. De fait, toute option morale et tout choix politique ne reposent-ils pas sur une conception de l'Homme? La démocratie elle-même n'est-elle pas la résultante d'une conception pluraliste de l'Homme à laquelle elle ne peut renoncer? Peut-on la penser comme régime qui fait place aux conflits et à la négociation, donc où la participation à la décision est maximale, si on n'a pas pris le soin de répondre à la question suivante: qu'est-ce qu'un être qui prend une décision dans un contexte social avec d'autres ? D’autre part, la possibilité d'un monde non totalitaire n’est-elle pas à rechercher dans les ressources de résistance et de renaissance contenue dans la condition humaine en tant que telle ? En effet, il n'y a d'éthique et de politique que pour un être capable de choix et de décision avec d'autres. Pour ces raisons, Ricœur estime qu’il est «urgent de remembrer la métaphysique de l'acte, l'éthique interpersonnelle et le problème de la légitimation du lien social, surtout dans la situation actuelle d'extrême fragilité de la démocratie.41» 4.2. Personne, éthique et politique Considérant le dédoublement de l'altérité en altérité interpersonnelle (le prochain) et altérité institutionnelle (le socius), Ricoeur postule d'une part, une éthique de la mesure et de la retenue, conduite sous l'égide de la phronésis aristotélicienne permettant une évaluation de l’agir humain et une auto-évaluation de soi-même, selon les prédicats éthico-moraux (bon et 41 . Idem. obligatoire) 42 . D'autre part, l'auteur de Soi-même comme un autre élabore une philosophie politique qui fait crédit aux capacités humaines et aux communautés historiques pour construire un vivre-ensemble, tout en tenant compte de la fragilité des affaires humaines et de l'institution politique, à travers une conception réaliste du pouvoir politique que traduit la catégorie du «paradoxe politique43». Sur la base de ce cheminement qui va de la capacité auto-assertée et reconnue du sujet humain (une personne potentielle ou virtuelle) à son effectuation dans l'ordre éthico-politique (un sujet réel de droit et devoir), grâce aux vertus de l'amitié et de la justice qui régissent les relations à l'autre, et au droit positif de l'Etat, la 42 . A partir d'une distinction conventionnelle entre éthique et morale, et d'une synthèse dialectique entre l'éthique eudémonique d'Aristote et la morale de l'obligation inhérente à l'universalisation de la loi morale chez Kant, le philosophe de Chatenay-Malabry suggère une démarche en trois moments: celui de la visée éthique de ce qui est estimé bon, plus aristotélicien et téléologique, celui de la normale morale de ce qui s'impose comme obligatoire, plus kantien et déontologique, et celui, proprement ricoeurien de la sagesse pratique. Le premier moment qui exprime l'autonomie du Soi dans sa recherche de la vie bonne est intimement lié à la sollicitude pour le proche et à la justice pour chaque homme. Le passage du premier moment au second résulte de la violence rencontrée sous toutes les formes par le souhait de la vie bonne, faisant de la vulnérabilité le pendant de la capacité qui caractérise l'homme. Le respect de soi et d'autrui répond alors au plan moral à l'estime de soi et d'autrui dans l'amitié, de même que les principes d'une justice équitable répondent au souhait du vivre ensemble dans les institutions justes qui instituent le bien commun. Le troisième moment résulte des conflits suscités par le formalisme kantien, faisant retourner la morale à l'éthique. Cette triade à partir de laquelle s’accomplit le ternaire de la visée éthique constitue le cheminement que Ricœur suggère pour la résolution des hards cases (cas difficiles), lorsqu’il faut choisir entre le gris et le gris ou que la décision morale n’est pas évidente comme dans le cas de la décision médicale, de la sentence au pénal ou du jugement historique Qualifié ironiquement de «petite éthique» par l'auteur lui-même, ces développements constituent une importante réflexion morale qui postule l'exercice nécessaire de la mesure, de la retenue, dans l'action, à l'heure où l'agir de l'homme prend une ampleur insoupçonnée. La «visée éthique» organise une perception pluraliste des biens, des étalons d’excellence, des contextes, parce que cette visée tiendrait à des figures à chaque fois personnelles du désir, et que la «norme morale» organise au contraire une cohérence, une sorte de principe de non-contradiction dans nos formes de vie et de justification ( ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse), sans chercher à subordonner l’un à l’autre. Entre les deux, il y a une sagesse pratique qui considère la singularité des situations, tout en étant en conformité avec la visée éthique, et en cohérence avec la norme morale correspondante 43 . Suscité par l'invasion de Budapest par les chars soviétiques en 1956, cette catégorie exprime l'ambivalence consubstantielle du politique, toujours déchiré entre l'accomplissement du bien commun qui constitue sa finalité propre et ultime, et l'incompréhensivité du mal historique inhérent à tout pouvoir politique fondé qu'il est sur une violence résiduelle. La vertu d'une telle approche du fait politique est non seulement de prémunir contre une hypostase de l'Etat et du pouvoir politique, mais aussi de réhabiliter l'agir politique de l'homme moderne dans l'espace public comme pouvoir en commun, à l'heure où le métier politique se professionnalise de plus en plus, et que les citoyens désertent la sphère politique, jugée exempte de moralité. Ce texte majeur de la pensée politique de Paul Ricoeur parut d'abord dans le numéro de la revue Esprit qui analysa la répression hongroise par les soviétiques sous le titre: «Les flammes de Budapest. Cf. Esprit mai 1957. Il a été repris dans Histoire et Vérité, pp.260-285. personne concrète est le citoyen responsable qui ne peut se soustraire à l'impératif éthicopolitique, et dont la vigilance citoyenne dans l'exercice de sa liberté, à travers la discussion publique, contribue à prémunir contre les dérives du pouvoir politique, même en régime démocratique. 