ALCHIMIE ET PHILOSOPHIE
I - II
Sur les rapports entre alchimie et philosophie critique, à propos du
Commentarius in novum Lumen Chymicum d'Andreas Orthelius
suivi d'un essai sur les états symboliques de Jean-Jacques Rousseau
J.J. Rousseau herborisant - vue du pavillon qu'il habitait à Ermenonville
en cours, le 2 février 2010
plan : Introduction [dissolution - inversion - Morale - intuition transcendantale - ]
I. ALCHIMIE ET PHILOSOPHIE CRITIQUE :
1. le plan et les gravures du Commentarius d'Orthelius, 1ère série : A. figura prima - B. figura secunda - C. figura
tertia - D. figura quarta
[ a. le barattage de la mer de lait { ambroisie - mer de lait - le mont Mandara - la tortue Kurma - le serpent
Vasuki - la vache Surabhi -} - b. la pierre phallique - c. pramantha ]
E. figura quinta - F. figura sexta
[les quatre éléments - ] -
2. possibilité théorique d'une interprétation critique du symbolisme alchimique
[a. introduction : l'apport d'Ernst Cassirer - b. forme symbolique et alchimie] -
3. la fonction inférieure : Kronos -
4. patient et agent -
5. la conscience de soi est la conscience du mal
[ a. introduction { trois hypostases = ophis-christos - Prométhée - Aphrodite } - b. l'intuition métaphysique en
tant que nigredo { Ouranos ou l'imagination - la séparation alchimique comme prise de conscience}]
6. le mal radical
[a. radical et regressus - b. le mal radical chez Kant - ]
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7. Prométhée
[a. introduction : le lien du Mercure - b. l'inversion - c. la rivalité avec Zeus et le vol du feu - ]
II. LES ÉTATS SYMBOLIQUES DE ROUSSEAU :
1. la révolution comme épiphanie
[ a. octobre 1749 - b. l'opposition comme réflexivité - c. Fichte, critique de Rousseau - d. l'ellipse comme
limitation de la révolution - e. la réflexivité comme réciprocité] -
2.
abréviations : NLC = Novum Lumen Chymicum - Myst = Mystère des Cathédrales - DM = Demeures Philosophales - BCC
= Bibliotheca Chemica curiosa - TC = Theatrum chemicum - CRP = Kant, Critique de la Raison pure - WL = Fichte,
Wissenschaftslehre -
Introduction
Cette section est composée d'un premier essai (*) sur la possibilité formelle d'un rapport entre
alchimie et philosophie critique. Puis d'un deuxième essai (**), sur les relations catégorielles
des symboles alchimiques mis en perspective avec l'évolution d'une pensée : celle de
Jean-Jacques Rousseau. L'articulation entre les Essais tient à un symbole qu'en alchimie on
nomme la nigredo et qui exprime la dissolution [sur le sens à donner à ce mot, en alchimie, voir mes
symboles].
* Dans le 1er essai, je tente une approche permettant de lier le symbole alchimique et la
forme, par l'apport conceptuel d'Ernst Cassirer.
** Dans le 2ème essai, les résultats de cette approche sont projetés sur une figure
emblématique de la pensée française, Rousseau ou Jean-Jacques selon que lui-même s'est
présenté tel, au fil des moments de son oeuvre.
Abraham Eleazar, Uraltes chymisches Werk, Erfurt 1735 ; Leipzig, 1760
l'Ouroboros alchimique comme hypostase de l'intuition transcendantale
Je montre dans I, 2 que la dissolution, que l'on peut encore appeler fusion, exprime le
sentiment de l'intuition transcendantale :
« on appelle intuition cette espèce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet
pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et d'inexprimable. » [Henri Bergson, L'intuition transcendantale, Revue
de Métaphysique et de Morale, 1911, 6, 809-827 et la Pensée et le mouvant, Genève, Albert Skira, 1933 ; Paris,
Alcan, 1934]
L'intuition dont parle Bergson est celle du temps intérieur et n'a point de rapport avec
l'intellect. Elle constitue l'horizon de notre Moi [cf. infra, chapitre 5, b] et a en somme fort à voir
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avec le sentiment de la loi morale qui nous habite [cf. infra]. Bergson ajoute :
« Qu'il (le monde matériel) se rattache à l'esprit par ses origines ou par sa fonction, dans un cas comme dans
l'autre il relève de l'intuition par tout ce qu'il contient de changement et de mouvement réels. Nous croyons
précisément que l'idée de différentielle, ou plutôt de fluxion, fut suggérée à la science par une vision de ce genre. »
[ibid., introduction ; de la position des problèmes, durée et intuition]
Cette idée de fluxion sera reprise lorsque je viendrais, dans le IIème Essai, à parler de
Prométhée considéré comme symbole éidétique de la Révolution. Mais déjà, un mot sur ce
Titan : Prométhée est-il le fils de Thémis ? On connaît au moins trois légendes qui en font
soit le frère de Cronos [hypothèse séduisante quand on connaît la suite et qui va dans le sens de son origine
védique, cf. Ier Essai, 1, c], soit le fils de Thémis, soit enfin le fils de Héra. Si je me place au plan
de la philosophie hermétique, il me plait de le considérer comme fils de Thémis. Eh certes !
