5 5 Fratries, collatéraux et bandes de jeunes Marwan Mohammed Depuis le début des années 1990, les bandes de jeunes font un retour en force sur la scène publique hexagonale. Dans l’arène médiatique, le phénomène des bandes est réduit aux délits réels ou supposés (affaire du RER B) qui lui assurent une visibilité cyclique. Ces groupes de jeunes ne sont-ils pas soupçonnés d’avoir fomenté les émeutes de l’automne 2005 ? Au hit-parade des « causes » du phénomène des bandes, la « démission des familles » est en bonne place et derrière cette notion, c’est précisément le « laxisme » des parents qui est visé. Ce lien entre relations familiales et participation aux bandes de jeunes est au cœur de nos recherches doctorales. L’angle vertical (parents-enfants), amplement traité dans notre thèse de sociologie donnera lieu à des publications ultérieures. Le texte suivant questionne la place et le rôle spécifiques des germains ainsi que des collatéraux dans la participation à l’univers des bandes. Nos recherches nous ont permis de distinguer trois temps dans le processus de participation aux bandes de jeunes 1 . Bien avant l’intégration symbolique à ces collectifs et l’adoption de conduites déviantes, l’analyse des trajectoires révèle des similitudes dans les calendriers. Pour résumer, cela commence par des ruptures dans le cadre scolaire, d’abord les résultats, puis des tensions disciplinaires avec 1 . Germains : frères et sœurs de même sang. Collatéraux : il s’agit ici des autres acteurs (cousins, cousines, proches de la famille) qui partagent des relations horizontales (même génération) dans l’espace domestique. Bande : ce terme désigne les collectifs juvéniles informels inscrits dans une dynamique conflictuelle avec leur environnement, qui se différencient d’autres groupes de jeunes par des conduites déviantes et délinquantes fréquentes, même si ces dernières ne sont pas leur raison d’être [Mohammed 2004]. L’ensemble des bandes d’un territoire donné gravite autour d’un pôle des sociabilités déviantes (pôle déviant) qui se distingue dans les quartiers populaires français d’autres pôles normatifs (scolaire, militant, religieux, cultures urbaines…), ainsi que de l’ensemble des jeunes non visibles dans l’espace public. Cette recherche a été menée à Villiers-sur-Marne (94) essentiellement dans la ZUS des HautesNoues. De nombreuses données statistiques concernant le quartier sont commentées dans l’article de Dominique Lorrain [2006]. 98 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS l’institution et les parents. Pendant cette période, le statut du « pôle déviant » (avec sa vision clivée du monde et ses conduites spécifiques) passe progressivement d’un élément de l’écologie locale à une alternative pertinente et compensatrice aux déclassements scolaires et familiaux. Dans un second temps, généralement pendant la période du collège, l’éventualité devient réalité et la bande structure un quotidien conflictuel avec la société. Enfin, le dernier temps, en aval, est celui de la prise de distance et de la conversion symbolique à d’autres pôles de sociabilités (si ce n’est pour une minorité la poursuite d’une carrière criminelle plus individualisée ou bien l’impasse de la « clochardisation » [Mauger 2003]). L’importance du rôle des germains se situe essentiellement (mais pas exclusivement) en amont, dans la construction de la légitimité symbolique des conduites déviantes et dans la préparation aux rugueuses relations de rue. La question est donc fortement circonscrite : les logiques fraternelles à l’œuvre au sein des familles populaires qui n’ont pas au moins un de leurs membres dans ces bandes de jeunes (c'est-à-dire la majorité d’entre elles) sont ignorées. L’approche est ethnographique et s’intéresse avant tout aux modalités pratiques. L’accent est mis sur la dimension de la socialisation, notamment les logiques domestiques de promotion et de légitimation des conduites typiques des bandes de jeunes dans les milieux populaires. « Chaque germain s’inscrit ainsi dans un réseau de relations qu’il contribue à former en même temps que celui-ci représente le creuset dans lequel il se construit en forgeant son identité, son accession au statut de sujet par l’expérience de l’altérité » [Buisson 2003, p. 130]. L’approche que je privilégie ici consiste donc à appréhender les fratries « comme des ensembles configurationnels, au sein desquels, la trajectoire propre à chaque membre se définit en rapport avec celle des autres » [Rosental 1995, p. 134]. Ce type de configuration nécessite pour Norbert Elias l’existence d’« une interdépendance en tant qu’alliés, mais aussi en tant qu’adversaires » [Elias 1991, p. 157]. 0 LES FRATRIES : UN OBJET D’ÉTUDE SECONDAIRE ET HÉTÉROGÈNE Si l’on considère que la littérature française sur les bandes de jeunes a globalement inexploré la question familiale [Mohammed 2003] et que la sociologie de la famille – avant tout centrée sur les aspects conjugaux (alliances, séparations, rôles) et verticaux (filiation, transmission, solidarités, échanges) – manifeste un intérêt réduit et récent pour les relations fraternelles [Buisson 2003, Spire 1998, Théry 1996], il n’est pas étonnant que la question spécifique des rapports entre les relations horizontales (germains et collatéraux) et la participation aux bandes juvéniles soit ignorée. Les relations fraternelles ont d’abord été développées par les anthropologues et la psychanalyse. L’anthropologie a mis en avant le fait que les FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 99 relations fraternelles prennent des formes historiques et sociales plurielles, en rappelant que ces configurations ne prennent sens qu’à travers l’intelligence de leur contexte d’expression. L’analyse des liens de germanité prend d’abord acte du tabou de l’inceste dans la fratrie [Héritier 1994]. Ce tabou crée du lien social en imposant aux familles des relations exogènes au groupe initial. « L’abandon des droits sexuels sur la sœur crée le lien social, d’où l’extrême attention qu’ont portée toutes les sociétés à la question des rapports frère-sœur, soit en tenant séparés les principaux intéressés, soit en privilégiant la proximité et la solidarité, mais de manière à éviter la promiscuité » [Widmer 1999, p. 4]. Ainsi, l’étude des systèmes de parenté par les ethnologues constitue le cadre initial des recherches en la matière. Dans de nombreuses sociétés, la fratrie est associée à un système de rôle et de statut. L’aîné est considéré comme un support domestique et éducatif de première importance par ses parents, ce qui en retour, lui permet de bénéficier d’une autorité et d’un pouvoir non négligeables. En outre, ces solidarités dans les registres éducatifs et domestiques se prolongent sous des formes plus horizontales avec l’âge adulte. « Les germains développent, en effet, des attentes normatives fortes les uns par rapport aux autres, qui seront déterminantes dans la suite de leur existence » [Widmer 1999, p. 2]. Ces relations prennent sens dans des contextes spécifiques. En période de pénurie, la solidarité fraternelle est connectée aux stratégies de survie : « à l’âge de 3 ans, un enfant partage automatiquement sa subsistance avec un germain plus jeune et, à l’âge de 6 ans, il renoncera souvent à manger, s’il n’y a pas assez pour son germain » [Watson-Gegeo, Gegeo 1989, p. 61]. Les anthropologues insistent donc sur le don et les liens de réciprocité. L’activité économique et le quotidien mobilisent bien souvent les liens de germanité. Ce sont les principes d’unité et de solidarité qui cadrent ce type d’expérience familiale qui prend sens dans la valorisation du groupe : « la jalousie et la compétition entre germains sont relativement peu fréquentes dans les sociétés ethnologiques » [Widmer 1999, p. 5]. La confrontation des postures anthropologiques et psychanalytiques sur la question des fratries donne à voir des dissonances significatives. Dans les premières, de nombreux travaux font état du caractère secondaire des relations négatives (jalousies, conflits, concurrences) entre des germains avant tout perçus par leurs pratiques de coopération. De son côté, l’approche psychanalytique tend à inverser la perspective en privilégiant l’étude des conflits fraternels qui naissent du complexe œdipien. Les fratricides de Romulus sur Remus et d’Abel par Caïn sont les paraboles fréquemment convoquées d’une approche qui met essentiellement l’accent sur les rivalités. Dans cette perspective, l’horizontalité des relations fraternelles paraît indissociable des rapports parallèlement entretenus avec les parents. Notons par ailleurs, que dans les approches d’obédience psychanalytique, ces mécanismes s’insèrent dans la structure psychique des per- 100 