5. Reconnaissance et identité personnelle: la personne, être reconnu capable En raison du vis-à-vis qu'appelle l'exercice de chacun des pouvoirs de l'homme capable, la certitude d’être un sujet capable implique une demande de reconnaissance par autrui. En effet, dans l’attestation et son corollaire l’effectuation, il manque à ces implications d'autrui, la réciprocité et la mutualité qui seules, permettent de parler de reconnaissance au sens fort. Si le Soi a une certaine assurance d'être capable, ses pouvoirs exigent d'être reconnus afin de passer des formes individuelles de la puissance d'agir aux formes sociales qui appellent une reconnaissance mutuelle comme condition de la reconnaissance de soi. Ainsi, la reconnaissance du Soi capable complète son attestation dans sa constitution et son intégration sociale, ainsi que l'exprime le concept composite de «reconnaissance-attestation.44» 44 . Ricoeur P, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2004, p.154. Ce concept synthétique atteste une parenté sémantique entre l'attestation et l'une des acceptions majeures du verbe «reconnaître» au plan lexicographique, à savoir le tenir pour vrai. La vertu de cette association de la reconnaissance et de l'attestation de soi est, non seulement la reconnaissance de la dignité personnelle à des humains ayant perdu leurs potentialités physiques, morales, intellectuelles ou mentales, mais aussi la mise en place d'une société dont les membres seraient dûment reconnus. Dès lors, la certitude des assertions relatives aux pouvoirs de l'homme capable ressortit de ce mixte entre l'attestation comme mode véritatif et la reconnaissance comme condition de possibilité de la formation identitaire du Soi. En garantissant au Soi sa vérité pratique, ces deux notions comblent le déficit de la notion nabertienne d'affirmation originaire qui pourtant confère à l'anthropologie philosophique de Paul Ricœur son assisse réflexive, mais «se révèle incapable de soutenir phénoménologiquement et ontologiquement la possibilité d'une constitution de l'identité pratique et concrète du Soi humain en raison de la tension «entre la certitude «à la fois irréelle et absolue» qu'elle constitue et l'action dans laquelle elle est censée s'objectiver.» Le parcours ricoeurien de la reconnaissance donne à voir la pertinence de l’intégration du thème de la reconnaissance dans l’attestation et la constitution de l’identité personnelle du Soi. 5.1. L’exigence de reconnaissance et le concept de « reconnaissance-attestation » Il y a dans la constitution personnelle du Soi une exigence de reconnaissance se fondant non seulement sur la promesse, comme expression du maintien de soi, mais aussi sur la mémoire éclairée par l'héritage bergsonien, dans la mesure où «leur opposition et leur complémentarité donnent l’ampleur temporelle à la reconnaissance de soi fondée à la fois sur une histoire de vie et sur les engagements d’avenir de longue durée. 45». Avec cette temporalité qui envisage de façon égale le passé, le présent et l'avenir, culmine la reconnaissance du soi capable, de sorte qu’aux quatre pouvoirs pré-cités, Ricoeur adjoint les pouvoir de promettre et de se souvenir. La vertu de cette addition est aussi de montrer comment l'expérience du mal et de la passivité introduit une discontinuité dans l'exercice des pouvoirs de l'homme capable, car les contraires de la promesse et de la mémoire font partie de leur teneur de sens: «se souvenir, c'est ne pas oublier; tenir sa promesse, c'est ne pas trahir.46» Si l'analyse des quatre pouvoirs précédent pouvait s'autoriser d'un traitement qui occulte les non-pouvoirs qui leurs correspondent, sans affecter leur exercice effectif, les analyses de la mémoire et de la promesse montrent que des non-pouvoirs sont corrélés aux pouvoirs de l'homme capable. De même que la mémoire et la promesse sont toujours menacées par l'oubli et la trahison, une incapacité propre menace les autres pouvoirs «sous la forme du mutisme, de la passivité de celui ou celle qui traine son existence comme un poids mort, de l'incapacité de traduire l'incohérence vécue dans un récit sensé et, enfin de l'irresponsable, incapable de 45 . Parcours de la reconnaissance, p.203-204. 46 . Ibid, p.204. reconnaître la paternité de ses actes (y compris, dans certains cas, la paternité tout court).47» Ce qui montre bien que la capacité n’exprime pas chez Ricoeur une « toute-puissance » de l’homme. Tout se passe comme si l'attestation des capacités humaines s'enrichissait d'abord d’une reconnaissance de soi, avant de s'accomplir à travers l'effectuation de ces mêmes capacités dans l'ordre éthico-politique, car c'est en se reconnaissant comme auteur de ses actes que le Soi atteste implicitement qu'il en est capable. Les capacités attestées doivent être reconnues par soi-même et par d'autres, afin d'identifier tout être humain comme capable. L'enjeu de l'exigence de reconnaissance est le passage des formes individuelles de la puissance d'agir aux formes sociétales qui appellent une reconnaissance mutuelle comme condition de la reconnaissance du soi capable, ainsi que la mise en place d'une société où les membres sont dument reconnus comme capables. En ce sens, la thématique réactualisée de la reconnaissance48 complète l'attestation de soi dans la constitution de l’identité personnelle. 