— Institut régional du travail social de Lorraine — La compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social Jean-François DAVID Mémoire présenté en vue de l’obtention du Diplôme supérieur en travail social — DSTS — Date du jury : le 5 février 2008 Strasbourg — 67 Directeur de recherche : Pierre RAVENEL — Sommaire — ……..……………………………………………………………………………….. 1 ……..……………………………………………………………………………. 2 Épigraphe ……………………………………………………………………………………………… 3 Prolégomènes ……..……………………………………………………………………………… La compassion …….………………………………………………………………………. Une sociologie pragmatique …………………………………………………………. La sociologie des régimes d’action ……….………………………………………… Problématisation du régime de compassion ………………………………….. 4 7 9 13 16 Chapitre I — Une démarche scientifique ….……………………………………….. Éléments d’épistémologie …….……………………………………………………… Réflexions méthodologiques …………………………………………………………. Une technique d’enquête : l’observation directe non déclarée …..… Une technique d’enquête : l’entretien à usage complémentaire …… 24 24 30 33 49 …………… Présentation et analyse des comptes rendus ethnographiques …… Du basculement dans la compassion …………………………………………….. Présentation de l’entretien à usage complémentaire ……………………. Soupçons sur la compassion …………………………………………………………. 56 56 71 74 81 Chapitre III — Les effets, les usages …………………………………………………… 85 85 90 97 100 In Memoriam Remerciements Chapitre II — Lieux, situations, actants et représentations Profession et compassion ……………………………………………………………… Une question d’éthique, une question de justice ………………………….. Une compétence morale dans l’exercice professionnel …………………. En faire quelque chose ? ……………………………………………………………….. Conclusion ……………….………………………………………………………………………….. 109 Bibliographie générale ………………………………………………………………………… 114 Sommaire des annexes ………………………………………………………………………. 120 In Memoriam Pierre et Michelle David — Remerciements — Pierre Ravenel, formateur à l’IRTS de Lorraine et directeur de ce mémoire, pour la précellence de sa réflexion et l’étendue de son savoir qui, sans jamais se montrer surplombants, sans compter leur temps, se sont au contraire révélés propres à toujours ouvrir de nouveaux horizons de recherche et à constamment alimenter celle-ci durant trois années, pour qu’elle prenne corps, grandisse, s’étoffe, mûrisse. Son amour pour les objets rares : rhétorique, casuistique, sociologie et philosophie de l’art, et son aisance à le transmettre, auront fourni à ce travail quelques-uns des motifs de ses plus beaux ornements. Cette recherche doit énormément à Pierre Ravenel dans l’attention et l’intérêt qu’il n’a cessé de lui manifester, en sus des inestimables conseils et constants encouragements prodigués, du tracé de son épure jusqu’à la touche finale. Qu’il reçoive ici toute ma gratitude et tout mon respect. Raúl Morales La Mura, sociologue, responsable des groupes de recherche de deuxième et troisième année de DSTS, dont les précieux apports en épistémologie et méthodologie, la sociologie toujours mise à disposition et à portée des étudiants, le regard critique sur toutes les visions du monde, auront aiguisé mon appétit pour la recherche et l’auront poussée plus avant que je n’aurais pu l’imaginer. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié. « César, voyant à Rome de riches étrangers qui portaient dans leurs bras des chiots et des petits singes et les couvraient de baisers, leur demanda, paraît-il, si dans leur pays, les femmes ne faisaient pas d’enfants. C’était là une façon bien militaire de critiquer ceux qui gaspillent, pour des animaux, le penchant naturel à aimer et à nous attendrir que nous portons en nous et que nous devons réserver aux être humains. Or, puisque notre âme a également reçu de la nature le désir d’apprendre et de contempler, ne doit-on pas à juste titre blâmer ceux qui en font un mauvais usage, qui écoutent et qui contemplent des réalités indignes de la moindre attention, alors qu’ils négligent le beau et l’utile ? Nos sens, qui subissent l’impression de tout ce qui s’offre à eux, sont forcés d’appréhender tous les objets qui se présentent, que cette perception soit utile ou non. Mais quand il s’agit de l’entendement, la nature a donné à chacun, s’il le veut, la possibilité d’en faire usage pour se tourner et se diriger tour à tour, très facilement, vers ce qui lui semble bon. Nous devons donc rechercher ce qu’il y a de meilleur, non seulement pour le contempler, mais aussi pour nous nourrir de cette contemplation. La couleur qui convient le mieux aux yeux est celle qui, par son éclat et son agrément, ravive et recrée le regard ; on doit, de la même manière, offrir à la pensée des spectacles qui la charment et l’attirent vers le bien qui lui est propre. Ces spectacles, ce sont les actions inspirées par la vertu : elles suscitent, chez ceux qui les étudient, le désir passionné et ardent de les imiter. » PLUTARQUE, Vies parallèles, Périclès. — Prolégomènes — Au commencement de ma recherche préexiste l’identification d’un malaise, et plus précisément d’un sentiment troublant et pénible dans ma position professionnelle d’éducateur d’internat. Il me faudra du temps et du cheminement pour en en identifier la source puis pour l’appréhender, parcours que se propose de synthétiser et de décrire cette présentation et qui tentera de montrer comment, au partir d’un thème qui pose question, travaille et taraude un professionnel, on peut effectuer le passage à un sujet de recherche ou encore procéder à des choix conceptuels, à un recentrage de son regard, à assumer une démarche de décrire, de montrer et de comprendre une réalité pour parvenir enfin à circonscrire un objet de recherche et construire une problématique. Cependant, une courte mise en contexte s’impose concernant mon parcours professionnel — mon thème de départ ne se séparant pas de moi-même car étant subjectivation de la réalité, ma réalité —, que je décrirai tout d’abord brièvement. En second lieu, j’expliquerai en quoi les priorités de parole que je me suis fixées — de quoi veux-je parler ? — sont l’acceptation de ma subjectivité et donc passage du thème au sujet. Enfin, dans une logique de recherche, je circonscrirai mon objet, nécessairement très restreint (mais non restreignant), celui-là même qui me permettra problématisation et modélisation. Passée la phase de lune de miel, suite à ma prise de fonction en qualité d’éducateur d’internat au sein d’un Institut médico-professionnel — IMPro —, j’ai progressivement pris conscience, sans savoir tout d’abord la cerner, de la presque impossibilité1 de la tâche qui nous était confiée, à mes collègues et à moi-même, de répondre à la commande sociale de confiner des adolescents déficients intellectuels dans un établissement tout en devant les éduquer : soit leur donner au mieux la possibilité de se forger un jugement ; les rendre responsables, libres. Après sept années de travail éducatif en milieu ouvert (prévention spécialisée), je me trouvais projeté dans une réalité bien plus contraignante — et tout à la fois plus consistante selon moi au plan éducatif —de devoir œuvrer au quotidien à cette tâche infiniment difficile d’éduquer en lieu et place des parents et au nom de la société tout en intégrant des contraintes humaines, institutionnelles, matérielles, financières… en bref, tout ce qui vient complexifier le travail pour des raisons qui s’entendent aisément ou pour d’autres, plus obscures. Si ces considérations me sont venues sous cette forme, c’est après avoir posé le constat préalable de ce que j’avais nommé la désaffection des éducateurs pour le travail d’internat, forme observable et audible d’une forme de suicide professionnel : 1 Cf. la boutade de Sigmund Freud sur les trois métiers « impossibles » — éduquer, soigner, gouverner — dans sa préface à Jeunesse à l’abandon d’Auguste Aichhorn (1925) et dans Analyse terminée et analyse interminable (1937), de laquelle je retiendrai le « presque » de l’auteur impliquant que ces trois métiers — d’éthique, de clinique et de pouvoir — ne sauraient donner que des résultats insatisfaisants. Page | 4 — Prolégomènes — sentiment de dénigrement et de dévalorisation de certains éducateurs d’internat euxmêmes conduisant à des logiques de renoncement aux projets éducatifs, au cœur de leur métier, pour ne plus se situer que dans la quotidienneté, simplification outrancière de l’accompagnement éducatif au quotidien. Sans relâche, cette première préoccupation — la désaffection — aura mis mon esprit au travail tout le long de ma première année d’étude me conduisant à interroger ses raisons du côté de l’éducateur et de celui de l’éduqué, tout comme du côté de l’institution elle-même en ce qu’elle pourrait, de par sa nature, produire comme tensions qui viendraient contrarier la mission d’éducation des professionnels d’internat. Le choc de la lecture approfondie d’Asiles — d’Erving Goffman, traduction française de 1968 — et de la mise à l’épreuve de son concept d’institution totale avec ma réalité professionnelle m’auront fortement engagé vers mon thème de recherche en tant qu’elles m’auront donné un cadre théorique de compréhension de ce qu’une structure d’internat peut contenir de profondément contradictoire : entre les discours officiels de l’institution — association, administration, projets — et la réalité vécue par les professionnels en terme d’action, de pratique, une forte distorsion existe qu’il conviendrait d’appréhender. Pour cela, je devais être amené à interroger le tacite, l’implicite, ce qui existe en creux, ce qui dévie et les raisons de ces décalages ; mais la tension, la contradiction, l’asymétrie et l’opposition sont les conditions même de la vie (en tant que création et transformation, dynamique, mouvement) et leur non dépassement, dans une dialectique incomplète, m’empêchait de me mettre plus à distance de ce thème qui n’était autre que moi-même ou plutôt une part de ma propre réalité au travail comprenant mes tensions, mes contradictions, mes préoccupations éthiques et mes préventions envers le pouvoir (à commencer par celui dont je suis le détenteur, de par ma mission). Incapable de dépasser par le haut cette antinomie2 ressentie par l’éducateur, en tant qu’il est placé devant une tâche contradictoire puisqu’il lui faut « […] réduire les reclus à l’obéissance tout en donnant l’impression de respecter les principes d’humanité et atteindre les objectifs rationnels de l’institution »3, je ne pouvais que m’y embourber et patauger, ne sachant quoi faire d’autre que de ressasser les mêmes aigreurs et rabâcher les mêmes rancunes : l’institution diffusait alors tous les maux, et la boîte de Pandore que j’avais ouverte avec Asiles ne renfermait même plus l’espérance de pouvoir poursuivre ma mission. Tout était perdu, pour moi et pour les éducateurs. Or, pour tout dépassement de cette antinomie il était urgent que je parvinsse à définir ce qui, en moi, résonnait si fort dans le concept d’institution totale chez Goffman et, 2 « N’est pas antinomie n’importe quelle contradiction, mais seulement celle qui joue entre des lois — soit des lois juridiques ou théologiques, soit des lois de la raison (Kant), soit des thèses déduites de lois logiques (théorie des ensembles) —, ni n’importe quel paradoxe, mais seulement ce qui heurte l’attente d’une cohérence entière dans un système rationnel ou logique. D’autre part, une antinomie n’est pas nécessairement une aporie : il y a des solutions aux antinomies (Kant) ; elles sont elles-mêmes le mouvement du réel et autorisent la progression dialectique (Hegel) ; on peut forger des instruments destinés à les éviter (Russell). » — ARMANGAUD Françoise, « Antinomie », in Encyclopædia Universalis Version 8 [DVD], Encyclopædia Britannica, 2003, un disque au laser d’ordinateur. 3 ère GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), p. 141. Page | 5 — Prolégomènes — plus précisément, quelle corde sensible il faisait vibrer, quelle réalité (quelle forme de vécu) je me devais de prendre en compte, en particulier. C’est à l’épreuve de la première heure du groupe de recherche de deuxième année que ce déclic advint (et grâce à un entretien avec mon directeur de mémoire suite à une lecture qu’il m’avait conseillée, ce que nous verrons dans la deuxième partie de cette introduction) par la mise à terre sans ménagement de ma première et infertile construction intellectuelle. Non sans une certaine réserve a priori, mon jeu de cubes fut renversé et, une fois à terre, j’en contemplai les pièces comme les voyant pour la première fois. Des faces nouvelles — car non visibles dans ma première construction — m’apparurent enfin et il s’en fallut de peu pour que j’y lusse ce qui m’occupait et me préoccupait depuis longtemps sans pouvoir la nommer avec précision : la compassion comme réalité, comme vécu, comme mode de communication entre l’éducateur et l’éduqué, comme introduction de l’affectif dans la relation éducative — donc forcément taxée d’antiprofessionnalisme —, comme manifestation d’une responsabilité envers l’autre et, peut-être, comme activité professionnelle peu visible quoique significative. En quoi la compassion a-t-elle pu faire irruption dans mon thème de recherche et me permettre de passer au sujet ? Sur la recommandation de mon directeur de mémoire, après que je lui eus fait part de la remise à plat de mon travail et des éléments nouveaux que je discernais — proximité de l’éducateur avec l’éduqué, partage des souffrances de ce dernier dans la confidence, dans le face-à-face, chape de plomb pesant sur ce phénomène de peur d’être mal jugé —, celui-ci m’encouragea à la lecture d’un article de Philippe Corcuff intitulé « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion » faisant suite à une enquête sur les interactions de guichet au sein de deux Caisses d’allocations familiales et abordant « […] tout d’abord la contribution des relations d’inégalité et de domination entre agents de la CAF et allocataires à la stabilisation de l’ordre institutionnel, pour ensuite s’intéresser aux marges de manœuvre bien réelles des usagers, et finalement faire place à une figure d’inversion de la dissymétrie des rapports entre ces deux catégories d’acteurs — ce qui est appelé compassion —, dans des moments où les agents d’accueil se sentent pris de responsabilité vis-à-vis de la détresse des allocataires. S’esquisse alors une approche en termes de “liant social” et “d’accordement“, plus large que les problématiques du lien social et de l’accord souvent dérivées de la philosophie politique. »4 Soudainement, les cubes reprenaient place et donnaient forme à une nouvelle construction — que je qualifierai de sujet de recherche car tenant compte de ma propre subjectivité, affirmant ma position difficile (intenable ?) dans cette recherche : acteur et auteur — assumant un choix de cadre théorique conduisant à des lectures et, par la suite, à des méthodes d’enquête en vue de montrer une réalité (démarche de monstration). Autrement dit, ce passage est celui de la conceptualisation : passage de la compassion en tant que notion, au concept de compassion dans la relation éducative nécessitant la prise en compte de cette réalité et sa compréhension. 4 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 27. Page | 6 — Prolégomènes — La compassion Tout comme l'amour, la haine, l'envie, la jalousie, l'indifférence, etc., la compassion est un mode affectif de communication intersubjective. Forme de sympathie — et donc de la relation à autrui —, elle est ce qu'éprouve un sujet en présence de la souffrance d'un autre sujet, d'une souffrance qui non seulement ne laisse pas indifférent mais qui le fait souffrir à son tour. En cela, elle renvoie à la phénoménologie du visage et à la responsabilité pour autrui d’Emmanuel Lévinas5 « […] considéré alors comme une sorte de “grammairien” philosophique de ce mode de rapport ordinaire à l’action. On peut le [le régime de compassion] définir de façon approximative ainsi : le fait d’être “pris”, en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d’autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. »6 De fait, celui qui éprouve de la compassion pour quelqu'un souffre avec lui en quelque façon ; façon qu'il conviendrait toutefois d'interroger pour savoir si elle est réellement un double de la souffrance compatie ou bien si elle n'est pas davantage une réaction conduisant, sinon à la disparition, du moins à l'atténuation de celle-ci — mais cette réflexion conduirait sur d’autres chemins que strictement sociologiques ; pour ce qui me concerne, des horizons d’analyse s’ouvrent déjà —. Il convient en effet de distinguer la compassion du simple apitoiement, de la commisération ou de la pitié7, qui sont autant d'expressions passives, à destination de ceux qui souffrent, de la perception que l'on a de leur souffrance. Souffrir avec ceux qui souffrent, acte de compassion, n'est pas pleurer en présence de ceux qui pleurent parce que l'on serait soi-même seulement affecté par l'idée ou le spectacle de leur souffrance et que l'on voudrait le leur faire voir et savoir ; souffrir avec ceux qui souffrent, c'est porter avec eux leur douleur en vue de la soulager, dans une intention délibérément active, dans un élan durable de tendresse. La compassion est miséricordieuse ; elle est un acte de bonté, animé par la bienveillance. Ainsi, la compassion pour un mourant conduit à l'accompagner sur le chemin terminal de sa vie en lui tenant la main et en l'aidant à exister jusqu'au bout dans la dignité ; elle ne 5 Principalement dans Totalité et Infini — Essai sur l’extériorité, Paris, le Livre de Poche, coll. « Biblio ère ère essais », 1990 (1 éd. : 1961) et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, idem (1 éd. : 1974). 6 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 31. 7 Ou encore de l’empathie, terme didactique de philosophie et de psychologie, surtout défini par Carl Rogers (1902–1987), désignant la technique de projection de sa propre personnalité dans celle d’une autre personne afin de mieux la comprendre et de partager ses émotions ou ses sentiments. L’empathie, bien connue des travailleurs sociaux, est définie ainsi par Rogers en 1959 : « […] consiste à percevoir le cadre de référence interne d'une personne avec précision et avec ses composantes et significations émotionnelles de façon à les ressentir comme si l'on était cette personne, mais cependant sans jamais oublier le “comme si”» (i.e. empathie de pensée). Plus tard (1975), Rogers ajoutera qu’il s’agit là « […] d’un processus d'entrée dans le monde perceptif d'autrui qui permet de devenir sensible à tous les mouvements des affects qui se produisent en lui » (i.e. empathie d’affect). L’empathie se distingue ici de la compassion en ce qu’elle relève de la technique, de l’intentionnalité (essayer de voir et de ressentir la situation comme l'autre en adoptant volontairement son point de vue, incluant les réactions émotives qui en font partie). La compassion, elle, est non nécessairement réfléchie. Page | 7 — Prolégomènes — consiste pas à se lamenter sur son sort, dans un aveu affecté d'impuissance8. Transposée dans la situation professionnelle de l’éducateur d’internat qui, au quotidien, au plus près, partage des tranches de vie avec les enfants ou adolescents qui lui sont confiés, elle est potentiellement amenée à surgir dans la relation ainsi que je l’avance et serai conduit à l’observer. Nous verrons plus avant dans la construction de cet objet de recherche qu’ainsi conceptualisée, la compassion peut s’inscrire dans un modèle sociologique en tant que conduite sociale en situation professionnelle. Or, repassant par Asiles d’Erving Goffman — que je ne saurais entièrement délaisser — il m’apparaît que la partie de l’ouvrage que l’auteur définit comme « L’univers du personnel » contient des éléments qui confortent mes propres observations en situation de travail : « […] quelle que soit la distance que le personnel essaie de mettre entre lui et ces “matériaux” [les reclus], ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d’amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence humaine. Le personnel compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un traitement rigoureux »9 On observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en chaîne »10 — ou cycle de la compassion — : au départ l’employé se tient à une telle distance du reclus qu’il ne peut prendre conscience de son éventuelle souffrance, puis il ne voit pas de contre-indication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable par compassion en menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue. « Par réaction, l’individu “suspect” de compassion peut se sentir “mis à l’index” et se réfugier dans un travail de bureau, un travail d’“administration” ou toute autre tâche de routine, limitée au champ d’activité quotidien du personnel. Une fois écartés les dangers du contact avec les reclus, il cesse peu à peu de croire à la nécessité de la prudence et le cycle reprend. »11 Je propose, dans cette logique, que dans la situation de l’éducateur d’internat de ne pouvoir s’échapper physiquement (même dans la routine) du danger institutionnellement défini comme tel de se compassionner12, la seule possibilité qui lui reste de ne pas être mis à l’index est de garder le silence sur ce qu’il a partagé avec autrui. J’y reviendrai bien évidemment plus loin dans ma recherche. En ajoutant à cela l’obligation pour le personnel de respecter certaines règles de dignité de la personne humaine, on comprend les difficultés propres au travail sur l’homme, mais aussi que l’institution produit elle-même un contrôle de l’écart à la norme : ceux qui sont le plus éloigné des reclus rappellent à l’ordre ceux qui s’en rapprochent trop car ils constituent « une menace pour l’équilibre des rapports fondés sur une certaine distance entre ses collègues et les reclus. »13 Pour un lecteur averti, la question de la bonne distance telle qu’intégrée dans le « surmoi » de l’éducateur (et d’autres professions de la proche relation à autrui) surgit immanquablement. 8 Cette conceptualisation se fonde sur les réflexions de Michel Pérignon : « La compassion », in Site Philonet, [en ligne], adresse : http://www.philonet.fr/notions/Compas.html (consulté le 7 janvier 2006). 9 ère GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), p. 129. 10 Ibid. 11 Ibid., p. 130. 12 Je choisis dès maintenant la reviviscence de l’emploi du verbe pronominal se compassionner en lieu et place de compatir ; cf. « Annexe I — Glossaire et réflexions », p. I. 13 GOFFMAN Erving, Asiles, op. cit., p. 130. Page | 8 — Prolégomènes — Ne s’est jamais vu reprocher de manquer de distance, ne s’est jamais vu recommander de se blinder celui qui n’a jamais travaillé au plus proche de personnes en souffrance. Et ces injonctions, sommations et autres mises en garde émanent précisément de ceux dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; gardiens de la bonne et juste distance, ils arguent du professionnalisme pour rappeler à l’ordre les personnels qui rompraient avec la bonne attitude professionnelle dans une acception « rationnelle-légale », technicienne, qualifiée, totalement maîtrisée, non parasitée par des interférences affectives propres à mettre en péril un équilibre institutionnel par la crainte qu’elles inspireraient de ne pouvoir être contenues. Ici se noue l’objet de mon travail de recherche ou la compassion comme régime d’action dans le champ de compétences de l’éducateur d’internat, inscrit dans le paradigme de la sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot augmentée par les travaux conduits par Philippe Corcuff et Natalie Depraz depuis 1995 et l’article de la revue Informations sociales, Recherches et prévisions précédemment cité14, travaux ayant fait l’objet depuis de recherches permettant d’envisager une pluralité de modalités d’engagement dans l’action qui ne peuvent pas toutes se connecter à la domination. Une sociologie pragmatique Avant de poursuivre plus avant, il convient de revenir sur la genèse de ce paradigme et sur ses implications pour la sociologie. Depuis les années 1980, l'émergence d'une nouvelle problématique sociologique a donné lieu, notamment en France, à une approche nouvelle que l'on peut nommer plus communément sociologie pragmatique. Cette perspective sociologique occupe au début du XXIe siècle un rôle de premier plan dans le paysage intellectuel contemporain et dans le champ des sciences sociales en France et ailleurs ; rôle qui, du reste, ne cesse de croître et de s'étendre à des domaines multiples et variés compte tenu du succès de nombreux travaux empiriques et publications scientifiques en sociologie du travail, de la santé, de l'école, de l'art, etc. Le projet de la sociologie pragmatique est d'opérer une série de déplacements par rapport à la sociologie classique : en s'efforçant de dépasser l'opposition traditionnelle entre l'individu et le collectif ; en ayant pour ambition de mettre par parenthèses les catégories sociologiques usuelles — classe sociale, statut, rôle, culture, société, pouvoir, etc. — pour nous inviter à confectionner des outils d'analyse prenant en compte une pluralité de modes d'engagement des êtres — humains et non humains — dans le monde ; en refusant de se situer dans une logique exclusive de rupture avec le sens commun mais dans un double mouvement de continuité et de discontinuité avec lui ; en récusant enfin l'idée d'un individu rationnel uniforme, calculateur et utilitariste, préférant recourir à des notions comme celle d'actants, de personnes, d'êtres, qui peuvent être tout autant des personnes singulières que des objets, des entités morales 14 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, pp. 27-35. Page | 9 — Prolégomènes — et juridiques. Quant aux personnes humaines elles-mêmes, la sociologie pragmatique met l'accent sur la variété de leurs états, en fonction des situations. Il est à noter que ce que l'on nomme « pragmatique » n'est pas une invention des sociologues à proprement parler. Elle a déjà une longue histoire qui plonge ses racines dans des traditions philosophiques — plus particulièrement la philosophie analytique et la philosophie du langage ordinaire — ainsi que dans divers domaines des sciences de l'homme tels que la théorie linguistique, la sémiotique. Du reste il n'existe pas une mais plusieurs pragmatiques : philosophique, sociologique, sociolinguistique… Dans le pôle des sociologies pragmatiques, Luc Boltanski et Laurent Thévenot — tous deux aujourd’hui directeurs d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et animateurs du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM)15 — ont pris en France une dimension très importante, par leurs travaux de recherche, et la formalisation du modèle des économies de la grandeur dont l’ouvrage de référence, paru pour la première fois en 1987, est De la justification.16 « Comme c'est souvent le cas lorsqu'il existe des similitudes assez grandes entre les travaux développés par des chercheurs (mais cela vaut aussi pour les écrivains et les artistes) qui, venus d'horizons différents, se sont rencontrés, souvent de façon fortuite, dans un contexte local particulier, et qui, à des degrés divers, ont suffisamment mis en commun leurs idées et leur façon de concevoir leur activité pour qu'on cherche à leur donner un nom collectif, l'appellation de sociologie pragmatique s'est imposée de l'extérieur plutôt que de l'intérieur. […] Il faudrait pourtant se garder, au seul jugé de l'enseigne adoptée, de voir dans le courant étudié ici une émanation ou une importation du pragmatisme américain, dont l'influence, sans être négligeable, a été inégale selon les auteurs abordés dans cet essai et s'est manifestée souvent de façon indirecte, par exemple par le truchement de l'interactionnisme symbolique ou de l'ethnométhodologie. Pour certains, dont je suis, le terme de pragmatique fait plutôt référence à la pragmatique linguistique en tant qu'elle met l'accent sur les usages que les acteurs font de ressources grammaticales à l'épreuve des situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent plongés. […] Il reste que le terme de pragmatique est bienvenu au sens où il pointe vers une intention de départ commune qui a été de poser à nouveaux frais la question de l’action en rompant avec des approches qui, au moins dans leurs formes d'expression les plus schématiques, tendaient à réduire l'action des 15 « Le Groupe de Sociologie Politique et Morale regroupe près de trente chercheurs et enseignants chercheurs, sociologues mais aussi politistes, anthropologues et philosophes, et une trentaine de doctorants. Au-delà de la diversité des objets traités dans le groupe, une même démarche unit les différentes recherches : entrer dans l’analyse des phénomènes sociaux en privilégiant les opérations critiques et les épreuves de force et de justice auxquelles se livrent les acteurs. L’optique est celle d’une sociologie pragmatique ou plus exactement pragmatiste. Celle-ci met l’accent sur plusieurs points : l’engagement des acteurs dans les actions collectives, les capacités qu’ils mettent en œuvre pour interpréter les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, mais aussi les critiques et les justifications qu’ils développent. Cette sociologie s’attache également à clarifier et à modéliser les grammaires sous-jacentes sur lesquelles reposent les accords, souvent établis de façon tacite, ou à partir desquelles les désaccords sont rendus explicites. Enfin, elle accorde une grande attention à la dynamique des mobilisations qui, prenant appui sur ces désaccords ou sur la dénonciation d’injustice, suscitent la formation de causes collectives » — adresse : http://gspm.ehess.fr/ 16 BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, ère Gallimard, 1991 (1 éd., 1987). Page | 10 — Prolégomènes — personnes en société à l'exécution d'un programme préexistant et intériorisé, ou incorporé, sur le mode d'une présence tyrannique mais inconsciente, le sociologue étant considéré finalement comme le seul en mesure de dévoiler ce programme, parce que les méthodes qui sont les siennes lui permettraient d'accéder aux structures sociales sous-jacentes qui sous-tendent ces programmes. Insister sur l'incertitude dans laquelle sont plongés les acteurs, à des degrés divers selon les situations, était une condition pour redonner un sens plein au concept d'action car, dans un schéma théorique où tout l'accent est mis sur la détermination par les structures et sur les contraintes dispositionnelles, la notion même d'action tend à s'évanouir. L'étude empirique de disputes et, particulièrement, de disputes engageant la question du juste, constituait un bon point de départ pour voir se déployer l'action. À condition, évidemment, de renoncer au pouvoir et souvent à la jouissance du sociologue quand il se croit en mesure d'avoir raison contre les personnes et qu'il s'arroge, par conséquent, la capacité à définir à leur place le sens et l'issue des disputes dans lesquelles ces derniers se débattent. »17 En 1984, Luc Boltanski publiait un article dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales, intitulé « La dénonciation », dans lequel il cherchait à déterminer les conditions de recevabilité d'une dénonciation publique — le terrain de recherche étant constitué par un gros corpus de lettres adressées au journal Le monde —, ces lettres ayant en commun de viser des dénonciations d'injustice, destinées à être publiées par le quotidien. Ce travail prolongeait une réflexion sur la tension entre le genre et le cas, le singulier et le collectif, l'individuel et les catégories. Cette prise au sérieux des prétentions des personnes ordinaires à la justice constitue une rupture avec les manières traditionnelles de poser la question : « En analysant le travail de généralisation sur la forme des éléments de preuve et sur la cohérence de leur association, nécessaire pour les faire valoir de façon acceptable dans le cours d'un litige, on peut accéder à l'idée de justice par des voies inhabituelles. L'approche ne s'effectue pas par l'intermédiaire d'une règle transcendantale, comme c'est traditionnellement le cas, mais en suivant les contraintes d'ordre pragmatique qui portent sur la pertinence d'un dispositif ou, si l'on veut, sa justesse »18. Les perspectives de recherche développées dans « La dénonciation » vont être prolongées et complétées d’abord en direction d’une pluralisation des formes de généralité, puis par l’esquisse d’une théorie générale des régimes d’action. De la Justification. Les économies de la grandeur19, ouvrage coécrit avec Laurent Thévenot, se donne comme objet les situations dans lesquelles les personnes exercent la critique et/ou sont à la recherche d’un accord légitime ; la notion de légitimité renvoyant ici à la validité potentiellement universelle du principe de justice mis en œuvre permettant une juste répartition des biens matériels ou immatériels en fonction de la taille des 17 BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 10-11. 