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS sonnalités. L’inimitié qui marque les rapports entre frères et sœurs proviendrait de la barrière que chacun représente dans l’appropriation des figures parentales de sexe opposé [Gayet 1993]. Dans ce modèle, l’aîné subit une frustration particulière avec l’arrivée d’une concurrence pour l’accès à l’amour et la disponibilité adultes. D’autres logiques de ce type sont relevées par Widmer comme la « latéralisation des conflits parentaux (…), à savoir que le conflit avec le frère est une manière de vivre un conflit avec le père (…), la frustration se déchargeant plus facilement sur ce rival accessible » [Widmer 1999, p. 10]. L’approche psychanalytique assure ainsi une place centrale aux multiples formes de rivalités et tend à percevoir la fratrie comme un étage conflictuel des relations familiales. Cette polarisation négative entre germains incite donc ces derniers à rechercher des identifications extérieures au cadre fraternel 2 . À partir du début des années 1980, de nouvelles voies analytiques émergent par le biais de l’approche psychosociologique [Bank, Kahn 1982], en rupture franche avec le paradigme du conflit 3 jugé trop réducteur. Le lien de germanité est appréhendé à travers l’ensemble des facettes et des contradictions qui le composent. Ainsi, la réciprocité est articulée à la compétition, la solidarité au détachement individuel. L’horizontalité du lien de germanité s’enrichit d’un catalogue de sentiments positifs. Le virage théorique se situe notamment dans la prise en compte de certaines spécificités du lien fraternel au sein du cadre familial (créneau émotionnel, codes, loyauté, intimité), à travers la déconnexion croissante du lien parental à celui de germanité [Widmer 1999]. Qu’en est-il des sociologues ? Leur silence est étonnant sur les fratries. Ni les études sur la famille 4 , ni la production contemporaine sur la construction des identités ne s’y attardent. Cette situation est d’autant plus surprenante que comme l’avance Claude Dubar [2000] – l’un des spécialistes français sur cette question – la « crise » des identités s’enracine dans les dynamiques familiales contemporaines. Les relations fraternelles ont peu de place dans les sciences sociales qui, mise à part la conjugalité, privilégient la verticalité du rapport de filiation. Historiquement, la fratrie perçue à travers le prisme des individualités, émerge en Occident avec le modèle bourgeois de vie familiale (au 2 . Notons tout de même que certains travaux de psychanalyse remettent en cause l’universalité de cette approche axée sur le conflit. Ils reconnaissent une « certaine indépendance des relations fraternelles par rapport aux parents, et admettent que la rivalité pour l’amour n’est pas un schème universel » [Widmer 1999, p. 11]. Ces relations peuvent donc être complémentaires : « agression du frère frustrateur ou de son substitut et constitution de groupes de solidarité entre frustré et frustrateur » [Cahn 1962, p. 152]. 3 . Pour une synthèse de ces travaux et de leurs apports, se référer à Widmer [1999]. 4 . Un « épiphénomène d’une sociologie globale de la famille » [Spire 1998, p. 28]. Pour une synthèse critique et récente des travaux sur l’objet « fratrie », la lecture des trois premiers chapitres de l’ouvrage de Monique Buisson [2003] est particulièrement stimulante. FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 101 début du XVIe siècle selon Philippe Ariès [1973]). Le lien fraternel étant jusqu’alors abordé à travers l’angle juridique au sein duquel le droit d’aînesse tend à structurer les relations. « Dans une famille soumise aux impératifs de la transmission héréditaire, les rapports entre frères et sœurs sont marqués par la dépendance des cadets à l’égard de l’aîné, ils sont soumis à la logique de l’intérêt » [Cicchelli-Pugeault, Cicchelli 1998, p. 79]. Progressivement, les évolutions juridiques concernant l’héritage, ont considérablement affaibli la régulation statutaire du lien de germanité. Du point de vue du droit actuel, ce lien se résume à « l’interdit pour un frère et une sœur de contracter mariage, l’absence légale d’obligation alimentaire entre membres de la fratrie et l’espérance d’hériter d’un germain décédé sans postérité si celui-ci n’a pas exhérédé ses frères et sœurs de la succession » [Buisson 2003, p. 15-16]. Le thème de « l’héritage » est toutefois encore très présent, en témoigne la place qu’il occupe dans l’un des rares chapitres dédié à la fratrie dans la littérature théorique récente [Attias-Donfut, Lapierre, Segalen 2002]. De même, les relations entre frères et sœurs sont encore fortement différenciées selon la position de naissance et le sexe [Buisson 2003, Langevin 1994], ce qui reflète une survivance des logiques statutaires. De ce point de vue, les théories individualistes de la famille [Singly 1996] sont en tension permanente avec les recherches qui mettent en avant la persistance, voire l’amplification des solidarités familiales [Pitrou 1978] à travers des systèmes d’échanges entre frères et sœurs qui fluctuent aux différents âges de la vie (généralement, les aînés aident plus que les suivants, les filles aident plus que les garçons). Les mutations récentes et rapides des formes familiales ont par ailleurs contribué à l’émergence d’un intérêt particulier (et spécifique) sur les fratries de familles recomposées [Poittevin 2003]. 1 LA TAILLE ET LE RANG : MORPHOLOGIES DES FRATRIES ET DÉVIANCES COLLECTIVES Comme cela est noté infra, la sociologie française des bandes de jeunes n’a pas véritablement abordé le volet familial du phénomène. Lorsqu’elle l’a fait, l’angle parental et vertical a toujours été favorisé. Ces travaux ont cependant « défriché » le terrain en proposant un certain nombre de pistes intéressantes. Ainsi, Philippe Robert et Pierre Lascoumes [1974] nous invitent à distinguer les parents et la fratrie comme deux espaces d’investigation distincts du groupe familial. Cette opposition se décline en deux perspectives : d’un côté l’impact des perturbations du couple parental sur le niveau de déviance et de l’autre, la préparation normative qu’exerce 102 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS une fratrie fournie 5 . Cette disjonction entre perte d’autorité verticale (des parents) et émulation horizontale (des germains et collatéraux) pose un cadre qui garde une certaine force. La littérature scientifique sur les rapports entre famille et délinquance n’est guère plus prolifique sur le rôle des fratries, alors que le lien parental est analysé sous de multiples angles [Mucchielli 2000]. Au niveau de l’organisation domestique, un certain nombre d’enjeux se situent autour de la taille de la fratrie. D’une part la clientèle des bandes se recrute prioritairement dans les familles nombreuses. Quelques données tirées de nos recherches peuvent illustrer ce propos. Ils concernent la taille de la fratrie des membres (inclus) de deux bandes de jeunes âgés entre 18 et 20 ans (12, 12, 6, 6, 7, 12, 2, 5, 7, 1, 5, donc 6,6 enfants par famille) et entre 21 et 24 ans (4, 4, 5, 7, 6, 9, 4, 4, 3, 2, 12, 6, 2, 4, 7, 2, 2, 3, 14 : 5,2 enfants par famille). Il arrive aussi fréquemment que plusieurs membres d’une même fratrie participent à l’animation du pôle déviant dans plusieurs bandes différentes. Mises en parallèle avec les données statistiques issues de la conférence communale du logement sur l’occupation sociale de la cité des HautesNoues (décembre 1997) où seulement 22 % des ménages sont constitués de cinq personnes et plus (20 % selon le recensement de la population de 1999), ces moyennes indiquent une surreprésentation très nette des fratries larges. Cette surreprésentation des fratries fournies dans l’espace public, notamment dans le pôle déviant est une dimension stable dans la cité des Hautes-Noues : les jeunes qui occupent le « terrain » depuis le début des années 1980 sont issus de fratries importantes. Une étude menée en 1982 dans la cité des Hautes-Noues relevait que les enfants des familles les plus fournies étaient déjà plus visibles dans la rue en raison « du surpeuplement dans les logements occupés par des familles étrangères portugaises, sudasiatiques, maghrébines ». Il indiquait à partir des données du recensement les plus récentes qu’à l’échelle communale, « plus de 60 % des familles de 4 enfants et plus, de moins de 16 ans » habitaient aux Hautes-Noues [Mazouz 1983, p. 59]. En tendance, la taille moyenne des ménages reste stable à un niveau élevé depuis 25 ans dans le quartier, toutefois, la part des très grandes familles a augmenté avec la progression de groupes communautaires dont la fécondité est plus élevée. Le quartier des Hautes-Noues (géré par l’OPAC de Paris) accueille depuis le milieu des