47 48 . Greisch J, «Vers quelle reconnaissance?», Revue de métaphysique et de morale, n°2, avril 2006, p.161. . Face aux réclamations identitaires de certaines communautés, un courant des philosophies de la reconnaissance s’est constitué depuis le début des années 2000, à partir des travaux de nombreux auteurs qui cherchent à évaluer les implications des propositions de la lutte pour la reconnaissance, et de les développer dans différentes directions en proposant différentes inflexions et reformulations. Ces philosophies se rapportent au paradigme hégélien de la reconnaissance comme outil théorique à portée pratique, précisément dans les débats socio-politiques qui lui donne des usages différents: reconnaissance des génocides, reconnaissance de la participation de l'Etat, luttes sociales revendiquant de la reconnaissance plutôt que des droits, reconnaissance face au déni de reconnaissance, au mépris, revendication de respect, lutte pour la défense ou la préservation d'identités collectives, de culture ou de langues minoritaires ou régionales, etc. Dans tous ces usages, le thème de la reconnaissance n'est pas toujours pris au même sens, mais cela ne fait que légitimer son usage, dans la mesure où il permet de désigner autant de problèmes brûlants de notre temps. En effet, la question de la reconnaissance est un problème politique digne d'attention qu'on ne saurait limiter à la seule perspective méthodologique comme le fait Axel Honneth, ou à une simple éthique sociale, à l'instar de Paul Ricœur. Pour éviter tout conformisme politique, il convient de souligner l'hétérogénéité des problèmes socio-politiques associés au thème de la reconnaissance, tout en faisant remarquer la diversité des modèles de philosophies de la reconnaissance. Toutefois, pour élaborer un concept philosophique de la reconnaissance, il semble nécessaire de privilégier une acception au détriment des autres et d'articuler rigoureusement le contenu logique qui y est associé. En ce sens, la perspective ricoeurienne semble décisive pour dire la pertinence de ce paradigme de la reconnaissance dans la constitution de l’identité du Soi, dès lors que l'auteur français confère à ce concept un contenu explicatif, C'est en effet l'identité du Soi qui doit être reconnue par lui-même et par d'autres, à travers d'une part, les formes individuelles et sociétales (les capabilités) de la puissance d'agir, et d'autre part, les formes de la reconnaissance mutuelle (dans les relations affectives, dans la relation juridique, et la reconnaissance sociale). Même dans la dimension collective, c'est toujours l'identité personnelle d'un sujet qui demande à être reconnu, de sorte que chacun doit pouvoir dire: «j'ai confiance que je peux, je l'atteste, je le reconnais.» En définitive, être reconnu capable, c'est «recevoir l'assurance plénière de son identité à la faveur de la reconnaissance par autrui de son empire de capacités». 5.2. Une « philosophie unifiée de la reconnaissance » S'inspirant du concept hégelien d'Anerkennung qu'il s'approprie à la suite d'Axel Honneth49, Ricoeur pense la reconnaissance sous la forme d'un « parcours50» au bout duquel normatif et transformateur accordant à la question de l'identité une valeur normative. La notion et les pratiques de reconnaissance constituent chez lui des éléments fondamentaux d'une philosophie de la personne dans la perspective de la constitution de l’identité personnelle. 49 . Cf. A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, trad. fr. de Pierre Rusch, Paris, Cerf, 2000. 50 . Ricœur ne revendique pas pour son développement le qualificatif de théorie. Il parle plutôt d'un parcours qui n'est pas non plus «une rhapsodie d'idées». (Cf. PR, p.379.).Prenant pour point de départ l'interrogation lexicologique et philosophique sur la signification du mot «reconnaissance», dans son épaisseur temporelle, il emprunte le chemin aride de l'histoire du questionnement philosophique en revisitant trois grand foyers philosophiques: d'abord le foyer kantien de la Rekognition, dans la première édition de La Critique de la Raison pure, pour la reconnaissance-identification, puis le foyer bergsonien de la reconnaissance des souvenirs dans Matière et Mémoire pour la reconnaissance de soi, enfin le foyer hégélien de l'Anerkennung pour la reconnaissance mutuelle. Ricœur développe «une théorie» de la reconnaissance qui postule le primat de la reconnaissance-identification, car c'est bien notre identité la plus authentique, celle qui nous fait être ce que nous sommes, qui demande à être reconnue. Tant que cette identité n'est pas reconnue pour ce qu'elle est, c'est-à-dire sujet parlant, agissant, se racontant et responsable, on ne peut savoir ce qui est en jeu dans la reconnaissance mutuelle que désigne la célèbre formule hégélienne: «la conscience de soi n'atteint sa satisfaction que dans une autre conscience.» C'est sur cette idée hégélienne que Ricœur s'appuie pour ouvrir l'ordre spécifique du désir de reconnaissance. Mais, alors que chez Hegel, le mouvement de la reconnaissance fait émerger un soi-même qui se définit comme «soi-même dans l'autre», le philosophe français veut cerner un «soi-même comme un autre», selon le titre de sa synthèse philosophique. Ayant renoncé à toute philosophie de la médiation totale, il s'agit pour lui de donner