STATUT DE LA PERSONNE ET DIGNITE HUMAINE : LE SOI CAPABLE
1. La crise de la personne et l’oubli du sens d’être
Les incessantes violations des droits de l’homme, les nouvelles formes de la traite des
humains, les situations nouvelles et inédites engendrées par les nouveaux pouvoirs de
l’homme moderne, particulièrement celles qui touchent aux extrémités de l’humain ( la
personne à naître et la personne en fin de vie), à son corps ou à sa vie ( violations des droits de
l’homme, commercialisation et marchandisation du corps humain)
1
, et le développement des
biotechnologies, dans la mesure elles risquent de modifier la biosphère et l’être humain
2
,
posent des questions éthico-morales et socio-politiques qui interrogent la notion même de
personne, et sollicitent inlassablement l’anthropologie philosophique, afin de répondre à la
question cruciale de savoir si tous les humains sont des personnes, et méritent à ce titre le
respect et la dignité dus à ce statut ? Or, la notion de personne elle-même connaît de nos jours
un essor ambigu et se trouve dans une crise grave et profonde qui induit une remise en
question des fondements pré éthiques et politiques du vivre-ensemble. Utilisée dans diverses
domaines du savoir humain (en linguistique, en médecine, en droit, dans les études littéraires,
etc), elle sert soit à légitimer les choix éthiques et les opinions scientifiques, soit à justifier des
1
. Les résultats de la génétique et des neurosciences engendrent en effet une nouvelle image de l'homme; le
déplacement des frontières entres les espèces, pose à nouveaux frais la question du statut de la personne
humaine; les problématiques en matière d'avortement, de cellules souches embryonnaires, de transplantation, de
xénotransplantation, de fécondation in vitro, de manipulation génétique, d'euthanasie, de suicide assisté,
d'acharnement thérapeutique, de rationnement de soins, d'expérimentation sur l'être humaine, de clonage.. .Les
drames qu'induit la maladie d'Alzheimer posent la question du respect et de la dignité de la personne humaine.
2
On entend par biotechnologie l’ensemble des méthodes utilisant les données et les techniques de l’ingenerie et
de la technologie, mettant en oeuve des organismes vivants ou des enzymes pour réaliser des transformations
utiles dans les sciences de la vie. Comme le faisait remarquer Hans Jonas, ces innovations biotechnologiques ont
une portée ontologique dans la mesure elles mettent directement en cause l’être d l’homme. Nous nous
trouvons aujourd’hui en face d’une possibilité d’artificialisation de la nature humaine, avec l’abolition de
barrière entre les espèces (les xénogreffes), la disparition de l’individualité à travers les manipulations de
l’immunité, l’inhibition du rejet de la greffe, ainsi que la modification de l’évolution avec les thérapies
génétiques germinales.
prises de positions politiques qui reconnaissent de façon spontanée la dignité de la personne
humaine, et même parfois à postuler que tous les hommes ne sont pas des personnes
3
. La
personne est devenue un terme vide, à la signification évanescente et confuse; lieu de
controverses vives et ouvertes :
Ce ne sont pas seulement les personnes qui font l’objet de refus divers, note Michel
Nodé-Langlois, c’est la notion même de personne, ou, si l’on veut la personnalité, en un sens
moral et juridique plutôt que psychologique, qui se trouve en butte à une forme de refus, dont
certaines personnes concrètes font les frais, à qui l’on refuse la «bienvenue au club» de la vie et
de l’humanité, ou que l’on juge indignes d’y rester.
4
Dans le contexte d’une économie mondialisée déliée de l’exigence éthique, d’une
bureaucratie qui ignore le visage de l’homme fragile et vulnérable, d’un progrès technique et
scientifique qui oublient souvent que l’humanité se révèle aux extrémités de la vie, il sied de
redonner à ce terme de personne le statut d’un véritable concept philosophique, si l’on ne veut
pas voir l’affirmation de la valeur transcendantale de la personne humaine devenir purement
artificielle et insuffisante pour fonder la dignité de tout être humain, même de celui qui en
apparence a perdu les caractéristiques d’un Homme.
En effet, sans appartenir exclusivement au vocabulaire technique de la philosophie, la
personne signifie l’être de l’homme et non sa simple représentation. Reconduisant «à une
interrogation sur nous-mêmes comme celui qui déploie une compréhension de l'être
5
», elle se
rapporte au sens d’être de l’humain. Pourtant, comme le souligne Emmanuel Housset,
3
Les idéologies de types utilitaristes affirment en effet que l'appartenance d'un individu à l'espèce humaine ne
suffit pas à lui conférer le statut de personne et à lui reconnaître cette dignité.