18 BOLTANSKI Luc, DARRÉ Yann et SCHILTZ Marie-Ange, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 51, mars 1984, p. 19. 19 BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, ère Gallimard, 1991 (1 éd., 1987). Page | 11 — Prolégomènes — personnes impliquées dans l’accord. « La dénonciation » montrait des acteurs prétendant à une grandeur, l’accès à la grandeur étant rendu possible par un travail de dé-singularisation. De la Justification reprend cette notion de grandeur en montrant qu’il existe en fait dans le monde social différentes façons d’être grand. Dire que l’axe singulier/général n’est pas unique signifie que les principes d’équivalence qui permettent l’ordonnancement des personnes sont multiples. Ces principes d’ordonnancement vont prendre dans le modèle développé dans De la Justification le nom de cités. Ces cités ne sont pas en quantité infinie puisque, pour être légitime, un ordre doit obéir à une série de contraintes, et notamment répondre à une exigence de commune humanité. Si une cité permet d’ordonner les personnes autour d’un bien commun, elle doit supposer aussi que les états de grandeur ne sont pas attachés une fois pour toutes aux personnes, la grandeur actuelle d’une personne devant être mesurée par une épreuve.20 L’originalité de la démarche repose sur l’usage, pour la modélisation des différentes cités, d’ouvrages classiques de la philosophie politique dont les auteurs — Rousseau, Smith, Saint-Simon, Bossuet, Saint Augustin, Hobbes — ont chacun énoncé, à un moment donné et de façon systématique, un principe pouvant servir de fondation à un ordre juste, et peuvent être considérés à ce titre comme des grammairiens du lien politique (le terme de grammaire renvoyant ici à l’ensemble des règles à suivre pour que cet accord soit durable). Avec ces œuvres, les chercheurs disposent d’un répertoire assez complet des formes de bien commun auxquelles il est couramment fait référence aujourd’hui dans notre société. Mais, si ces cités modélisent des principes d’équivalence, elles ne suffisent pas à rendre compte de la façon dont les acteurs s’accordent effectivement. Dans la mesure où les disputes prennent place dans des situations concrètes, elles vont donner lieu, comme il l’a été signalé, à des épreuves de réalité où la prétention des personnes doit pouvoir être rapportée à des mondes d’objets, des dispositifs et des systèmes de preuves. La mission impartie au sociologue dans ce modèle consiste donc à repérer les contraintes argumentatives qui pèsent sur les personnes engagées dans des disputes et à clarifier la façon dont les arguments peuvent être rapportés à des principes de justice, en d'autres termes à remonter la chaîne des argumentaires jusqu’à des énoncés de généralité élevée. En prenant au sérieux la capacité des acteurs à produire des arguments généraux et légitimes et en essayant de rendre compte des contraintes que les personnes doivent prendre en compte, dans une situation donnée, pour rendre leur critique ou leur justification acceptables par d’autres, cette sociologie vise donc bien à porter la cause de la critique. Il faut préciser, par ailleurs, que le modèle construit dans De la Justification ne vise pas à rendre compte de toutes les situations qu’on peut rencontrer dans le monde social, mais seulement de celles où les acteurs cherchent à produire ensemble des accords légitimes. « Cependant, ce parti pris en faveur de l'incertitude ne conduisait pas nécessairement à voir dans chaque dispute un événement singulier ne prenant sens que par référence à 20 Ce paragraphe et le suivant s’appuient sur le travail de ROUSSEAU A. et WRIGHT P., étudiants en sociologie politique à l'Institut d'études politiques de Toulouse, « La sociologie politique et morale de Luc Boltanski : la question des rapports entre l'individuel et le collectif », in site Internet [en ligne], adresse : http://boltanski.chez-alice.fr/sociologie1.htm, (consulté le 15 mars 2006). Page | 12 — Prolégomènes — une situation particulière. C'est ici qu'interviennent les notions de grammaire et de critique. En effet, la position adoptée a consisté à explorer l'hypothèse selon laquelle, dans le cours de leurs disputes, les personnes pouvaient s'entendre, sans nécessairement s'accorder, en prenant appui sur des repères normatifs de validité plus ou moins généraux, à la fois intégrés à leurs compétences cognitives et inscrits dans des dispositifs (et, notamment, dans des dispositifs d'objets), enracinés dans les situations. Du même coup, l'une des tâches privilégiées du sociologue revenait à modéliser ces compétences en leur donnant la forme de grammaires de l'argumentation et de l'action. »21 Comme nous venons de le voir, les personnes engagées dans ce type de situations sont soumises à un certain nombre de contraintes et doivent être d’accord pour régler la dispute en mettant en œuvre des principes d’équivalence. Or, le sociologue peut observer d’autres situations dans lesquelles les acteurs suspendent ce recours à l’équivalence. L’ouvrage de Luc Boltanski intitulé : L’amour et la justice comme compétences22 propose ainsi un modèle des régimes d’action qui vont caractériser d’une part des états différents du rapport entre les personnes, et d‘autre part des états différents du rapport entre les personnes et les choses. Le modèle des régimes d’action serait incomplet s’il ne tenait pas compte des situations où les disputes ne vont pas être réglées par la mise en œuvre de principes d’équivalence. Chez Luc Boltanski, la justice ne peut pas être réduite à un simple rapport de force : quand les forces ne sont pas contraintes par des épreuves légitimes, leur déchaînement empêche de distinguer entre les personnes et les choses, et il n’est pas possible de parler d’accord, ni de légitimité. Ce pur rapport de force caractérise bien, par contre, un régime de violence. La sociologie des régimes d’action C’est en prenant en compte ces différents régimes d’action et la possibilité qu’ont les personnes de basculer de l’un à l’autre, que Luc Boltanski entend se donner les moyens d’une description réaliste du monde social. Une contribution du modèle à la sociologie est ainsi contenue dans l’idée de ne pas tout accorder à la force, mais de prendre au sérieux les compétences critiques des personnes et leur capacité à s’accorder aussi selon des principes de justice. « Le modèle de justification publique a suscité certains débats. Un problème souvent abordé concerne le degré de partage entre les acteurs des compétences à la justification. L'égalité des capacités dans ce domaine ne va pas de soi empiriquement, l'idée d'un accès minimal de chacun apparaissant plus ajustée. Mais deux contresens ont également été effectués couramment : 21 BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 11. 22 BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris, Métailié, 1990. Page | 13 — Prolégomènes — 1°) certains lisent le modèle comme une description du monde tel qu'il est (le monde serait alors “juste”) ; or, on a affaire plus précisément à la saisie d'actions à travers les sens ordinaires de la justice mobilisés par les personnes dans la rencontre de mondes d'objets, et donc à une construction du second degré ; et 2°) le modèle chercherait à englober toutes les situations avec les notions de justification et de justice. Sur ce deuxième point, Luc Boltanski et Laurent Thévenot indiquent, au contraire dans leur postface, qu'ils ne prétendent “pas rendre compte des conduites des acteurs dans l'ensemble des situations auxquelles ils peuvent être confrontées”, car “les moments de dispute constituent des interruptions dans des actions menées avec d'autres personnes ; ils doivent donc être resitués dans un cours d'action qui, en amont et en aval du moment du jugement, se déroule en dehors de contraintes fortes de réflexion et de justification”23. L'espace est alors ouvert à une sociologie plus large des régimes d'action, dont le régime de justification publique ne serait qu'un modèle régional. »24 Des principes qui ont été dégagés dans la partie précédente découle la constitution d’une sociologie des régimes pragmatiques de l’action (ou sociologie des régimes d’action) qui tente d’analyser en profondeur les logiques de l’action, leur hétérogénéité, dans une perspective foncièrement pluraliste. Philippe Corcuff nous en livre sa définition : « Le modèle de la justification a été confronté à différents terrains empiriques, sur le mode d'une construction systématique qui n'existe jamais telle quelle dans la réalité observée mais qui justement sert d'outil d'investigation. […] À la manière dont Claude Grignon parle de “concepts bulldozers” 25, on pourrait parler de sociologies bulldozers pour nombre de sociologies disponibles, qui appréhendent le monde social avec un vocabulaire uniforme de description, d'interprétation et d'explication, valable en toute situation. Elles tendent ainsi à rabattre sur un même plan des situations très disparates. La sociologie des régimes d'action qui s'amorce aujourd'hui à partir des travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot vise, à l'inverse, à retrouver les aspérités du terrain et à proposer des ensembles conceptuels différents en fonction des types de situations, et donc à reconstruire une approche globale en partant de l'élaboration de modèles régionaux. Chaque régime d'action va essayer de rendre compte de l'action dans certaines situations à travers l'équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes aux personnes. Bien que toute une série de problèmes des sciences sociales puissent être reformulés dans ce cadre, celui-ci n'a pas de prétention à couvrir tout le champ de la sociologie, car il se 23 BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991, p. 425. 24 CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, pp. 110-111. 25 Des précisions d’ordre épistémologique sur ce pôle de la sociologie seront apportées ultérieurement. Cf. infra, pp. 25-27. Page | 14 — Prolégomènes — présente dans une veine schützienne comme une “science de la science des acteurs” 26. D'autres régimes d'action que la justification publique ont alors été envisagés : Luc Boltanski a esquissé un tableau de quatre régimes d'action, à partir d'un double axe équivalence (mesure)/hors équivalence (dé-mesure) et paix/disputes : la justice-justification (un état de dispute appelant le recours à des principes généraux d'équivalence) ; la justesse (équivalence tacite entre les personnes et les choses, dans des routines et donc dans la paix, la critique n'étant pas activée) ; l'agapè ou amour (don gratuit sans attente de contre-don, travaillé à partir de la tradition théologique chrétienne, une sortie de l’équivalence dans la paix) ; et la violence (dans son concept-limite de “déchaînement des forces”, un état de dispute sortant de l'équivalence). »27 PAIX Agapèamour Justesse Équivalence (mesure) Hors équivalence (dé-mesure) Violence Justicejustification DISPUTE Figure : régimes d’action 26 BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris, Métailié, 1990, p. 147. 27 CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, pp. 111-112. Page | 15 — Prolégomènes — « Luc Boltanski se propose alors d'explorer les basculements d'un régime d'action vers un autre, et ce à travers les différents moments et situations de la vie quotidienne. Laurent Thévenot a développé des analyses sur les relations de proximité entre personnes et entre personnes et choses, qui, à la différence du registre de justification domestique, demeurent localisées et particularisées, ne débouchant pas nécessairement sur une généralisation et une publicisation. C'est ce qu'il appelle le régime de familiarité. »28 Pour conclure cette nécessaire introduction à la sociologie des régimes d’action, il convient de préciser que le nombre des régimes accessibles aux acteurs est vraisemblablement en nombre limité, « […] c’est pourquoi la sociologie des régimes d’action apparaît comme une opération de mise en ordre de la diversité des ressources utilisées par les acteurs ainsi que des propriétés des cours d’action. »29 Problématisation du régime de compassion Et pour revenir à ce qui me préoccupe, à savoir la possibilité pour un travailleur social de basculer dans un régime d’action parmi d’autres, plus particulièrement, dans le régime de compassion, je pose ici l’hypothèse que ce modèle sociologique doit me permettre, ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer ce régime à l’œuvre en tant qu’il tente de rendre compte de l’action, en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action d’éducateurs d’internat au travail et, ainsi, de lui redonner du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel.30 Deuxième hypothèse : la compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, serait intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail, de la considérer comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement, d’enrichissement du travail social. Régime d’action parmi d’autres, il ne s’agira pas d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité du travailleur social, mais de ne pas nier qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. 28 CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 113. Ibid., p. 114. 30 Sur la logique du silence dans le cycle de la compassion, cf. supra, p. 8. 29 Page | 16 — Prolégomènes — Avant de poser des éléments d’épistémologie propres à fonder la validité de la sociologie des régimes d’action, revenons quelque peu sur le régime de compassion, tel qu’il est modélisé par ses auteurs, Philippe Corcuff et Natalie Depraz : « Ce régime a été exploré dans la confrontation avec une enquête sur les relations infirmières/malades et agents de I'ANPE/chômeurs, à base principalement d'entretiens semi-directifs31, complétés par des observations directes32. Des analyses ont été également esquissées en ce sens à propos d'une enquête menée sous notre direction scientifique par Vincent Dubois (1999), de mars à août 1995, sur les interactions entre agents et usagers dans deux caisses d'allocations familiales. On a filtré et modélisé l'œuvre de Lévinas dans un va-et-vient entre élaboration théorique et préoccupations empiriques. Pour les besoins des investigations empiriques, on a même complété, en cours d'enquête, le modèle issu de Lévinas, afin de mieux coller à des caractéristiques révélées par les premiers matériaux collectés, en empruntant des éléments d'analyse à l'écrivain Albert Cohen et à sa notion de “tendresse de pitié” dans ses Carnets 1978)33. Ainsi l'auteur de Belle du seigneur nous aide à complexifier le visage lévinassien avec ce qu'il nomme l’ “identification à l'autre” : “Lorsque je suis devant un frère humain (...) je suis l'autre, je ne peux pas ne pas avoir pour lui, non certes l'amour que j'ai pour mes bien-aimés, mais une tendresse de connivence et de pitié”34. Empiriquement, ce n'est pas seulement la dimension d'altérité singulière qui active la compassion, mais aussi une proximité. Dans le cas des infirmières rencontrées, c'est souvent une identification à des proches qui contribue à faire surgir une attention et une émotion particulières (du type “cela aurait pu être mon père, mon enfant, mon mari...”). Il ne s'agit donc pas d'un commentaire fidèle des textes de Lévinas, ni d'une lecture critique érudite, mais bien d'un usage sociologique ; la modélisation impliquant une certaine simplification, pour qu'elle puisse servir d'outil opérationnel. La traduction sociologique induit une forme d'infidélité à l'œuvre. Comme Boltanski et Thévenot l'ont fait avec des auteurs classiques de philosophie politique pour la justification publique, on a considéré Lévinas comme un “grammairien” (principalement dans Totalité et Infini, de 1961, et Autrement qu'être, de 1974) d'une certaine région de l'expérience, d'un mode spécifique de rapport ordinaire à l'action. Cette orientation proprement sociologique ne nous conduit pas nécessairement à suivre les prises de position philosophiques de Lévinas ; par exemple quand il avance que “la relation éthique de l'homme à l'autre est finalement antérieure à sa relation ontologique à lui-même (égologie) ou à la totalité de choses qu'on appelle le monde (cosmologie)”35. On ne fait pas de l'éthique du visage une clef universelle du rapport à autrui comme du lien social dans toute société humaine. Mais on reconnaît qu'elle nous dit quelque chose sur notre 31 Seize entretiens ont été menés avec des infirmières (Philippe Corcuff), complétés par l'étude de sept ouvrages de témoignages d'infirmières (parus entre 1973 et 1996), et dix avec des agents de I'ANPE (Natalie Depraz), entre juin 1993 et mars 1996. 32 Une semaine d'observation a été faite dans le service de médecine interne d'un hôpital de province, en passant pour un interne aux yeux des malades (P. Corcuff, avril 1994), et deux semaines dans deux ANPE de Paris et de la région parisienne (Natalie Depraz, janvier 1994 et novembre 1995). 33 COHEN Albert, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, pp. 167-180. 34 Ibid., p. 169. 35 LÉVINAS Emmanuel, « De la phénoménologie à l'éthique » (entretien avec R. Kearney, 1981), Esprit, n° 234, juillet 1997, p. 129. Page | 17 — Prolégomènes — expérience, telle qu'elle a été pétrie par l'histoire. On part de l'hypothèse qu'il s'agit d'un comportement réactivé dans certaines situations au sein d'une société comme la nôtre ; situations qui font alors l'objet d'une enquête sociologique. »36 De la même manière que Luc Boltanski et Laurent Thévenot avaient eu recours à des auteurs classiques de philosophie politique pour formaliser des registres généraux de justification publique — cf. De la justification —, ne se considérant pas comme en étant les inventeurs mais comme des grammairiens du lien politique, Philippe Corcuff et Natalie Depraz ont élaboré le régime de compassion en proposant un usage sociologique de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Le souci des auteurs est bien de produire une sociologie des conduites de personnes dans des situations particulières. « On peut définir le régime d'interpellation éthique dans le face-à-face de façon synthétique ainsi : le fait d'être “pris”, en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d'autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. II s'agit d'un mode d'engagement dans l'action tendu entre mesure et dé-mesure37. Il présuppose d'abord une mesure minimale, dans la reconnaissance de la détresse d'autrui, en entraînant au-delà de la mesure vers le don total à l'autre (l'amour démesuré ou agapè modélisé par Boltanski), tout en frôlant une violence elle aussi démesurée — puisque la présence de l'autre souffrant menace ma tranquillité et peut susciter mon agressivité —, alors que les mesures communes de la justice sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi privilégier l'autrui singulier au détriment de tous les autres ?). On a pu observer, sur les terrains de l'hôpital, de I'ANPE et des caisses d'allocations familiales, que la compassion ainsi envisagée était loin d'être absente des relations entre agents des services publics et usagers, et qu'elle participait donc à la mise en œuvre de l'action publique au quotidien. Cette ligne de recherche nous permet également de réinterpréter une part de ce qui est identifié, dans un registre psychopathologique, comme le “stress” des agents des services publics confrontés à des situations sociales difficiles. Avec le régime de compassion, on entre dans une modalité d'engagement dans l'action, où les vocabulaires de l' “intérêt”, du “calcul” et du “choix rationnel”, si présents en économie comme en sociologie, rencontrent tout particulièrement les bornes de leur champ de vision. Car une pente de ce comportement est bien la démesure : “La dette s'accroît dans la mesure où elle s'acquitte”, avance Lévinas38 ; démesure tempérée par le recours à des normes collectives de justice. On serait là dans la tension même entre du calcul (en fonction de critères communs) et du hors-calcul (propre à une relation singulière). “II faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incomparable. La relation interpersonnelle que j'établis avec autrui, je dois aussi l'établir avec d'autres ; il y a donc nécessité de modérer ce privilège d'autrui ; d'où la justice”, écrit 36 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 116-118. 37 Cf. supra, « Figure : régimes d’action », p. 15. 38 LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. ère « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1974), p. 84. Page | 18 — Prolégomènes — Lévinas39. “Mais le choc des exigences contradictoires ne disparaît pour autant avec l'intervention de la figure de la justice et des institutions collectives censées la garantir, car pèse toujours le risque de “la cruauté de cette justice impersonnelle”40. L'expérience de l'interpellation éthique dans le face-à-face est bien torsion, obsédante, infiniment recommencée. »41 Nous l’avons vu, le régime de compassion interroge fortement l’éducateur d’internat que je suis sur les modalités d’engagement dans l’action professionnelle, et donc de basculement dans un régime d’action ainsi que le rappelait Luc Boltanski lui-même, en cherchant à donner « une description séquentielle des actions et des interactions, comme passage entre des régimes différents. On cherche, au moyen d'une description séquentielle de l'action, à contourner certains des problèmes que posent les programmes qui, en sociologie, se donnent une conception unitaire de l'action et, par là, des personnes entièrement mues par un seul type de motif et selon une seule logique (par exemple celle des intérêts égoïstes). On espère du même coup définir une position médiane entre un agent complètement déterminé et un sujet libre et, enfin, être à même de rendre compte des conduites sans charger les personnes d'un appareillage trop lourd et en distribuant les contraintes entre les humains et les choses qui les environnent. Nous partirons d'une idée simple : il existe différents régimes d'action entre lesquelles les personnes peuvent basculer, à condition de se plier aux contraintes différentes que leur posent chacun d'entre eux. On peut faire l'hypothèse qu'une personne s'ajustera normalement au régime demandé par la situation et au régime dans lequel sont les autres personnes présentes. Mais cet ajustement n'a pas le caractère d'une obligation. Le genre de contraintes auxquelles nous pensons ne sont jamais assez puissantes pour autoriser le langage du déterminisme. »42 Cependant, ici doit se fixer une première limitation à mon travail de recherche : il ne s’agira pas d’aller déceler et comprendre les motifs — conscients ou non — des personnes en souffrance de basculer et s’ajuster dans le régime de compassion. Il n’est pas de mon propos non plus d’entreprendre une recherche sur les ressorts propres au basculement de l’éducateur dans tel ou tel régime d’action, particulièrement dans le régime de compassion — préoccupation psychologique —, mais plutôt de tenter d’identifier certaines des contraintes — évoquées par Luc Boltanski — auxquelles les personnes se plient pour s’ajuster dans le régime43. La question pour ma recherche se posera essentiellement en ces termes : quand il y a régime de compassion, que cela donne-t-il ? De ce régime, de cette conduite, qu’en fait le travailleur social ? Je reviendrai plus loin, par des précisions méthodologiques, sur ce que je compte observer et relever de ces contraintes et possibilités. 39 LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. ère « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982). 40 LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. ère « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1961). 41 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 118-119. 42 BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52. 43 Il y sera revenu dans une partie intitulée « Du basculement dans la compassion », cf. pp. 71-73. Page | 19 — Prolégomènes — Il faudra donc — comme je le supposais au départ — center cette recherche sur « l’univers du personnel », tel que le nomme Erving Goffman, et donc sur la position du travailleur social dans ce qu’implique la compassion comme régime d’action à l’intérieur de la relation d’accompagnement social, ainsi qu’à la question de savoir si celle-ci est, ou non, antinomique à la « bonne attitude professionnelle », à la profession. J’ai à ce propos déjà posé l’hypothèse qu’il conviendrait de répondre non à la condition que l’éducateur fût équipé afin de savoir quoi faire de ce régime de compassion dans lequel il pourrait, ou non, « s’autoriser à » basculer. Par surcroît, il apparaît déjà au début de ma recherche que le régime de compassion, par son étrangeté et la forte résonance ou résistance que montrent les travailleurs sociaux à qui il est présenté, produit un concernement pouvant être a priori interprété comme le soulagement de la reconnaissance du dévoilement d’une réalité celée, ou au contraire un rejet par l’exposition à une conduite jugée peu conforme à la professionnalité et connotée, notamment religieusement. Sur ce point particulièrement, il sera revenu dans une partie intitulée : « Soupçons sur la compassion ».44 Enfin, corrélativement à mes deux premières hypothèses de l’intérêt de montrer une réalité celée et de penser la compassion comme une compétence morale en situation professionnelle, je pense que le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre — ou care —, et je reviendrai plus tard sur ces perspectives d’élargissement de la réflexion depuis régime de compassion vers l’éthique du care, sur la base de travaux engagés, et plus particulièrement de l’ouvrage intitulé : Le souci des autres. Éthique et politique du care, sous la direction de Patricia Paperman et Sandra Laugier45 ainsi que, plus fondamentalement, sur les dimensions d’éthique et de justice dans cette modalité d’engagement dans l’action qu’est le régime de compassion. De cette troisième hypothèse on peut inférer que le régime de compassion est un espace-temps à explorer de la pratique du travailleur social en ce que là, plus qu’ailleurs, se nouent les contradictions de son travail ; plus particulièrement, ici se joue une des parts non visibles de l’agir professionnel propre au souci des autres. L’invisibilité du travail de care renverrait à autant de savoir-faire discrets des travailleurs sociaux, à réintégrer dans une réflexion éthique par et pour la profession. Comment s’exerce-t-elle, cette compassion supposée antinomique à l’exercice de la profession de travailleur social ? Il me semble qu’on peut la comprendre (dans toutes les acceptions du terme) dans une société — notre société — d’émotion, de pitié, une société de la souffrance à distance46, via une réflexion qui se fonde d'abord sur une remarque d'Hannah Arendt opposant le mouvement de la compassion, qui se noue dans la proximité silencieuse et agissante avec ceux qui souffrent, à la pitié que les jacobins ont introduite en politique en transportant, par le discours, un cortège de malheureux exemplaires destinés à fédérer des attachements émotionnels. L'entrée de l'argument de la pitié en politique au XVIIIe siècle, explique Luc Boltanski, introduit 44 Cf. infra, pp. 81-84. PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005. 