un sens au «concept pur du reconnaître», à partir d'une «dynamique qui préside d'abord à la le soi est reconnu comme capable, digne d'estime et de respect. A la faveur d'un transfert de l'actif (reconnaître quelque chose) au passif (être reconnu) il exprime la demande de reconnaissance qui reste le plus souvent en attente et parfois en souffrance, car elle ne peut être pleinement comblée dans une logique de réciprocité, comblant ainsi le déficit «d'une grande philosophie unifiée de la reconnaissance.51». Et dans la mesure où la mutualité qu'exige la reconnaissance n'est pas spontanée, sa demande ne va pas sans conflit, selon l'idée de lutte qui régit les rapports sociaux modernes52, et qui fait le lit du déni de reconnaissance à travers des comportements négatifs: manque de considération, humiliation, mépris, violence multiforme... En raison non seulement des différents sentiments négatifs de manque de reconnaissance dont le sujet est l’objet, mais aussi de la «quête insatiable» des nouvelles promotion de la reconnaissance-identification, ensuite à la transition qui conduit de l'identification de quelque chose en général Nous invoquons ici cette “théorie” ricoeurienne de la reconnaissance dans la mesure où elle participe de la constitution de l'identité concrète de la personne chez Ricœur. La reconnaissance est en cela complémentaire de l'attestation comme le montre à merveille le concept de «reconnaissance-attestation». Notre projet ici n'est donc pas d'évaluer la reprise ricoeurienne du thème hégélien de la reconnaissance dans la mouvance d'Axel Honneth en soulignant son originalité et sa pertinence dans le concert des philosophies contemporaines de la reconnaissance. Sans nous attarder à analyser la théorie triadique de la reconnaissance que propose Ricœur., nous voulons seulement mettre au jour le ressort de l'exigence de reconnaissance dans la constitution de l'identité personnelle du Soi humain à la reconnaissance par elles-mêmes d'entités spécifiques par l'ipséité, puis de la reconnaissance de soi à la reconnaissance mutuelle, jusqu'à l'ultime équation entre reconnaissance et gratitude que la langue française est l'une des rares à honorer. Notre auteur voudrait ainsi unifier différentes conceptions de la reconnaissance sous trois conceptions philosophiques, sans pour autant les réduire artificiellement les uns aux autres. On peut toutefois se demander si une telle unité est possible et quel est le statut de cette unification? Est-il possible de trouver une unité philosophique à un ensemble d'acception, comme le fait la langue française qui est la seule à subsumer sous le vocable «reconnaissance» des choses aussi différentes que variées? Faut-il en déduire à une supériorité philosophique du français, comme le prétend Ricœur, alors que l'anglais et l'allemand usent de plusieurs termes? 51 . Nous invoquons ici cette “théorie” ricoeurienne de la reconnaissance dans la mesure où elle participe de la constitution de l'identité concrète de la personne chez Ricœur. La reconnaissance est en cela complémentaire de l'attestation comme le montre à merveille le concept de «reconnaissance-attestation». Notre projet ici n'est donc pas d'évaluer la reprise ricoeurienne du thème hégélien de la reconnaissance dans la mouvance d'Axel Honneth en soulignant son originalité et sa pertinence dans le concert des philosophies contemporaines de la reconnaissance. Sans nous attarder à analyser la théorie triadique de la reconnaissance que propose Ricœur., nous voulons seulement mettre au jour le ressort de l'exigence de reconnaissance dans la constitution de l'identité personnelle du Soi humain. 52 Des rapports affectifs liés à la transmission de la vie, à la sexualité et à la filiation, à la généalogie et à la conjugalité qui ont pour cadre la famille, à la lutte pour l'estime sociale dans les différents lieux de vie, en vue d'une reconnaissance de la valeur personnelle et de la capacité à poursuivre le bonheur selon une conception propre de la vie bonne, en passant par la reconnaissance juridique des droits civiques, pour les victimes des inégalités sociales et des discriminations héritées du passé, frappant encore des minorités diverses aujourd'hui ( les peuples africains), la reconnaissance des capacités personnelles par autrui revêt un caractère belliciste, de sorte qu'on peut se demander avec Ricoeur: «quand un sujet s’estimera-t-il véritablement reconnu?» capacités qui résulte de la reconnaissance mutuelle, la demande de reconnaissance risque d’échouer dans une sorte de «mauvais infini», car elle semble demeurée insatisfaite et interminable. Ce qui engendrerait «une nouvelle forme de conscience malheureuse, sous les espèces soit d’un sentiment inguérissable de victimisation, soit d’une infatigable postulation d’idéaux hors d’atteinte.53» Faut-il pour autant inscrire la reconnaissance du Soi capable dans une sorte d’inachèvement, et désespérer de la reconnaissance de toute identité personnelle ou collective? 