années 1980 les ménages « indésirables » de la gentrification parisienne. La ville de Paris a ainsi contribué à l’arrivée successive de nombreuses familles d’origine maghrébine, puis 5 . « On trouve de plus en plus de cas de dissociation du couple parental au fur et à mesure que l’on s’élève dans l’échelle de gravité des troubles du comportement » [Robert, Lascoumes 1974, p. 284]. FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 103 d’Afrique sub-saharienne 6 . L’accroissement du nombre de Comoriens, de ressortissants originaires d’Asie (Indiens Tamouls pour l’essentiel) semble correspondre à une logique de recrutement local par le biais du service municipal du logement (régulièrement accusé de « clientélisme » et soupçonné de pratiques douteuses). Ces familles ont progressivement remplacé celles, plus stables, qui avaient les moyens de « fuir la cité » et dont les enfants étaient en moyenne plus âgés et en partie insérés. Cette tension autour des fratries élargies rejoint les conclusions de plusieurs recherches récentes sur la délinquance juvénile [Lagrange 2000 et 2001, Lagrange, Oberti 2006], les mineurs émeutiers [Delon, Mucchielli 2006] et sur l’origine sociale des détenus 7 . Par ailleurs, les résultats des recherches criminologiques nord-américaines prenant en compte l’environnement familial des mineurs délinquants vont dans le même sens. Le risque de devenir délinquant est plus élevé dans les familles où le nombre des autres membres est important et il s’accroît encore lorsque le milieu familial contient d’autres délinquants. Ces études nous apprennent aussi que « l’influence des membres de la fratrie croît avec la taille de la fratrie, et que, lorsqu’elles existent, les fratries délinquantes fournissent une contribution quantitativement très importante à la délinquance d’une zone géographique donnée » [Mucchielli 2000, p. 48]. Plus généralement, la taille des fratries est un frein à la mobilité sociale ascendante des familles modestes [Desplanques 1986] et à la réussite scolaire [Millet, Thin 2005]. Ce constat sur l’importance des fratries de la clientèle des bandes n’est pas une explication en soi. Tout comme les autres variables convoquées dans ces analyses, c’est le cumul et l’articulation des niveaux d’analyse qui permet de prétendre à un minimum de pertinence. En effet, plusieurs logiques se croisent et interagissent, elles révèlent les difficultés auxquelles les familles concernées, dont la plupart éprouvent des soucis matériels, se trouvent confrontées. Les explications sont plurielles, elles insistent sur les registres économiques (pouvoir d’achat réduit et limitation des investissements scolaires) et psychologiques (usure, fragilisation). En effet, certaines contraintes d’éducation sont amplifiées aux familles nombreuses. Rappelons ici qu’au delà de la cohérence et de l’efficacité du dispositif éducatif, de nombreuses tensions naissent du partage de l’espace 6 . Pour ce qui est de l’évolution des familles d’origine sahélienne, on peut comparer les données du recensement de 1982 (1 % de la population totale avait la nationalité d’un pays d’Afrique noire) avec l’évaluation indicative, clairement limitée, de la répartition ethnique dans le quartier, par l’analyse des patronymes inscrits sur les boîtes aux lettres (26 % des noms inscrits à consonance d’Afrique sub-saharienne). 7 . « Le risque d’incarcération augmente avec la taille de la fratrie : par rapport à une personne ayant un frère ou une sœur, le risque d’être incarcéré est, à âge comparable, 4 fois plus important pour ceux qui sont issus d’une famille de cinq enfants, 15 fois plus pour les familles de dix enfants ou davantage » [Cassan 2002, p. 66]. 104 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS domestique. La saturation de l’espace favorise la multiplication de conflits et la dégradation d’une ambiance familiale rarement chaleureuse et attirante d’après les propos des jeunes interviewés. L’extériorisation du temps libre est donc un moyen de réduire le poids de ces situations avec toutes les conséquences prévisibles en terme de perte d’emprise éducative pour les parents [Roché 2001]. Rappelons également pour les besoins de la démonstration que la sur-occupation des logements joue aussi défavorablement sur les résultats scolaires et diminue mécaniquement le temps et l’énergie disponible, au développement d’une relation éducative porteuse [Lahire 1995, Millet, Thin 2005, Van Zanten 2001]. Psychanalyse, anthropologie et actuellement les sociologues manifestent un intérêt croissant à la question du rang dans la fratrie. Par rapport à nos interrogations, la place de la fratrie a une double acception. La première, verticale, concerne la différenciation des positions sociales et des investissements parentaux. Les études sur la mobilité sociale interrogent les écarts entre positions des membres des fratries et positions parentales. Au début abordées sous l’angle des statuts et des transferts de patrimoine, ces questions se sont progressivement enrichies d’éléments analytiques complémentaires. « Il s’agit le plus souvent de différencier les itinéraires de l’aîné et du benjamin ou d’une fille vis-à-vis de ses frères ou encore d’analyser le rapport aîné/cadet » [Buisson 2003 p. 73]. Bien plus stimulant, l’angle des investissements parentaux permet de cerner les effets contradictoires et déterminants des projections adultes. Il ressort que l’investissement symbolique et matériel est plus fort sur l’aîné, en priorité si c’est un garçon. L’aîné a une position chargée d’enjeux statutaires et symboliques et ce malgré la disparition juridique du droit d’aînesse. La dimension culturelle peut être très forte dans les familles imprégnées de schémas traditionnels dans lesquelles le premier enfant a un statut spécifique [Bourdieu 1972]. Emmanuelle Santelli propose une traduction contemporaine de ces préférences parentales chez les jeunes issus de l’immigration algérienne. Elle constate de fortes disparités de réussite scolaire et professionnelle entre les aînés et les cadets et en fonction du sexe. Parallèlement à l’expression de préférences plus ou moins conscientes, elle souligne « la moindre mobilisation des parents qui vieillissent, la détérioration des conditions de vie, suite au chômage ou à la maladie, un contexte local moins favorable dû notamment à la dégradation des quartiers périphériques » [Santelli 2001, p. 165] 8 . La dissonance entre les mythes des parents et les destins en dents 8 . En outre, elle offre une interprétation intéressante du processus inverse, moins fréquent mais néanmoins significatif de l’élargissement familial pris comme expérience cumulée, rationalisée et socialement réinvestie : « dans quelques familles, les cadets ont bénéficié de l’expérience des aînés, qui a ainsi permis de renforcer leur maîtrise du système scolaire. La FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 105 de scie du public des bandes s’exprime essentiellement dans les domaines scolaires et professionnels. Le sentiment d’injustice et de déclassement familial est donc l’envers fatal de ces investissements parentaux différenciés. La prégnance de l’idéologie égalitaire dans les fratries et la différenciation des postures adultes produisent un fort ressentiment, parfois de la défiance vis-à-vis de ce qui est vécu par les enfants comme « l’antithèse absolue de l’amour parental » [Théry 1996, p. 161]. L’horizontalité de la position dans la fratrie invite aussi à questionner le contenu relationnel du lien de germanité. Les comparaisons effectuées par Hugues Lagrange indiquent que les cadets sont plus souvent absentéistes et commettent davantage de délits que leurs aînés. Ces derniers ont été plus nombreux à jouer le jeu scolaire et le pari de l’insertion professionnelle. Ils se sont confrontés au marché du travail à la fin des années 1980 et ont été les premières générations à se heurter au chômage et à l’exclusion de masse, aux promesses non tenues de l’insertion par les voies légitimes. Dans cette perspective, la rupture qu’opèrent les cadets s’appuie sur un transfert de frustrations des aînés et par ricochet d’un affaiblissement sensible du credo dominant de l’investissement scolaire. En outre, Lagrange évite le piège méthodologique où « il s’agit seulement de confronter un échantillon d’aînés à un échantillon de cadets ou de benjamins sans que ceux-ci soient membres de la même fratrie » [Buisson 2003 p. 73]. Il compare les auteurs de délits et les absentéistes à leurs propres germains, ce qui donne force à son argumentation. Toutefois, si cette approche nous fournit des indications importantes à l’échelle macrosociale, la contribution est plus modeste en ce qui concerne la connaissance des mécanismes à l’intérieur des foyers entre germains et collatéraux. De plus, quelles conclusions tirer d’un matériau récolté dans un contexte social, territorial et générationnel donné, qu’Hugues Lagrange décrit en profondeur et dont il reconnaît le mouvement ? Que les membres des bandes soient les premiers ou les derniers enfants de leur famille n’est certes pas sans conséquence sur l’analyse du rôle de la famille, mais la situation générationnelle pèse tout aussi lourdement sur les configurations d’engagement dans les bandes. Nos recherches ont notamment fait apparaître qu’il n’y a pas de surreprésentation nette des cadets dans l’ensemble des bandes de jeunes. Il y a à la fois des aînés, des cadets et des benjamins dans chaque collectif observé et il est vrai que leurs parts respectives sont parfois tranchées. Certains groupes concentrent davantage d’aînés, dans d’autres, la part des cadets est nettement plus forte. Il nous semble que ces variations sont à relier à des processus intermédiaires. La démographie historique du quartier offre des éléments d’information intéressants. situation matérielle et financière de la famille a également pu s’améliorer au fil du temps » [Santelli 2001, p. 165]. 