D'imaginer ainsi l'enfant de la Justice apportant aux hommes la lumière de la Vérité n'est pas
petite chose.
« Croirais-tu par hasard que je doive haïr la vie et fuir au désert, parce que toutes les fleurs de mes rêves nont pas
donné ? Ici je reste à fabriquer les hommes à mon image, une race qui me ressemble pour souffrir et pour pleurer,
et te dédaigner, toi, comme je fais ! » [Johann Wolfgang von Goethe, Prométhée, 3ème acte, Prométhée dans son
atelier, Hachette, Oeuvres de Goethe, tome II, trad. Porchat, 1860, p. 98]
Ainsi Prométhée défie Zeus et ce défi prend la forme du mépris, parce que les maux que le
dieu envoie aux hommes sont arbitraires. Ce mépris annonce la rébellion qui nourrit l'idée
même de la Révolution. Dans le même temps, l'homme qui a créé le dieu à son image avant
de se créer en quelque sorte lui-même, ne se retourne-t-il pas, aussi, contre lui-même ? C'est
ce que laisse entendre Fichte :
« Prométhée se rit de Jupiter, qui demeure au-dessus des nuages, et de tous les tourments qu'il amasse sur sa tête,
et il voit sans trembler les ruines du monde tomber sur lui. » [J.-G. Fichte, Méthode pour arriver à la Vie
heureuse, trad. Bouilher, Paris, Ladrange, 1845, septième leçon, p. 234]
Prométhée représente l'hypostase d'un mouvement de libération : celui où l'homme se détache
du divin au sens ontologique ; autrement dit, celui de la liberté de la volonté, c'est-à-dire
d'une prise de conscience nette de la difficulté de concilier cette liberté avec la nécessité de
l'ordre universel [i.e. la contingence]. De là cette entrave, cet embarras où le Titan EST [dans lequel
il faut voir l'homme spirituel (Jung), assimilable à « l'homme de l'homme » (Rousseau) dès l'instant de la
rébellion] : l'aigle [ou le vautour, oiseau d'Apollon] dévorant le foie de Prométhée, c'est encore une
allégorie de la lutte du mobile contre le fixe, où l'on est en droit de trouver le combat
incessant que décrit Empédocle : celui de l'Amitié contre le Désordre [cf. Ier Essai, chapitre 1, c].
Seul un vent de Justice est capable de mettre un terme à la passion de Prométhée et c'est là
une différence qui l'oppose, de façon radicale, à la passion du Christ [le message est que si le MOI
est éphémère, le SOI est éternel]. En cela d'ailleurs, la philosophie de Feuerbach procure une
dimension singulière puisqu'elle dégage les éléments constitutifs de ce que l'on peut appeler «
l'illusion religieuse » [voir A. Philonenko, la jeunesse de Feuerbach, introduction à ses positions
fondamentales, Vrin, 1990, 2 vol.]. Illusion où il y a lieu de considérer un processus d'inversion -
de l'ordre de la morale - qui intervient dans la conscience de soi [cf. Ier Essai, chapitre 5]. On
retrouve cette inversion lorsqu'on est amené à examiner le symbolisme alchimique de
Prométhée [cf. Ier Essai, chapitre 7, b].
« La vérité de la religion ne se trouve donc pas dans la religion elle-même, en Dieu, mais dans le rapport
religieux, c'est-à-dire imaginaire, que l'homme entretient avec sa propre réalité. » [Philippe Sabot.