5.3. Réciprocité et mutualité : une éthique du don Si la reconnaissance a toujours été pensée depuis Hegel à Iéna54 en termes de lutte, Ricoeur rappelle que le lien social ne se constitue pas que dans la lutte pour la reconnaissance, il y a aussi «à l'origine une sorte de bienveillance liée à la similitude d'homme à homme dans la grande famille humaine.» En effet, les partenaires sociaux font aussi l’expérience d’une reconnaissance effective et pacifiée à travers les états de paix sous la forme d'échange de dons cérémoniels, de sorte que c’est dans une logique de la générosité et de la surabondance que se trouve l’alternative à l’idée de lutte inhérente à la reconnaissance mutuelle. Celle-ci excède une logique de réciprocité qui risque d’effacer les traits interpersonnels de la mutualité dans l’idée de reconnaissance mutuelle: 53 54 Ibid, p. 339. . Voir les fragments philosophiques de l'époque de Iéna entre 1802 et 1807; la préface de la Phénoménologie de l'esprit; Les Principes de la philosophie du droit de 1820-1824. La lutte pour la reconnaissance, écrit Ricoeur, se perdrait dans la conscience malheureuse s'il n'était pas donné aux humains d'accéder à une expérience effective, quoique symbolique, de reconnaissance mutuelle sur le modèle du don cérémoniel réciproque.55 Certes, en raison de la «dissymétrie originaire et indépassable» entre l'ego et l'alter ego, la problématique de la reconnaissance a toujours été conçue sur un fond de lutte pour la vie qui trouve maintes expressions dans les sphères affective, économique, juridique, et politiquesans oublier les rapports entre les Etats et entre les cultures. Mais, le caractère exceptionnel des expériences de reconnaissance pacifiée, loin de les disqualifier, «assure la force d'irradiation et d'irrigation au cœur même des transactions marquées du sceau de la lutte.56» Si la réciprocité dans l'échange qu'implique la reconnaissance mutuelle est toujours susceptible d’«être tirée dans le sens d’une maxime utilitaire dont la formule serait do ut des», elle n’est pas moins dépassée dans une logique de la surabondance que Ricœur formule dans une éthique du don sous-tendue par l’amour, socle de la civilisation judéo-chrétienne, comme il le montre dans sa conférence à Tübingen57. Dans cette perspective, le sens de la reconnaissance est celui du «merci» adressé par une personne à celle dont elle a reçu quelque chose qui n'a pas de prix: c'est l'assurance d'être reconnu comme personne humaine. On pourrait parler ici d'un pouvoir de donner inhérent à l'être capable appelé à la reconnaissance. En ce sens, reconnaître l’autre que soi c’est se donner à lui dans un élan de générosité qui n’attend aucune réciprocité. 55 . Parcours de la reconnaissance, p.243. 56 . Ibid, p.319. 57 . Ricœur P, Amour et justice (1990), Tubingen, J.C.B.Mohr, Paris, réed. Points, 2008. Toutefois, ne s'agit-il pas là d’un «horizon jamais atteint» ? Selon l'auteur de Parcours de la reconnaissance, ne pouvant pas s'institutionnaliser58, une telle économie du don ne peut être introduite qu'à dose homéopathique dans nos institutions. Elle peut «se retrouver partiellement incarnée dans des institutions politiques porteuses du vouloir vivre ensemble59 », en opérant de l'intérieur de l'économie de l'équivalence, de l'échange et de la réciprocité, sans être totalisante. Par ce «parcours de la reconnaissance», Ricoeur offre un cadre de réflexion sur les formes d'altérité et de différence, dans un dépassement des idéologies et théories socio-politique fermées. 6. Quelle sorte d’être est le soi capable ? Le propre d'une phénoménologie herméneutique étant de se transgresser dans une exploration ontologique pour dire l'être profond de l'homme, car la description de l'apparaître de toute chose a pour enjeu l'explicitation de l'être profond de cette chose, de même que le télos de l'entreprise interprétante est de comprendre l'homme dans son être, et de le comprendre selon la modalité de l'être interprété, une exploration ontologique couronne la démarche de Ricoeur, afin de répondre à la question: quel est la sorte d'être est le soi capable? Nous l'avons dit, si le discours ricoeurien du «je peux» qui caractérise la phénoménologie herméneutique de l'homme capable, reste un discours sur le « je », toute la philosophie ricoeurienne de la personne tourne autour de l'idée de puissance d’agir de l’homme (la capacité) et son corollaire l’effectuation, réalisée grâce à la double médiation constitutionnelle 58 . La notion de pardon par exemple, si elle peut être citée parmi les concepts politiques comme le suggère Annah Arendt, ne peut pas être institutionnalisée, puisqu'elle constitue la remise en question de l'institution ellemême: «la non-violence est seulement capable de faire des brèches subversives» dans les institutions. 59 . François Dosse, Paul Ricoeur. Le sens d'une vie ( 1913-2005), La Découverte Poche, Paris 2008, p.673. de l’autre. Pour Ricoeur, c'est cette notion de capacité qui fonde la différence entre l'homme et la chose, et qui lui confère sa valeur par rapport à la chose. Dès lors, la sorte d'être qu'est la personne comme homme capable est à chercher dans la signification de l'être attachée à la notion de capacité ou puissance d'agir. 6.1. L’être du soi comme puissance et acte Notre auteur trouve cette signification de l'être dans les catégories aristotéliciennes d'acte et de puissance qui font partie de la grande polysémie de l'être chez l'auteur de La métaphysique60. Il se les approprie sous le prisme du conatus de Spinoza comme «effort pour persévérer dans l'être», afin de relever le «fond puissant et effectif» vers lequel l'energiadunamis fait signe61. Cette perspective donne lieu à une ontologie autre que celle de la substance: une ontologie de l’agir qui se distingue aussi d'une certaine interprétation restrictive de l'autre comme autrui ou comme trace de l'infini, et sert de soubassement métaphysique au concept ricoeurien de personne. Ainsi, l'ontologie dans la mouvance de la phénoménologie herméneutiquedu Soi se donne-t-elle à lire comme «l'autre de l'ontologie de la substance62». Comme telle, elle permet de sauver une ontologie autre que