106 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS Les familles dont les enfants sont nés dans les années soixante-dix ne fournissent plus aujourd’hui l’essentiel de la clientèle des bandes occupant l’espace public. Les derniers d’entre eux (benjamins essentiellement) étaient encore présents jusqu’au début de l’actuelle décennie. Les benjamins de ces familles plus anciennes ont aujourd’hui dépassé l’adolescence, sont dans leur ensemble insérés, quelques-uns « clochardisés » [Mauger 2003] et d’autres ont pris leur distance avec l’espace public. Les plus âgés dans les bandes actuelles sont nés dans les années 1980, ils sont les premiers d’une « nouvelle vague » qui émerge dans un contexte économique déjà considérablement dégradé (montée du taux de chômage et de la précarité, arrivée de familles nombreuses en grande difficulté économique avec des enfants en rupture scolaire et affaiblissement considérable des moyens d’accompagnement social avec l’arrivée en 1995 de la droite au pouvoir municipal) et leurs parents sont souvent issus de l’immigration la plus récente. La part des aînés (ou des premiers garçons de la famille) y est donc plus importante chez les « grands » par comparaison aux bandes des classes d’âges suivantes où l’on retrouve souvent leurs petits frères (et donc la part des aînés décroît). En interrogeant exclusivement les collégiens de Villiers-sur-Marne, nous retrouverons automatiquement des profils d’absentéistes et de délinquants proches de ceux qu’Hugues Lagrange décrit et de surcroît pour les mêmes raisons historiques. De ce point de vue, le renouvellement démographique est un support important de la vitalité et de la force des bandes et la cité des HautesNoues est un territoire où ces mouvements de fond ont permis au pôle déviant (l’univers des bandes) d’amplifier numériquement et d’innover son catalogue de conduites délinquantes. De plus, contrairement à la génération précédente, ils ont une expérience plus aiguë de la précarité matérielle, notamment à la lumière de leur trajectoire résidentielle et ils ont dû s’adapter à un rejet discriminatoire qui a trouvé un prolongement au sein même du quartier de la part des jeunes « établis » de l’époque [Elias, Scotson 1997]. Nous voyons donc qu’avant de situer un jeune dans sa fratrie, il faut le situer par rapport à sa famille, dans sa génération et dans un contexte socioéconomique particulier. Sans l’articulation de ces variables, la position dans la fratrie nous fournit finalement peu de renseignements. Une autre précaution est nécessaire pour comprendre les implications de rang à l’aune de la socialisation familiale. Il s’agit de prendre en compte tous les acteurs familiaux qui jouent un rôle significatif dans le parcours biographique des sujets concernés par cette enquête. Hugues Lagrange [2001] a raison de ce point de vue de parler d’influence des germains en y intégrant notamment les cousins (ou cousines) qu’ils soient consanguins ou non. FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 107 En effet, le nombre de « cousins » déclarés dépasse bien souvent celui des cousins réels. La plupart des jeunes font allusion à des individus dont la proximité familiale, culturelle et l’ancienneté des relations leur donnent ce statut. Quelque part entre le frère de sang et l’ami, le « cousin » affectif joue un rôle important et parfois supérieur à celui des autres membres de la fratrie. La proximité se situe ici dans le cadre domestique et trouve un prolongement adulte lorsqu’il est fait allusion à l’interconnaissance des parents. Il existe quelques cas, assez rares, où c’est le petit ami de la sœur qui tient ce rôle de « grand frère », certes d’adoption mais néanmoins signifiant. Rappelons avec Monique Buisson que « la fratrie est une configuration qui allie expérience de la proximité et de la simultanéité – ce qui caractérise la perception de l’espace – à l’expérience de la succession et de la continuité ce qui qualifie la représentation du temps. Combinaison du temps et de l’espace à l’œuvre dans le processus de socialisation » [Buisson 2003, p. 147]. Le cas de Siaka (22 ans, aîné d’une fratrie de 7 enfants, intérimaire, revendeur de cannabis, dans le pôle déviant depuis 9 ans) est assez significatif de ce point de vue. Dès son plus jeune âge, il s’est fortement attaché au fils d’une connaissance maternelle. La proximité des parcours (échec scolaire précoce) a renforcé le rapprochement de ces deux adolescents dont les mamans se voyaient régulièrement. Plus âgé de deux ans, son « cousin » a toujours été le « grand frère » sécurisant qu’il désirait. Plus qu’un rôle d’entraînement, ce dernier était à la fois confident et conseiller et lui a servi de modèle alors que la pression familiale devenait plus forte avec la dégradation de sa scolarité : - « Hadem c’est comme s’il m’avait drogué ou ma dareune elle disait qu’il m’avait ensorcelé, sans le penser tu vois l’délire mais juste pour que je me réveille. C’était lui mon école, tout ce qu’il me mettait dans la tête et… dans son quartier à Bobigny, j’y allais toujours c’était un ouf. Là-bas personne me parlait et quand j’avais genre des embrouilles, il venait au collège avec sa tête de ouf les gens ils flippaient et ils croyaient que c’était mon frère. (…) Les vacances, soit il venait à Villiers, soit j’allais chez lui, mais lui il préférait venir il est moins rodave ici. Quand j’étais petit, il nous racontait dans ma chambre les trucs qu’il faisait et c’était trop attirant tout, la réputation voilà quoi… (sourire). Je sais pas pourquoi mais j’voulais trop faire comme lui tout ce qu’il disait il avait genre l’expérience et tout… Comme on partait pas l’été, tu vois pas le temps qu’on passait ensemble et quand il a arrêté l’école il traînait là au collège même quand il était ‘wanted’ chez lui. C’est quand ma mère elle a appris qu’il était tombé (incarcéré) qu’elle a mis un frein et en fait c’est même pas sa dareune qui l’a dit à la mienne c’est une dame qu’on connaît. - Ta mère savait pas qu’il avait des problèmes avec la justice ? 108 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS - Des petits trucs mais comme pour moi, elles en parlaient pas trop parce qu’après toute la terre est au courant, chez nous c’est pire qu’internet. - Donc lui il t’engrainait chez toi sous les yeux de ta mère et elle… - Voilà ! et comme à la maison on est tous des anges, le respect tout ça alors ça continuait. Moi j’kiffais quand il était là, chépa c’qu’il m’apportait... J’oubliais, j’m’amusais, tout ça quoi. » Le cas de Siaka est intéressant dans la mesure où lui-même va servir par la suite de modèle puissant pour plusieurs de ses jeunes frères (Kamil 20 ans, Diagué 18 ans) et d’autres collatéraux qui gravitent autour de sa famille. Dans ce cas, même s’il a le statut d’aîné au sein du foyer familial, il se retrouve plutôt en position de cadet si l’on prend en compte l’univers domestique élargi. Ainsi, au delà de l’influence normative des pairs au niveau territorial, une grande partie des jeunes interrogés font référence à une sorte de modèle plus âgé au sein de l’univers domestique et intime, quelle que soit leur position dans la fratrie. La plupart du temps tenu par un membre de la fratrie, ce rôle peut aussi être occupé par un cousin, un oncle assez jeune ou un « grand » du quartier qui s’attache et paternalise un petit. Il est intéressant de retenir ici, que même dans ce cas, les modalités et les mécanismes qui permettent à cette transmission et cette influence d’opérer sont similaires à ceux