«L'anthropologie comme philosophie». Methodos, 5 (2005), La subjectivité. http://methodos.revues.org
/document320.html]
L'analyse de ce processus d'inversion conduit à démasquer, à dévoiler le religieux, non pas
qu'on soit amené à le considérer comme une aliénation du sens mais bien plutôt comme
pharmacon à ce qu'il faut bien se résoudre à nommer la maladie de « l'ontogenèse du divin » dans
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l'expression consciente du SOI. Ce mal, fort ancien, remonte aux Grecs :
« Tant que vivaient encore les dieux olympiques, dieux cependant élémentaires et imparfaits, on pouvait espérer
qu’ils parviendraient à secourir l’homme d’une façon ou d’une autre. Mais les dieux mouraient, lentement il est
vrai, mais sûrement, et du temps de Socrate il fallait déjà avoir recours aux menaces pour les défendre contre les
critiques et les railleries des gens instruits. Socrate lui-même fut accusé d’avoir manqué de respect aux dieux. »
[Lev Chestov, Qu'est-ce que la Vérité ? Ontologie et Éthique, Revue philosophique de la France et de
l'étranger, 1927, tome ciii, pp. 36-74]
Chestov reprend cette idée de Fichte où l'homme comprend que le secours ne peut
décidément venir que de lui. Autrement dit, à la mort des Dieux, qu'il faut comprendre
comme confrontation de l'homme à l'inconscient [i.e. le Non Moi interne], l'homme doit se
charger lui-même de leur tâche. Et notamment d'une tâche paraissant être absolument
au-dessus des facultés humaines, res quae in nostra potestate non sunt [Spinoza, Ethica, II. De natura et
origine mentis, propositio xlix], la capacité à créer le monde, c'est-à-dire l'activité démiurgique où
l'on retrouve l'idée alchimique. Notons que cette activité se retrouve également dans l'art de
faire de la musique, où se découvre la capacité à créer du temps [cf. Hugues Dufourt, Mathesis et
subjectivité, Éditions MF, Paris, 2006] : la musique savante occidentale s'est constituée en se
débarassant de la pensée antique grecque, construite sur une représentation discontinue du
temps.
« La pensée la plus profonde et la plus secrète de Socrate fut exprimée par les stoïciens; Épictète dit : "Le
commencement de la philosophie est la conscience de sa propre impuissance et de l’impossibilité de lutter contre
la nécessité." Chez aucun des philosophes, je crois, on ne trouverait une déclaration aussi franche. Mais chez ce
même Épictète on lit "Voici la baguette de Mercure. Touche avec elle ce que tu veux : tout se transformera en or.
Donne-moi quoi que ce soit : je transformerai tout en bien ... Apporte la maladie, la mort, la misère, apporte la
honte, le procès juridique le plus difficile, grâce à la baguette de Mercure on en retire avantage." » [L. Chestov,
ibid, p. 48]
Il est absolument remarquable de lire chez Épictète à la fois un prolégomène à toute
philosophie et l'exposé de la doctrine alchimique la plus pure dans la projection [la baguette de
Mercure ]. Mais Épictète, non avare de ses paroles, semble nous livrer le secret de nature :
« L'essence du bien est en ce qui dépend de nous ... La seule voie qui y conduit est le mépris de ce qui ne dépend
pas de nous. » [Diatribai, livre II]
C'est nommer le devoir en des termes à peine différents de ceux qui seront employés, des
siècles plus tard, par Kant dans son impératif catégorique. La voie sacrée pour Epictète, prix
du suprême effort, consiste à se sentir indépendant, c'est-à-dire à penser par soi-même : il ne
dépend donc que de nous d'être libres comme Dieu lui-même et de devenir ses égaux d'une
certaine manière, par la force de la volonté. Mais sans idée d'imposition et c'est là où Épictète
manifestement se dissocie de la figure socratique. Et surtout, l'homme selon Épictète, et c'est
là le point crucial, trouve en lui-même l'idéal divin : ce n'est pas toutefois sa raison ou sa
conscience. C'est bien à la rencontre de son inconscient qu'il est convoqué, c'est-à-dire du
Soi. Doctrine à vrai dire bien ascétique où l'on retrouve le stoïcisme propre aux alchimistes
spéculatifs. Le retour à Soi, c'est encore l'entrée dans la caverne mais je ne rappellerai plus ici
ce qui se découvre sous l'acronyme V.I.T.R.I.O.L.