celle que 60 . Il faut en effet distinguer chez Aristote la “ petite polysémie”, à savoir la série des catégories ouvertes par l'ousia, catégorie de base, et la “grande polysémie” qui fait place à la plurivocité plus vaste que celle des catégories, et à laquelle appartient le couple energeia-dunamis sur lequel se fonde l'ontologie ricoeurienne. Selon Aristote, « l'être proprement dit se prend en plusieurs acceptions”: il y a “d'abord l'être par accident, ensuite l'être comme vrai auquel le faux s'oppose comme non-être; en outre il y a les types de catégories, à savoir la substance, la qualité, la quantité, le lieu, le temps, et tous autres modes de signfication analogues à l'être. Enfin il y a, en dehors de toutes ces sortes d'être, l'être en puissance et l'être en acte. », Métaphysique E 2,1026 a 221026 b 2 Trad. Tricot, p.335. 61 62 . Cf. Soi-même comme un autre, p.357 ss . Attestation: entre phénoménologie et ontologie, p.398. Cette opposition exprime chez lui une contestation du substantialisme de la tradition (à laquelle Kant continue d'appartenir par le biais de la première Analogie de l'expérience), grâce à l'opposition entre ipséité et mêmeté. Levinas récuse et autre que celle que Heidegger déploie: l'ontologie de l'agir permet de payer sa dette à l'un et à l'autre en restituant le rapport irréductible entre l'éthique et l'ontologie63. 6.2. L’altérité-passivité constitutive de l’ipséité A cette conception de l'être de la personne comme puissance et acte est attachée une dialectique de l’altérité qui s'atteste dans la passivité selon trois modalités: d'abord, l'altérité du corps-propre qui marque l'appartenance de la personne au monde (je suis un corps) et pose la question du statut du corps humain. Celui-ci comme phénomène à double entrée (j'ai un corps, je suis ce corps) revêt un caractère emblématique et originaire dans la mesure où audelà de la simple mienneté, il désigne toute la sphère de passivité dont il constitue le centre de gravité permettant d'intégrer une grande variété d'expériences de non-maîtrise, de vulnérabilité et de dépendance: 63 . Notre auteur conteste en effet l'dée lévinassienne selon laquelle l'éthique doit se faire sans ontologie sous prétexte tributaire de Heidegger, car l'idée d'être ne s'épuise pas dans une représentation synoptique, virtuellement totalitaire, fermé sur le Moi, et que l'Autre devrait briser par effraction. D'autre part, contrairement à Heidegger qui postule la fin de la métaphysique, notre auteur pense qu'une philosophie politique ne peut se déployer en marge des préoccupations métaphysiques qui fondent l'être de l'homme comme cela a été le cas à un moment donné de l'histoire de la philosophie, lorsque la philosophie politique s’est coupée d’avec la métaphysique. A partir de Hobbes, il n’y a plus que Spinoza qui tienne les deux (...). Chez les autres- la philosophie du contrat de Rousseau par exemple- la philosophie s’est séparée du fond métaphysique (...)», Cf. Temps et récit de Paul Ricoeur en débat, p.26. Aristote lui-même montre dans les livres III et VI de L'Ethique à Nicomaque que c'est ontologiquement que se fonde la capacité éthique et politique de l'homme. Contre une éthique sans ontologie (Lévinas), et une ontologie sans éthique (Heidegger), Ricoeur dévoile une co-originalité de l'éthique et de l'ontologie. C'est parce que l'être du Soi implique d'emblée un rapport à l'autre qu'il ouvre à l'injonction, et inversement, c'est parce que la question éthique du rapport à l'autre est primordiale pour l'existence humaine qu'il faut concevoir l'être du soi comme fondamentalement ouvert à l'altérité. Contrairement à Levinas qui réduit l’altérité de la conscience à l’extériorité d’autrui, et à Heiddegger qui réduit l’être en dette à l’étrangeté liée à la facticité de l’être dans le monde et non pas à l’autre, notre auteur affirme que l’injonction est originairement attestation de sorte que le soi n'est pas affecté sur le mode de l'être-enjoint, et que l’attestation est originairement injonction, sous peine que celle-ci perde toute sa signification éthique ou morale. La chair précède ontologiquement toute distinction entre le volontaire et l'involontaire. On peut certes la caractériser par le «je peux»; mais précisément le «je peux» ne dérive pas de «je veux», mais lui donne racine. La chair est le lieu de toutes les synthèses passives sur lesquelles s'édifient les synthèses actives qui seules peuvent être appelées des oeuvres (Leistungen): elle est la matière (hylè), en résonance avec tout ce qui peut être dit hylè en tout objet perçu. Bref, elle est l'origine de toute «altération du propre. De celles-ci résulte que l'ipséité implique une altérité «propre», si l'on peut dire, dont la chair est le support64. Ensuite, l'altérité d'autrui qui pose la question de l'intersubjectivité et de la passivité impliquée par les relations du soi à l'étranger, au sens précis de l'autre que soi. Ricoeur la pense dans un dépassement de l'opposition entre l'alter ego selon la cinquième médiation cartésienne de Husserl et l'épiphanie du visage de l'autre chez Lévinas65. Il faut penser l'altérité à la fois comme le fait d'être semblable et différent, non seulement dans la perspective de la confrontation des consciences, mais aussi dans la perspective d'une responsabilité morale. Dépassant la dissymétrie croisé entre le « moi-tu » dans le sens de la connaissance (Husserl) et le « tu-moi » dans l'ordre éthique (Lévinas), Ricoeur intègre la mutualité et la réciprocité dans la compréhension de soi. Par conséquent, si l'ipséité implique une altérité intersubjective, le soi n'est pas le produit de son effraction par l'autre, mais celui de sa réflexivité propre qui lui fait prendre le détour de l'autre que soi: « il faut qu'il y ait d'abord et fondamentalement un sujet capable de dire « je » pour faire l'épreuve de la confrontation avec l'autre.66» Enfin, l'altérité de la voix de la conscience où la passivité coïncide à l'attestation, et dans laquelle culmine la dialectique du soi et de l'autre que soi. C'est sous cette dernière figure que l'altérité se fait plus intime à l'ipséité, de sorte que le soi ne peut occuper la place de 64 . Soi-même comme un autre, p.375. 