à l’œuvre dans la fratrie. La sensibilité aux modèles déviants s’enracine dans une trajectoire et un rapport à l’avenir particuliers. L’assombrissement ou l’amélioration des conditions d’existence et des modes de projection jouent sur la réception des différents types de discours et modèles de conduites. Siaka situe sa prise de distance (vers 17 ans) avec son « cousin » à sa sortie de prison pour un braquage (ce n’était pas le premier), au moment de sa mise en couple avec une jeune femme d’un an son aînée, et de son entrée parallèle dans une formation qualifiante rémunérée (qui a duré 6 mois). Malgré cette mise à distance de son cousin, Siaka a gardé un rôle actif dans son collectif d’attache, l’amélioration de sa situation a joué comme frein de son engagement déviant. Ces informations nous informent sur un autre aspect important du lien entre bande et relations fraternelles. Elles mettent en lumière un pan des connexions qui existent entre les pôles déviants de différents territoires. Ces liens permettent aux jeunes des différents quartiers d’entretenir des relations de proximité, des échanges d’expériences, d’informations et d’alimenter une certaine concurrence des réputations. Avec l’espace carcéral et les lycées, les connexions entre germains et collatéraux sont les principaux supports de la mise en réseau des différents quartiers. FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 109 AU DELÀ DU RANG, LES ENJEUX IDENTITAIRES ET NORMATIFS DU LIEN DE GERMANITÉ 2 L’influence négative qui s’exprime dans le cas de Siaka est aussi valable pour les autres pôles normatifs qui s’affirment au sein de la sphère domestique. Lorsque ces influences vont dans le bon sens, c’est un atout éducatif considérable pour les parents. C'est-à-dire lorsqu’il y existe une certaine cohérence entre les énoncés normatifs des différents producteurs de discours. Dans les configurations où des germains d’âges rapprochés et de même sexe adoptent des attitudes opposées, les parents sont souvent désorientés et incapables de donner sens à la différentiation des parcours. Parfois les niveaux scolaires sont similaires et les difficultés d’insertion aussi. Le croisement des entretiens permet ainsi de faire ressortir le rôle de ces « éducateurs » informels dont aucun adulte ne parvient à prévenir, en amont, l’influence réelle. On retrouve des analyses proches chez Duret qui relie l’avènement de la figure du grand frère avec le repli symbolique et physique des pères. L’intérêt des travaux de Pascal Duret se situe principalement dans l’explicitation de la concurrence entre les figures positives du quartier, insérés professionnellement, investis scolairement et engagés au niveau associatif et les figures négatives (« les bads »), les « cadres » du pôle déviant. Ce dualisme, cette répartition bipolaire des pôles normatifs dans l’espace public nous apparaissent réducteurs du catalogue des conduites qui s’offrent aux jeunes des quartiers populaires. Cette approche fait en outre l’impasse de la porosité des frontières entre les conduites de ces « grands » du quartier. Toutefois, l’intérêt d’une telle approche est d’insister sur les logiques d’influence symbolique à l’œuvre et de formaliser la déconnexion entre figures fraternelles et figures emblématiques à l’autorité réelle [Duret 1999]. Le principe d’influence normative des pairs étant posé, reste à en saisir les modalités. À ce niveau, il semble nécessaire de distinguer les sentiments des pratiques d’entraide (notamment scolaire). L’expression d’un lien affectif s’accompagne souvent d’un détachement du destin du germain. En amont des engagements déviants, la majorité de la clientèle des bandes n’a pas bénéficié d’un soutien scolaire marqué des frères et sœurs. De ce point de vue, le lien semble empreint d'un certain individualisme. L’attitude des membres de la fratrie ou de l’entourage proche dont le niveau scolaire autorise la mise en place d’un soutien, est ainsi déterminante pour comprendre d’une part la cohabitation d’enfants avec des écarts sensibles de niveaux scolaires et l’impuissance parentale à enrayer les difficultés rencontrées. 110 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS Cet individualisme horizontal est marqué par une sorte de déconnexion des destins qui n’autorisent pas l’émergence d’un altruisme scolaire 9 . - Maya (17 ans en terminale BEP SMS) : « Moi déjà pour moi j’galère pour me mettre bien à l’école, mon frère (15 ans) y fait ses trucs y se démerde. Ma dareune elle m’dit depuis qu’il est petit « vas-y aide-le, aidele » genre c’est ton frère. Avant j’ai essayé un peu de l’aider mais ma parole il était trop con, il comprenait rien, genre un « golmon » un peu. Moi j’dis chacun sa merde il vit sa vie et moi la mienne et c’est tout. Il fait n’importe quoi ! Il assume c’est tout. » - Linda (30 ans, employée dans la grande distribution) : « J’ai pas à l’aider pour tout, au début un peu quand même mais j’ai toujours eu un maximum d’occupations, la danse, la gym et les copains. Chui pas trop quartier et c’est tout, même ma mère elle nous a toujours poussé à bouger, à nous éloigner de la cité, de penser à nous d’abord. Elle-même elle a tout donné pour son boulot, elle était pas trop là pour nous. Maintenant Jallil il s’est laissé aller quand même, j’allais pas tout arrêter pour lui, j’avais ma vie. » Dans les plus grandes fratries, notamment dans les bandes actuelles, dans les familles sahéliennes de milieu rural, ces formes d’individualisme entre germains sont très fortes. Des solidarités adultes sont certes très développées au sein des réseaux communautaires, tout particulièrement avec la famille restée dans le pays d’origine, mais elles ne semblent pas s’exprimer dans la mobilisation collective de la fratrie pour la réussite scolaire de chacun (en tout cas ceux qui ont le plus de difficultés). L’organisation de ces familles est un complexe assez paradoxal où des formes de solidarité en chassent d’autres. La rareté des ressources culturelles et matérielles met en péril, dans les cas observés, la cohésion collective et la redistribution horizontale des compétences scolaires. Dans l’imaginaire collectif, il est assez fréquent d’associer les grandes familles rurales à l’image du clan, soudé et fortement lié. Dans les familles de l’enquête c’est la dynamique inverse qui semble prévaloir, notamment pour les plus grandes d’entre elles. Par exemple, dans les trois foyers ayant une structure polygame cohabitante (c'est-à-dire où les épouses partagent le même foyer), les effets de concurrence entre mères imprègnent les relations entre demi-frères et demi-sœurs et empêchent toute dynamique de neutralisation des démobilisations scolaires qui sont généralement très fortes dans les foyers rencontrés. - Adam (20 ans, animateur jeunesse) : « J’vais t’choquer mais pour moi j’ai une sœur et deux frères c’est tout. Les autres, les enfants de Ramassa (la deuxième épouse) c’est pas mes frères et sœurs ! C’est les enfants de 9 . Et ces phrases maintes fois entendues : « chacun sa merde, chacun sa life, il se démerde. » FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 111 mon père et de ma belle-mère mais j’les considère pas comme mes frères ou quelque chose comme ça. Heureusement en plus parce que c’est chaud ! Ils sont tebés (stupide) par rapport à nous surtout les filles, elles ont rien dans le crâne, si je la considère comme ma sœur l’autre je vais pas la supporter. - Tu lui parles pas ? - Même pas, elle vit sa vie et moi j’fais mes trucs nous on est quatre c’est tout on a nos chambres, le reste c’est comme ça. » Les familles sahéliennes n’entrent évidemment pas toutes dans ces schémas que l’on retrouve dans d’autres espaces domestiques confrontés au même problème. L’impossibilité des parents rencontrés de proposer un cadre et une aide scolaire efficaces et l’absence de compensation par des tiers, pèsent lourdement sur les expériences scolaires. Quelques parents ont toutefois un capital culturel qui permet d’assurer tant bien que mal un certain suivi jusqu’à la fin de l’école primaire ou jusqu’à l’entrée en 6e. Le fait de pouvoir accompagner les premiers apprentissages n’est pas une garantie de réussite mais elle permet de repousser l’échéance des ruptures. Si ces situations ne permettent pas de prévenir l’échec scolaire ou l’engagement déviant, elles jouent un rôle dans l’appropriation des savoirs initiaux et permettent d’éviter une scolarité trop chaotique. Ces propositions entrent d’ailleurs en résonance avec celles de Sabah Chaïb dans la perspective inverse, c'est-à-dire le rôle des germains dans la mobilité scolaire ascendante. Elle insiste sur la responsabilisation scolaire des aînés et de leurs effets spécifiques sur la mobilisation scolaire