46 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993. 45 Page | 20 — Prolégomènes — ainsi une distance d'un type nouveau entre les souffrants et ceux qui les contemplent. Elle instaure un « espace entre la vue et le geste », qui sera aussitôt occupé par la parole éloquente de l'émotion que le spectateur se découvre à la vue des souffrances d'autrui. La « politique de la pitié », qui ne reconnaît les personnes que dans les dimensions du bonheur et du malheur, se définit ainsi : « Dans le second chapitre de Essai sur la Révolution, “La question sociale” 47 Hannah Arendt développe l’idée selon laquelle la Révolution française — à la différence de la Révolution américaine — aurait délaissé la question de la liberté et de la forme de gouvernement capable de garantir la liberté, au profit d’une politique de la pitié qui, si ses manifestations typiques n’apparaissent que chez Robespierre et chez Saint-Just, serait en gestation depuis le milieu du XVIIIe siècle, particulièrement dans l’ouvre de Rousseau. »48 Plus précisément, la politique de la pitié se caractérise par la distinction entre des hommes qui souffrent et d’autres qui ne souffrent pas ; par l’insistance, mise sur la vue, sur le regard, sur le spectacle de la souffrance ; une politique dont « le différentiel n’est pas directement centré sur l’action (le pouvoir des forts sur les faibles) mais sur l’observation : l’observation des malheureux par ceux qui ne partagent pas leurs souffrances, qui n’en ont pas l’expérience directe, et qui peuvent, à ce titre, être considérés comme des gens heureux. »49 C’est là que se fonde selon moi la double contradiction de l’affaire, partiellement entretenue par la confusion entre compassion et pitié (quand il est employé le premier terme pour le second), d’instituer cette dernière comme vertu cardinale de notre société pour ceux le plus éloigné des sujets en souffrance50, et la première — celle qui nous occupe, la compassion — comme vice rédhibitoire à la profession pour ceux qui sont précisément missionnés pour leur venir en aide, au plus près d’eux. C’est bien la distinction entre ces deux termes qui rend cette recherche opératoire en permettant de dissocier ce qui relève du politique, de la généralité — pitié —, et ce qui est de l’ordre du local, dans le face-à-face et la proximité des corps — le régime de compassion —. Dans La Souffrance à distance, Luc Boltanski apporte des éléments de précision fondamentaux pour ce qu’il convient de comprendre dans la distinction entre compassion et pitié : « Mais, comme le suggèrent encore les analyses de Hannah Arendt, l'opposition entre la compassion, associée à la présence et qui semble, par là, locale et, d'autre part, la pitié qui généralise et intègre la dimension de la distance, est analytiquement opératoire à condition de ne pas perdre de vue la position depuis laquelle elle est obtenue. C'est en effet seulement depuis un monde où l'opérateur principal de la généralité est politique que la compassion peut apparaître comme purement locale. Car la compassion, dans sa compréhension théologique, s'appuie sur 47 ère ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, Paris, Gallimard, 1985 (1 éd., 1967), pp. 82-165. BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 15. 49 Ibid., p. 16. 50 Alors que nous avons vu qu’elle n’est qu’expression de passivité à l’égard de la souffrance d’autrui, un mode d’action de “pur spectateur” selon Luc Boltanski pour lequel il isole trois topiques (attitudes rhétoriques) possibles face à cette souffrance lointaine : l’indignation, le sentiment, l’esthétique. 48 Page | 21 — Prolégomènes — un opérateur de généralité différent qui n'est autre que l'union des baptisés (et, par extension, de tous les êtres humains) dans le corps mystique du Christ. »51 Il convient bien de distinguer entre une compassion d’ordre local, singulier, et une pitié d’ordre général et à distance d’autrui dont la confusion, si elle est recevable dans le langage courant, doit impérativement être dissipée pour cet objet de recherche. Ne relevant ni d’une « politique de la pitié », ni d’une « politique de la justice » 52, ce qui nous intéresse ici est bien un objet à caractère pratique depuis la position du travailleur social « […] au sens où elle ne peut s’actualiser que dans des situations particulières qui font se rencontrer et mettent en présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent »53, par le basculement dans une modalité d’engagement dans l’action (régime de compassion) ou qui conduit l’éducateur à se compassionner. Il n’est pas non plus ici question de se placer dans une approche théologique ou journalistique mais sociologique, quand bien même le vocable « compassion » puisse être connoté ou faire l’objet de représentations religieuses. Il est à souligner à ce sujet que Philippe Corcuff et Natalie Depraz nomment ce modèle régime d’interpellation éthique dans le face-à-face en référence à la philosophie d’Emmanuel Lévinas ; sur la question de la compassion et de ses références religieuses auxquelles une partie des préventions envers cet objet de recherche sont partiellement dues, il sera revenu plus loin54. En dépit des objections et de ce qu’il conviendrait d’appeler une forme de mise sous le boisseau professionnel de la compassion dans l’exercice professionnel, le régime d’interpellation éthique dans le face-à-face (sans forcer le trait du réel) doit pouvoir permettre d’introduire des formes nouvelles de compréhension de l’action chez les professions du champ du travail social, d’interroger les blocages enracinés face à ces situations et d’enrichir un professionnalisme asséché, amputé d’une de ses parts d’humanité. Je ne saurais insister suffisamment sur l’importance que ce travail préliminaire représente pour l’avancée de ma recherche ; sans doute, cet exercice nécessaire m’aura-t-il permis de sortir par le haut de l’antinomie dans laquelle j’étais empêtré et d’aborder un champ d’investigation nouveau, captivant et programmatique, je l’espère, pour le travail social. Dans une société où l’émotion déborde de toutes parts et où la politique de la pitié prend toute sa mesure dans les médias, le travailleur social, missionné pour être en relation avec des personnes en difficulté, en souffrance, risque de se voir taxé de nonprofessionnalisme, de se voir jugé négativement lorsqu’il bascule dans le régime de compassion — ou qu’il confie y être passé — par ceux-là mêmes dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies, de par la menace que ce régime fait peser sur « l’équilibre des rapports fondés sur une certaine distance entre 51 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 20. 52 « Soit une action menée d’en-haut, par des dirigeants, dans le cadre d’un État et visant à promouvoir la justice », ibid., p. 16. 53 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, op. cit., p. 19. 54 Cf. infra, « Chapitre III. Soupçons sur la compassion », pp. 81-84. Page | 22 — Prolégomènes — collègues et reclus. »55. Or, le régime de compassion tel que construit par Philippe Corcuff et Natalie Depraz, depuis la sociologie de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, peut permettre de comprendre une conduite professionnelle en situation se situant entre mesure et dé-mesure, entre la reconnaissance de la détresse d’autrui entraînant vers le don total à l’autre et une certaine forme de violence contre sa propre tranquillité que l’on peine à éviter par les médiations et routines qui sont autant d’écrans de compassion (Corcuff) ou de blindages, pas toujours opérants. De plus, la situation engageant un travailleur social dans la modalité d’action de compassion se produit quotidiennement, régime d’action parmi d’autres dans lequel peut basculer le professionnel méritant d’être regardé et analysé selon la grille de lecture proposée afin d’être au plus près de ce qui se passe, de donner du relief à l’action, de retrouver les aspérités du terrain et de proposer un ensemble conceptuel différent par l’élaboration d’un modèle régional. De cette problématique de recherche découlent trois hypothèses : cette approche sociologique doit permettre ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer ce régime à l’œuvre en tant qu’il tente de rendre compte de la compassion d’éducateurs au travail et, ainsi, de la faire sortir de l’ombre et du silence dans lesquels elle est souvent confinée ; compassion qui peut être intéressante à assumer comme régime d’action permettant au professionnel de faire pragmatiquement son travail et donc relevant de la compétence — ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de revalorisation — sans visée normative — « c’est ce qu’il conviendrait de faire » —. Enfin le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre, sur l’articulation entre la sensibilité et l’activité pratique — care —, ainsi que d’autres professions concernées par cette dimension de la proximité agissante, de l’accompagnement. La compassion, en tant que régime d’action, serait alors l’aspect peu visible d’une dimension plus générale du travail social — le care —, à réintégrer dans le champ des activités sociales comme un pan négligé de l’activité professionnelle. Ne relevant ni de la théologie (hors dogme) —, ni du journalisme (au-delà de la stricte information), le régime de compassion est à entendre comme intégré à la sociologie des régimes d’action c’est-à-dire comme se proposant de donner « […] une description séquentielle des actions et des interactions, comme passage entre des régimes différents. On cherche, au moyen d'une description séquentielle de l'action, à contourner certains des problèmes que posent les programmes qui, en sociologie, se donnent une conception unitaire de l'action et, par là, des personnes entièrement mues par un seul type de motif et selon une seule logique (par exemple celle des intérêts égoïstes). On espère du même coup définir une position médiane entre un agent complètement déterminé et un sujet libre et, enfin, être à même de rendre compte des conduites sans charger les personnes d'un appareillage trop lourd et en distribuant les contraintes entre les humains et les choses qui les environnent. »56 Ce régime d’action nécessite à présent des précisions d’ordre épistémologique, établissant sa situation ainsi que sa validité opératoire dans le champ scientifique. 55 ère GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), p. 130. 56 BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52. Page | 23 Chapitre I Une démarche scientifique Éléments d’épistémologie « Régimes d’action : Théorie développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui se présente comme une nouvelle manière de considérer les acteurs sociaux et le caractère complexe de leurs actions. S’inspirant de la notion de “situation” dans la sociologie interactionniste, et contestant la nécessité de la rupture épistémologique, cette approche tend à considérer les acteurs comme capables d’élaborer eux-mêmes une interprétation quasi-sociologique de leurs actions sociales. […] Ainsi on voit s’estomper la séparation entre les explications du sociologue et les histoires que les acteurs constituent pour donner sens à ce qui leur advient. […] Les régimes d’action visent à rendre compte des situations dans toutes leurs dimensions, et dans leurs aspects les plus individualisés. Il s’agit de comprendre comment les acteurs produisent des arguments légitimes, qui pourront constituer les bases des accords entre eux, dans des régimes différents. Selon Philippe Corcuff, “dans cette sociologie, les acteurs ont des identités plurielles et il n’est pas absurde qu’ils fassent appel à un sentiment de justice dans une situation, qu’ils soient amoureux dans une autre, qu’ils soient violents dans une troisième et stratégiques dans une quatrième”. »57 Une des toutes premières objections épistémologiques à la sociologie des régimes d’action résiderait dans cet écart assumé par rapport à la rupture — ou coupure — épistémologique telle que définie par Gaston Bachelard : « Concept […] qui met l’accent sur la différence de nature entre la connaissance non scientifique et la connaissance scientifique. La coupure intervient à deux niveaux : dans l’histoire de chaque science elle marque le passage entre des conceptions préscientifiques et des conceptions scientifiques […] ; dans la vie sociale, elle marque l’opposition entre connaissance ordinaire et connaissance savante. La connaissance scientifique s’oppose à l’opinion, à la doxa, au sens commun. La majorité des sociologues contemporains considèrent que la rupture avec la connaissance ordinaire constitue un préalable de la démarche sociologique. »58 Serait-ce à dire que la sociologie des régimes d’action ne pourrait prétendre à la scientificité ? Je répondrai évidemment non, en m’appuyant sur l’argumentation épistémologique de validation du modèle proposée par Philippe Corcuff dans son article de présentation du régime de compassion intitulé « Usage sociologique de 57 ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, Lexique de sociologie, Paris, Dalloz, 2005, p. 216. 58 Ibid., p. 48. Page | 24 — Chapitre I : Une démarche scientifique — ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », extrait de l’ouvrage Phénoménologie et sociologie paru en 2001 sous la direction de Jocelyn Benoist et Bruno Karsenti. Philippe Corcuff, dans le souci de présenter les relations entre la phénoménologie59 et la sociologie, se propose de problématiser la sociologie des régimes d’action puis d’envisager une série d’usages de ressources phénoménologiques par cette sociologie, plus particulièrement par le recours au régime d'interpellation éthique dans le face-àface (ou régime de compassion) dérivé de la philosophie d'Emmanuel Lévinas et élaboré conjointement avec une philosophe, Natalie Depraz. « Pour mieux comprendre ce type d'approche, on doit introduire une distinction entre deux pôles au sein de la sociologie : 1/ la sociologie des interdépendances larges (pratiquée notamment par Norbert Elias) et/ou des conséquences non intentionnelles de l'action (mise en avant, entre autres, par Anthony Giddens) ; et 2/ la sociologie comme construction du second degré (défendue par Alfred Schütz). On parle bien de deux pôles, car souvent les différents auteurs associent plus ou moins les deux. Le premier pôle a à avoir avec une orientation durkheimienne. Dans Les règles de la méthode sociologique60, Émile Durkheim note que, puisque la société “dépasse infiniment l'individu dans le temps comme dans l'espace, elle (est) en état de lui imposer les manières d'agir et de penser qu'elle a consacrées de son autorité” (pp. 101-102). La notion d'interdépendance chez Norbert Elias61 s'inscrit, pour une part dans cette voie. Ainsi les dépendances qui lient les individus entre eux ne se limitent pas à celles dont ils peuvent avoir expérience et/ou conscience. Par exemple, entre un paysan brésilien et un agent de change new-yorkais, il peut y avoir des relations d'interdépendance (les spéculations de l'un et la grève de l'autre peuvent s'inscrire dans une structure de relations réciproques), sans que jamais ils ne se rencontrent directement, ni n'aient connaissance l'un de l'autre. Si on veut penser ces relations dans un cadre moins systémique ou structurel, on peut parler avec le sociologue britannique contemporain Anthony Giddens62 de conséquences non intentionnelles de l'action63. Il y aurait des conséquences non voulues dans nos actions, parce que leurs résultats vont le 59 Et particulièrement la phénoménologie sociale, illustrée par les travaux d’Alfred Schütz, mettant l’accent sur le monde vécu et sur l’expérience de la vie quotidienne, à laquelle il sera fait référence dans cette partie. 60 ère DURKHEIM Émile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1981 (1 éd., 1894). 61 Pionnier d'une sociologie historique, Norbert ELIAS, né en Allemagne en 1897 et mort à Amsterdam en 1990, a fait la plus grande part de sa carrière de sociologue à l'Université de Leicester, en GrandeBretagne, après l'exil des années 1930. Cf. notamment : ELIAS Norbert, La société de cour, trad. fr, préface de R. Charrier, Paris, Flammarion, coll. « Champs », ère ère 1985 (Thèse rédigée en 1933 ; 1 éd. en allemand, 1969 ; 1 éd. française, Calmann-Lévy, 1974). 62 GIDDENS Anthony, La constitution de la société. Éléments d'une théorie de la structuration, Paris, PUF, ère 1987 (1 éd., 1984). 63 « Ce n'est pas le seul. En sociologie, il s'agit d'une figure travaillée par différents auteurs, du fonctionnalisme de l'Américain Robert Merton et ses « conséquences non anticipées de l'action sociale finalisée », inspirées de Max Weber, à l'individualisme méthodologique du français Raymond Boudon et ses « effets pervers » ; quant à la tradition philosophique, le moment machiavélien apparaît important de ce point de vue. » [N.d.A.] Page | 25 — Chapitre I : Une démarche scientifique — plus souvent dans des directions différentes de celles envisagées par les intentions particulières de chacun des participants. Ces conséquences non voulues de l'action (par exemple, de telle opération sur le marché des matières premières à la bourse de New York) portent l'action plus loin, dans l'espace et dans le temps (à travers une chaîne de causes et de conséquences, qui peuvent mener jusqu'au paysan brésilien), que l'acteur n'est en mesure de la maîtriser pratiquement ou même de la saisir mentalement. Le deuxième pôle a été défini par Alfred Schütz. Dans un article initialement publié en 1953, “Common-sense and scientific interprétation of human action” 64, il avance : “Les objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales, se fondent sur les objets de pensée construits par la pensée courante de l'homme menant sa vie quotidienne parmi ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées par le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la scène sociale dont l'homme de science observe le comportement et essaie de l'expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa science”. Cette orientation a beaucoup à voir avec l'orientation compréhensive de Max Weber, passant par la prise en compte du “sens subjectif visé par l'agent”.65 Du point de vue de la méthodologie sociologique, la notion schützienne de construction du second degré a également des liens avec un outil wébérien : la notion d'idéal type. Max Weber66 caractérise l'idéal type comme “un tableau de pensée (...) que l'on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité”, et qui vise à “guider l'élaboration des hypothèses” (ibid.). Il est donc conçu à la façon d' “un concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare”67. La notion de construction du second degré apparaît toutefois plus précise que la notion d'idéal type. Chez Schütz, le découpage de la modélisation apparaît plus contraint, car dépendant des constructions ordinaires des acteurs, que l'on peut alors considérer comme un prédécoupage de l'objet à partir duquel va s'opérer le découpage du chercheur. L'arbitraire du chercheur dans le découpage d'une portion de réalité pour construire son objet apparaît donc plus limité. Comme le remarque Daniel Cefaï 68, on a affaire à un double mouvement chez Schütz, de compréhension et de distanciation, de continuité et de discontinuité entre la connaissance savante et la connaissance ordinaire, qui s'écarte de la tradition française de la “rupture épistémologique”. Car cette posture sociologique part des interactions de face-à-face de la vie quotidienne et des savoirs (pratiques et/ou formalisés) qu'y déploient les acteurs, pour ensuite bâtir 64 SCHÜTZ Alfred, « Sens commun et interprétation scientifique de l'action humaine », repris dans Le chercheur et le quotidien (sélection dans les Collected Papers I et II, publiés de manière posthume en ère 1962 et 1964), trad. fr. d'Anne Noschis-Gilliéron, Paris, Éd. Méridiens-Klincksieck, 1987 (1 éd., 1953), p. 11. 65 WEBER Max, « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », trad. fr. et introduction ère de Julien Freund, repris dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965 (1 éd., 1913), p. 330. 66 WEBER Max, « L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », trad. fr. et ère introduction de Julien Freund, repris dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965 (1 éd., 1913), p. 180. 67 Ibid., p. 185. 68 CEFAÏ Daniel, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz. Naissance d'une anthropologie philosophique, Genève et Paris, Droz, 1998, pp. 187-222. Page | 26 — Chapitre I : Une démarche scientifique — une explication scientifique. Il s'agit donc d'une construction savante à partir des constructions ordinaires des acteurs, une construction de constructions. »69 On comprend bien dès lors que la question de la scientificité, de la validité opératoire de la sociologie des régimes d’action se pose en référence au « pôle de la sociologie comme construction du second degré », tel que le nomme Philippe Corcuff, se rattachant au constructivisme social d’Alfred Schütz ou courant de pensée définissant la réalité sociale comme le résultat d’une construction par les acteurs sociaux euxmêmes. En conséquence, les productions des chercheurs en sciences sociales sont des constructions du second degré puisque fondées sur le stock des connaissances préalables déjà construites par les acteurs sociaux. L’écart assumé avec la rupture épistémologique bachelardienne citée plus haut réside dans le souci de ne pas totalement disqualifier la connaissance produite par le sens commun et, par une reconstruction de cette connaissance, d’un point de vue épistémologique, de dépasser l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. D’une manière toujours plus précise, Philippe Corcuff situe la sociologie des régimes d’action dans la veine schützienne. « Si l'on revient à la sociologie des régimes d'action, elle s'inscrit dans le deuxième pôle. Luc Boltanski parle ainsi d' “une anthropologie des capacités cognitives dans notre société”, “pour explorer les structures cognitives dont disposent les personnes, dans notre société, pour entrer en relation”70. Et il ajoute : “L'anthropologie peut toujours, en dernière analyse, être ramenée à une épistémologie, puisqu'elle est la science de la science des acteurs et qu'elle constitue à ce titre une connaissance du second degré”71. […] On a bien là un premier emprunt de cette sociologie à la tradition phénoménologique, à travers le filtre sociologique de Schütz. Schütz est, bien entendu, un des meilleurs passeurs entre les deux traditions, en ce que son œuvre se situe justement à la croisée de la phénoménologie husserlienne et la sociologie compréhensive wébérienne. »72 Une fois située la sociologie des régimes d’action dans le pôle de la sociologie comme construction du second degré, il n’est pas inutile de préciser ce en quoi cette approche peut prétendre concourir à la préoccupation commune à tout sociologue et, plus largement, à tout scientifique : « […] faire de la recherche de la vérité, telle que l’esprit scientifique la définit dans sa généralité, une question dont le sens se démultiplie, à mesure qu’on veut préciser le sens des vérités dont est capable une recherche de science sociale en précisant le sens de ses actes spécifiques de description et d’analyse du monde empirique — tout comme d’autres recherches le font, ailleurs et autrement, à propos du monde formel des entités logiques et mathématiques ou du monde 69 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 106-108. 70 BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris, Métailié, 1990, p. 147. 71 Ibid. 72 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », op. cit., p. 109. Page | 27 — Chapitre I : Une démarche scientifique — imaginaire des fictions, romanesques ou poétiques. »73 Ici Jean-Claude Passeron nous livre-t-il sa conception de la préoccupation scientifique, en ajoutant qu’il défend, pour toute théorie ou méthode de recherche sociologique — seraient-elles les plus éloignées des siennes — « […] l’équi-probabilité a priori de leurs fécondités opératoires, même condamnées à rester disjointes. […] Moins vivement que naguère sans doute, je réagis aujourd’hui encore de la même manière, lorsque j’entends tenir un raisonnement qui accorde d’emblée, en toute discipline et sur tous terrains, le monopole de l’esprit scientifique au seul travail de formalisation, de la mathématisation ou de la modélisation des raisonnements. J’éprouvais déjà le même agacement quand je voyais, il y a longtemps, marxisme, structuralisme, psychanalytisme ou sémiologisme inscrire leur épistémologie dans une stratégie analogue pour revendiquer un monopole d’intelligibilité théorique dans toutes les sciences de l’homme. ».74 Sans vouloir entrer en confrontation ou en controverse avec les tenants des approches précédemment citées, il me paraît toutefois souhaitable de relever qu’elles ne peuvent, à elles seules, prétendre détenir la seule méthode valable de production de la connaissance scientifique dont d’autres paradigmes contribuent, de manière non moins scientifique, à percer la complexité. Qui mieux que Luc Boltanski pour valider cette remarque : « Le second parti pris, qui dérive du précédent, a été de concevoir la sociologie comme une science de second rang [de second degré], un peu, en ce sens, sur le modèle de la linguistique. Ceux qui possèdent les compétences nécessaires pour vivre et agir en commun (même si ces compétences se trouvent souvent débordées par la violence), ce sont les acteurs, c'està-dire aussi chacun d'entre nous quand il intervient dans le monde et entre en interaction avec autrui. Mais cette science du social que nous possédons tous est mise en œuvre le plus souvent de façon tacite (un peu à la façon dont, en parlant, nous formons des énoncés organisés selon la grammaire d'une langue, même s'il nous est impossible de faire en même temps ces deux opérations : parler et prendre conscience de la grammaire qui nous permet de le faire). Il reste que, dans de nombreuses situations, et notamment, dans les situations d'incertitude et de dispute, les acteurs prennent à l'égard de leurs compétences tacites75 et, particulièrement de leurs compétences normatives, une posture réflexive, comme lorsqu'ils cherchent à expliciter les raisons des différends qui les opposent, quand ils se livrent à la critique ou se justifient face à la critique. La tâche du sociologue est donc, de façon prioritaire, de prendre appui sur ces moments réflexifs pour — en mettant en œuvre les formes spécifiques de réflexivité et de critique qui ont accompagné les sciences sociales depuis leur origine, et les méthodes dans lesquelles elles se sont coulées — chercher à élever le niveau de réflexivité sociale. Cela, particulièrement, en explicitant les contradictions, qui prennent une forme indissociablement logique et normative, sur lesquelles les acteurs préfèrent souvent fermer les yeux, parce qu'ils sont engagés dans l'action avec comme impératif de ne pas briser le cours de l'action ou encore, pourrait-on dire (en paraphrasant 73 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 13. 74 Ibid., pp. 13-14. 75 Sur lesquelles je reviendrai, cf. infra, pp. 97-99. Page | 28 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Marx), de ne pas poser des questions auxquelles ils n'ont pas de réponse. C'est par là que se dissout en pratique l'opposition classique entre description et explication. La description, c'est-à-dire, souvent, la modélisation des compétences des acteurs et des dispositifs dans lesquels ils se trouvent placés, peut, quand elle intègre les composantes pertinentes de l'action, être reçue aussi bien en tant qu'explication, sans qu'il soit nécessaire de faire référence à des déterminations d'un autre ordre, qu'il soit technologique, économique ou, aujourd'hui de plus en plus fréquemment biologique. »76 Ainsi, la question de la méthode de production de la connaissance scientifique doit-elle s’articuler avec la réflexion épistémologique qui précède : il s’agit de la question de la méthodologie sociologique pouvant être définie comme un savoir résultant d’une réflexion sur la pratique de la recherche, constituée d’un ensemble de méthodes et de pratiques codifiées ayant pour but d’assurer la validité du raisonnement. « Les concepts, principes et règles d’un raisonnement doivent partout leur cohérence logique à leur inscription virtuelle dans une théorie, mais ils n’accroissent effectivement la connaissance scientifique du monde que s’ils sont validés par une reconstruction empiriquement féconde du sens de ses objets — qu’il s’agisse de données factuelles ou d’entités formelles. Dans une science de la réalité empirique, la reconstruction théorique doit s’ajuster, par des réglages successifs de l’observation, jusqu’à stabiliser une “visée” de ses objets, capable d’unifier la description des phénomènes qu’elle veut constituer comme des “faits pertinents” pour la théorie. »77 C’est dans cet esprit, résolument scientifique, que j’aborderai la question des méthodes et pratiques propres à assurer la validité du modèle régional du régime d’interpellation éthique dans le face-à-face, ou régime de compassion, tel que j’ai choisi de lui faire rendre compte de certaines situations rencontrées, sur le terrain professionnel, par des éducateurs d’internat. Inévitablement, de la question méthodologique découle une réflexion sur les techniques scientifiques de recueil et de construction de matériaux propres à valider cet objet de recherche, qui s’inscrit ellemême dans le courant de pensée constructiviste : « Sur le plan épistémologique, le constructivisme s’oppose au positivisme. […] les épistémologies constructivistes remettent en cause l’idée de vérité objective, mettent l’accent sur l’interaction entre le sujet et l’objet, soulignent la dimension éthique de toute connaissance. […] Sur le plan sociologique, selon Philippe Corcuff, le constructivisme considère que les réalités sociales sont “des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs” ».78 76 BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 12-13. 