« On voit maintenant, sans doute, ce qu’ont fait la raison et la sagesse née de la raison. Celle-ci vit que la
nécessité était insurmontable, autrement dit, qu’il lui était impossible de s’emparer de l’univers créé par les dieux
défunts. La sagesse qui n’osait jamais discuter avec la raison, qu’elle considérait comme le principe de toutes
choses ... accepta tout ce que la raison tenait pour évident; il ne lui restait donc plus qu’à déclarer que le bien et
même la réalité ne consistaient que dans ce qui dépend de la raison, et à repousser comme le mal ou l’irréel, tout
ce qui n’est pas soumis à la raison. C’est ainsi que dans la philosophie antique l’éthique prit la place de
l’ontologie... » [L. Chestov, ibid., pp. 48-49]
C'est donc à un transfert que nous devons la prise de conscience de cette impossibilité
radicale et de ce que l'on peut encore nommer une illusion religieuse. Or, il semble que les
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alchimistes, par la projection des éléments du SOI qu'ils effectuent dans la matière [voir mes
symboles], parviennent en cette occurrence [i.e. ce qu'il convient presque d'appeler le « traitement » de
cette ontogenèse] à sublimer cette illusion religieuse par interversion du sujet et de l'objet [cf. Ier
Essai, cap 4 et 3ème Essai, cap. 1] ; c'est en substance le message que délivre C.-G. Jung dans ses
travaux d'herméneutique appliqués à la matière alchimique [je veux notamment faire allusion à
Réponse à Job, cf. Ier Essai, chapitre 1, b] : Jung met en lumière le bien et le mal qui, à part égale,
procèdent du sens du divin et donnent à Yahvé cette stature « terrible. » En cela, on se
tromperait du tout au tout en ne voyant en Dieu qu'un idéal concentrant des qualités humaines
positives auquel l'homme s'adonne [voir là-dessus Ludwig Feuerbach, l'Essence du Christianisme,
Leipzig, Wigand, 1841 ; Gallimard, Tel, 1992]
« L'homme n'a pas d'autre besoin et d'autre volonté que de n'avoir pas à se mépriser lui-même. La satisfaction de
ce besoin dépend entièrement de lui-même, car une loi absolue dans laquelle l'homme doit s'absorber suppose
nécessairement que l'homme est libre. » [Fichte, op. cit., p. 233]
Immanuel Kant (1724-1804), peinture de Doepler, 1791
Cette loi absolue correspond à l'impératif catégorique de Kant : une action ne doit pas être
seulement conforme au devoir, mais encore faite par devoir [Fondements de la métaphysique des
moeurs, 1ère sect.] - le devoir est ici conçu, faut-il le dire, comme nécessité intérieure - et de
cette proposition, Kant conclut que l'action morale tire sa valeur, non du but qu'elle se
propose, mais du principe qui la détermine; en d'autres termes, le principe moral agit sur la
volonté par sa forme, et non par sa substance. Le primat de la forme conditionne ici l'identité
éidétique et fonde, de juris, la liberté essentielle de la volonté par la formule :
« Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » [Kant,
Critique de la Raison pratique, l. I Analytique de la Raison pure pratique, c. 1 des principes de la raison pure
pratique, § 7 loi fondamentale de la raison pure pratique, Ladrange, 1848, p. 174, ]
Le principe de l'impératif catégorique conduit Kant à deux considérations de la plus haute
importance, qui lui servent de fondement. Le premier est le principe de l'humanité considérée
comme fin en soi [Selbstzweck]; le second est le principe de l'autonomie de la volonté [cf. Paul
Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Alcan, 1887, chap. ix, la philosophie
allemande, Kant et Fichte, p. 573 sq.]. De ces deux principes, Kant déduit comme règle absolue ce
qui ne parait constituer, après tout, qu'une aporie :
« L'homme, dit Kant, et en général toute créature raisonnable, existe, comme fin en soi, et non pas simplement
comme moyen pour l'usage arbitraire de telle ou telle volonté. » [Fondements de la métaphysique des moeurs,
Ladrange, 1848, sect. II, p. 69 sq.]
Cest pourtant dans ce principe qu'est la justification et la raison d'être de la philosophie du
XVIIIe siècle. Elle doit beaucoup dans sa genèse aux idées de Rousseau [cf. notamment Émile ou
de l'Éducation, Profession de foi du vicaire savoyard, livre IV, Garnier- Flammarion, 1966, pp. 375-378] :
alchimie et philosophie - Kant - Fichte - Cassirer - Rousseau http://herve.delboy.perso.sfr.fr/orthelius.html
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