des puînés. « La place du calcul et du mimétisme social est importante dans la fratrie au fur et à mesure que progresse la familiarité avec l’institution scolaire. Et, dans ce contexte, la fratrie joue un rôle actif dans la ‘fabrication’ des destins scolaires puisqu’elle tend à favoriser dans le temps une meilleure compréhension et rentabilisation des filières et des diplômes » [Chaïb 1998, p. 92]. L’idée de compétence sociale des familles prend sens dans l’accumulation des expériences, une meilleure maîtrise des logiques institutionnelles et l’amélioration du capital relationnel. On peut donc penser que ce n’est pas tant la qualité des sentiments que le contenu des échanges qui pèse dans la contribution fraternelle à la construction des destins. Ce principe de « fixation affective » [Robert, Lascoumes 1974, p. 288] entre germains peut d’ailleurs être convoqué pour comprendre leur influence négative. Une équipe québécoise a réalisé un rapport sur les « gangs de rue » à Montréal pour le compte des forces de police 10 . À tra10 . Hamel, Fredette, Blais, Bertot 1998. « L’échantillon des jeunes ayant fait l’expérience des gangs compte 31 répondants (21 garçons et 10 filles) âgés entre 14 et 25 ans (18 ans en 112 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS vers des comparaisons entre les membres des gangs d’un côté et les résultats obtenus lors d’une autre enquête menée auprès de jeunes en difficulté pris en charge par l’équivalent québécois de l’aide sociale à l’enfance et un échantillon représentatif de lycéens âgés entre 15 et 19 ans [Cloutier, Champoux, Jacques, Lancop 1994], ces chercheurs ont interrogé la qualité des relations fraternelles. Celle-ci fut mesurée à travers trois dimensions : une première dimension appelée « intimité » (aide, confidence, soutien moral et influence), la deuxième portant sur la « mutualité » (réciprocité à l’égard de la satisfaction de la relation, temps passé ensemble et affection), enfin, la troisième dimension portant elle sur la « relation difficile » (« querelles », favoritisme ressenti de la part des parents). Cette étude montre que les membres des « gangs » canadiens entretiennent tendanciellement de meilleurs rapports avec leurs frères et sœurs que les jeunes des deux échantillons de référence. Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre et préciser nos propos sur la pluralité des liens de germanité du public des bandes, il semble donc nécessaire de considérer les modalités pratiques qui donnent ce poids normatif aux germains. Il s’agit de saisir comment le pôle déviant est valorisé au sein de l’univers domestique et comment l’univers des bandes s’intègre progressivement dans les représentations des membres de la fratrie. Cette transmission peut être directe et explicite tout comme j’ai pu observer des modes de valorisation indirecte et contradictoire. 3 LES FORMES DE PROMOTION DU PÔLE DÉVIANT Tout d’abord, il nous semble qu’une fratrie fournie favorise l’apprentissage de la vie en groupe. Elle prépare tôt à la gestion des conflits, des rapports de force et de domination 11 , tout comme elle sait faire la promotion des « avantages » et des attraits des sociabilités collectives, comme la force du nombre, la chaleur communicative et la solidarité. La fratrie permet en outre à chacun de ses membres de se situer et de s’auto-évaluer en fournissant des bornes de comparaison. Elle réduit les incertitudes liées aux doutes propres à l’adolescence. La psychologie sociale a démontré comment la comparaison sociale qu’induisait la rechermoyenne), dont 23 sont des ex-membres de gang (16 garçons et 7 filles) et 8 sont des membres actifs (5 garçons et 3 filles). Les répondants ont commencé à côtoyer les gangs à l’âge de 13 ans en moyenne (les plus jeunes à 7 ans et les plus vieux à 16 ans) pour acquérir ensuite le statut de membre officiel à l’âge 14 ans et 4 mois en moyenne (entre 8 et 16 ans). La période de temps passé dans les gangs (côtoiement et participation à titre de membre officiel) est de 3 ans en moyenne (entre 1 mois et 10 ans) et le temps écoulé depuis la sortie du gang, pour ce qui est des ex-membres, est de 2 ans et 6 mois en moyenne (entre un mois et 9 ans) » [Ibid, p. 22]. 11 . « On doit souligner le lien existant entre la violence que l’individu expérimente dans sa relation fraternelle et la violence dont il fait preuve dans d’autres relations sociales » [Widmer 1999, p. 67]. FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 113 che de sécurité psychologique (besoin affectif, besoin de validation et de repères) conduisait au consensus et au conformisme. Les germains et les pairs répondent par ailleurs plus efficacement que les adultes au besoin d’appartenance et d’identité dans la mesure où ces derniers saisissent difficilement les sentiments vécus par leurs enfants. Les germains jouent ainsi un rôle actif dans la mise en ordre du monde social et dans la rationalisation de l’expérience vécue. Toute une série de fonctions sociales que des parents peinent à assumer par manque de connaissance, de compétence, de cohérence ou de disponibilité. Lorsque les jeunes concernés par l’enquête font référence à une influence familiale quant à leur engagement, c’est essentiellement dans les relations horizontales qu’ils situent leurs descriptions. Plus que les pairs, les germains et collatéraux sont des promoteurs efficaces du pôle déviant. Le chercheur américain Scott Decker [1996] a réalisé une étude poussée des logiques d’incitation familiale. À partir d’un échantillon de « gang members » inscrits dans plusieurs ghettos et plusieurs groupes, l’auteur relève que 45 % des interrogés déclarent avoir un frère dans un gang et qu’un tiers de ce sous-groupe précise avoir été indirectement incité par un membre de leur fratrie. Il remarque par ailleurs que certains adolescents s’inspirent directement de leurs parents qui, pour certains, fréquentent encore les milieux délinquants. Ce type de configuration diffère sensiblement de ce que nous avons observé. La plupart des jeunes rencontrés, notamment les aînés, récusent et contournent ce rôle de promoteur direct tout en reconnaissant une influence inévitable. Il faut à ce niveau distinguer trois configurations relationnelles en prenant en compte le degré de proximité, la qualité des relations et la « conscience éducative » des référents. Dans un premier ensemble de cas, ces « grands » se soucient peu de ce qu’ils véhiculent aux plus jeunes. Soit leur comportement leur interdit tout rôle éducatif, soit les relations dans la fratrie sont distantes et individualistes. « - Qu’est-ce que tu veux j’lui dise ? Chacun sa life mon gars, et chacun sa merde. C’est mon p’tit frère, c’est pas mon fils quand j’aurai des gosses j’aviserai mais là tu vois, j’vais pas commencer à dire ce que j’fais pas et faire semblant. Il fout la merde parce qu’il veut la foutre c’est pas moi qui va lui dire fais ou arrête, il vit sa vie et c’est tout. De toute manière même si je joue les darons en faisant la morale et tout, il sait très bien ce que je fais dehors, les petits y savent tout. La dernière fois il m’a demandé de raconter un coup qu’on a fait à Paname avec les autres. On s’est dit qu’il fallait pas trop parler de l’histoire mais il l’a quand même su et même une histoire déformée. J’l’ai envoyé chier mais presque il était fier et ché pas comme s’il était excité » (Salif, 22 ans). 114 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS En écho, les adolescents dont le grand frère participe activement au pôle déviant du quartier distinguent les germains qui les entourent à partir de la cohérence de leur parcours et de leur discours : « - Memet il a rien à me dire, il est pire que tout. Il fait ‘hala’, il a fait du placard et il a rendu malade mes parents et après il va dire ‘fait pas de conneries’ ou chez pas quoi. Moi je suis pas d’accord, mon autre frère lui, il peut parler à la rigueur, j’le laisse parler ou mes sœurs ça va » (Kamel, 15 ans, collégien). L’écoute est associée au statut du « moralisateur ». Si la cohérence de ce dernier suffit rarement à produire les changements escomptés, elle est une condition minimum au dialogue échange. Dans un second schéma, l’influence est plus directe, assumée, et les membres de la fratrie sont considérés au même titre que les pairs à l’extérieur, comme un prolongement de l’univers des bandes. Le foyer familial, sauf bien sûr en présence des parents, est ainsi considéré comme un espace dans lequel on se valorise et on raconte ses exploits. Dans les cas les plus poussés mais plutôt rares, l’influence se double d’un apprentissage et d’une sorte d’enrôlement direct. Dans ces cas, la complicité et la solidarité sont poussées à l’extrême et pour les plus jeunes, il