77 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 52. 78 ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, Lexique de sociologie, Paris, Dalloz, 2005, pp. 44-45. Page | 29 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Réflexions méthodologiques En revenant sur la distinction opérée par Philippe Corcuff entre les deux pôles de la sociologie dont il nous dit qu’ils sont souvent associés par les sociologues — sociologie des interdépendances larges et/ou des conséquences non intentionnelles de l'action et sociologie comme construction du second degré –, on comprend bien que ces deux pôles se tiennent en tension épistémologique pour justifier les conditions de validité scientifique de leur méthodologie. Sans vouloir entrer dans le débat sans fin de quelle méthodologie l’emporterait scientifiquement sur l’autre et, comme nous l’avons vu plus haut avec Jean-Claude Passeron, en postulant l’équiprobabilité a priori des fécondités opératoires des méthodes de recherche, des techniques d’enquête propres à mettre à jour le régime de compassion sont à élaborer pour mettre à l’épreuve le modèle. La méthodologie, fondement de la composante opératoire de la sociologie (et de toute science), est donc constituée d’un ensemble de méthodes et de pratiques codifiées ayant pour but d’assurer la validité du raisonnement quoique selon Jean-Claude Passeron, dans une science sociale, le modèle est un instrument d’analyse et non de synthèse, et la preuve sociologique dépend d’une argumentation qui n’est jamais formalisable dans toute sa portée. Concernant le régime de compassion, en tant que modèle (ou construction intellectuelle abstraite formalisée visant à rendre compte d’un phénomène) entrant dans la théorie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, on peut se poser deux questions simples et fondamentales dans l’approche méthodologique : « la compassion, comment se produit-elle ? » ; « la compassion, que produit-elle ? » ; entendu naturellement qu’il s’agit ici du régime de compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social. Je rejoins ici mes deux hypothèses de recherche précédemment posées79 et, pour chacune d’elle, une technique d’enquête doit permettre de recueillir des matériaux qui seront ensuite analysés et reconstruits. Pour mémoire, la première hypothèse est que le régime de compassion doit me permettre ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer une logique d’engagement, un modèle à l’œuvre tentant de rendre compte de l’action en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action des éducateurs au travail et, ainsi, de lui redonner du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Pour éprouver cette hypothèse, j’ai choisi d’avoir recours à l’observation directe non déclarée, technique d’enquête qui sera explicitée plus loin.80 La deuxième hypothèse de recherche est que la compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, pourrait être intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail, et être considérée comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en 79 80 Cf. infra, pp. 16 ; 20. Cf. infra, p. 33. Page | 30 — Chapitre I : Une démarche scientifique — termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement, d’enrichissement qualitatif du travail. Régime d’action parmi d’autres, il ne s’agira pas d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité de l’éducateur, mais de ne pas nier qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec/et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. Afin de faire produire du discours professionnel sur cet aspect du travail j’ai recouru, à usage complémentaire pour ma recherche, à un entretien semi-directif selon la méthode qui sera décrite plus avant81. Enfin, corrélativement à mes deux premières hypothèses de l’intérêt de montrer une réalité celée et de penser la compassion comme une compétence morale en situation professionnelle, je pense que le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre — ou care —, et je reviendrai dans un dernier chapitre82, plus fondamentalement, sur les dimensions d’éthique et de justice de cette modalité d’engagement dans l’action qu’est le régime de compassion. Pour cela, je m’appuierai sur les matériaux reconstruits des observations et de l’entretien — réalisé à usage complémentaire pour ma recherche — ainsi que sur une réflexion personnelle s’appuyant sur des concepts me permettant d’esquisser des propositions d’action pour le secteur social. Avant même de décrire et expliciter les deux techniques d’enquête construites pour cette recherche, il convient d’aborder la question de la difficulté de collecter des matériaux relatifs au régime de compassion qui n’a pas fait l’objet de très nombreuses enquêtes de terrain de la part de ses inventeurs. Ainsi, pour établir et valider ce régime d’action, seize entretiens ont été menés par Philippe Corcuff avec des infirmières, complétés par l'étude de sept ouvrages de témoignages (parus entre 1973 et 1996), et dix avec des agents de I'ANPE par Natalie Depraz (entre juin 1993 et mars 1996). En complément, une enquête a été menée sous la direction scientifique de Philippe Corcuff par Vincent Dubois83 (de mars à août 1995) sur les interactions entre agents et usagers dans deux caisses d'allocations familiales84. Le nombre relativement peu important de travaux empiriques consacrés à ce régime par leurs inventeurs n’invalide en rien le modèle, encore récemment cité par Laurent Thévenot en introduction à son dernier ouvrage : L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement : « Philippe Corcuff et Natalie Depraz ont exploré un régime d’interpellation éthique dans le face-àface, à partir de travaux empiriques sur les relations entre infirmières et malades et entre agents de l’ANPE et chômeurs. »85 Il est à souligner que ce régime d’action a été moins exploré que d’autres, celui de justice/justification notamment. 81 Cf. infra, p. 49. Cf. « Chapitre IV : les effets, les usages », pp. 85-108. 83 DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Économica, coll. « Études politiques », 1999. 84 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, pp. 27-35. 85 THÉVENOT Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006, p. 20. 82 Page | 31 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Cependant, cet aspect « quantitatif » de l’enquête de terrain m’amène à évoquer la difficulté de collecter des matériaux propres à l’objet même de cette recherche : la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social. S’agissant de « sociologie de l’intime », il est aisé de comprendre que le régime d’interpellation éthique dans le face-à-face et la proximité des corps ne se livrera à vous (ou du moins près de vous) et ce, sans trop de perturbations du seul fait de votre présence, que si vous êtes en situation d’observation privilégiée. De par ma qualité d’éducateur d’internat, et compte tenu des ressources temporelles et matérielles possibles pour une recherche à conduire seul sur le terrain ; compte tenu également que j’exerce sur mon lieu de travail depuis cinq années au moment où je pense aux techniques d’enquête à mettre en œuvre ; en raison de ces facteurs de faisabilité et d’efficacité je choisis, début 2006 en accord avec mon directeur de mémoire, d’entreprendre mon enquête de terrain sur mon lieu de travail via l’observation directe avec tout ce que cela suppose de familiarité avec ce dernier et, donc, de précautions épistémologiques à penser, mais aussi d’avantages à occuper une position d’observateur très privilégiée. Parce que j’exerce professionnellement en internat éducatif, parce que le lieu de cet exercice est celui du quotidien et du temps libre d’adolescents en situation de handicap mental hébergés par la structure qui m’emploie, parce que j’ai déjà été confronté à des situations d’interaction que je ne savais encore rattacher à un modèle théorique mais dont j’avais ressenti qu’elles mobilisaient de la compassion86 ; pour toutes ces raisons et jusqu’à épuisement de la faisabilité, je me tiendrai en permanence disponible, sur mon lieu de travail et sur la durée de cette recherche, pour observer des éducateurs d’internat en relation avec leur public en cas où ils basculeraient en régime de compassion. Ici, ce choix tient évidemment à la facilitation de ma recherche ainsi qu’à la pertinence de la technique d’enquête. Pour ce faire, je devrai construire un protocole d’observation ou instrument d’optique qui devra me permettre, tout d’abord, de m’extraire de la situation dont je fais partie — ma « position privilégiée » — en vue de rendre compte, de manière objectivée, de ma propre subjectivité. Cet outil, cette technique d’enquête, se devra d’être systématisé, c’est-à-dire comporter des items d’entrée propres à concentrer le regard sur la réalité que je désire observer, et non la réalité tout entière qui, elle, n’est pas saisissable. Pour résumer et avant d’entrer dans le détail de la construction du protocole d’observation, que peut-on ajouter sur ce qu’est l’observation elle-même ? « Concrètement, il s’agit de rendre compte de pratiques sociales, de mettre au jour ce qui les oriente, ce qui amène les acteurs à leur donner une telle forme. Cela passe par une présentation des dimensions normatives du contexte pesant sur les pratiques et de la mobilisation des ressources diverses que déploient les acteurs pour s’en rendre maîtres ou pour s’en accommoder. »87 Enfin, concernant l’entretien soit la production de discours sur la compassion dans l’exercice professionnel, je choisirai plus tard, courant 2007, de l’utiliser à usage complémentaire pour ma recherche, ainsi qu’il en sera rendu compte plus loin88. 86 Sur la construction de mon objet de recherche par le « cycle de la compassion », cf. supra, p. 8. ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », ère 2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 45. 88 Cf. infra, pp. 49-55. 87 Page | 32 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Une technique d’enquête : l’observation directe non déclarée « Monde : tout ce qui advient. […] L’épistémologie des sciences empiriques vise à décrire les conditions dans lesquelles la pertinence empirique des assertions portant sur une réalité observable prend un sens tel que la fausseté ou la vérité des propositions puisse être tranchée par une procédure d’observation (ou protocole). Il y a donc autant de mondes empiriques qu’il y a de procédures permettant de construire des “faits” pour les besoins d’une épreuve empirique. Sous ce rapport, la connaissance scientifique du monde ne se distingue de la connaissance du monde déjà scellée dans le langage de la perception commune que par le caractère plus systématique (qu’on peut aussi appeler plus théorique ou mieux protocolarisé) du langage de description qui coordonne ses épreuves empiriques. Le monde c’est, pour une science empirique spécialisée, la “totalité des faits” qui relèvent de la procédure spéciale par laquelle cette science définit son objet en codifiant les opérations qui valident le partage entre la fausseté et la vérité de ses propositions. » 89 À la question « la compassion est-elle observable ? », Jean-Claude Passeron nous livre des éléments pour répondre favorablement pour autant que l’on mette en œuvre un protocole systématisé permettant de construire cette réalité observable et de mettre empiriquement à l’épreuve le modèle, le régime d’action. Épistémologiquement, l’on est bien ici dans une approche constructiviste qui, je le rappelle, considère que les réalités sociales sont des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et collectifs90. Toutefois, la systématisation du protocole implique, au préalable, de savoir quoi observer. « Changeons d’échelle d’observation et de tradition intellectuelle : l’objectif du regard n’est plus la culture mais l’interaction elle-même, ce qui suppose une focalisation sur une série d’éléments qui d’emblée fournissent des détails par rapport au modèle d’observation ethnologique. Nous entrons bien dans le registre de ce que Goffman a appelé les “comportements mineurs”. Comme pour le mode d’observation ethnologique, nous construisons le modèle d’observation interactionnelle, à travers une lecture de notes méthodologiques et de comptes rendus théoriques extraits cette fois de la tradition sociologique américaine du fieldwork exercé en situations géographiquement proches de la culture du chercheur. […] Même si l’observation, directe ou participante, en constitue aussi la méthode-clé, ce modèle renvoie à un ensemble de principes théoriques et à un savoir-faire méthodologique tout à fait spécifiques. Globalement, l’observation pourrait y être associée à une interaction répétée avec les gens selon le cours naturel de la vie quotidienne. Comme dans le modèle ethnologique, c’est le même argument des êtres humains dans un monde naturel à observer qui fonde le point de départ du modèle interactionnel face à la vision 89 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), pp. 613-614. 90 Cf. supra, p. 29. Page | 33 — Chapitre I : Une démarche scientifique — sociologique classique. Comment ce principe d’humanité sera-t-il transformé dans la recherche proprement dite ? Jusqu’où l’observation de la vie et la reconnaissance des détails iront-elles ? Comment ceux-ci vont-ils être réintégrés dans un enjeu de pertinence ? […] Le fondement même du travail d’observation selon la tradition américaine du fieldwork réside dans le plaidoyer pour l’adéquation scientifique au monde empirique. »91 Quels sont les critères d’observation pertinents pour observer un régime de compassion en situation ? qui, par surcroît, aiguiseront les sens de l’observateur pour leur donner toute l’acuité nécessaire à saisir le régime ? Hannah Arendt elle-même nous en donne les clefs en distinguant compassion et pitié dans son Essai sur le Révolution, distinction reprise par Luc Boltanski dans La souffrance à distance92 et fondamentale, comme nous l’avons vu, pour la construction du régime de compassion. Dans l’ouvrage de Luc Boltanski précité, l’on peut lire à propos de cette distinction : « Pour montrer la façon dont l’attention bienveillante à la souffrance d’autrui peut se manifester, dans “le cadre des traditions occidentales” et, particulièrement, dans le christianisme primitif en dehors de la dimension politique93, Hannah Arendt développe l’opposition entre la compassion et la pitié94. La description que Hannah Arendt donne de la compassion (à partir de l’analyse de deux œuvres romanesques, Billy Budd de Melville et Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski) met l’accent sur les traits que dégage une analyse de la notion d’agapè notamment dans son opposition à la justice95. Caractéristique principale, pour Hannah Arendt, la compassion s’adresse au singulier, à des êtres souffrants singuliers, sans chercher à développer des “capacités de généralisation”. Elle possède par-là un caractère pratique au sens où elle ne peut s’actualiser que dans des situations particulières qui font se rencontrer et mettent en présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent. La mise en présence, dans la compassion, a deux conséquences importantes sur lesquelles Hannah Arendt revient — à juste titre — avec insistance. À la différence de la pitié, la compassion, d’une part, n’est pas “loquace” et, d’autre part, ne porte pas grand intérêt aux émotions. N’ayant pas à “généraliser”, la compassion, dit Hannah Arendt, se satisfait d’une “curieuse mutité” quand on l’oppose à l’ “éloquence” de la pitié. Plus exactement, la compassion n’est pas muette, mais son langage “consiste en gestes et expressions du corps plutôt qu’en mots” : “La compassion ne parle que dans la mesure où il lui faut répondre directement aux sons et gestes expressifs par lesquels la souffrance se fait visible et audible au monde”96. Réponse directe à l’expression de la souffrance, la compassion n’est pas “bavarde” et c’est pour la même raison que l’émotion y tient peu de place. Peut-être faut-il postuler l’existence d’une émotion de compassion, mais dans la mesure où elle fait immédiatement se mouvoir celui dont elle s’empare, il ne lui reste aucune place pour se déployer en tant que telle. Au contraire la pitié qui, pour faire 91 PIETTE Albert, Ethnographie de l’action, Paris, Métailié, 1996, pp. 65-66. Cf. supra, pp. 20-22. 93 Cf. supra, pp. 21-22. 94 ère ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, Paris, Gallimard, 1985 (1 éd., 1967), pp. 115-125. 95 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993. — Sur l’agapè et la justice en particulier, les régimes d’action en général, voir supra, pp. 13-16. 96 ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, op. cit., p. 124. 92 Page | 34 — Chapitre I : Une démarche scientifique — face à la distance, généralise et qui, pour généraliser, se fait “éloquente”, se “reconnaît” et se “découvre” “en tant qu’émotion, que sentiment” »97 Ainsi me sont donnés les éléments constitutifs de critères utiles pour mon protocole d’observation qui me permettront, en premier lieu, de pouvoir identifier la compassion l’œuvre puis, en second lieu, orienteront mon regard vers les actants en interaction dans ce régime. Le terme d’actant, emprunté au linguiste et sémiologue Algirdas Julien Greimas (1917–1992) a été d’abord théorisé en sociologie par Bruno Latour avant d’être mobilisé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot : « Le mot actant, soutient Latour, “permet d’élargir la question sociale à tous les êtres qui interagissent dans une association et qui s’échangent leurs propriétés”98. À l’instar du vocabulaire latourien, l’une des caractéristiques du lexique utilisé par Boltanski et Thévenot est de minimiser l’usage du terme agent et même celui d’acteur ; c’est que pour désigner les acteurs ou individus, ils préfèrent recourir aux termes d’actant, d’être ou à celui de personne, plus appropriés à leur perspective et plus neutres par rapport au débat du holisme versus individualisme méthodologiques, puisque l’une des ambitions du modèle des EG99 est, par ailleurs, d’articuler les dimensions subjective et objective, individuelle et collective du social. À cet égard, l’une des particularités de la sociologie pragmatique100 est de refuser de recourir à des catégories sociologiques préétablies, préconstruites, ou de définir de manière a priori l’identité des êtres et des objets auxquels elle se réfère. »101 C’est donc ici d’un système actantiel qu’il s’agira de tenir compte pour observer, « […] c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se présentant selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre eux. […] De fait, en recourant au concept d’actant, on évite de surcroît d’assigner aux acteurs des rôles, statuts ou fonctions tout comme on refuse de les inscrire dans une position sociale, une structure de classe ou une quelconque hiérarchie sociale. […] Ainsi, différent de l’acteur, l’actant peut être une personne comme il peut être un dieu, un animal, un objet, une machine, un texte ou une règle, qui remplit un rôle dans une interaction ou un échange quelconques. »102 Dès lors, en m’appuyant sur les indicateurs d’observation de la compassion cités à la page précédente et en me référant à un système actantiel, je suis en mesure de construire mon protocole d’observation103 sachant que celui-ci s’alimentera d’éléments produits par les observations elles-mêmes. 97 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 19-20. 98 LATOUR Bruno, « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du travail, octobre 1994, vol.36, n° 4, p. 601. 99 « Économies de la grandeur », cf. supra, pp. 10-13. 100 Sur la sociologie pragmatique, se reporter supra pp. 9-13. 101 NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 49. 102 Ibid., p. 52. 103 Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI. Page | 35 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Ainsi recréé — abondé à chaque observation — et pour ne pas avoir à se démultiplier, le regard se portera et se concentrera sur un ensemble d’actants, et s’élargira à quelques postures identifiées comme significatives dans le régime de compassion, même si mon absence de compétence pour le non-verbal m’interdira de prétendre en faire une observation fine — ce qui demanderait une investigation particulière —, ni de prétendre l’utiliser comme corpus pour cette recherche. Toutefois, certains gestes, postures, regards, mouvements de tête et du corps seront autant d’actes à observer dans l’interaction en tant qu’ils montrent la compassion en situation ; tout comme feront l’objet d’attention les caractéristiques des lieux et temps de déroulement du régime : pièce, heure, décor, éclairage, ambiance, etc. À la fin de l’année 2005 en conséquemment avec ce qui vient d’être posé précédemment, je construis mon protocole d’observation104 — mon instrument d’optique — qui permettra d’objectiver ma subjectivité et, comme nous allons le voir à présent, de produire des comptes rendus ethnographiques sous une forme particulière. Mais avant d’aborder ce point, il me faut éclaircir et justifier méthodologiquement ce choix qui a été le mien de ne pas me déclarer en observation sur mon terrain de recherche. D’emblée, une précision s’impose : ainsi qu’il en a déjà été fait mention dans mes « Réflexions méthodologiques »105 et compte tenu de la nature de l’objet et des conditions de faisabilité de cette recherche, la technique d’enquête que j’ai privilégiée est l’observation directe sur mon lieu de travail (un internat éducatif accueillant des adolescents en situation de handicap mental) ce qui nous a paru, à mon directeur de mémoire et à moi pertinent en raison de mon immersion dans ce terrain, de ma familiarité avec celui-ci, de la position d’observation privilégiée qui en résulte. S’agissant, on le sait, de « sociologie de l’intime », la question s’est posée de comment, à quelles conditions et pourquoi il conviendrait d’étendre la recherche en mettant en œuvre d’autres techniques, d’autres ensembles épistémologiques : l’entretien, le travail sur corpus (cahiers de liaison et autres documents professionnels, écrits de travailleurs sociaux…). Toujours pour cause de limitation de moyens et donc de faisabilité, mais aussi parce que la compassion, de l’ordre de l’intime, serait nécessairement très sensible à la « traque » en plus de l’être à la présence d’un tiers, j’ai voulu la « laisser venir » en me tenant disponible, durant dix-huit mois (de la fin de l’année 2005 au milieu de l’année 2006) pour la saisir et l’observer. Non pas que d’autres techniques d’enquête n’eussent pas été pertinentes106 (je recourrai d’ailleurs à l’entretien à usage complémentaire pour ma recherche), mais j’aurai privilégié l’observation directe, appropriée pour mon objet. « Hésiter sur le choix d’un terrain, c’est implicitement faire l’hypothèse que ce qu’on cherche ne se manifeste pas dans un endroit unique et peut être saisi en différentes circonstances. Ce qui importe alors n’est pas tant le choix de telle circonstance sociale plutôt que telle autre pour son exemplarité ou pour sa typicité, mais le fait qu’elle puisse être complètement englobée par l’investigation, qu’elle ne comporte pas trop de ramifications, qu’elle n’exige pas l’ubiquité de l’observateur. Reste à arrêter les limites de ce qu’on peut appeler la 104 Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI. Cf. supra, p. 32. 106 Elles le sont et le seront si, comme je le souhaite et l’espère, je puis poursuivre cette recherche dans le cadre universitaire. 105 Page | 36 — Chapitre I : Une démarche scientifique — pertinence sociale du terrain pour la question étudiée. […] L’opération de découpage du réel, d’extraction d’un terrain, doit également répondre à des critères de pertinence pratique. […] Le terrain consiste donc en un nombre limité de lieux, de personnes les fréquentant, d’actions, d’événements y survenant. Si cette situation a une stabilité ou une forme de récurrence, l’observation peut s’approfondir, s’affiner avec le temps, avec la répétition. »107 La compassion serait sujette à perturbation de la seule présence d’un tiers ? C’est plus que vraisemblable, s’agissant d’un mode affectif de relations interpersonnelles. Ce qui est méthodologiquement établi, c’est que l’observation directe produit une perturbation de la situation même qui est observée du seul fait de la présence de l’observateur. Par surcroît, le chercheur en sociologie « […] ne voit souvent que ce qu’on le laisse regarder, voire ce qu’on lui montre. Il est prisonnier de lunettes délimitant une netteté sur une profondeur de champ limitée, prisonnier de catégories de perception qui lui sont propres, qui renvoient à son rapport profane à l’objet. »108 Comme il l’a été évoqué précédemment, l’observation se doit d’être réalisée via un protocole, l’empirisme de l’observation directe consistant « […] en l’exercice d’une attention soutenue pour considérer un ensemble circonscrit de faits, d’objets, de pratiques dans l’intention d’en tirer des constats permettant de mieux les connaître. Le caractère direct de cette observation se manifeste dans le fait que le recueil des faits et les hypothèses sur les rapports entre les faits, ressemblance ou différence, régularité ou variation, simultanéité ou succession… sont établis sans autre instrument que le chercheur lui-même. »109 Comme, en qualité d’observateur, je ne serai jamais extérieur aux situations que je me propose d’observer, et pour prévenir au maximum d’altérer, de perturber ou exacerber les comportements des personnes en régime de compassion, j’ai fait le choix de ne pas me déclarer comme observateur sur mon lieu de travail, bien que mes collègues aient été avertis que je poursuivais une recherche. « Une auto-analyse convenablement préparée sur le terrain, en amont (par des réflexions personnelles dans le journal de terrain et par l'inventaire d'avant enquête, […] et après coup, protège contre le risque de défaut de distance à l'objet. Encore faut-il se protéger contre le risque de saisie d'artefacts110 consécutifs au mode d'investigation. En effet, l'observation, lorsqu'elle est directe, est réputée permettre d'éviter de confondre des situations réelles avec des reconstructions après coup de la réalité, telles qu'elles peuvent être élaborées à l'occasion d'autres types d'enquête. Cependant, il est illusoire de penser qu'à la seule condition d'être directe, l'observation suffise à accéder à des événements se déroulant tels qu'ils se dérouleraient indépendamment de la configuration d'observation. Les interactions entre enquêteur et enquêté, variables 107 ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », ère 2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), pp. 25-26. 108 Ibid., p. 7. 109 Ibid. 110 « Au sens général, phénomène produit intentionnellement par le recours à une technique. Dans les sciences sociales, ce terme a deux sens différents. Pour certains ethnologues ou paléontologues, il désigne tous les produits matériels d’une culture. En méthodologie [pour ce qui nous concerne ici], il peut désigner l’apparition d’un résultat “fabriqué” par la méthode d’analyse, mais qui ne correspond à aucune réalité sociale. » — ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, Lexique de sociologie, Paris, Dalloz, 2005, p. 13. Page | 37 — Chapitre I : Une démarche scientifique — selon la position d'observation retenue, ont aussi des effets sur les matériaux recueillis et sur les analyses qui en sont faites. L'observation participante, éventuellement incognito111, a pu apparaître comme une réponse à cette critique. Une moindre perturbation serait obtenue par une plus grande implication de l'observateur. Si l'on considère comme impossible une pure extériorité du chercheur par observation directe, la distinction ne se fait pas entre une observation qui serait participante et une autre qui ne le serait pas, mais selon le type de “rôle de membre” forcément tenu par le chercheur dans la situation qu'il étudie, selon que ce rôle est “périphérique”, “actif” ou “à part entière” pour suivre la typologie des Adler 112. Par opposition au rôle de membre “périphérique” qui permet d'observer directement sans obliger à prendre part aux activités propres du groupe, le choix d'un rôle de membre actif conduit à la “reconnaissance du chercheur, de la part des membres ordinaires, comme collègue” (ibid.), ce qui assure une moindre perturbation de la situation observée. »113 Collègue, je suis déjà reconnu comme tel par mes pairs sur le terrain de recherche qui est aussi mon lieu de travail (et « éducateur » pour les personnes accueillies avec lesquelles je partage des tranches de vie au quotidien) ce qui m’attribue de facto un rôle de membre actif utile pour limiter la perturbation du régime de compassion ; cependant, je désire me tenir en une certaine périphérie de ce régime, à savoir limiter autant que possible ma participation à l’interaction à ma seule présence silencieuse qui, déjà en tant que telle, est significative. Si, en effet, le protocole d’observation permet d’objectiver sa propre subjectivité on voit mal, dans une situation telle qu’un régime de compassion, pourquoi et comment l’observateur échapperait à la situation de laquelle il est en présence… « Il peut paraître paradoxal que s'impliquer davantage dans une situation la perturbe moins. Comment analyser, par exemple, les conditions de travail réelles lorsqu'on ajoute une paire de bras dans un atelier ? Il est illusoire de croire que, lorsqu'on observe, tout se passe “comme si on n'était pas là”. Si les constats établis à partir d'un mode participant d'observation semblent plus en adéquation avec la réalité ordinaire, c'est dans le sens où il est censé vaincre les éventuelles résistances des enquêtés face à l'intrusion d'un étranger venu les observer : sa présence dans le groupe est justifiée par une autre activité que l'observation. Le contact en est toujours facilité, d'autant plus que cette activité est utile au groupe […] »114 De façon à limiter le plus possible la perturbation du régime de compassion dont nous avons compris qu’il était très sensible, fragile de par sa nature même ; parce que je suis membre actif — collègue et éducateur — de l’internat où je suis en exercice depuis des années ce qui justifie ma présence en ces temps et lieux ; mais parce qu’il s’agit de compassion, donc d’intimité, et que là, particulièrement, même la légitimité (relative) de ma présence ne suffirait pas à ne pas faire de moi un intrus, je me devrai de m’effacer, si toutefois cette proposition peut avoir un sens dans ce contexte. En 111 Ou non déclarée selon la terminologie choisie. ADLER Patricia et ADLER Peter, Membership Roles in Field Research, Sage University Paper Series on Qualitative Research Methods, vol. 6, Newberry Park, Sage Publications, 1987, pp. 33-35. « Ce volume appartient à une collection de fascicules faisant référence sur les réflexions méthodologiques dans les sciences sociales aux États-Unis. » [N.d.A.] 113 ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », ère 2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 86. 