65 . Cf. Totalité et infini. Essai sur l'extériorité (1971), et Autrement qu'être. Au-delà de l'essence (1974) 66 . Ricoeur P, Le Juste 2, Editions Esprit, Paris, 2000, p.94. fondement, car la passivité de l’interpellation et de la convocation de la voix de la conscience atteste la non-maîtrise d’un sujet qui ne se fonde jamais lui-même. Venant de plus haut que nous bien que s'entendant du fond de nous-mêmes comme appel intérieur qui nous est adressé, la voix de la conscience donne à voir la conjugaison de la Hauteur et de l'Intimité dans la constitution de la personne humaine. Renvoyant au jugement intérieur qui fait de nous des êtres responsables, elle ne demeure pas moins étrangère à nous, car on ne peut déterminer l'origine exacte de son injonction: autrui, la voix des ancêtres, Dieu...? Ricoeur laisse la question ouverte. 6.3. Capacité et incapacité : la personne, un être agissant et souffrant Le ressort de cette inscription de l'altérité dans la passivité est de mettre à jour une dialectique de l'agir et du pâtir, afin de rendre justice à la dimension de la souffrance, à la vulnérabilité et à la fragilité de la condition humaine. Sur la base de cette corrélation entre capacité et fragilité, l'homme apparaît comme souffrant autant qu'agissant et soumis à ces aléas de la vie qui traduisent «la fragilité de la qualité bonne de l'agir humain», ainsi que Martha Nussbaum l'exprime à travers l'expression «fragility of goodness.» La personne est en ce sens, un homme partagé entre sa responsabilité et sa vulnérabilité, sa capacité et sa passivité, sans que soit récusé le primat de l'affirmation originaire (la véhémence ontologique) sur la négativité et l'expérience radicale du mal. De fait, s’il appartient à la condition humaine de se laisser appréhender en termes de capacité, celle-ci implique une certaine incapacité, dès lors qu'est prise en compte la vulnérabilité inhérente à cette condition, de sorte qu'une incapacité est attachée à chacun des pouvoirs de l'homme capable, comme l'ont montré l'analyse de la mémoire et de la promesse. N’exprimant pas une toute-puissance de l’homme, la capacité peut être altérée ou empêchée par la société, par la vie, par la maladie, mais c'est toujours «l'homme capable», qu'il s'agit de reconnaître derrière «l'homme inefficace», «l'homme impuissant», etc. En ce sens, la notion de capacité est à distinguer de la simple performance dont on se sert dans nos sociétés modernes fortement industrialisées pour mesurer la valeur des hommes afin de leur conférer le statut de personne. C'est en elle que réside le caractère d'être Homme et le caractère respectable de la personne humaine en toute humanité singulière. Face à la perplexité que suscitent les cas singuliers et individuels qui posent la question du statut et de la dignité de la personne, cette notion de capacité est décisive car, c'est fondamentalement en raison de ses capacités que la personne est digne d'estime et de respect. S'identifiant par ses capacités, par ce qu'il peut faire ou ne peut pas faire, la personne humaine est l'homme agissant, non sans ajouter...et souffrant, pour souligner la part de vulnérabilité et de fragilité dans la condition humaine. Est alors personne, tout être humain dont la nature d'être capable (ou incapable) est le lieu où s'atteste aussi la fragile dignité humaine, et qui doit être reconnu comme tel dans son unicité. Sujet réel de droits, la personne humaine est digne d'estime et de respect, quel qu'il soit et en toutes circonstances de la temporalité de son existence, en raison de cette puissance d'agir (la capacité) qui caractérise chaque être humain. Conclusion A la lumière de ces considérations phénoménologico-herméneutiques, le concept ricoeurien de personne s'articule autour de deux pôles: le pôle des capacités qu'un sujet humain s'attribue et le pôle du recours à autrui donnant à la certitude personnelle d'être capable, un statut éthique, socio-politique et même juridique. Il se construit ainsi dans un trajet qui part de l'auto-assertion de la capacité attestée et reconnue du soi à son effectuation dans la sphère éthico-politique de la vie de la cité, avant d'être fondée dans une ontologie de la puissance et de l'acte. En ce sens, la personne n’est pas un acquis, même si elle présuppose l’être de l’homme. Celui-ci a à être une personne en apprenant à être telle personne dans son agir, comprenant à la fois ce qui lui est particulier (singulier), et ce qu’il y a de commun à la véritable humaine: la puissance d’agir. Ce qui implique, non seulement la reconnaissance pour soi-même du droit à l’humanisation de ses propres potentialités, mais aussi la reconnaissance par les autres et pour les autres, possédant la même nature d’être capable (ou incapable), en premier ces êtres qui sont tributaires de la volonté d’autrui au début ( l’embryon humain) ou à la fin ( personne en fin de vie) de leur existence. L’exigence de reconnaissance de la