paraît difficile d’échapper au pôle déviant dont la présence et l’attrait enracine très tôt l’expérience familiale. Ces derniers récupèrent souvent les objets matériels et des petites sommes d’argent de la part de leurs aînés, évoluant ainsi précocement avec un niveau de besoin plus élevé que les adolescents du même âge. Dans ce type de configuration, la reproduction des identités délinquantes résiste plus facilement aux tentatives de normalisation parentale ou institutionnelle. L’efficacité de l’influence des aînés repose d’ailleurs sur une « cohérence » qui fait défaut dans les autres cas. « - Moi j’y crois pas aux promesses, aux conneries de l’école, des diplômes et tout. Y en a combien qui vont gratter quelque chose et se mettre bien ? Les petits ils sont à l’ouest, ils veulent manger tout de suite, maintenant. Moi j’ai pas confiance… c’est un monde de loups, tu crois qu’eux ils veulent que tu sois heureux ? Moi j’respecte vos assos et tout avec les p’tits il faut de tout mais chui pas convaincu. Mes p’tits frères c’est bien si ils foutent la merde et les grattent, c’est comme ça maintenant. Mon daron il fait le chien à ramasser des merdes et il doit raser les murs et fermer sa gueule et se faire insulter. Écoute, ça c’est mon discours c’est tout, et je sais que mon petit frère il fait comme moi et que tous les juges des enfants ils le connaissent mais c’est pas grave. Vaut mieux vivre sa vie comme ça que de pleurer sa mère les poches vides » (Malé G.). La cohérence tient dans le discours et les pratiques, c’est une mise en ordre « logique » et « pertinente » (pour ceux qui y adhèrent) du monde FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 115 social, en phase avec l’expérience et les représentations collectives [Mucchielli 1999]. Ces actes et ces propos font écho pour les petits frères, aux multiples conflits avec les institutions scolaires ou policières et à l’expérience du rejet social que partagent une grande partie des jeunes des quartiers populaires. Dans une perspective similaire, il semble important ici de s’arrêter sur le contexte de socialisation des membres de la fratrie des acteurs qui dominent le pôle déviant. Quelles sont les implications normatives pour ces adolescent(e)s qui bénéficient d’une « immunité diplomatique » ? L’expression « immunité diplomatique » caractérise l’intouchabilité dont bénéficie l’entourage proche des acteurs dominants. En effet, sans les réduire à ce prisme négatif, les relations sociales entre les jeunes des quartiers populaires sont marquées par une certaine dureté, notamment des rapports de domination qui sont le corollaire de la distribution des statuts [Sauvadet 2006]. En dehors des espaces légitimes de gratification, les statuts des uns se font aux dépens des autres et non à partir des résultats scolaires ou de la reconnaissance professionnelle (les performances sportives n’ont pas le même impact collectif). Dans cette perspective, l’espace public du quartier prend une place centrale dans l’existence, c’est le lieu de la distribution du pouvoir, du prestige et d’une partie du capital économique. L’accession aux positions dominantes est donc une conduite rationnelle, enviée et les candidats ne manquent pas, d’autant plus qu’au delà du « caïd » lui-même, ces germains bénéficient également et sans effort du statut symbolique du frère dominant. Ces « héritiers » bénéficient d’avantages non négligeables à l’échelle locale et juvénile. Alors que l’exposition aux violences et aux brimades est plutôt élevée pour de nombreux adolescents du quartier et alimente un sentiment d’insécurité aiguë, ces « intouchables » profitent d’une certaine sécurité psychologique. La tentation est ainsi grande d’user et d’abuser de la peur suscitée par leurs « grands frères » et si certains adoptent une éthique du respect, d’autres multiplient les « coups de pression » et jouissent de l’impuissance de leurs victimes (qui attendent patiemment que « la roue tourne »). Malgré les plaintes auprès des aînés qui font mine de reprendre leurs petits frères, l’attrait du pouvoir, de la domination et les avantages matériels contribuent à aspirer ces puînés dans une logique déviante où ils s’enferment progressivement. De plus, certains noms de famille ne sont pas sans effet dans le fonctionnement des différentes institutions. Le fait de passer après un ou plusieurs germains ayant laissé un souvenir amer au personnel d’encadrement, n’est jamais neutre au niveau des seuils d’irritabilité et de la réaction de l’institution aux éventuels écarts des suivants. Certains noms sont lourds à porter, notamment lorsque les aînés ont déjà transmis cette hostilité réciproque entre « leur famille » et certains « profs » (comme à la rentrée 2005 où j’ai pu saisir les commentaires d’un de ces leaders du quartier 116 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS au sujet de la liste des professeurs du benjamin entrant en 6e : « Nan… t’as Mme S. elle va te mettre la misère comme j’lui ai mis à cette pute… une vrai sistra mais bon reste tranquille… et travaille… si elle te chauffe, j’irais lui dire bonjour ») et que ces derniers appréhendent leur « pedigree » (expression d’un ancien enseignant du collège qui a vu passer plusieurs membres d’une « famille à problème » d’un élève de 6e et qui reconnaît réagir plus rapidement et plus durement dans ces cas). Lorsque de chaque côté, la crainte et la méfiance prévalent et structurent déjà une relation qui s’entame à peine, les risques de stigmatisation scolaire sont élevés, d’autant plus que le niveau scolaire des derniers diffèrent rarement de celui des premières générations. - Oubé : « Quand on est arrivé en 6e il était là, et j’crois c’est en 5e qu’il est parti, et même quand il était en 3e c’est pareil, il pouvait, déjà il avait sa réputation à lui, il avait déjà fait les 4 années déjà, on savait déjà c’était qui, voilà quoi après ça a enchaîné. - Tu penses que le fait que lui fasse le ‘bordel’, les années où il est parti il vous avait déjà pas mal préparé le terrain ? - Ouais déjà ouais, c’est sûr, déjà quand on est arrivé j’m’rappelle une fois quand on était arrivé, y’avait un surveillant il s’appelle Éric ché pas quoi, il arrive il fait ‘ah vous êtes les p’tits frères de Farid’ c’est pas genre ’les p’tits frères de Farid’ ouais ché pas quoi. C’est genre ‘ah les p’tits frères de Farid, ah les terreurs’ les trucs comme ça, c’est ça qu’il voulait dire tu vois. Genre tu connaissais déjà le frère, donc ceux qui viennent après c’est la même chose quoi. » Le piège se referme lorsque l’aîné protecteur est durablement « hors service » (prison, décès, départ, relégation statutaire) et que les humiliations passées laissent place à des conduites de vengeance des « autrui » précédemment victimisés, ou bien lorsque l’engagement déviant s’est réalisé en fermant toute issue scolaire ou professionnelle alternative. La troisième grande configuration observée concerne les jeunes qui tentent de décourager leurs germains d’adopter le même style de vie qu’eux. Pour Hugues Lagrange, « si les frères aînés jouent un rôle c’est bien souvent à leur corps défendant » [Lagrange 2001, p. 102]. Dans ces situations, l’attachement aux plus jeunes et le souci de leur réussite s’accompagne d’une dévalorisation de soi et du pôle déviant. L’usage de pressions physiques et d’une surveillance rapprochée des fréquentations et des pratiques des petits frères n’est pas rare. Tout en participant soi-même activement aux bandes de jeunes, ces aînés soucieux de l’influence culpabilisante qu’ils exercent, gèrent leur « mauvaise conscience » en tentant de participer activement à l’éducation des puînés. C’est pour les mêmes raisons, qu’ils sont généralement « irréprochables » avec leurs parents. Cette posture contradictoire a des effets différents selon les familles. Cependant, les FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 117 cadets et les benjamins qui s’engagent malgré l’opposition de leurs aînés dans le pôle déviant expriment un rejet de cette contradiction : « - Et tu crois que… c’était quoi le rôle à cette époque de ton grand frère, est-ce qu’il a essayé de te cadrer ? - Non justement à cette époque-là (…) Farid il pouvait pas essayer de cadrer quoique ce soit parce que lui-même il était pas, il était pas, il était pareil que nous presque pratiquement, c’est pour ça il pouvait pas, malgré c’est le grand frère… il pouvait pas jouer le rôle du grand frère celui qui engueule qui dit ‘ouais il faut travailler’ ché pas quoi, parce que lui-même il était, encore maintenant il peut parce que là il est en réussite et tout ça mais à cette époque-là il pouvait pas parce que lui aussi il était pareil » (Hicham). « - Si c’est mal qu’il arrête ses conneries