114 Ibid., pp. 86-87. 112 Page | 38 — Chapitre I : Une démarche scientifique — revanche, pour rendre cette tâche plus aisée (d’être à la fois membre actif mais en périphérie de l’interaction), je prends le parti de ne pas me déclarer comme observateur auprès de mes collègues et des personnes accueillies, qui savent que je mène une recherche dans le cadre de mes études mais qui ne savent pas quel en est l’objet. Je redoute en effet que plus encore que ma présence, la divulgation de mon objet de recherche — la compassion — empêcherait qu’elle se produisît ou, au contraire, en forcerait les traits. Sur mon lieu de travail, ma présence dans une situation de compassion n’interroge pas tant ma légitimité d’être là en tant que personne inconnue mais en tant qu’importun, qu’intrus, que le savoir-vivre conseillerait de se retirer en silence plutôt que de s’incruster115. Mais pour observer, il faut rester silencieux, immobile, comme nous le verrons dans les analyses des observations. Toutefois, un principe déontologique de la recherche voudrait qu’aucune investigation de la vie privée ou professionnelle ne se fît sans l’information aux intéressés, ce qui pose de nouveau le problème de l’observation incognito ou non déclarée. Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier nous éclairent à ce sujet : « Mais si l’observation incognito est parfois évitée, c’est peut-être plutôt pour des questions de principe. Les enquêtés n’ont-ils pas le droit d’être informés sur les objectifs exacts de l’enquête ? L’enquêteur n’a-t-il pas le devoir de les éclairer, même si cela équivaut à leur donner le droit de modifier leur comportement en conséquence ? Cette question n’est pas spécifique à l’observation directe mais celle-ci rend strictement possible la dissimulation de l’existence de l’enquête aux enquêtés, comme c’est de facto le cas lors d’investigations sur archives. Les enquêtés ne disposent alors d’aucun moyen de maîtriser l’image qu’ils donnent à celui dont ils ignorent l’identité d’enquêteur et s’exposent à s’apercevoir, en lisant un compte rendu d’observation, qu’un peu de leur intimité a été révélée sans qu’ils aient donné leur accord. Il n’existe aucune règle équivalente à la protection des archives contre une consultation nominative en deçà d’un certain délai, variable selon leur nature. […] On pourrait se tirer de ce débat en laissant chacun juge de l'opportunité d'utiliser cette forme d'observation, seul face à sa conscience, en l'état de faible formalisation de la déontologie professionnelle. Ce serait manquer une occasion de réinterroger la distinction entre observation à découvert et observation incognito. Julius. A. Roth116 propose de prolonger ce débat en montrant qu'il ne voit pas comment placer la démarcation entre une observation qui serait secrète et une autre qui ne le serait pas : difficile pour le chercheur d'expliciter aux enquêtés ce qu'il vient observer dès le début de sa recherche alors qu'il n'en a pas forcément lui-même une idée très précise, son objet étant en cours de construction, sans compter qu'il cherche à éviter d'influencer les enquêtés dans leurs pratiques par ces explications et que ceux-ci ne sont pas toujours à même de comprendre la logique parfois hésitante de la démarche de recherche et les formulations souvent compliquées qui peinent à la décrire à ce stade. On peut ajouter que même si l'on a informé les proches enquêtés de l'objectif 115 Même si, en « institution totale » et surtout dans le secteur du handicap, les personnes accueillies doivent composer avec (sinon se résoudre à) de multiples intrusions dans leur intimité. Sur le concept d’institution totale, voir p. 5 et se référer à GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. ère « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.). 116 ROTH Julius Alfred, « Comments on “Secret Observation” », in FILSTEAD William J., sous la dir. de, Qualitative Methodology, Chicago, Markham Publishing Company, 1970, pp. 278-280. Page | 39 — Chapitre I : Une démarche scientifique — visé par la participation à leur univers, la plupart des intervenants rencontrés dans la situation ne sont pas informés systématiquement des raisons de cette présence et assimilent l'observateur à un participant indigène. […] Cette confusion sur l'identité de l'enquêteur concerne tout aussi bien l'observateur qui a pris le parti de ne pas participer, pour peu que la configuration d'action des indigènes consiste en une présence silencieuse. […] Participer comme observateur à découvert n'exclut donc pas d'être considéré par certains interlocuteurs en situation comme participant actif, et d'observer sans être connu d'eux comme observateur. […] Face à un observateur de fait incognito, les personnes ont a priori le même comportement qu'avec n'importe quel autre individu de la même catégorie. »117 Pour conclure cette approche déontologique de la recherche propre à l’observation non déclarée, je me dois d’ajouter qu’il ne sera pas transigé ici avec un principe fondamental, celui de l’anonymat. « La première chose à faire consiste bien sûr à préserver l’anonymat du lieu ou des personnes concernés par l’enquête. Le conseil est trivial mais il faut rappeler qu'il s'oppose, dans le cas de l'observation directe, aux exigences de contextualisation des données recueillies. Il s'agit alors de proposer des identifiants en homologie avec ceux qu'on doit protéger, de façon à ne pas priver le lecteur de ces repères sociaux familiers que sont, par exemple, des prénoms et des noms pour accéder à une compréhension de détail d'une scène118. L'exigence d'anonymat est une raison supplémentaire pour éviter, dans la description du terrain, la surabondance de détails ne servant pas l'analyse. […] L'anonymat est donc nécessaire pour rassurer les enquêtés en même temps que le chercheur, de façon à le libérer de toute tentation d'autocensure. Cependant, si l'anonymat préserve l'image des enquêtés à l'extérieur de leur groupe, il n'empêche généralement pas que ceux-ci se reconnaissent ou reconnaissent leurs proches, surtout dans les petits groupes. Peut-on imaginer que ceux-ci revoient le manuscrit et donnent leur accord ? Cela se fait pour des photos, des propos tenus en entretiens. […] Dans certaines enquêtes, solliciter l'accord des acteurs sur le texte final n'est cependant qu'une illusion de solution au problème, impossible à mettre en œuvre concrètement […] Erving Goffman119 a proposé au seul directeur de l’hôpital de revoir son manuscrit, ce qui lui a permis en outre de corriger un certain nombre d’erreurs matérielles et d’augmenter la précision de son compte rendu. Mais que faire si ce retour suscite une exigence de révision ? »120 Nous avons vu que ne pas avoir déclaré mon objet de recherche — la compassion — n’a pas empêché que je sois connu par mes collègues comme menant une recherche sur mon lieu de travail. Pour autant, en révéler l’objet eût très certainement fragilisé encore son observation, déjà délicate de par sa nature même. Quant aux personnes accueillies (dont je rappelle qu’elles sont désavantagées par un handicap mental), prétendre — même avec des mots choisis — les renseigner sur une telle démarche de 117 ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », ère 2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), pp. 92-93. 118 « Les travaux de Philippe Besnard et de Guy Desplanques fournissent ainsi une bonne base pour trouver des équivalents sociologiquement pertinents du côté des prénoms accessibles dans leur publication régulière sur la Cote des prénoms (Paris, Balland). » [N.d.A.] 119 ère GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), p. 39. 120 ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, op. cit., pp. 111-113. Page | 40 — Chapitre I : Une démarche scientifique — recherche n’aurait pas d’autre justification que soulager sa conscience à peu de frais tout en prenant le risque de se mettre en situation délicate du point de vue du chercheur mais aussi de celui du professionnel. J’ai donc choisi de régler cette épineuse question méthodologique en l’approchant par la déontologie du travailleur social : les personnes qui nous sont confiées ont droit à la protection de leur intimité et à la non divulgation des informations les concernant, si bien que tous les comptes rendus ethnographiques produits dans ce mémoire seront non seulement soigneusement anonymisés mais, par surcroît, de par la forme particulière que prendra leur rédaction121, les participants ne sauraient même plus s’y reconnaître eux-mêmes. « Les capacités d'observation et d'implication que l'on attend d'un ethnologue ne concernent pas seulement le fait de voir et de comprendre ce que l'on voit, mais de le faire voir. Lorsque l'on voit, lorsque l'on regarde, et a fortiori lorsque l'on cherche à montrer aux autres ce que l'on a vu et regardé, c'est avec des mots, avec des noms. L'activité de la perception n'est guère séparable dans ces conditions d'une activité de nomination. Mais cette dernière est en elle-même encore insuffisante. Si l'on s'en tenait en effet à l'observation, fût-elle la plus rigoureuse possible, et à la nomination orale la plus précise, très vite, de ce qui a été vu et de ce qui a été dit, il ne resterait plus qu'un souvenir vague. Sans l'écriture, le visible resterait confus et désordonné. L'ethnographie, c'est précisément l'élaboration et, nous le verrons, la transformation scripturale de cette expérience, c'est l'organisation textuelle du visible dont l'une des fonctions majeures est aussi la lutte contre l'oubli. […] Si l'observation ethnographique est un rapport entre les objets, les êtres humains, les situations et les sensations provoquées chez le chercheur, la description ethnographique est donc l'élaboration linguistique de cette expérience. C'est bien la perception ou plutôt le regard qui déclenche l'écriture de la description, mais cette dernière consiste moins à transcrire qu'à construire, c'est-à-dire à établir une série de relations entre ce qui est regardé et celui qui regarde, l'oreille qui écoute, la bouche qui prononce une série de noms et maintenant la main qui écrit, qui doit à son tour se déshabituer à tenir pour naturel ce qui est culturel : les mots qui vont être recherchés pour faire voir à d'autres que moi le caractère chaque fois singulier de ce que j'ai observé. […] Quoi qu’il en soit, concise ou développée (“on peut décrire un chapeau en vingt pages et une bataille en dix lignes”, estime Paul Valéry), la description a pour exigence la saturation et surtout le rangement et la classification. Si elle est arborescente et profuse, cette profusion doit être avant tout une profusion ordonnée qui ne laisse rien à l’improvisation. Elle consiste en un certain mode de découpage et de dissection du réel, ou plutôt de construction de ce dernier : le mode du classement et de l’association par analogie mais surtout par contiguïté. »122 Nous avons vu que le protocole d’observation123 construit pour cette recherche répondait à l’exigence de recréer mon regard. Mais pourquoi choisir la description — le compte rendu ethnographique — plutôt que la narration ? 121 Cf. infra, pp. 46-48. ère LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1 éd., Nathan Université, 1996), pp. 29-34. 123 Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », pp. VI-VII. 122 Page | 41 — Chapitre I : Une démarche scientifique — « La description entre en conflit permanent avec la narration dont elle arrête le cours. Alors que cette dernière est dynamisme, temps, mouvement, développement d'une intrigue au sein de laquelle évoluent des personnages, la description s'attarde, procède à des arrêts sur image, concentre son attention sur un moment donné, sur un lieu précis, sur un épisode décisif. La description est, comme le dit Gérard Genette, une “pause dans le récit”. Elle fixe le temps dans un présent définitif et immobilise la vision dans l'espace. Elle est une espèce de récit arrêté, une récapitulation dans l'instant, constituant un défi au flux de la temporalité, susceptible de rendre compte par exemple de la permanence de la filiation, de la parenté, du rapport au sacré, l'emploi fréquent du présent dans le texte descriptif étant là pour renforcer, si besoin était, une opération qui procède d'un étalement dans l'espace et non d'un déploiement dans le temps. La description serait plutôt de l'ordre de la contemplation, alors que la narration, qui peut d'ailleurs consister en une série de descriptions articulées dans le mouvement de la temporalité, est, elle, résolument du côté de l'action. On peut se demander si, dans ces conditions d'opposition au temps, caractéristique, lui, du langage, du discours, de l'écriture, mais aussi de la lecture — parler, écrire suppose une continuité, un enchaînement de propositions, une succession, bref une syntaxe —, la description ne relèverait pas de l'utopie. Peut-on décrire sans raconter ? Dans la mesure où l'ordre des faits énoncés n'est pas arbitraire — comme c'est plus particulièrement le cas dans la description ethnographique —, ne se trouve-t-on pas déjà engagé dans la dynamique d'un récit ? II existe bien effectivement un temps de la description qui est celui d'un parcours énumératif, d'une contemplation dans la longue durée du regard. L’œil s'attarde, intensifie et amplifie la vision. C'est bien l'espace qui est appréhendé, mais avec patience, à travers la durée de l'observation et, nous y reviendrons, le différé de l'écriture. »124 Car il est tout à fait important en effet que l’activité première de transcription soit le plus près possible, dans le temps, de l’activité d’observation, encore qu’ « Il existe une autre illusion : celle de la simultanéité du regard et de l’écriture ou, si l’on préfère, de l’immédiateté du texte, conçu comme un décalque de la vue. Or la vision n’est jamais contemporaine du langage. […] l’écriture ethnographique, loin de réduire cette différence, de la résorber dans l’identité et l’indifférenciation de la culture observatrice, contribue à l’amplifier. C’est d’une part une écriture qui vient toujours après le regard du chercheur et la parole de ses interlocuteurs. C’est un discours qui mémorialise ce regard et cette parole, en conserve la trace, en garde la mémoire. »125 Dans cet esprit et dans le souci de perdre aussi peu que possible la mémoire de ce qui s’était produit, de ne pas perdre mes impressions, une première transcription de mes observations aura toujours été consécutive de celles-ci, dès que je pouvais m’isoler pour écrire, ce qui n’aura jamais excédé quelques heures. Il s’agissait alors de coucher sur le papier tout ce qui me revenait de ce que j’avais observé de la situation, avant de passer à l’activité de description elle-même. En tant que construction du réel — comme nous le précisait François Laplantine — elle procède également par interprétation ; j’en suis le premier filtre et quel que soit mon choix de mots, ils seront traduction. « […] l’écriture descriptive, en particulier dans la recherche ethnographique, ne consiste pas à 124 LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1 éd., Nathan Université, 1996), pp. 34-35. 125 Ibid., pp. 40-41. ère Page | 42 — Chapitre I : Une démarche scientifique — “communiquer des informations” déjà détenues par d’autres, à exprimer un contenu déjà là et déjà dit, mais à faire advenir ce qui n’a pas encore été dit, bref à faire surgir de l’inédit. »126 Dès lors, assumant et intégrant ces réflexions épistémologiques et méthodologiques, je serai en mesure de construire, en deux étapes — transcription puis rédaction — des comptes rendus (ou descriptions) ethnographiques via une figure de rhétorique127 que je vais présenter et justifier à présent. « Quels sont les enjeux de la rhétorique aujourd’hui ? On rappellera d’abord, évidemment, sa portée décisive et redoutable pour tout ce qui concerne l’argumentation. […] Reprécisons à ce propos que, déjà pour Aristote, les techniques de raisonnement de la rhétorique, qui reposent sur celles de la dialectique, obéissent à un type de logique qui n'équivaut pas à celle du raisonnement scientifique. Mais il s'agit de modèles de pensée rigoureusement déterminés, capables à la fois de gérer et d'expliquer les principaux types d'actions et de relations sociales. Un deuxième aspect important de la rhétorique apparaît dans la considération du vraisemblable, Cela veut dire, à première vue très sommaire, à la fois ce qui est effectivement vraisemblable, par opposition à ce qui ne l'est pas : l'inacceptable, le merveilleux, l'irrationnel, le monstrueux, le condamnable, le faux ; et ce qui n'est que vraisemblable, par opposition à ce qui est davantage : le certain, le vrai, le scientifique, le parfait. Le domaine, on le voit, joue sur plusieurs registres : intellectuel et logique, moral, social. C'est l'aspect intellectuel et logique qui est premier, du moins chez le plus profond et le plus systématique des théoriciens, Aristote, qui englobe l'analyse rhétorique dans une réflexion philosophique et épistémologique beaucoup plus large. La spécificité, la limite et aussi la force de la rhétorique viennent donc de sa logique relative, ou de son relativisme logique, qui n'excluent évidemment pas son extrême rigueur interne. Elle est fondée sur des raisonnements dont la base et les principes ont pour propriété d'être généralement et communément acceptables parmi les hommes civilisés, ni plus ni moins. Toute la théorie des lieux, la topique, est contenue dans cette proposition. Le transfert dans le domaine moral est facile, de même, plus globalement, dans celui de l'anthropologie sociale : on retrouve là le dynamisme qui fonde le monde des valeurs reconnues comme communes et comme constitutives d'une culture. L'impact dans le domaine de l'art, sur lequel on va revenir, est aussi manifeste. Il faut bien comprendre combien cette dimension du vraisemblable engage la question de l'acceptable et de l'inacceptable, c'est-à-dire celle de la mesure, ou de l'ordre, qui définit l'efficacité de l'action interactive entre les individus et entre les groupes sociaux. La rhétorique a donc aussi une valeur sociologique, relativement à l'outil de communication et de pression par excellence qu'est l'exercice de la parole vivante, dont la manifestation signe en même temps les contours et les figures du monde ainsi construit par la communauté linguistique. »128 126 ère LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1 éd., Nathan Université, 1996), p. 37. 127 Figures de rhétorique : « Tours de mots et de pensées qui animent ou ornent le discours » (Dumarsais). 128 MOLINIER Georges, « Introduction à la rhétorique », in AQUIEN Michèle et MOLINIER Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque », 1999, pp. 21-23. Page | 43 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Comment rendre compte de la compassion à l’œuvre dans l’exercice professionnel du travailleur social ? Comment montrer : faire voir, toucher et ressentir une situation d’interaction d’un professionnel se compassionnant pour un usager en souffrance ? Comment rédiger, de manière pertinente pour la recherche, un compte rendu ethnographique sur la base de la transcription d’une observation, ainsi qu’il en a été fait état précédemment ? À cette question, épistémologique et méthodologique, j’ai choisi de répondre par l’apport de la rhétorique et tout particulièrement via une figure propre à rendre compte du régime de compassion. La sociologie échappe-t-elle à la rhétorique ? Ce serait se leurrer que de le croire, encore que Georges Molinier nous ait bien précisé que le raisonnement rhétorique n’est pas à mettre en équivalence avec le raisonnement scientifique. Pour autant, la sociologie ne fait pas l’économie de sa propre rhétorique, le discours sociologique relevant évidemment aussi de l’argumentation, donc de procédés propres à convaincre de sa validité, ou même de sa supériorité théoriques. « Les biais du débat entre les représentations spontanées de la “vraie” méthode qui se heurtent dans une discipline tiennent moins à des facteurs extérieurs au travail scientifique qu'à la difficulté épistémologique que rencontrent les chercheurs eux-mêmes à s'entendre sur la valeur de leurs résultats respectifs, puisqu'ils ne peuvent se les communiquer qu'à travers la diversité de leurs langages de description du monde social. Plus profondément encore, les langues dans lesquelles ils décrivent leurs méthodes de preuve ou la structure de leurs théories utilisent les mêmes mots pour désigner des opérations de signification logique différente. On le voit immédiatement dans l'évaluation désaccordée qu'ils font de la valeur de leurs preuves : c'est dans la “métalangue” par laquelle ils décrivent leurs propres langues d'analyse scientifique, dans les trous ou les surdéterminations sémantiques de cette méta-langue, dans ses synonymies trompeuses ou ses oppositions verbales, que réside la cause principale des majorations ou des minorations du sens des phrases des sociologues sur la sociologie. Le malentendu habite le langage par lequel on essaie de l'éclaircir. »129 Mais laissons cela de côté pour nous attacher au deuxième aspect de la rhétorique relevé par Georges Molinier : « la considération du vraisemblable », question classique de l’histoire de l’art : « Le vraisemblable désigne un jugement ou un fait qui a l'apparence du vrai. Mais affirmer que le vraisemblable a l'apparence du vrai ne revient pas à soutenir que le vraisemblable n'est que l'apparence du vrai. En effet, le vraisemblable est moins l'illusion du vrai que le signe par lequel on reconnaît le vrai, à ce titre, il n'est pas non plus une forme affaiblie de la vérité, mais bien ce par quoi l'on reconnaît le vrai. Mais si tel est le cas, pourquoi distinguer le vraisemblable du vrai ? Le vraisemblable est le vrai privé du bénéfice de la preuve. Pour autant le vraisemblable n'est pas le stade antérieur du vrai, il est ce par quoi l'on reconnaît qu'une chose pourrait être vraie : le vraisemblable est donc davantage la condition du vrai, il qualifie l'évidence sans la preuve de cette évidence, ou pour le dire autrement, il est le vrai de droit et non de fait. 129 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 38. Page | 44 — Chapitre I : Une démarche scientifique — En effet à chaque fois que nous considérons une chose comme vraisemblable nous revendiquons sa vérité de droit ou plutôt le droit de cette chose à la vérité, ou encore à la preuve de sa vérité : le vraisemblable est le vrai comme en suspension, en attente. Le vraisemblable symboliserait donc le décalage entre ce qu'on doit supposer d'une chose et ce qu'elle est réellement, il serait la marque de la distinction entre la subjectivité et l'objectivité ? Tel serait le cas en effet si le vraisemblable était du domaine de la pure subjectivité, mais le vraisemblable n'est pas une simple vérité du sujet, il est ce que nous devons penser d'une chose, ce qui s'impose à nous, il n'est pas le fruit de notre volonté, mais au contraire notre volonté se soumet à lui par notre assentiment forcé : il y a rarement deux solutions vraisemblables pour un même problème. C'est d'ailleurs sur ce dernier point que le vraisemblable se distingue du probable ou du possible, alors que le possible implique souvent un vaste champ de solutions envisageables, le vraisemblable réduit à une seule l'ensemble des solutions possibles ; cette réduction est le signe d'une nécessité objective entièrement opposée à l'idée d'une intervention subjective. […] D'un côté nous avons donc le vrai, et de l'autre ce que nous devons attendre du vrai, le vrai et l'idée du vrai, c'est-à-dire le vraisemblable. Nous avons vu que le vraisemblable ne devait pas être considéré comme une forme affaiblie du vrai, et nous apercevons maintenant que le vraisemblable n'est pas non plus une forme affaiblie de la conscience du vrai, mais, au contraire, la forme la plus révélatrice du vrai. Le vraisemblable en effet est le vrai en tant qu'il ne s'est pas encore réalisé : le vrai non-effectif. Le vraisemblable précède le vrai non pas seulement dans le temps, mais aussi dans sa structure : il y a une antériorité logique du vraisemblable sur le vrai. Nous disions que le vraisemblable était du vrai non-effectif, mais pour être plus précis nous devrions dire que, le vrai n'est que du vraisemblable réalisé. Sur ce point il semble que nous rejoignions la conception aristotélicienne du vraisemblable. Pour ce dernier le vraisemblable peut être soit un récit fictif, soit un récit historique concernant des événements qui ont réellement eu lieu. Aucun des deux récits n'est privilégié à l'autre, mais si le réel peut tenir lieu de vraisemblable, c'est en tant qu'il est du vraisemblable réalisé. Ce qui revient à dire que si le réel entraîne la conviction c'est en vertu de son caractère vraisemblable : seul le vraisemblable est le critère de la conviction, le réel ou le vrai ne sont que des sous-ensembles du vraisemblable. On doit penser alors que le vraisemblable est plus vrai que le vrai lui-même, car contrairement au vrai, il est vrai indépendamment de sa réalisation effective, ne retrouvons nous pas d'ailleurs dans cette idée la distinction aristotélicienne de la puissance et de l'acte ? »130 La question du vraisemblable — ou de la vraisemblance —, est ici pensée comme moyen pour tendre vers la vérité scientifique en donnant au réel — tel que décrit dans un compte rendu ethnographique —, la capacité d’emporter la conviction du lecteur c’est-à-dire de lui faire vivre l’interaction comme s’il la regardait par mes propres yeux. Loin de n’être que simple artifice, la figure rhétorique qui a été retenue pour langage de description est justifiable épistémologiquement en ce qu’elle rend particulièrement compte de ce que je veux éclairer : un régime de compassion dans l’exercice 130 YAHIA Christophe (janvier 2001), « Analyse conceptuelle du vraisemblable », in Prefigurations.com, Site du Mensuel gratuit des Arts figuratifs sur Internet, [en ligne], adresse : http://www.prefigurations.com/numero2vraisemblable/htm2vraisemblable/vrai_III.4%20yahia.htm (Consulté le 22 août 2007). Page | 45 — Chapitre I : Une démarche scientifique — professionnel comme si je peignais un tableau de la scène se déroulant sous mes yeux ; ou mieux, comme si je décrivais ce même tableau à l’intention de mes lecteurs en vue de leur faire partager une réalité « vraie »131, puis d’en analyser et reconstruire les matériaux. Cette figure rhétorique est l’hypotypose132. « L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante. »133 « L’hypotypose est une figure essentielle, de type macrostructural ; elle constitue la détermination fondamentale du lieu de la description. Ce rôle est d’ailleurs la source d’une longue et fâcheuse confusion dans l’histoire rhétorique, confusion entre la fonction de la figure et sa structure verbale. Même si l’on en a maintes fois souligné quelques traits formels, comme l’emploi éventuel du présent de narration dans un récit au passé, ou l’absence de toute mention renvoyant à la position du narrateur à l’égard du thème, on a surtout en effet insisté plutôt sur la force de pittoresque d’une hypotypose, allant jusqu’à dire qu’elle fait voir le spectacle comme s’il n’y avait pas l’écran du discours le relatant (ce qui est linguistiquement ridicule). Il importe donc d’en bien cerner la nature proprement langagière. L’hypotypose consiste en ce que dans un récit ou, plus souvent encore, dans une description, le narrateur sélectionne une partie seulement des informations correspondant à l’ensemble du thème traité, ne gardant que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, sans donner la vue générale de ce dont il s’agit, sans indiquer même le sujet global du discours, voire en présentant un aspect sous des expressions fausses ou de pure apparence, toujours rattachées à l’enregistrement comme cinématographique du déroulement ou de la manifestation extérieure de l’objet. Ce côté à la fois fragmentaire, éventuellement déceptif 134, et vivement plastique du texte constitue la composante radicale d’une hypotypose […] »135 131 Une réalité préalablement objectivée. Sur l’objectivation de ma propre subjectivité, voir plus haut, pp. 32-38. 