4
. Nodé-Langlois M., «Persona non grata. Les raisons méconnues du respect de la personne», Bulletin de
littérature ecclésiastique, CXIII/3, juillet-septembre 2012, Institut catholique de Toulouse, p..303
5
. Housset E, , La vocation de la personne. L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa
découverte phénoménologique, Paris, Puf, 2007. p.14.
Nous parlons sans cesse de la personne en ayant complètement perdu ce que peut bien signifier
avoir à être une personne..., parce qu'elle est soit comprise d'une façon purement formelle et
vide comme un sujet théorique ou comme un sujet juridique, soit comprise comme un pur nœud
de relations contingentes infinies comme dans les sciences humaines...On parle ainsi avec la
bonne conscience de ceux pour qui tout va de soi des droits de la personnes, de la dignité de la
personne, mais dans la pure compréhensivité du bavardage qui fait que la personne n'est pas
interrogée.
6
La crise actuelle de la personne s'apparente ainsi à l'oubli du sens d'être de l'homme qui
caractérise notre temps, dès lors qu’on la réduit à la pure abstraction de la personnalité
morale, comme capacité à prendre conscience de soi et à répondre de ses actes
7
. L’homme lui-
même est alors compris comme l’être raisonnable, capable d’autonomie et
d’autodétermination
8
, sans que soit pris en compte son être profond.
Si une telle conception justifie la seconde version de l'impératif catégorique, à savoir,
respecter l'humanité en toute personne particulière
9
, il nous semble qu’elle limite l’usage qu’il
est possible de faire de la notion de personne humaine. Certes, cette perspective moderne dont
notre temps est largement tributaire a mis au centre de la réflexion morale la notion de
personne, contribuant à défendre la dignité de certains humains soumis à des mauvais
6
. Ibid., p.14.
7
«Marqués par un rationalisme qui privilégie le sujet de la connaissance et son rapport cognitif aux objets du
monde» (Robillard Stéphane, « Approches de la personne », in Recherches philosophiques, Revue de la faculté
de philosophie de l’institut catholique de Toulouse, 2008, vol.4, p. 177.), nous réduisons en effet la personne
humaine à la conscience de soi, en la désignant comme l'être raisonnable capable d'autonomie, c'est-à-dire,
capable d'obéir à la loi de sa raison comme critère du bien moral; l'être vivant qui est conscient de lui-même,
quelqu'un qui agit de son propre mouvement et qui, par son acte, poursuit une fin. L'être humain est alors une
personne dans la mesure il possède la capacité d'agir librement, et de dire «je», qu'il a conscience de lui-
même et assume ses actes comme étant les siens. Comme telle, la personne est capable d'autodétermination. Ce
pouvoir fonde l'affirmation de la personne comme fin en soi
8
. On reconnait ici la conception kantienne de la personne comme liberté et autonomie: « L'homme, et en général
tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté
puisse uà son gré; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles
qui concernent d'autres être raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme une fin...Les
êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi,
c'est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être emplo simplement comme moyen, et qui par suite
limite d'autant notre libre arbitre (et est un objet de respect).» Kant E., Fondements de la métaphysique des
mœurs, Trad.fr V. Delbos, Paris, Vrin, 2008, p. 141-142.
9
. «Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre
toujours en même temps comme une fin, et jamais comme un moyen. » Ibid., p.143.
traitements; il n’en demeure pas moins qu’elle peut servir aussi à contester à d'autres humains
le statut de personne et à justifier leur «exploitation», puisqu’il n'y a de personne que là où il y
a conscience, discernement et volonté
10
. Tout se passe comme s'il fallait évaluer ou
hiérarchiser les êtres humains de façon à voir s'ils correspondent ou non aux critères de la
personne.
1.1. L’ipséité de la personne et la nécessité d’une approche ontologique
A la vérité, la personne ne se définit pas par sa place dans le monde. Son ipséité
11
,
laquelle est sans commune mesure avec l’identité de la chose, car l’enjeu pour elle n’est de
perdre telle ou telle caractéristique mais ce que l’on a à être : une personne humaine. C’est
cette ipséité qui est souvent oubliée dans les usages vagues et confus que l’on fait du terme
«personne» aujourd'hui. Et, avec elle, c’est toute «la facticité de l’exister personnel» qui est
perdue et qui explique, «les pires violences du monde contemporain dans lequel l’homme
demeure une chose mise à disposition, même s’il est aussi une fin en soi.