alors » (Babacar). « - Lui il délire avec ses potes et moi il veut que… il veut que je sois un p’tit bouffon tout mignon » (Jean). La démarche de l’aîné est toutefois une contrainte qui joue sur le degré d’engagement dans la bande. C’est un paramètre qui compte au moment où se présentent des opportunités délinquantes, c'est-à-dire lorsque la bande entre en action. De plus, la proximité des différentes classes d’âge au sein du pôle déviant réduit les marges de manœuvre des petits frères et contribue à les contenir jusqu’au moment où les deux parties s’accordent, de gré ou de force, sur l’indépendance du plus jeune (« j’arrête de lui casser trop les couilles [au petit frère] sinon ça va aller trop loin »). Le risque dans ce bras de fer « fraternel » est d’en arriver à un conflit public et violent où chacun laissera forcément des plumes. Au delà de la distinction de ces trois aspects des rapports entre les aînés et les suivants dans la promotion directe du pôle déviant, il est nécessaire de saisir les autres filières de médiatisation des styles de vie déviants et le contenu de ce qui se transmet. En effet, tout un pan des normes concernées et plus généralement la « culture des rues » [Lepoutre 1997] s’insèrent dans la sphère familiale par le biais des germains, quel que soit leur « délire » (style de vie) particulier. Autrement dit, même si aucun des germains ne participe pas lui-même à l’univers des bandes de jeunes, il leur arrive indirectement d’en assurer une promotion bien involontaire. Novembre 2004 : je suis invité pour un dîner chez une famille (le père est Malien, la mère Libyenne, ils ont 4 garçons et 2 filles âgés entre 4 et 22 ans) du quartier que je connais depuis une dizaine d’années maintenant. Généralement, les repas sont souvent des réunions de crise où mon expérience auprès des jeunes est sollicitée par des parents débordés, à la recherche de soutien et d’aide (cette fois-ci, ce sont les résultats scolaires « inquiétants » d’Hatem qui me permettent de prendre part à ce dîner). 118 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS Après quelques minutes et en l’absence du père qui multiplie les heures supplémentaires « pour aider au pays » et qui n’est pas encore rentré (il arrivera peu avant 22 heures), je « m’incruste » dans une des chambres où se côtoient l’une des filles (Sonia, 18 ans en terminale STT) et deux des garçons de la maison (J. 16 ans lycéen et H., 15 ans en 3e). Je m’installe sur un bout de lit pour discuter un peu, la présence des frères a interrompu la lecture de Sonia qui écoute et participe activement à la discussion qu’ils ont engagée. Quelques minutes plus tard, le petit dernier, Oumar (8 ans, CE1) s’insère lui aussi dans la chambre et vient se « caler » entre le bord du lit et moi. La chambre est désordonnée, des vêtements, des affaires scolaires et de loisirs sont éparpillés sur le bureau et sur les lits. Des gros sacs « d’affaires à donner » solidement empaquetés attendent leur départ vers l’Afrique. Après les salutations et l’échange coutumier de quelques vannes, la discussion initiale reprend le dessus. Nous sommes avec Oumar des spectateurs attentifs, il faut dire que le sujet nous passionne autant qu’eux. Sonia raconte en effet les dernières embrouilles qui opposent une bande de la cité avec des jeunes d’une ville voisine. Le dernier acte s’est déroulé devant le lycée où elle est scolarisée et sa mise en récit produit (et révèle) une réelle excitation face à ce qui est considéré localement comme un événement que des centaines de jeunes vont entendre, s’approprier, répéter, modifier… Oumar n’a pas l’air surpris face au récit, ces « histoires de cité » il en entend tous les jours à l’école et dans le quartier avec ses copains. Il a aussi été témoin de plusieurs scènes de violences (entre jeunes et policiers, entre jeunes et un vol avec violence), il connaît les personnages, les rôles et les normes qui sous-tendent ces histoires. La mise en récit de Sonia et les remarques de ses frères sont des prises de position qui ne sont pas neutres sur leur jeune frère. L’excitation donne ainsi de la valeur à l’événement, à ses acteurs, aux rôles, la répétition de ce type de récit banalise ces modes d’actions et les normes qui les sous-tendent (virilité, courage, violence, honneur, déviance et rapport de domination) et la promotion de la bande s’effectue en creux : - Sonia : « (…) Jean il avait un ‘extinct’ (bombe lacrymogène) il s’en est servi quant les gars ils sont arrivés à deux… il a gazé le premier après il a ‘massé’ (frappé) l’autre, il l’a pas chéla, bim bim il tapait… carrément le gars il m’a fait de la peine tellement il s’est fait marave. » - Hatem (qui coupe) : « C’est bien fait pour sa gueule, le gars il veut faire un ‘guet’ [guet-apens] après c’est ça, y veut test [tester : se mesurer]… T’as pas le courage t’ouvres pas ta gueule, ah ouais… » - Sonia : « (…) Nan ! Jean il est trop frais [frais : ‘chaud’, courageux] c’gars-là. Il est OP [opérationnel] quand il faut, un vrai ouf… La dernière fois il a ‘bolossé’ Akim devant tout le monde à cause de la moto qu’il voulait pas ramener, il a fermé sa gueule Akim cette fois, sa grande gueule il lui a fait mal mal... » FRATRIES, COLLATÉRAUX ET BANDES DE JEUNES 119 La banalisation du pôle déviant est ainsi portée par des germains plus âgés qui tout en s’en éloignant individuellement, lui vouent une certaine admiration et lui donnent une valeur certaine. D’autres normes significatives du pôle déviant imprègnent les discours des aînés sur les suivants. Le rapport à l’argent et l’exaltation de la réussite rapide ainsi que la recherche d’autonomie immédiate ou bien la quête de reconnaissance par le biais de l’attirail vestimentaire, s’inscrivent dans des styles de vie qui utilisent quotidiennement les canaux familiaux. En considérant leurs implications normatives, les relations fraternelles apparaissent comme des modalités tout à fait déterminantes de la construction identitaire. Les collatéraux apparaissent pour le public enquêté, comme les relais, conscients ou non, de ces dynamiques déviantes qui ont pignon sur rue et que stigmatisent les parents. La dissonance des normes horizontales et verticales affaiblit d’abord ces dernières sur lesquels pèsent de lourds enjeux. Face à ces processus d’entraînement, les parents semblent déconnectés. L’essentiel des mécanismes d’influence leur échappe et s’établissent dans l’intimité et l’informalité des relations juvéniles. Le contrôle externe privilégié par les familles (en axant leur éducation sur la normalisation et le contrôle des comportements par opposition aux contrôles internes basés sur la persuasion par le dialogue) limite leur connaissance et leur compréhension de l’évolution de l’attitude de leurs enfants. Ces modèles de socialisation contradictoire se croisent et cohabitent au sein de l’univers familial. De la chambre au salon, les codes de conduite diffèrent et les mises en scène aussi. Ainsi, l’imprégnation de la « culture des rues » et la promotion du pôle déviant s’effectue relativement tôt pour les enfants du quartier. Il y a toujours un décalage temporel entre l’intériorisation de ces modèles de conduite et leur mise en pratique. Avant d’émerger dans l’espace public, la bande est avant tout un style de vie qui occupe une bonne place dans le champ des « délires » possibles. Elle devient pertinente comme réponse à certaines trajectoires marquées par l’échec scolaire et un rapport incertain à l’avenir. Le poids de l’environnement social et urbain immédiat pèse ainsi lourdement, car parallèlement aux conditions matérielles d’existence, il impose un héritage normatif déviant contre lequel les institutions de socialisation luttent avec des ressources inégales. Focalisée sur les parents, la société tend de ce point de vue à occulter le rôle socialisateur des germains en général et de la fratrie en particulier. Or, l’univers des bandes et la culture des rues trouvent dans les relations familiales horizontales, un puissant atout à sa promotion. La répétitivité, l’informalité et parfois l’inconscience qui permettent cette transmission par le bas sont redoutablement efficaces. 120 4 LES BANDES DE JEUNES. DES « BLOUSONS NOIRS » À NOS JOURS BIBLIOGRAPHIE ARIÈS P. (1973), L’enfant et la vie de famille sous l’Ancien Régime, Seuil, Paris. ATTIAS-DONFUT C., LAPIERRE N., SEGALEN M. (2002), Le nouvel esprit de famille, Odile Jacob, Paris. BANK S.P., KAHN M.D. (1982), The Sibling Bond, Basic Books, New York. BOURDIEU P. (1972), Esquisse d’une théorie de la pratique précédée de trois études d’ethnologie kabyle, Droz, Genève. BUISSON M. (2003), La fratrie, creuset des paradoxes, L’Harmattan, Paris. CAHN P. 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