132 En voici un exemple célèbre tiré de la poésie de Nicolas Boileau (1636–1711) : « […] La Mollesse, oppressée, Dans sa bouche, à ces mots, sent sa langue glacée, Et, lasse de parler, succombant sous l’effort, Soupire, étend ses bras, ferme l’œil et s’endort. » 133 FONTANIER Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977 (Rééd. en un volume de deux ouvrages : le Manuel classique pour l'étude des tropes –1821–, et Des figures autres que tropes –1827–), p. 390. Pierre FONTANIER (1768–1844) est connu pour avoir été l'éditeur du Commentaire des tropes de Du Marsais (le philosophe et grammairien du siècle des Lumières), et l'auteur de deux ouvrages sur les figures du discours : le Manuel classique pour l'étude des tropes (1821), et Des figures autres que tropes (1827). Ils furent adoptés comme manuels dans l'enseignement public, conformément aux programmes d'alors, l'un destiné à la classe de Seconde, l'autre à celle dite de Rhétorique — ou de Première —, réédités par Gérard Genette sous le titre Les Figures du discours chez Flammarion en 1968. 134 Qui est propre à décevoir. Moyens déceptifs. Éloquence déceptive. 135 AQUIEN Michèle et MOLINIER Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque », 1999, p. 195. Page | 46 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Le romancier et le sociologue sont-ils irréconciliables en ce qu’ils seraient définitivement séparés par la science ? « Un roman ferait “marcher” d’autant mieux et d’autant plus loin son lecteur qu’il aurait par avance positivement désarmé sa capacité d’objection sociologique : le bon romancier réaliste enfermerait un sociologue préalable. »136, nous éclaire Jean-Claude Passeron à propos de ce qu’il nomme « l’illusion romanesque ». L’hypotypose est une manière de présenter le régime de compassion qui, par « […] effet sociographique engendré par les techniques formelles de l’écriture “réaliste” » conduit le lecteur « […] jusqu’à un effet sociologique qui amplifie l’ “effet de réel” en une croyance panoramique portant indivisiblement sur la “vérité” (descriptive, représentative, synthétique) du tableau de société offert par le roman […] »137 Ainsi l’objectif est-il d’obtenir un « effet sociologique » par une description présentant et renforçant volontairement les aspects les plus saillants du régime de compassion, tout en coupant l’interaction de ce qui l’a précédée et de ce qui la suivra138 même si aux charnières de ce régime se posera la question du basculement dans et de la sortie hors celui-ci. Et pour en terminer avec la justification de l’emploi de l’hypotypose comme procédé littéraire139 de restitution de la compassion, je m’abriterai une fois encore sous l’égide de Jean-Claude Passeron lorsqu’il évoque le « truc réaliste » pour produire ce « […] surcroît d’adhésion (ou pouvoir de conviction) en quoi consiste l’effet sociologique »140 : « Deux propositions permettent, si elles sont vraies141, de décrire cet effet du pacte narratif caractéristique du roman classique et, peut-être aussi, de rendre compte du tournoiement d’impressions contradictoires qu’il met en branle, au gré du renouvellement des enjeux d’époque, à propos de la vérité et du mensonge romanesque. a) Il est nécessaire d’inscrire un système d’ “effets de réel” (sociographiques) dans un texte de fiction “réaliste” pour installer le lecteur dans le monde événementiel du roman comme il l’est déjà dans le monde historique qui est le sien : monde proche de son expérience quotidienne ou monde de ses connaissances sur les mondes passés ou lointains. 136 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 333. 137 Ibid., p. 332. 138 C’est-à-dire travaillée isolément, dans une conception non-unitaire de l’action ; cf. supra, p. 19. 139 Procédé parmi d’autres mais qui s’assume et se veut — sinon plus, du moins autant — recevable épistémologiquement que la plate énumération descriptive. 140 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 338. 141 « L'exemplification empirique de ce schéma par l'histoire littéraire ou l'analyse sémiotique, rhétorique et stylistique des textes du roman moderne ne peut être même esquissée ici, s'agissant d'un courant qui s'est “maintenu, sous des formes diverses, au sommet de la hiérarchie des discours pendant une longue et décisive période de la littérature européenne, débordant les deux siècles passés […]” (TODOROV T., “Présentation” de BARTHES R., HAMON P., RIFFATERRE M., BERSANI L. et WATT I., Littérature cl Réalité, Paris, Le Seuil, 1982). Mais on se reportera, pour une description des “techniques e formelles” du récit réaliste tel qu'il s'autonomise des autres formes romanesques au XVIII siècle, avec Defoe, Richardson et Fielding et pour une interprétation historique du caractère systématique de ces techniques à I. WATT, The Rise of the Novel (1957), dont le premier chapitre a été traduit dans Poétique (n° l6, 1973, “Réalisme et forme romanesque”). Pour le panorama d'ensemble, voir évidemment AUERBACH E., Mimesis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), trad., Paris, Gallimard, 1968. » [N.d.A.] Page | 47 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Corollaire de a) : aucune stratégie de confection du texte qui intégrerait des connaissances directement sociologiques (travail d’analyse préalable ou discours du narrateur dans le texte, se prononçant en sociologue sur le cours du monde historique où se déroule la fiction) ne peut se substituer au dispositif sociographique, ou ajouter grand chose à l’illusion de représentativité, sinon des effets parasites142. b) Il suffit à un texte narratif de facture “réaliste” de réussir son effet sociographique (réussite qui ne dépend que de la concordance entre un système de marques textuelles et un système historiquement constitué d’attentes littéraires) pour obtenir ipso facto le tout de l’effet sociologique, c’est-à-dire pour imposer l’interprétation par le lecteur de tout ce que le roman dit du monde auquel il se réfère comme une image “vraie”, “typique”, “représentative” de la figure du monde réel. […] Corollaire de b) : la narration du roman réaliste ne peut obtenir l’adhésion sociographique de son lecteur sans se trouver avoir produit — effet voulu ou non, assumé ou récusé par l’auteur — ce surcroît d’adhésion en quoi consiste l’effet sociologique. » 143 L’hypotypose serait-t-elle une restitution plus vraie que le vrai 144 lui-même ? Méthodologiquement, elle rend compte du modèle — du régime d’action — qui, par définition, est une construction intellectuelle abstraite formalisée visant à rendre compte d’un phénomène145. Il s’agit donc ici pour moi d’assumer une forme de description ethnographique — ou stricto sensu sociographique — qui ne prétende pas poursuivre une illusoire objectivité mais vise à tracer une épure, à produire un « effet sociologique ». Le système actantiel présenté dans chaque description est volontairement restreint à certains éléments frappants, retenus parce que significatifs du régime de compassion. Si nous avons vu précédemment que nul ne saurait embrasser toute la réalité, c’est par mon protocole d’observation — mon instrument d’optique — que j’ai appréhendé les faits qui seront présentés dans la partie suivante sous la forme de mes comptes rendus ethnographiques eux-mêmes rédigés via la figure de l’hypotypose. En suivra une analyse et une tentative de trouver des régularités propres au régime d’action dit de compassion. 142 « Songeons aux effets de lecture que produit l'intervention directe du romancier lorsqu'il se fait historien ou sociologue du contexte de son intrigue : Balzac ou Hugo par exemple. En devenant pédagogue, conférencier, guide, tuteur, prophète, etc., le narrateur institue un tout autre “pacte de lecture”, qui peut bien nouer un rapport plus étroit avec le lecteur en explicitant la légitimité savante de l'énonciateur, mais c'est toujours aux dépens de l'illusion romanesque, momentanément neutralisée, puisque toute “intrusion d'auteur” (selon l'expression de Georges Blin) brouille l'autosuffisance recherchée des énoncés de la narration réaliste. Une des fonctions de la célèbre systématisation flaubertienne de l' “indirect libre” (THIBAUDET A., Flaubert, Paris, Gallimard, 1973 [rééd.] ; ULLMANN S., Style in thé French Novel, Cambridge University Press, 1957) était justement de ruser avec cette contrainte en donnant un statut grammatical à l'indécidabilité de l'instance d'énonciation. Plus fréquemment, la re-narrativisation du commentaire sociologique a souvent été réalisée par les romanciers en lui trouvant des porteurs sociologiquement vraisemblables parmi les personnages du roman : prêtres, médecins, professeurs de philo, etc. qui sont, en tant que tels, des notes de bas de pages incarnées. » [N.d.A.] 143 PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, ère Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), pp. 335-339. 144 Le vrai est ce qui, dans l’art, correspond à notre idée du réel. 145 Cf. pp. 30 ; 33. Page | 48 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Une technique d’enquête : l’entretien à usage complémentaire pour la recherche En avril 2007, après que j’eus épuisé la faisabilité de mes observations (c’est-à-dire à l’époque où je décidai de passer à leur présentation et leur analyse dans ce mémoire146), je m’interrogeai sur la pertinence de les compléter par un entretien semidirectif à usage complémentaire pour cette recherche. S’il est à préciser en préambule à cette question méthodologique qu’observation et entretien ne se vérifient pas mutuellement — car sont deux ensembles épistémologiques différents —, ils sont cependant à mettre en parallèle autant que possible pour compléter mon enquête et enrichir ma recherche. Également, comme je l’avais précisé dans les prolégomènes147, l’entretien doit permettre de vérifier ma deuxième hypothèse de recherche qui est que la compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, peut être intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail et être considérée comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement, d’enrichissement du travail social. Afin de faire produire du discours professionnel sur cet aspect du travail j’ai donc recouru à un entretien semidirectif, et à un seul, en tant qu’il me paraissait être particulièrement significatif d’un discours professionnel largement répandu dans le travail social (pour autant que quatorze années d’expérience dans ce champ m’autorisent à l’avancer). Il en sera question plus loin lorsque nous nous pencherons sur les rapports entre profession et compassion148. Ici, le parti pris méthodologique est qu’un acteur peut être porteur d’un mode de pensée collective, en laissant de côté l’objectif de représentativité. Il s’agit donc bien de montrer la relation de compassion (observations) et les rhétoriques que cette relation produit (entretien). Naturellement, un seul entretien, significatif au premier essai, ne doit rien à la chance ou toute autre forme supposée de hasard. Je me dois ici tout d’abord de replacer cet entretien dans le contexte de recherche ; je me suis expliqué sur ma position d’observation privilégiée sur mon lieu de travail et des raisons pour lesquelles j’avais choisi ce lieu pour terrain de recherche ; je n’y reviendrai pas ici, les raisons d’enquêter par un entretien auprès d’un collègue étant du même ordre149 pour ce qui concerne la faisabilité et surtout une volonté d’efficacité : pourquoi m’entretenir avec cette personne en particulier ? Je suis professionnel, je savais que cette personne — une collègue — avait quelque chose à me dire ; je ne suis pas « innocent » ni ne succombe à l’illusion de la stricte neutralité ; je dois et je veux l’assumer. Pour autant, des précautions d’ordre épistémologique là aussi s’imposaient et ont été strictement observées. 146 Cf. infra, pp. 58-69. Cf. supra, p. 30. 148 Cf. infra, pp. 85-89. 149 Cf. supra, pp. 36-39. 147 Page | 49 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Qu’est-ce qu’un entretien en sciences sociales ? En construisant une situation, on vise à la production de discours de manière à obtenir des matériaux réutilisables, éclairants pour la recherche. Celle-ci se rattachant au courant de pensée constructiviste ainsi qu’il l’a été déjà mentionné150 dans mes propos introductifs, les acteurs sociaux sont crédités de détenir, pour partie, le sens de leurs pratiques par le sociologue qui, lui, par la suite, procédera à des reconstructions — de second rang (Boltanski) ou de second degré (Corcuff) — fondées sur le stock des connaissances préalables déjà construites par les acteurs eux-mêmes. « Mais pour mieux comprendre en quoi la sociologie constitue une connaissance du second degré, il nous faut préciser un peu plus son contenu. On peut ainsi donner une première identification générale de ce qui est appelé sociologie des régimes d'action. Dans la sociologie des régimes d'action, l'action est appréhendée à travers l'équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec des choses. Le découpage que cette sociologie opère sur l'action tente donc de suivre le découpage opéré par les acteurs en situation ; il s'agit d'un découpage de découpage. Les objets, les institutions, les contraintes extérieures aux personnes sont donc pris en compte, mais tels qu'ils sont identifiés et/ou engagés dans l'action, dans la façon dont les acteurs repèrent, ont recours à, s'approprient, prennent appui sur ou se heurtent à eux. Par exemple, on ne va pas, dans cette perspective, parler a priori de “pouvoir” pour rendre compte de l'activité des individus, mais on va s'intéresser à la manière dont les acteurs en situation identifient, nomment, se cognent, se heurtent à du “pouvoir”. Ce n'est pas ce qu'est le monde “objectivement” qui est visé, mais le monde à travers les sens ordinaires de ce qu'est le monde mobilisés par les acteurs en situation dans des cours d'action (par exemple, à travers les sens ordinaires de la justice, de l'amour, mais aussi du pouvoir, de la violence, etc.) et le travail réalisé en situation par les personnes pour s'ajuster à ce monde ou le mettre en cause. »151 L’objectif est donc ici la production d’un discours sur la situation de compassion dans l’exercice professionnel, sans en avoir préalablement parlé sous cette forme avec l’enquêtée et en en évitant à tout prix la formulation dans la consigne du guide d’entretien152, ce qui peut sembler une gageure compte tenu de cet objet. La collègue pressentie pour cet entretien m’est connue depuis six ans et, souvent, nous avons échangé sur des sujets touchant de près ou de loin aux sentiments que nous inspirent les personnes accueillies. Faisant montre d’une grande sensibilité et réceptivité à cette question, je ne lui ai pour autant jamais dévoilé mon objet de recherche (ni à mes autres collègues d’ailleurs comme je l’ai déjà indiqué pour l’observation : un objet non déclaré), mais je suppose qu’un entretien bien amené et conduit avec elle portera ses fruits. Le premier essai dépassera mes attentes et me décidera, après réflexion, à ne pas pousser plus avant cette technique d’enquête. Ainsi, l’entretien qui sera présenté plus loin153 sera considéré comme particulièrement significatif pour cette recherche. 150 Cf. supra, pp. 27-29. CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 109-110. 152 Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », p. VIII. 153 Cf. infra, pp. 74-80. 151 Page | 50 — Chapitre I : Une démarche scientifique — Les rhétoriques professionnelles qui en seront dégagées feront travailler ma seconde hypothèse de recherche et alimenteront ma réflexion professionnelle sur les rapports entre profession et compassion. Mais avant de poursuivre, je me dois de revenir sur la production du discours lui-même et sur son utilité pour la recherche. « En tant que processus interlocutoire, l'entretien est un instrument d'investigation spécifique, qui aide donc à mettre en évidence des faits particuliers. L'enquête par entretien est l'instrument privilégié de l'exploration des faits dont la parole est le vecteur principal. Ces faits concernent les systèmes de représentations (pensées construites) et les pratiques sociales (faits expériencés). […] L'enquête par entretien est ainsi particulièrement pertinente lorsque l'on veut analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques, aux événements dont ils ont pu être les témoins actifs ; lorsque l'on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à partir desquels ils s'orientent et se déterminent. Elle aura pour spécificité de rapporter les idées à l'expérience du sujet. Elle donne accès à des idées incarnées, et non pas préfabriquées, à ce qui constitue les idées en croyance et qui, pour cette raison, sera doté d'une certaine stabilité. […] La valeur heuristique de l'entretien tient donc à ce qu'il saisit la représentation articulée à son contexte expérientiel et l'inscrit dans un réseau de signification. Il ne s'agit pas-alors seulement de faire décrire, mais de faire parler sur. »154 On le comprendra aisément, il conviendra que la formulation de la consigne ne fasse pas trop question chez l’enquêtée pour qu’elle ne se sente pas contrainte d’évoquer des situations qu’elle aurait pu éprouver elle-même ou qu’elle aurait pu observer chez des collègues, car c’est une chose que de se confier à un collègue en conversation privée (comme nous en avons déjà eu), et une tout autre que de s’exprimer dans le cadre d’un entretien enregistré, même sous la protection (relative) de l’anonymat. Représentations — ou pensées construites — chez l’éducateur ; pratiques sociales — ou faits expériencés —, sont deux dimensions que je vais tenter de faire émerger dans le discours de l’enquêtée à qui je vais proposer de parler sur la compassion que peuvent inspirer à la professionnelle qu’elle est une personne accueillie et en souffrance. Mais il était primordial, méthodologiquement, de ne pas provoquer chez l’enquêtée une obligation de parler de ses sentiments ou bien tout simplement lui permettre de dire qu’elle n’en éprouvait pas ; ou bien encore de ne pas en faire mention du tout. Au-delà de permettre cette possibilité pour l’enquêteur d’être déçu, c’est-à-dire de ne pas recevoir de réponse à son questionnement tout en n’éliminant pas la question de départ, cette exigence s’imposait pour ne pas contraindre, ne pas forcer un discours sur la compassion qui, par-là-même, eût été par trop biaisé. L’objet de ma recherche n’ayant pas été déclaré, ma qualité de chercheur ayant cédé de nouveau et depuis longtemps la place à celle de collègue, le terme même de compassion n’ayant jamais été prononcé par mes soins dans le but de ne pas le suggérer, je pouvais élaborer un guide d’entretien et, surtout, préparer une consigne155 pour lancer celui-ci avec la collègue retenue. 154 BLANCHET Alain et GOTMAN Anne, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan Université, ère coll. « 128 », 2001 (1 éd., 1992), pp. 25-27. 155 Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », p. VIII-XI. Page | 51 — Chapitre I : Une démarche scientifique — L’idée — proposée par le directeur du groupe de recherche de DSTS — aura été, en guise d’introduction à l’entretien (consigne), de proposer à la lecture de l’enquêtée deux descriptions de régimes d’action rédigées sous la forme retenue pour les comptes rendus ethnographiques de mes observations156. Une première description rend compte d’un régime de compassion à l’œuvre entre une éducatrice et une adolescente de l’établissement — situation observée dans le cadre de cette recherche — ; une seconde description rend compte d’un régime d’action très courant chez l’éducateur d’internat : un régime de justice/justification157 et vient en contrepoint de la première, le parti pris méthodologique étant que la lecture des deux, comme il l’a été posé au paragraphe précédent, ne liera pas nécessairement l’enquêtée à une obligation de parler de ses sentiments envers les personnes accueillies dans l’exercice professionnel. Suite au temps nécessaire à leur lecture, il sera ensuite demandé à l’enquêtée de s’exprimer sur ce que lui auront inspiré ces deux descriptions, point de départ de l’entretien. Faisant confiance à l’hypotypose pour faire tenir du discours professionnel, je dois ajouter qu’un autre avantage de cette méthode réside dans la possibilité pour l’enquêteur, si l’enquêtée choisit de s’exprimer à partir du régime de justice/justification, de pouvoir lui demander de nouveau, à un moment où à un autre de l’entretien, ce que lui inspire la situation de compassion décrite. Il est par ailleurs évident que de ne pas avoir à nommer la compassion, de ne pas avoir à prononcer son nom, constitue indéniablement un des points forts de cette entrée en matière et l’on a vu que la rhétorique, judicieusement et déontologiquement mobilisée, avait entre autre ce pouvoir de révélateur de sentiments. Du reste, ma confiance en elle ne sera pas déçue ni mon choix en la personne de l’enquêtée car l’entretien donnera des résultats tels qu’ils me décideront à le présenter plus loin in extenso, comme « autosuffisant », dans une conformation dont je vais m’expliquer maintenant sous l’égide de l’épistémologie et la méthodologie de Pierre Bourdieu, présentées dans l’ouvrage collectif publié sous sa direction intitulé : La misère du monde 158, cité assez longuement : l’explicitation du sociologue valant mieux que la paraphrase du chercheur. « […] je crois en effet qu'il n'est pas de manière plus réelle et plus réaliste d'explorer la relation de communication dans sa généralité que de s’attaquer aux problèmes inséparablement pratiques et théoriques que fait surgir le cas particulier de l'interaction entre l'enquêteur et celui ou celle qu'il interroge. Je ne crois pas qu'on puisse s'en remettre pour autant aux innombrables écrits dits méthodologiques sur les techniques d'enquête. Pour utiles qu'ils puissent être lorsqu'ils éclairent tel ou tel effet que l'enquêteur peut exercer à son insu, ils manquent presque toujours l’essentiel, sans doute parce qu'ils restent dominés par fidélité à de vieux principes méthodologiques qui sont souvent issus, comme l'idéal de la standardisation des procédures, de la volonté de mimer les signes extérieurs de la rigueur des disciplines scientifiques les plus reconnues ; il ne me semble pas en tout cas qu'ils rendent compte de ce qu'ont toujours fait, et toujours su, les chercheurs les plus respectueux de leur objet et les plus attentifs 156 Cf. supra, pp. 44-48. Sur les régimes d’action, cf. « La sociologie des régimes d’action », pp. 13-16. 158 BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993. 157 Page | 52 — Chapitre I : Une démarche scientifique — aux subtilités quasi infinies des stratégies que les agents sociaux déploient dans la conduite ordinaire de leur existence. […] Sans doute l'interrogation scientifique exclut-elle par définition l'intention d'exercer une forme quelconque de violence symbolique capable d'affecter les réponses ; il reste qu'on ne peut pas se fier, en ces matières, à la seule bonne volonté, parce que toutes sortes de distorsions sont inscrites dans la structure même de la relation d'enquête. Ces distorsions, il s'agit de les connaître et de les maîtriser ; et cela dans l'accomplissement même d'une pratique qui peut être réfléchie et méthodique, sans être l'application d'une méthode ou la mise en œuvre d'une réflexion théorique. Seule la réflexivité, qui est synonyme de méthode, mais une réflexivité réflexe, fondée sur un “métier”, un “œil” sociologique, permet de percevoir et contrôler sur-le-champ, dans la conduite même de l’entretien, les effets de la structure sociale dans laquelle il s'accomplit. […] C’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu ; c’est lui qui, le plus souvent, assigne à l’entretien, de manière unilatérale et sans négociation préalable, des objectifs et des usages parfois mal déterminés, au moins pour l’enquêté. […] on s’est efforcé de tout mettre en œuvre pour […] réduire au maximum la violence symbolique qui peut s’exercer à travers elle [la relation d’entretien]. On a donc essayé d’instaurer une relation d’écoute active et méthodique, aussi éloignée du pur laisserfaire de l’entretien non directif que du dirigisme du questionnaire. Posture d’apparence contradictoire à laquelle il n’est pas facile de se tenir en pratique. En effet, elle associe la disponibilité totale à l’égard de la personne interrogée, la soumission à la singularité de son histoire particulière, qui peut conduire, par une sorte de mimétisme plus ou moins maîtrisé, à adopter son langage et à entrer dans ses vues, dans ses sentiments, dans ses pensées, avec la construction méthodique, forte de la connaissance des conditions objectives, communes à toute une catégorie. Pour que soit possible une relation d'enquête aussi proche que possible de cette limite idéale, plusieurs conditions devaient être remplies : il ne suffisait pas d'agir, comme le fait spontanément tout “bon” enquêteur, sur ce qui peut être consciemment ou inconsciemment contrôlé dans l’interaction, notamment le niveau du langage utilisé et tous les signes verbaux ou non verbaux propres à encourager la collaboration des personnes interrogées, qui ne peuvent donner une réponse digne de ce nom à l'interrogation que si elles peuvent se l'approprier et en devenir les sujets. Il fallait agir aussi, en certains cas, sur la structure même de la relation (et, par là, sur la structure du marché linguistique et symbolique), donc sur le choix même des personnes interrogées et des interrogateurs. […] On a ainsi pris le parti de laisser aux enquêteurs la liberté de choisir les enquêtés parmi des gens de connaissance ou des gens auprès de qui ils pouvaient être introduits par des gens de connaissance. La proximité sociale et la familiarité assurent en effet deux des conditions principales d'une communication “non violente”. D'une part, lorsque l'interrogateur est socialement très proche de celui qu'il interroge, il lui donne, par son interchangeabilité avec lui, des garanties contre la menace de voir ses raisons subjectives réduites à des causes objectives, ses choix vécus comme libres à l'effet déterminismes objectifs mis au jour par l'analyse. On voit que, d'autre part, se trouve aussi assuré en ce cas un accord immédiat et continûment confirmé sur les présupposés concernant les contenus et les formes de la communication : cet accord s'affirme dans l’émission ajustée, toujours difficile à produire de manière consciente et intentionnelle, de tous les signes non verbaux coordonnés aux signes verbaux, qui indiquent soit Page | 53 — Chapitre I : Une démarche scientifique — comment tel énoncé doit être interprété, soit comment il a été interprété par l’interlocuteur159. […] En lui offrant une situation de communication tout à fait exceptionnelle, affranchie des contraintes, notamment temporelles, qui pèsent sur la plupart des échanges quotidiens, et en lui ouvrant des alternatives qui l’incitent ou l’autorisent à exprimer des malaises, des manques ou des demandes qu’il découvre en les exprimant, l’enquêteur contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extraordinaire, qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, était déjà là, attendant ses conditions d’actualisation160. […] Il arrive même que, loin d’être de simples instruments aux mains de l’enquêteur, ils mènent en quelque sorte l’entretien et la densité et l’intensité de leur discours, comme l’impression qu’ils donnent souvent d’éprouver une sorte de soulagement, voire d’accomplissement, tout en eux évoque le bonheur d’expression. On peut sans doute parler alors d’auto-analyse provoquée et accompagnée : en plus d’un cas, nous avons eu le sentiment que la personne interrogée profitait de l’occasion qui lui était donnée de s’interroger sur elle-même et de la licitation ou de la sollicitation que lui assuraient nos questions ou nos suggestions (toujours ouvertes et multiples et souvent réduites à une attention silencieuse) pour opérer un travail d’explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour énoncer, parfois avec une extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions longtemps réservées ou réprimées. »161 Pierre Bourdieu, dans Choses dites162, proposait de donner à sa sociologie le nom de « structuralisme constructiviste » (ou « constructivisme structuraliste »), c’est-à-dire cette volonté de dépassement des oppositions conceptuelles fondatrices de la sociologie : en particulier celle opposant le structuralisme — affirmant la soumission de l'individu à des règles structurelles — et le constructivisme — dont il a déjà été dit qu’il fait du monde social le produit de l'action des acteurs sociaux —. On pourrait penser que se référer à lui ne serait pas conforme avec ma ligne paradigmatique, en ce que la sociologie des régimes pragmatiques de l’action, initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, s’opposerait à celle de Pierre Bourdieu (sans mentionner ici d’éventuels conflits de personnes). Il n’en est rien car si Luc Boltanski et Laurent Thévenot s’étaient, dans les années 1980, éloignés la sociologie de Pierre Bourdieu « […] devenue à leurs yeux trop totalisante et atteignant son seuil de 159 « Ces signes de feed-back que E. A. Schlegof appelle response tokens, les “oui”, “ah bon”, “bien sûr”, “oh !” et aussi les hochements de tête approbateurs, les regards, les sourires et tous les information receipts, signes corporels ou verbaux d’attention, d’intérêt, d’approbation, d’encouragement, de reconnaissance, sont la condition de la bonne continuation de l’échange (au point qu’un moment d’inattention, de distraction du regard suffit souvent à susciter une sorte de gêne chez l’enquêté et à lui faire perdre le fil de son discours) ; placés au bon moment, ils attestent la participation intellectuelle et affective de l’enquêteur. » [N.d.A.] 160 « Le travail “socratique” d’aide à l’explicitation, vise à proposer sans imposer, à formuler des suggestions, parfois explicitement présentées comme telles (est-ce que vous ne voulez pas dire que…) et destinées à offrir des prolongements multiples et ouverts au propos de l’enquêté, à ses hésitations ou à ses recherches d’expression. » [N.d.A.] 161 BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, pp. 13891396 ; 1407-1408. 