12
» Autrement dit, la
problématique de la personne consiste à s’interroger sur ce que signifie être une personne, à
10
Dans cette perspective, on estime que l'embryon et même le bébé humains ne sont pas des personnes dans la
mesure où ils ne sont pas capables de se concevoir eux-mêmes comme existant dans le temps, capable
d’initiative et de raison. Dans le même sens, on prive les individus souffrant de handicap mentaux graves et
sévères, (les malades d’Alzheimer, les humains à l’état végétatifs par exemple) du statut de personne, au motif
qu'ils ne manifestent plus les caractéristiques de l’espèce humaine ou que l’on traite certains humains de sous-
hommes. Sur cette base se fondent les législations sur l’interruption volontaire ou médicale de la grossesse (IVG
ou IMG) pour multiples raisons dévoilées par le diagnostic prénatal (jusqu’à douze ou quatorze mois de la vie de
l’embryon, en France), ainsi que la revendication d’un droit à l’euthanasies, et du fameux «droit de mourir
dans ».
11
. Du latin ipseitas, déride ipse, c’est-à-dire, moi-même, toi-même, etc., « l’ipséité caractérise l’individu en
lui-même. Elle prend toute son importance dans les doctrines la nature universelle est première, ce qui pose
la question de l’individuation (scotisme). Elle suppose alors l’haeccéité, par laquelle un individu est un « ceci »
et non simplement un être de telle ou telle espèce. Dans la phénoménologie, l’ipséité caractérise le Dasein dans
son existence ou son être-au-monde avant la constitution du moi comme sujet.». Cf. Les Notions philosophiques,
Encyclopédie philosophique universelle, t1, puf, Paris, 1990, p.137. Chez Ricœur, l’ipséité désigne la
complétude même de l’identité personnelle dans son caractère d’être soi-même. Elle implique alors à la fois la
mêmeté du caractère et l’altérité inhérente au maintien de soi (le fait de changer tout en restant soi-même).
12
. Housset E, op.cit., p.20.
partir de son mode d’apparition, ou mieux avoir à l’être, car «on n’est une personne qu’en
ayant à le devenir face à toutes les tentations intérieures et extérieures qui sont
dépersonnalisantes.
13
» Elle requiert à ce titre une approche ontologique, laquelle loin de
s'opposer aux déterminations psychologiques, linguistiques, narratives, éthiques et socio-
politiques de l’homme, permet au contraire, de les fonder philosophiquement et de relever la
dimension fondamentale de l'être même de la personne comme noyau dur des développements
sur le statut, le respect et la dignité de la personne humaine
14
Face aux problèmes posés par les sciences du vivant et la pratique de la médecine, au
cœur des débats éthiques et bioéthiques sur le statut de la personne humaine, on ne saurait en
effet se satisfaire d'une simple compréhension zoologique, ou d’une approche psychologisante
(la personne comme personnalité), encore moins d'une approche «cognitioniste
15
». C’est
ontologiquement que peut être déterminé le sens d’être de la personne, de façon à dire que
tous les humains sont des personnes. De fait, comment affirmer le statut de la personne
humaine de façon qu'il ne soit pas purement artificiel, fonder le respect et la dignité de tout
être humain, même de celui qui n'est plus ou n'est pas porteur en actes des propriétés
caractérisant l'humanité, faire de la personne une valeur transcendantale, à la base du vivre
ensemble dans une société pluraliste, si l'on ne postule pas un «socle ontologique» à cette
13
. Ibid, p.11.
14
. Si, comme le souligne S. Robillard, « le qualificatif « ontologique » peut être chargé de connotations
négatives, en raison de son arrière-plan religieux ou en référence à la critique kantienne de l'ontologie
classique et notamment de la fameuse “preuve ontologique de l'existence de Dieu, ou encore des paralogismes
dans lesquels se perd une tentative de psychologie rationnelle posant une substance en arrière de l'activité de la
conscience», (art.cit.p.182), il n'en demeure pas moins que la véritable fondation philosophique de la notion de
personne ne peut se faire que dans une approche ontologique qui dit le sens d'être de l'homme. Sur cette base, la
dignité de tout être humain est une valeur intangible, et on peut postuler que tous les hommes sont des personnes.
15
. Il s’agit de l’approche issue de la tradition anglo-saxonne et qui pense la personne en termes de performance
et d’effectivité de la conscience de soi. Telle est la perspective que développe par exemple les études de
Stéphane Chauvrier : Qu’est-ce qu’une personne ?, Paris, Vrin, 2003 ; et Dire je, essai sur la subjectivité, Paris,
Vrin, 2001.
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