capacité du Soi implique la reconnaissance de la capacité de l’autre, même altérée par la maladie, le handicap, le vieillissement..., en raison de la communauté de nature d’être capable (l’humanité de l’homme), agissant et souffrant. La personne est ainsi un soi (une ipséité) reconnu capable, digne d'estime et de respect, en raison de cette puissance d'agir qui caractérise son être. Pour un tel sujet capable, la dignité comme valeur intangible ne peut être sujet à caution. Celle-ci nous apparaît comme un fait de nature, commun à tous les humains, une exigence que réclame tout être humain, en tant qu'Homme capable, agissant et souffrant, et qui ne relève pas d’une décision humaine, et ne peut être décrétée par soi-même ou par d'autres. Cette approche ricoeurienne de la personne nous paraît constituer d'une part, un complément aux analyses conceptuelles insuffisantes qui réduisent la question de la personne à sa distinction ontique d’avec la chose, ou en la définissant simplement comme sujet rationnel et moral, et d'autre part, une contestation d'un sujet illusoire, irréel, imaginaire dont le statut reste indéterminé, et en proie aux excès du développement biotechnologique, aux caprices de la législation humaine, et aux passions égoïstes de l'homme. Pour Ricoeur, la personne est, l’être qui s’identifie dans l’acte, le sujet humain qui répond à une vocation à agir, en s’efforçant de l’incarner en actions visibles inscrites dans la durée du temps et de l’histoire, de sorte qu’on est une personne qu’en ayant à la devenir, face à toutes les tentations intérieures (moi, je conscience, ego) et extérieures (alter ego, otage d’autrui, holisme) qui peuvent être réductrices et dépersonnalisantes. En d’autres termes, la personne est l’individu qui, par son agir libre, atteste son être et l’accomplit d’une façon propre et unique, tout en le portant à l’universel. En raison de cette anthropologie de la capacité, l'oeuvre de Paul Ricoeur peut être créditée d'un humanisme certain, et se présente comme un personnalisme intégral dont notre temps pressent la nécessité. Bibliographie 1. Ouvrages et articles de Ricoeur -Amour et justice (1990), Tubingen, J.C.B.Mohr, Paris, réed. Points, 2008 -« Devenir capable, être reconnu», Esprit, juillet 2005, pp.125-129. -Histoire et vérité (1955), Seuil, Paris, 2001 - « Individu et identité personnelle », in Veye P et al. Sur l’individu, Seuil, Paris,1987,pp.5272. -« Ipséité, Altérité, Socialité », in Archivio di filosofia, n°1-3, pp.35-40. - « L’attestation : entre phénoménologie et ontologie », in Greisch J, et Kearney R (dir.), Paul Ricoeur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Cerf, Paris, pp.381-403. -« Le destinataire de la religion : l’homme capable », in Archivio di filosofia, n°1-3, pp.19-34 -Le Juste 2, Editions Esprit, Paris, 2001 -Lectures 2. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1992 -« L’identité narrative », in Esprit n°7-8, juillet-août, p.295-304. -«L'interprétation de soi», in Cités, Paul Ricœur. Interprétation et reconnaissance, n°3, Paris, Puf, 2008 -«Morale, éthique et politique », in Pouvoirs. Revue française d'études constitutionnelles et politiques. n°65,pp.5-17. -« Nature et liberté » (communication au Congrès des Sociétés de Philosophie de langue française, sur le thème de la nature humaine », à Montpellier en 1961), in Existence et nature, Paris, PUF, 1962, pp.125-137. Voir, Archives du Fonds Ricœur II.A.144 -« On the selfhood : the question of the personnal identity », Gifford Lectures, conférences prononcées à Edimbourg, février 1986, Archives du fonds Ricoeur, Paris. -Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2004 -Réflexion faite, Editions Esprit, Paris, 1995 -Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 -La critique et la conviction, Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, CalmannLevy, Paris, 1995. 2. Ouvrages et articles sur l’œuvre de Ricoeur -Abel O et Porée J, Le vocabulaire de Paul Ricoeur, Ellipses, Paris, 2007. -Bouchindhomme C et Ranier R (dir), Temps et récit de Paul Ricœur en débat, Cerf, Paris, 1990 -Dosse F, Paul Ricoeur. Le sens d'une vie ( 1913-2005), La Découverte Poche, Paris 2008 Greisch J, «Vers quelle reconnaissance?», Revue de métaphysique et de morale, n°2, avril 2006 -Greisch J (dir), Paul Ricoeur. Les métamorphoses de la raison herméneutique, Cerf, Paris, 1991. 3. Autres textes -Aristote, Métaphysique E 2,1026 a 22-1026 b 2 Trad. Tricot -Boèce, Traités théologiques, trad. A. Tissérand GF-Flammarion, Paris, 2000 -Chauvrier Stéphane, Qu’est-ce qu’une personne ?, Paris, Vrin, 2003 -Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, trad. fr. de Pierre Rusch, Paris, Cerf, 2000 -Housset Emmanuel, , La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa découverte phénoménologique, Paris, Puf, 2007 -Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, Trad.fr V. Delbos, Paris, Vrin, 2008 -Mounier Emmanuel, Le personnalisme, Paris, PUF, 1951 -Nodé-Langlois M., «Persona non grata. Les raisons méconnues du respect de la personne», Bulletin de littérature ecclésiastique, CXIII/3, juillet-septembre 2012, Institut catholique de Toulouse. -Putallaz F.-X, et Schumacher B, (dir.), L'humain et la personne, Paris, Cerf, 2008 -Robillard Stéphane, « Approches de la personne », in Recherches philosophiques, Revue de la faculté de philosophie de l’institut catholique de Toulouse, 2008, vol.4, Christian Aymar Badinga, Docteur en philosophie Membre du groupe de recherche « Ethique et Personnalisme » de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Toulouse