162 BOURDIEU Pierre, Choses dites, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 147. Page | 54 — Chapitre I : Une démarche scientifique — saturation […] »163, chacun de ces trois sociologues s’efforçait, à sa façon, de dépasser les oppositions classiques de la sociologie. Il n’y a pas d’incompatibilité scientifique rédhibitoire entre le structuralisme constructiviste de Pierre Bourdieu la et sociologie pragmatique telle que théorisée et pratiquée par Luc Boltanski ou Philippe Corcuff (avec le régime d’action dit de compassion), cette dernière intégrant « […] dans un même paradigme de multiples apports théoriques européens (Durkheim, Weber, Bourdieu, …) et américains (Chomsky, Garfinkel, Goffman, …) »164 ; ces travaux « […] s’inscrivent dans le sillage de la théorie de Bourdieu, même si l’ambition de leurs auteurs est de construire un nouveau cadre d’analyse, en rupture avec lui. »165 Dans la sociologie des régimes d’action, on tente « […] d’analyser en profondeur les logiques de l’action, leur hétérogénéité dans une perspective foncièrement pluraliste. »166 Pratiquement et épistémologiquement, la méthodologie de l’entretien voulue par Pierre Bourdieu pour La Misère du Monde m’a paru particulièrement indiquée pour cette recherche : sa prise de distance avec les « méthodologues rigoristes » et les « herméneutes inspirés »167 ; sa volonté de faire de l’entretien une communication « non violente »168 ; la recherche de proximité sociale — voire d’ « affinités réelles »169 — entre enquêteur et enquêté ; la possibilité offerte à l’enquêté de « s’expliquer au sens le plus complet du terme »170 et de dire ce qu’il a à dire avec intensité sont précisément ce que je recherchais pour faire produire et présenter un discours sur la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social, lui-même tenu pour être porteur d’un mode de pensée collective. Un seul entretien sera donc proposé à votre lecture — pour les raisons de parti pris méthodologique évoquées précédemment171 — et vous sera présenté dans son intégralité172 dans la forme que Pierre Bourdieu et son équipe de chercheurs avaient retenue pour La misère du monde. Je clos ici le premier chapitre de ce travail, d’une longueur nécessaire, me semble-t-il, à bien fonder les choix épistémologiques et méthodologiques qui le soutiennent. La particularité de la compassion comme objet de recherche, la « sensibilité » du courant de la sociologie pragmatique, le souci de mettre à jour une réalité professionnelle celée : tout ceci m’aura poussé à approfondir pour construire et consolider. Cette exigence scientifique valait autant pour moi-même que pour la validité scientifique de ce travail ; après quoi, il est temps de présenter les matériaux des observations et de l’entretien, puis d’en proposer l’analyse. 163 NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 49. Ibid., quatrième de couverture. 165 Ibid., p. 19. 166 Ibid., p. 79. 167 BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, p. 1406. 168 Ibid., p. 1392. 169 Ibid., p. 1396. 170 Ibid., p. 1407. 171 Cf. supra, p. 49. 172 Cf. infra, « Présentation de l’entretien à usage complémentaire », pp. 74-80. 164 Page | 55 Chapitre II Lieux, situations, actants et représentations Présentation et analyse des comptes rendus ethnographiques Des réflexions méthodologiques qui ont précédé ressort la question cruciale de la difficulté de collecter des matériaux relatifs au régime de compassion173, qui doit être rappelée en introduction à ce chapitre comme justification du nombre relativement peu important d’observations présentées. Pour mémoire : en accord avec mon directeur de mémoire je décidai, au début de l’année 2006, d’entreprendre une enquête de terrain sur mon lieu de travail via l’observation directe non déclarée, ceci après avoir construit un protocole d’observation — ou instrument d’optique — permettant de recréer mon regard, de le systématiser, de l’inscrire dans une typologie174. À cette époque — et parce que j’avais décidé de ne point traquer ce régime de crainte d’une distorsion plus grande encore de la réalité du seul fait de ma présence, de peur de fausser la compassion en l’empêchant ou l’exacerbant —, il ne m’était pas possible de prédire combien de situations je serais amené à pouvoir rendre compte. Ayant choisi de laisser venir le régime de compassion, je prenais évidemment le risque d’en recueillir peu d’exemples mais cette technique d’enquête était celle par laquelle ma recherche devait se mettre en œuvre, préalablement à toute autre, car propre à vérifier ma première hypothèse de recherche175. J’ai également précisé que d’autres techniques, d’autres ensembles épistémologiques eussent eu toute leur place dans cette démarche (la limitation de ma disponibilité m’avait résolu à en différer l’étude), en prévoyant cependant et en second lieu de recourir à un ou plusieurs entretiens, en lien avec ma deuxième hypothèse de recherche. On sait à présent qu’un seul et unique entretien sera produit plus loin, après qu’il aura été fait état des trois observations faites entre février 2006 et mars 2007 et retenues pour cette recherche176. Les comptes rendus ethnographiques de ces observations seront présentés ci-après dans des encadrés, puis contextualisés et commentés avant qu’il en soit proposé l’analyse. 173 Cf. supra, pp. 31-32. Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », pp. VI-VII. 175 Pour les deux premières hypothèses de recherche, se reporter supra, p. 16. 176 D’autres situations ont été écartées, approchantes d’un régime de compassion, car trop partiellement observées ou laissant subsister un doute sur l’état visible de compassion du professionnel. On peut souvent voir un éducateur consoler un adolescent, ou peut-être même être en affection avec lui ; il est plus difficile de savoir s’il a été touché par la souffrance de l’autre, condition préalable pour se compassionner. Ne seront présentés ici que les situations en conformité avec la typologie retenue. 174 Page | 56 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Le premier compte rendu ethnographique traduit une observation en date de février 2006. À l’époque, je tenais depuis peu mon objet de recherche et avais, en lien avec ce dernier, élaboré un protocole d’observation tel que longuement explicité auparavant dans ce travail177. Pour rappel, la figure de rhétorique qui a présidé à la rédaction des comptes rendus, l’hypotypose, se propose de sélectionner une partie seulement des informations correspondant à l’ensemble du régime d’action, pour ne conserver dans la description que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, référées à la typologie retenue pour l’observation elle-même rappelée dans le protocole. J’ai choisi de présenter chronologiquement les comptes rendus ethnographiques de la première observation jusqu’à la dernière et, pour chacun d’entre eux, dirai en quoi ce qui est porté à la connaissance du lecteur peut être facteur de compréhension de la situation observée. L’hypotypose, en effet, en tant que procédé rhétorique, est méthodologiquement valable si elle rend compte de ce que je veux éclairer. Cependant, elle multiplie le risque de production d’artefacts178 car je ne mesure pas entièrement ce que ce procédé peut produire subjectivement chez le lecteur, encore qu’il y ait ici une réelle volonté de faire voir la scène comme par mes propres yeux, d’où le présupposé qu’il sera ressenti ce que j’ai ressenti moi-même, décelé ce que j’ai décelé moi-même. Mais pour que l’hypotypose reste recevable en ce cas, je me devais au préalable de « cadenasser » les liens entre l’objet romancé et l’objet observé par des critères stabilisés — le protocole —, de systématiser — production normée —, pour pouvoir rendre compte d’éventuelles variations ou régularités. De quoi est-il pertinent de rendre compte ? Quels sont les véhicules symboliques de la compassion ? Comment le système actantiel s’organise-t-il pour ce régime dans les situations observées ? Peut-on démontrer l’importance de tel actant choisi d’être mis en relief dans une description ? Pour rester en cohérence avec le paradigme qui préside à cette recherche et, comme il l’a été posé dès le départ, je poursuivrai la démarche de monstration179 qui est la mienne d’une réalité dans l’exercice professionnel, en même temps que je tenterai de montrer pourquoi les actants retenus dans les comptes rendus me semblent être significatifs pour le régime de compassion. J’ajoute que dans « Éléments d’épistémologie »180, cette question avait déjà été abordée, de manière plus générale : « La description, c'est-à-dire, souvent, la modélisation des compétences des acteurs et des dispositifs dans lesquels ils se trouvent placés, peut, quand elle intègre les composantes pertinentes de l'action, être reçue aussi bien en tant qu'explication, sans qu'il soit nécessaire de faire référence à des déterminations d'un autre ordre, qu'il soit technologique, économique ou, aujourd'hui de plus en plus fréquemment biologique. »181. Ici, si la description pourra être tenue pour explication, je ne m’affranchirai pas de la déconstruire, d’en analyser chaque élément, chaque actant par trois entrées : lieux, personnes et objets. 177 Cf. supra, pp. 33-41. Sur les artefacts et l’hypotypose, se reporter supra, pp. 37-38 ; 46. 179 Cf. supra, p. 6. 180 Cf. supra, pp. 28-29. 181 BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 12-13. 178 Page | 57 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Une soirée plutôt plus calme que d’ordinaire dans le groupe de vie des adolescents où je suis passé rendre visite à Gilles, mon collègue. Nous bavardons tranquillement, profitant de l’apaisement procuré par les petites occupations du soir, distractions que ne viennent troubler aucune dispute ni aucun souci. Certains garçons sont déjà au lit, d’autres discutent dans leur chambre ou se détendent devant la télévision… une occasion en or pour les éducateurs de passer en revue leurs sujets d’affection avant de bientôt quitter leur poste et de céder la place au personnel de nuit. Julien a surgi dans l’encadrement de la porte, face à Gilles et à deux pas de moi qui suis assis sur une chaise, un peu en retrait sur le côté. Ni le néon cru du couloir, ni la lueur blafarde de la lampe de bureau ne parviennent à jeter entièrement la lumière sur la scène où les ombres se mêlent pour étrangement déformer corps et objets. Julien a apparu en pyjama, un pyjama en éponge, trop court, aux rayures bleu-blanc horizontales, plaqué sur une silhouette déjà plus enfantine. Il est pieds nus, ébouriffé par l’oreiller, les yeux papillotants tout gonflés de sommeil ; lui si robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir, là, devant Gilles, s’avançant lentement sans me voir, titubant et hésitant. L’instant est comme suspendu et les mouvements ralentis à l’extrême ; il n’y a plus d’ailleurs. Coupé du monde, le regard de Gilles est fixé sur Julien qui s’arrête devant lui, frissonnant, s’appuyant d’une main au bureau et de l’autre se frottant l’œil : — Ma maman elle est morte… lance-t-il a mi-voix. Incapable de répondre, sans voix devant cette parole, le visage de Gilles tressaille, s’agite sous le flot d’émotions qui l’envahit et, sans mot dire, paraît s’abstraire un long moment dont la perte du temps ne me permet d’établir la durée, avant de chevroter : — Je sais Julien… tu veux que je vienne te dire bonne nuit ? En pleurs, Julien se laisse raccompagner doucement jusqu’à sa chambre, soutenu par mon collègue. Je n’ai pas bronché. février 2006 Page | 58 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Dans cette première situation, on remarquera d’abord que je suis sur place avec mon collègue avant qu’il ne bascule en régime de compassion. On pourrait dire dans cette situation que Gilles bascule d’un régime d’engagement en familiarité à un régime de compassion, et c’est bien évidemment l’apparition dans la scène de l’adolescent en souffrance qui provoque ce basculement. Il est tard, la soirée s’achève pour les éducateurs et avant de procéder au coucher des adolescents ; les adultes se rendent fréquemment visite dans leurs groupes de vie respectifs, selon leurs affinités, pour discuter. Je n’ai guère l’occasion d’échanger avec Gilles, étant souvent pris par le quotidien du groupe au sein duquel j’interviens, et c’est en accord avec ma collègue que je me suis absenté pour le rencontrer. À la lueur de la lampe de bureau, dans le calme succédant à une soirée ni plus ni moins agitée que d’ordinaire, alors que les résidents sont couchés ou vaquent à leurs occupations, nous échangeons sur tout et rien ; indication d’ambiance qui revêt de l’importance pour le basculement dans le régime de compassion si l’on considère que le surgissement de l’émotion (au sens de l’émotion occurrente) résulte d’un différentiel entre une disposition personnelle et une modification de la situation. C’est la position de Pierre Livet, qui définit l’émotion comme suit : « C’est la résonance affective, physiologique et comportementale d’un différentiel entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés182) de la situation en cause, et le prolongement de nos pensées, imaginations, perceptions ou actions actuellement en cours. Ce différentiel est apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles (désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou qu’il s’agisse de nos dispositions actuellement activables. Plus ce différentiel est important, plus l’émotion est intense. Il suppose une dynamique, qui peut simplement tenir à nos anticipations cognitives et perceptives, ou bien impliquer une mise en branle de nos désirs, ou enfin un engagement dans une action. Ce différentiel n’implique pas forcément que nous ressentions de la surprise183. Pour cela, il faut que nous ne nous attendions pas à la nouvelle situation. Mais nous pouvons percevoir un différentiel tout en nous attendant à une situation très similaire. Ainsi, nous nous attendons à ressentir un plaisir, mais il est plus ou moins intense que notre attente. C’est l’intensité de l’expérience qui présente un différentiel. On peut encore se demander comment nous pouvons être émus quand, nous attendant par exemple à ressentir un plaisir extatique en écoutant notre mélodie favorite pour la énième fois, nous écoutons une mélodie qui, par hypothèse, est exactement celle que notre mémoire et notre imagination auditive nous présentait, et que nous éprouvons toujours la même émotion. Dans ce cas particulier, nous ne nous attendions pas à quelque chose de normal, mais à quelque chose d’exceptionnel, et la réalisation d’une exception comporte en elle-même un différentiel, puisque de telles réalisations sont effectivement exceptionnelles. Certes, nous pouvons constater un événement exceptionnel sans émotion si nous ne sommes 182 « Ces “ou” ne sont évidemment pas exclusifs » [N.d.A.] « Je remercie Jon Elster pour ses critiques, qui portaient sur ce problème de la surprise et de l’attente. Varela soutenait au contraire que toute émotion implique une discontinuité avec l’état mental précédent, ce qu’il concevait, à la Janet, comme une forme de surprise. Mais il vaut mieux utiliser trois termes différents, l’un pour la dynamique neuronale (la désynchronisation, qui peut intervenir sans surprise, simplement quand on change d’idée), l’autre pour la discontinuité, qui est la manière dont une conscience enregistre le différentiel, et ce dans toute émotion, et le troisième pour l’émotion particulière de la surprise. » [N.d.A.] 183 Page | 59 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — pas intéressés pour le moment à sa survenue. Mais si l’exceptionnel résonne avec celles de nos préférences qui sont actuellement activées, l’émotion se produit. […] Bref, si la situation se poursuit comme il est normal, nous n’éprouvons pas d’émotion, et nous en éprouvons une si elle se modifie par rapport à ce cours normal dans un sens qui importe pour nos activités et dispositions en cours — c’est à cette aune que nous jugeons les exceptions —, que nous attendions ou non à cette modification. On peut en revanche ressentir un sentiment sans qu’un différentiel ait lieu actuellement. Je suis en compagnie de ma femme, nous sommes en vacances, nous nous promenons ensemble depuis une heure. Le plaisir d’être avec elle n’est plus alors une émotion comme au départ, mais un sentiment. La définition du sentiment et donc plus générale que celle de l’émotion. On peut reprendre les mêmes termes, mais en les modifiant : “un différentiel ou une correspondance avec les prolongements de nos activités en cours, apprécié par rapport à nos préférences”. […] La notion de différentiel permet de comprendre pourquoi nous pouvons ranger sous le même nom d’émotions des ensembles forts différents de sensations et de réactions, voire d’expressions. Il suffit qu’entre les sensations et activités initialement en cours et les sensations éprouvées en réaction nous trouvions un même type de différentiel. »184 Le concept de « différentiel » ainsi mis en évidence est dans notre situation particulièrement opératoire, très aigu entre une situation de départ où deux collègues discutent en familiarité et l’arrivée impromptue de l’adolescent qui provoque une forte charge émotionnelle chez Gilles (ainsi que chez moi quoique je sois également occupé par mon observation, car préparé pour elle). Il faut à ce point de la réflexion, avec Pierre Livet, introduire une distinction entre émotion et sentiment, ce dernier étant « […] une disposition affective à l’égard d’une situation, disposition qui reste stable. »185. Mais si nous ne pouvons rien dire ici de la stabilité, de la fréquence de la disposition à se compassionner chez Gilles (encore que l’on puisse penser qu’ayant manifesté ce sentiment dans cette situation, il le déploie ailleurs), il est en revanche observable qu’il est très ému — ou touché — par la survenue de l’adolescent. Je rappelle que le basculement en régime de compassion consiste dans le fait d'être « pris », en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d'autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps186. C’est plus que vraisemblablement le cas. On est donc bien ici à la charnière de deux régimes, du passage — ou basculement — de la familiarité à la compassion, et c’est dans cet instant que le compte-rendu ethnographique doit nous permettre non seulement de voir, mais aussi de comprendre la compassion à l’œuvre dans l’exercice professionnel. Il sera revenu plus loin, à proprement parler, par quelques réflexions sur le basculement dans le régime de compassion187, mais d’ores et déjà il est loisible de se pencher sur cette forte émotion produite par le différentiel mis en évidence par une analyse à trois entrées — lieux, personnes et objets —, comme il l’a déjà été précisé. Auparavant, une notion me semble devoir être éclaircie : celle d’ « émotion de compassion ». 184 LIVET Pierre, Émotions et rationalité morale, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologies », 2002, pp. 23-24. 185 Ibid., p. 180. 186 Cf. supra, p. 7. 187 Cf. infra, pp. 71-73. Page | 60 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — « Peut-être faut-il postuler l’existence d’une émotion de compassion, mais dans la mesure où elle fait immédiatement se mouvoir celui dont elle s’empare, il ne lui reste aucune place pour se déployer en tant que telle. Au contraire la pitié qui, pour faire face à la distance, généralise et qui, pour généraliser, se fait “éloquente”, se “reconnaît” et se “découvre” “en tant qu’émotion, que sentiment” »188 Ce rappel de la distinction entre compassion et pitié chez Luc Boltanski189 (elle-même empruntée à Hannah Arendt) peut être utilement rapprochée du concept de différentiel chez Pierre Livet et des définitions qu’il propose de l’émotion et du sentiment. En effet, en régime de familiarité, notre humeur (à Gilles et moi), la détente que nous permettait une fin de journée paisible ; la fatigue aussi, très certainement ; cet ensemble que Pierre Livet nomme « orientations affectives » s’est vu subitement et fortement perturbé dans son cours par l’apparition de l’adolescent, et l’émotion suscitée par son visible désarroi a fait basculer Gilles en régime de compassion. On pourrait penser que dans la même situation — ou d’autres situations, fort proches —, Gilles eût pu s’ajuster différemment à la personne en souffrance mais, ici, et parce que les critères retenus pour la compassion sont présents, on peut observer le régime à l’œuvre. Ainsi, cette forte émotion, cette « émotion de compassion » fait-elle « immédiatement se mouvoir » Gilles c’est-à-dire le fait agir, dans une intention délibérément active, dans un élan qui le pousse à prendre soin de Julien, à vouloir soulager sa peine. Il y a vraisemblablement du sentiment chez cet éducateur mais, comme je l’ai écrit précédemment, je me cantonnerai à rendre compte et à analyser dans cette partie les émotions en tant qu’elles peuvent se rendre visibles et qu’elles participent du régime. Le sentiment qui, je le rappelle, est « une disposition affective à l’égard d’une situation, disposition qui reste stable » (Pierre Livet), ne sera pas évoqué dans ces analyses car ce serait sur-interpréter que d’en inférer la régularité chez les éducateurs depuis mes observations. En revanche, le sentiment est partout en occurrence dans ce travail et ce serait un abus que d’interdire aux travailleurs sociaux d’en éprouver pour les personnes qu’ils accompagnent, et ce serait un excès que d’exiger du professionnel, de manière normative, qu’il en fît état dans son travail. Resterait cependant à comprendre comment, et savoir pourquoi il conviendrait de les réprimer190. Et si la compassion est souvent définie comme un sentiment191, depuis mes prolégomènes jusqu’à ma conclusion cependant, l’idée que le travail social prenne en compte cette dimension proprement humaine de son action ne m’a pas quitté et ne me quittera pas. Sur ce point particulier, des approfondissements, réflexions et propositions seront avancés plus loin dans ce mémoire. Mon propos est ici de montrer qu’un professionnel peut être touché par son public, et que la compassion est une manière de réagir et d’agir face à ce concernement. Je propose, à présent, de revenir en détail sur l’analyse du premier compte rendu ethnographique, selon la méthodologie retenue. 188 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 19-20. 189 Cf. supra, pp. 34-35. 190 C’est toute la question de départ (voir le « cycle de la compassion », supra, p. 8). On lira plus loin quelques réflexions et éléments de réponse sur la question du « blindage » et de la « préservation de soi » (cf. infra, pp. 103-104.). 191 Cf. « Annexe I — Glossaire et réflexions », pp. I-V. Page | 61 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — « […] une dernière manière de présenter ses analyses consiste à proposer quelques longues scènes commentées. Le récit de chacune suppose des éléments de contextualisation. Ceux-ci sont établis sous forme de synthèse d'observations éparses qui n'ont pas lieu d'être détaillées. Leur lecture est soutenue par la perspective de leur mobilisation dans la compréhension du récit qui va suivre. On évite par là une présentation fastidieuse en forme d'exercice académique. Vient ensuite un récit minutieux de la scène où les caractéristiques biographiques des personnages s'actualisent, où le cadre de la situation révèle son caractère contraignant, où la part de contingence des interactions trouve toute sa place... Les analyses prennent la forme de clefs de lecture pour sortir le lecteur du premier sentiment d'étrangeté face à la scène. Elles font ressortir sa cohérence inattendue. »192 Gilles est ému de compassion193. On peut le remarquer à un ensemble de signes qui montrent qu’il a été touché par la détresse de l’adolescent : à son visage qui « tressaille » sous le coup de l’émotion ; au fait qu’il soit réduit au silence, à quia par le spectacle de cette entrée en scène (rappelons-nous l’« économie de parole de la compassion ») ; à la tension qui l’habite avant qu’il ne se décide à agir, à poser un geste (sa main sur celle du garçon), puis une parole en réponse à l’annonce fracassante et poignante de l’adolescent. Gilles a été touché en plein cœur, et s’est compassionné pour proposer de raccompagner le jeune homme jusqu’à sa chambre et lui « dire bonne nuit » (le border). Cette sollicitude, cet élan compassionnel, s’organisent dans un système actantiel dont je me propose de déconstruire les éléments. Le lieu194 tout d’abord est éloquent : une heure tardive, une lumière douce, propice au relâchement et à la détente, une soirée calme, « plutôt plus paisible que d’ordinaire » où la vigilance s’amollit ; une discussion amicale ; tout prédispose à ce que la surprise de l’entrée de l’adolescent dans la pièce soit grande et favorise le différentiel déclencheur d’émotion. Nous le constaterons avec d’autres comptes rendus : en internat, ces espaces-temps que sont les soirées associés à cette forme de proximité, d’intimité qu’est le partage de tranches de vie dévolues ordinairement à la famille, favorisent des basculements sinon en régime de compassion, du moins en familiarité. Reste que pour la situation qui nous intéresse ici, le lieu me paraît être d’une grande importance pour appréhender le passage de Gilles dans la compassion. 192 ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », ère 2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 106. 193 « Un voyageur, parcourant une des plus pauvres campagnes, rencontre un enfant déguenillé dévorant un morceau de pain qui ressemble à du cirage. Ému de compassion, il lui donne un petit pain blanc. Alors il voit, pour ne plus l’oublier, ce jeune sauvage découper avec respect le pain blanc en tranches minces et l’étendre sur son pain noir, comme il eût fait d’une rare friandise, pour les manger ensemble voluptueusement. Le voyageur comprit que, pour ce petit pauvre qui ne le remercia même pas, le pain noir était l’essentiel et le pain blanc une volupté, fortuite, estimable sans doute, mais ne valant pas une expression de reconnaissance, et qu’il eût été déraisonnable de les engloutir ère séparément. » — BLOY Léon, Exégèse des lieux communs, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2005 (1 éd., 1913 pour la deuxième série), pp. 244-245. 194 Le lieu ou l’espace habité, là où je peux regarder la réalité pour pouvoir la nommer ; pour nourrir, recréer mon regard. Le lieu en ce qu’il peut être significatif pour le régime : lumière, ambiance sonore, décor, heure de déroulement… Page | 62 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Notre adolescent est entré en scène d’une façon particulièrement frappante : « lui si robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir » ; sa vulnérabilité extrême mise en évidence par ses « pieds nus », ses cheveux « ébouriffés par l’oreiller », ses « yeux papillotants tout gonflés de sommeil », sa démarche « titubante et hésitante », sa main « s’appuyant » sur le bureau comme pour le soutenir, « l’autre se frottant l’œil » ; tout en lui évoque un petit garçon ensommeillé nécessitant d’être protégé. Mais particulièrement, un actant me semble devoir être souligné par l’importance de son rôle dans le différentiel qu’a provoqué l’entrée de Julien dans le bureau : le pyjama. C’est lui, juste avant la parole déchirante, qui campe le personnage et en renforce tous les traits de la détresse : « pyjama en éponge, trop court, aux rayures bleu-blanc horizontales, plaqué sur une silhouette déjà plus enfantine. » Son habit donne au personnage une force pathétique et, comme s’il avait voulu en maîtriser le tempo195, le laps de temps (qui m’a paru assez long) entre l’entrée dans la pièce et la parole de souffrance de l’adolescent a certainement contribué à en augmenter chez nous le choc. En surimpression de la lumière, du calme, de la position dans la journée, le pyjama a certainement contribué à préparer l’effet dramatique de la situation, lorsqu’à son paroxysme, la parole de l’adolescent tombe : « Ma maman elle est morte… ». À la suite de cette première observation et du compte rendu que j’en ai fait, je serai d’autant plus attentif à tenter de saisir tous les objets participant au système actantiel. L’analyse à trois entrées — lieux, personnes, choses — doit conduire à se demander si l’association des trois est une condition d’apparition de la compassion. D’emblée, si l’on se souvient des enquêtes qui avaient été mises en œuvre pour la mise à jour du régime de compassion196, il apparaîtrait que celui-ci puisse se produire dans des endroits et situations très différents : hôpital, guichets… et ici internat éducatif. Ce qui me semble devoir être compris, c’est que ces trois éléments de l’analyse sont une manière de déconstruire le système actantiel197 et d’étudier les relations que les actants peuvent entretenir entre eux. Les conditions du basculement en régime de compassion seraient alors à rapprocher du concept de différentiel chez Pierre Livet, ce dont l’analyse qui a précédé a tenté de rendre compte. Sur ce sujet, des informations complémentaires seront apportées dans la partie suivante198. Je vais livrer à présent deux autres comptes rendus ethnographiques suivis de leur analyse. Leurs similitudes et leurs différences seront étudiées et croisées, ainsi qu’avec les éléments de la première situation. Le nombre relativement réduit des observations m’interdira d’en tirer des conclusions hâtives en termes de régularités ou variations, mais ce qui est proposé ici n’est pas une enquête quantitative et je me suis déjà expliqué sur la difficulté de recueillir des matériaux relatifs à ce régime d’action. Plus que jamais, ma démarche est de monstration. 195 Je ne prête évidemment ici aucun calcul, aucune tactique à ce jeune homme. Cf. supra, p. 31. 197 « […] c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se présentant selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre eux. » — NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 52. 198 Cf. « Du basculement dans la compassion », pp. 71-73. 196 Page | 63 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Les yeux prennent quelque temps à s’accoutumer de passer de la vive lumière du couloir à la pénombre de la salle du groupe de vie des adolescentes. C’est pourquoi je ne reconnais pas d’emblée les deux personnes installées sur le canapé, l’une dont la tête est blottie dans le giron de l’autre qui, elle, lui caresse doucement les cheveux. À l’arrêt, je distingue peu à peu la main affectueuse comme celle de Madeleine, l’éducatrice que je venais voir mais, saisi par la scène que je n’ose interrompre, j’observe qu’une adolescente s’est abandonnée à son réconfort, pelotonnée, en chien de fusil et en pleurs, sa tempe posée sur les genoux hospitaliers. Lumières éteintes, on peut voir scintiller la ville par la baie vitrée ; dans mon dos, de la porte d’entrée, surgit un flot de clarté qu’estompe peu à peu la nuit de la pièce. Si on tend l’oreille, on perçoit çà et là les signes habituels que la maison est habitée mais, tout autour de nous, une bulle de paix semble tenir hors d’elle l’agitation quotidienne et lointaine. C’est là que je me tiens et attends. La figure inspirée, quasi extatique de Madeleine, ses yeux lumineux et penchés sur son œuvre ; son assise droite, genoux serrés ; les gestes lents de sa main droite appliquée à lisser la chevelure et la joue de la jeune fille ; tout en elle telle évoque une pietà recueillant et absorbant en elle sa part de tristesse, rayonnant d’une force sereine. Tout juste lève-t-elle les yeux sur moi, comme pour s’assurer que je ne suis d’aucune menace, ou pour m’intimer l’ordre de ne point intervenir. Alors je me tiens, coi, en retrait de la scène, toléré, effacé, tout à ma contemplation. L’adolescente remue un peu et sa main va chercher, dans sa poche de pantalon, un mouchoir qu’elle extirpe et porte à son nez. Madeleine, comme au sortir d’un rêve, semble vraiment réaliser mon attente. — Tu voulais quelque chose ? me demande-t-elle. avril 2006 Page | 64 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Du basculement de cette éducatrice dans le régime nous ne saurons rien car je rejoins la scène en observateur alors que la compassion est déjà à l’œuvre. Aussi, et à la différence de la première situation, ce n’est pas tant sur le différentiel ayant présidé à l’élan compassionnel que s’intéressera cette analyse, mais sur les détails m’ayant semblé être significatifs pour le régime et dont j’ai voulu rendre compte. N’oublions pas qu’à chaque observation, mon regard s’affûte, s’affine, s’enrichit de nouvelles dimensions, s’efforce de percer à chaque fois un peu plus la complexité de ce système actantiel qu’est le régime de compassion. Cette situation évoque la figure de la pietà — on dit aussi mater dolorosa199, ou mère de douleur — qui, dans l’art religieux, en peinture comme en sculpture, désigne la Vierge tenant sur ses genoux le corps du Christ détaché de la croix. De façon plus large, le terme s'applique aux représentations de la douleur maternelle extrême lors de la mort d'un enfant : représentations plus ou moins consciente des canons traditionnels de l'art ancien qui ont marqué la sensibilité de l'Occident200. C’est du moins et d’emblée l’image que cette scène me renvoie dès que j’entre dans la salle principale du groupe de vie, à la recherche de ma collègue ; et c’est ainsi que je la trouve, sans la surprendre201, telle une « pietà » aux « yeux lumineux », « assise, droite, genoux serrés », « appliquée à lisser la chevelure et la joue de la jeune fille ». Mais ce qui me frappe plus que tout et, me semble-t-il, justifie cette description particulière, c’est la configuration du lieu, son ambiance faite de « pénombre », de calme et de sérénité, ce confinement dans une « bulle de paix [qui] semble tenir hors d’elle l’agitation quotidienne et lointaine ». Et c’est à la frontière de cette zone que j’observe, respectueux et attentif, cette courte scène, presque comme si j’étais au musée devant une œuvre d’art sacré. Du moins est-ce moi qui lui donne cette forme descriptive (comme je m’en suis expliqué dans les notes en bas de cette page), estimant qu’elle rend bien compte de ce qui s’est produit entre ces deux personnes, dans ce temps-là. Et peut-être faudrait-il également y voir une propriété de la compassion que de faire que ceux qui la vivent s’isolent, s’abstraient dans le régime, se coupent du monde pour sa mise en œuvre. Nous retiendrons donc ici la qualité du lieu, en partie créé par les personnes elles-mêmes, en partie favorisé par un moment où l’on n’est pas sollicité ou dérangé. 199 La mater dolorosa est la Vierge représentée debout, au pied de la croix, la pietà assise, son fils sur les genoux. Ici, comment ne pas penser à l’étymologie de la compassion (latin compassio ; de cum, avec, et patior, je souffre), qui continue de réaliser l’idée de « douleur » que passion, du moins dans l’usage commun, a perdue, sauf à parler de la Passion du Christ ? D’ailleurs pietà, en italien, se traduit par « pitié, compassion ». 200 Il va sans dire que le choix colorer religieusement la scène ne dit rien de la religiosité du sentiment de ma collègue. Par contre, la compassion elle-même renvoie au religieux, non pas parce qu’elle en est l’apanage, mais parce que la religion elle même s’y intéresse (Cf. notamment la distinction entre compassion et pitié, p. 34.) en tant que vertu à prôner. Et comme la scène m’avait, d’emblée, irrésistiblement fait penser à cette représentation religieuse que l’on nomme pietà, j’ai choisi de la décrire en intégrant cette dimension symbolique et émotionnelle. 201 Car il n’y a pas de gêne ni d’embarras visible chez elle à ce que je la voie se compassionner. D’ailleurs, mon entrée n’interrompt pas l’interaction. Peut-être faudrait-il y voir un effet de ma familiarité avec le milieu que j’observe ? Madeleine étant des collègues avec qui lesquels je m’entends le mieux ? On pourrait aussi penser que la compassion absorbe celui qui la vit, l’abstrait du monde extérieur pour laisser toute la place au déploiement de l’action. Page | 65 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — En cela, cette configuration est proche de la première : une fin de journée, une accalmie dans l’agitation coutumière d’un groupe de vie, une lumière tamisée, les bruits de fond rassurants d’une maison habitée. Sur les personnes, similitudes également dans les attitudes quoique la configuration soit assez différente dans le contact physique qu’entretiennent l’adolescente et l’éducatrice, la tête de l’une sur les genoux de l’autre, se laissant caresser les cheveux. On pourrait être incliné à y voir un effet de genre (et ce serait mon cas, par expérience) : les hommes étant généralement plus réservés que les femmes dans leurs démonstrations affectives, ne serait-ce que parce qu’ils se les interdisent plus strictement, pour des raisons d’éducation, ou de contraintes professionnelles assez évidentes (un homme sera plus facilement « suspecté » qu’une femme en donnant des gestes de tendresse). Mais deux observations ne suffisent en aucun cas pas à en inférer une quelconque règle, et le fait que j’aie insisté sur la personne de la pietà dans la description ne signifie pas que je prête cette attitude aux mères uniquement ; rien n’interdit de penser qu’un homme pourrait agir de même, sauf la profession peut-être202 ? La personne visiblement inspirée de l’éducatrice est aussi à souligner, décrite comme touchée par la grâce (sans postuler chez elle un attachement religieux, la compassion étant parfaitement compatible avec le fait laïque) ; mais, j’insiste, en désirant rendre compte, en voulant la description comme possible explication203. On serait donc amené ici à appréhender la compassion telle qu’elle s’exerce, en situation, entre un travailleur social et une personne accueillie, sans prétention de représentativité mais par exemplification, elle-même fondée sur une observation rigoureuse et systématisée. Peu d’objets— en tant qu’actants — paraissent prendre part au régime de manière évidente ; le visage et la chevelure de la jeune fille cependant, pourraient être regardés comme objet principal de la tendresse de l’éducatrice. C’est sur ce visage que coulent les larmes et que se portent les caresses : « […] la compassion n’est pas muette, mais son langage consiste en gestes et expressions du corps plutôt qu’en mots. »204 Je n’ai pas évoqué le basculement dans le régime puisque n’y ayant pas assisté, je n’ai donc pas évoqué la question du différentiel ; en revanche, il y aurait quelque chose à dire de la sortie du régime par l’épisode du mouchoir qui, dans son utilisation, provoque comme une déchirure de l’instant et semble tirer l’éducatrice de sa rêverie, semble l’en extraire pour la ramener à une réalité plus triviale, ne serait-ce que de s’adresser à moi, qui attends, et de me demander ce que je désire. Le mouchoir sera ici considéré comme un actant, non pas en tant qu’objet en lui-même mais dans l’utilisation qui en est faite : l’obligation pour la jeune fille se tortiller pour le sortir de sa poche dérange sa position et, de fait, celle de son hôtesse ; le bruit du mouchage est de ces incongruités qui mettent semble-t-il à mal l’équilibre fragile de ces moments. 202 Cf. infra, “Profession et compassion », pp. 85-89. Cf. supra, p. 57. 204 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 19. 203 Page | 66 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Une chambre. La deuxième du couloir qui en distribue les entrées à sa gauche ; sur sa droite : une petite cuisine, une salle d’eau et des toilettes. Il est 22 heures trente et le silence règne, à peine troublé par de lointains bruits de coucher : portes de placard, lits tirés, heurts contre murs et meubles, paroles assourdies. Je me suis avancé dans ce couloir, comme d’ordinaire, à l’heure où je dis mon dernier mot aux adolescentes pour leur souhaiter bonne nuit. Peu après, je m’arrête dans la faible lumière des veilleuses pour observer la scène. Je me tiens, debout, dans l’embrasure de la porte, légèrement en retrait de la pièce. Une chambre rectangulaire de quatre mètres sur trois et deux mètres cinquante sous plafond. La porte est grande ouverte. Deux lits parallèles sont disposés perpendiculairement à ma position, à deux mètres de l’entrée et à un mètre l’un de l’autre. Justine et ma collègue sont assises face à moi, sur le lit du fond. Une lumière douce se diffuse depuis ma droite, repoussant l’ombre dans les recoins de la chambre, depuis les ampoules de l’encadrement du petit cabinet de toilette lui-même flanqué de deux armoires. Derrière les protagonistes, la grande fenêtre aux deux panneaux vitrés coulissants est aveuglée par un volet roulant hermétiquement baissé. Quelques affaires éparpillées rendent compte de l’occupation de la chambre par une adolescente : vêtements, accessoires, petits objets personnels éparpillés alentour et jusques sur le second lit, inoccupé du fait de l’absence de la seconde interne. Une chambre la nuit ; autour de nous le calme s’est fait ; tout indique l’endormissement. L’une près de l’autre et face à moi, les deux jeunes femmes peuvent me voir et distinguer mon visage — quoique je sois dans la pénombre — mais, si tel est le cas, elles n’en laissent rien paraître. Assise à sa gauche, l’éducatrice ceint l’épaule de Justine de son bras droit dont la main se crispe sur le haut du bras de l’adolescente. On peut en distinguer les jointures légèrement blanchies et les veines saillantes. Sur sa cuisse gauche repose le revers de sa seconde main dont les doigts se mêlent et se démêlent dans une danse anxieuse. Penchée en avant, Justine a les coudes qui reposent sur ses genoux serrés, le visage enfoui dans ses mains que ses cheveux baignent de blond. De ma place, on n’entend que respirations, entrecoupées des sanglots de Justine qui secouent ses membres de spasmes. Le visage de l’éducatrice est comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui semblent fixer le lit devant eux. Les secondes s’égrènent, sans qu’il soit possible d’en faire le décompte car je n’ose bouger de peur de déchirer l’instant. Puis, soudainement, ma collègue se rassemble pour sortir un mouchoir de sa poche et, s’en étant servi, elle demande : « Parle-moi Justine, dis quelque chose… ». L’adolescente redresse la tête, regarde ma collègue puis se tourne dans ma direction et nous dit : « Laissez-moi ». mars 2007 Page | 67 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Cette dernière observation est certainement la plus aboutie de ma recherche. Tirant expérience des deux premiers comptes rendus, et particulièrement soucieux de traquer le moindre détail significatif pour le régime, je choisis cette fois de rendre compte de manière moins dépouillée, restant toujours dans les contraintes de l’hypotypose pour décrire la compassion quoiqu’apportant plus d’éléments de décor que précédemment, ceci afin de mieux marquer les contours du lieu de l’observation : une chambre d’adolescente, là ou par excellence on n’entre que sur invitation ou sur permission205, là où l’intimité se doit d’être soigneusement respectée ; un lieu sanctuarisé. Si bien qu’à mon arrivée aux abords de la scène, je reste suffisamment en retrait dans l’encadrement de la porte pour observer tout en étant sûr d’être vu, comme un visiteur qui attendrait patiemment qu’on le priât d’entrer où, plus simplement, comme un éducateur respectueux de l’espace intime des personnes. Cette scène est tout d’abord frappante dans l’intensité du ressenti de l’éducatrice, à la différence des deux premières où les professionnels intériorisaient beaucoup plus leur compassion — quand même le regard systématisé pouvait la déceler à de petits détails —. Assise à côté de la jeune fille, l’éducatrice a « ceint l’épaule de Justine de son bras droit » et sa main aux « jointures blanchies » et aux « veines saillantes » « se crispe » sur le haut du bras de l’adolescente. Le plus frappant aura certainement été de les voir comme souffrant de concert, pareillement assises, quoique si la jeune fille s’est totalement abandonnée à ses larmes (« penchée en avant », « les coudes reposant sur ses genoux serrés, le visage enfoui dans ses mains »), ma collègue, elle, est dans une attitude plus proche de la pietà de la description précédente : « Le visage de l’éducatrice est comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui semblent fixer le lit devant eux. ». À la différence notable qu’ici, l’éducatrice paraît être plus encore que — dans les autres situations — dans le partage de la détresse, et moins résolument dans la consolation et le soulagement de celle-ci. Elle sert l’adolescente contre elle et sa main sur son épaule, pour la serrer et la tenir contre elle, est typiquement un geste compassionnel. Pour ce qui concerne le lieu : le décor et l’ambiance, mais aussi la position des corps, il semblerait que l’on fût ici dans une situation assez particulière, de par ma propre expérience et ainsi que nous le confirmera Marie Tournier dans l’entretien qu’elle m’a accordé et que je présenterai plus loin206. On serait ici en effet à la « limite » de ce qui peut encore être considéré comme « professionnel », dans le sens généralement admis du terme, et de ce qui ne le serait plus. Il sera revenu plus tard sur le rapport entre profession et compassion207, mais il me paraît important de souligner dès maintenant que la question du lieu revêt une grande importance dans l’appréciation du caractère professionnel de l’acte posé : la chambre d’une personne accueillie fait du travailleur social un invité, un obligé, et, par là-même, renforce la « […] figure d’inversion de la dissymétrie des rapports entre ces deux catégories d’acteurs […] »208. 205 Avec, de toute évidence, les pièces d’eau où je n’ai aucune vocation à observer. Cf. infra, « Entretien avec Marie Tournier », pp. 75-80. 207 Cf. infra, “Profession et compassion », pp. 85-89. 208 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 27. 206 Page | 68 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Je ne veux pas signifier par-là que les situations de compassion dans les chambres de résidents seraient moins fréquentes qu’en d’autres lieux ; je me suis déjà longuement expliqué sur le caractère non quantitatif de ma recherche, et sur sa non prétention à la démonstration par la statistique. Par contre, je me dois d’attirer l’attention sur le caractère remarquable de la situation : c’est parce que j’étais en situation d’observation privilégiée que j’ai pu la saisir et, surtout, qu’elle ne s’est pas immédiatement défaite lors de mon apparition dans l’encadrement de la porte. Mais il semble également que je sois arrivé à une certaine « saturation » dans mes observations, du moins dans le cadre du protocole tel qu’il avait été construit. On n’en apprend ici guère plus sur le régime de compassion en internat qu’avec les deux autres comptes rendus ethnographiques, et il faudrait peut-être y voir une approche par trop restrictive du régime. La rigueur voulue de ma démarche scientifique, l’originalité, la fragilité et la sensibilité de l’objet de compassion, le paradigme constructiviste et les risques d’égarement qu’il peut faire courir au chercheur ; tous ces paramètres m’ont poussé à jalonner mon cheminement de garde-fous épistémologiques et méthodologiques. C’est pourquoi trois comptes rendus ethnographiques seulement ont été présentés, quoique d’autres observations eussent été réalisées mais sur lesquelles planait l’incertitude de leur qualité de régime de compassion en ce que tous les éléments de la typologie n’étaient pas présents. Si la recherche se poursuit, comme je le souhaite, conviendra-t-il peut-être de repenser le protocole ; mais si celui-ci s’est enrichi à chaque observation, il n’était pas question d’en changer en cours de route. Parce que mon regard avait été recréé par mon instrument d’optique, j’ai été précisément en capacité de m’extraire des situations et de me tenir à ma position d’observateur privilégié. Je gage qu’à l’ordinaire, dans ces situations, j’eusse probablement basculé en régime de compassion ; j’ai été moi-même touché mais la préparation que j’avais imposée à mon regard et la nécessité de la recherche auront brisé mon élan pour me compassionner. Je me suis consacré à observer ces scènes de manière systématique, puis à en rédiger les comptes rendus pour en faire partager la nature mais, à leur relecture, je m’aperçois combien la difficulté est grande de restituer non seulement des faits, mais de les nommer 209 avec soin pour qu’ils produisent l’effet recherché210. D’ailleurs, il probable que je n’aurais pas su décrire si je n’avais pas été moi-même ému211. C’est tout l’enjeu et le pari de l’hypotypose, et le choix de livrer tel détail plutôt qu’un autre dans des termes choisis n’avait pas pour autre ambition que de donner une image « vraie » de la réalité observée — ou plus précisément d’un découpage de cette réalité ; d’une portion de réalité —, en respectant les critères stabilisés retenus pour l’observation. Mon regard en a donc été relativisé, et le fait de consigner l’observation dans ce cadre précis devrait pouvoir permettre (à moi-même ou à d’autres) de poursuivre le travail. 209 C’est en nommant que se produit la rupture épistémologique. Cf. supra, pp. 47-48. 211 Et si je m’observais moi-même en train d’observer, je pourrais m’appliquer la réflexion boltanskienne relative à la souffrance à distance : le chercheur en sociologie que je suis serait, en observant un régime de compassion, plutôt du côté de l’esthétique (c’est-à-dire une forme stabilisées de représentation de la souffrance — ou topique — constituant un mode d’engagement moral du spectateur) où, émancipé des impératifs moraux et politiques, il sympathiserait avec le peintre (mon double en action d’observation/description) lui présentant la situation du malheureux dans toute son intensité. Mais je n’irai pas plus loin dans la mise en abyme. 210 Page | 69 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Je dois aussi, parce que ma démarche est résolument scientifique, revenir sur la figure de rhétorique choisie pour rendre compte de la compassion : l’hypotypose n’est pas pathos (ou abus de pathétique dans le discours), elle n’a pas pour but la manipulation du lecteur, contrairement au procès que l’on pourrait intenter à la rhétorique des passions et que nous rappelle Georges Molinier212. Je ne le répéterai jamais assez : ici l’intention a été de d’assumer une forme de description qui ne prétende pas poursuivre une illusoire objectivité mais vise à tracer une épure, à produire un effet sociologique. Je n’ai pas voulu simuler avoir ressenti ou observé telle émotion de compassion pour acquérir le lecteur à ma cause, j’ai voulu rendre compte au plus juste de ce qui se produisait en régime de compassion, et cela devait passer par une certaine capacité à emporter la conviction du lecteur c’est-à-dire de lui faire vivre la situation comme s’il la regardait par mes propres yeux. Loin de n’être que simple artifice, la figure rhétorique retenue pour langage de description se justifie épistémologiquement en ce qu’elle rend plus vraisemblablement compte de ce que je voulais éclairer. En partant d’un cadre empirique, j’ai investi des lieux (le lieu c’est l’acte, ou action théorisée ; le terrain, c’est là où se produit l’action) qui ont contribué de nourrir mon regard à chaque observation. L’hypothèse de recherche que se proposait de vérifier cette technique d’enquête — l’observation directe non déclarée —, était de montrer le régime de compassion à l’œuvre entre des travailleurs sociaux — dans notre cas des éducateurs d’internat — et des personnes accueillies manifestant une souffrance, une détresse, de faire sortir ce régime de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Sur ce point, j’ai ce sentiment d’inachevé d’avoir peu de comptes rendus à présenter (mais y a-t-il une quantité meilleure qu’une autre ? quand on a écarté l’objectif de représentativité ?) qui se mêle à la satisfaction d’avoir pu pousser une réflexion épistémologique et méthodologique suffisamment loin pour conduire une enquête sociologique. Ce qui a été observé, retranscrit, rédigé puis analysé aura été le produit d’un travail de recherche mené sur mon terrain professionnel. D’autres terrains d’exercice du travail social sont à explorer, dont la limitation de mes moyens et de mon temps m’ont contraint à différer l’étude. Les inventeurs du régime de compassion, Philippe Corcuff et Natalie Depraz, avaient conduit leurs enquêtes (observations et entretiens) en hôpital et aux guichets de l’ANPE — terrains très différents — ce qui laisse posée (presque) intacte la question de la variabilité des objets de compassion, ou de la compassion pour des Autres interchangeables. Et de ce questionnement découle nécessairement une autre question, celle du basculement dans le régime, que je vais à présent aborder. 212 « C’est par la réflexion sur ce style de la passion que l’on peut faire le point sur une vieille problématique rhétorique concernant les passions. Il y a les passions qui touchent la première personne, celle de l’orateur, celui qui parle (ou qui écrit) ; et il y a les passions qui touchent la deuxième personne, celle des auditeurs, ceux qui doivent être persuadés. Pour les derniers, il faut les manipuler, et la question est radicalement positive : c’est l’action psychologique. Dans la première catégorie, se pose la question de la sincérité de (question encore plus patente pour l’écrit), dans la mesure où l’essentiel est de donner l’impression de ressentir telle ou telle passion, utilement pour ses propos. Comme les passions sont contagieuses, l’autorité de celui qui parle infléchira forcément sur son propre état l’état sentimental de ses auditeurs. Les passions sont exprimées par le ton de la voix, et par tout ce qui a trait à l’action, ainsi que par des figures et des lieux appropriés. » — AQUIEN Michèle et MOLINIER Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque », 1999, pp. 308-309. Page | 70 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Du basculement dans la compassion « On peut chercher à poursuivre l’analyse d’Hannah Arendt en prenant appui sur la parabole du Bon Samaritain et sur l’usage qu’en font des juristes contemporains pour fonder ce que l’on nomme, en droit français, l’obligation “d’assistance à personne en danger 213.” L’analyse de cette situation paradigmatique nous permettra d’une part de poser une troisième alternative, à laquelle s’opposent aussi bien la compassion que la politique de la pitié et, d’autre part, de prolonger la réflexion sur la relation entre le spectacle et l’action. Remarquons d’abord que l’histoire du Bon Samaritain, parabole profane au sens où elle ne déploie pas la métaphore du Royaume mais pointe vers l’action à tenir dans ce monde, donne figure, dans sa concision, aux traits principaux de la compassion. Trois passants, sur la route allant de Jérusalem à Jéricho, voient, successivement, un malheureux laissé à demi-mort par des brigands. Les deux premiers passent outre. Le troisième “exerce sa miséricorde” envers lui, bande de ses plaies, y verse de l’huile et du vin, le charge sur sa monture, le mène à l’hôtellerie et, le lendemain, donne deux deniers à l’hôtelier pour qu’il prenne soin de lui jusqu’à son retour. Dans ce modèle, les voyageurs heureux et le malheureux se trouve en présence en sorte que ce qui est à la portée de vue est également à portée de main. C’est précisément cette conjonction entre la possibilité de connaître et la possibilité d’agir qui définit une situation caractérisée par le fait qu’elle propose un engagement qui peut, évidemment, être refusé mais seulement, comme le montre l’exemple des deux premiers voyageurs, en détournant les yeux et en se mettant au plus vite à distance du souffrant. C’est pourquoi, comme le remarque Paul Ricœur, le prochain est ici “de l’ordre du récit” comme “chaîne d’événements” : “la parabole convertit l’histoire racontée en paradigme d’action214”. Second trait pertinent, l’absence de discours. Ni les passants indifférents, ni celui qui porte secours ne mettent en parole la misère du malheureux ni même se justifient. Enfin on ne sait rien ou presque des émotions et des sentiments de celui qui interrompt sa route. La “pitié” dont il est pris à la vue du malheureux se transforme immédiatement en “miséricorde” c’est-à-dire en “disposition objective à soulager la détresse d’autrui” qui incorpore “le sentiment qui incline à l’acte de pitié215”. La disponibilité de l’action ne libère pas un espace entre la vue et le geste dans lequel une émotion ou un sentiment pourraient se déployer en tant que tels et donner lieu à une expression. L’action est par contre décrite en détail. Elle a pour caractéristique d’être faisable. Celui qui fait miséricorde ne fait pas l’impossible. Il consent un sacrifice — en temps, en denrées et en argent —, mais ce sacrifice est limité. La tâche qui se présente à lui n’est pas insurmontable (il arrive après la bataille et ne doit pas, par exemple, affronter les brigands, au risque de sa vie). Enfin, les trois passants arrivant successivement au niveau du malheureux, chacun peut se déterminer comme s’il était seul à considérer la souffrance, ce qui exclut, notamment, un débat sur la question de savoir à qui revient l’obligation de porter secours. Dernier trait, on l’a vu, central, de la compassion, la miséricorde n’est pas mise en place en toute généralité 213 RATCLIFFE James M., The Good Samaritan and the Law, New York, Anchor Book, Doubleday and Company Inc., 1966. 214 RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, pp. 99-111. 215 LÉON-DUFOUR Xavier, Dictionnaire du Nouveau testament, Paris, Seuil, 1978, p. 372. Page | 71 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — mais inscrite dans les relations singulières entre des individus singuliers : des passants sans problèmes et un malheureux dont la souffrance se manifeste localement. Remarquons qu’une telle description du mode de relation compassionnel est réaliste. D’abord, parce qu’elle met l’accent sur la situation, sur les contraintes qui lui sont inhérentes et sur les objets avec lesquels les personnes doivent composer pour s’y engager. Ensuite parce qu’elle se situe au niveau de l’action et plus précisément, d’une action orientée vers le soulagement des souffrances du malheureux, qui doit viser à la fois la faisabilité (tenir compte des contraintes qui pèsent sur celui qui porte secours) et l’efficacité (avoir des chances de modifier effectivement la condition de celui qui souffre). Enfin, parce qu’elle coïncide avec l’expérience ordinaire. »216 À la première lecture de La souffrance à distance de Luc Boltanski, cette réflexion sur la parabole du Bon Samaritain n’avait pas particulièrement attiré mon attention. Je me centrais à l’époque essentiellement sur la dualité compassion/pitié, et m’efforçais de problématiser le régime d’action dit d’interpellation éthique dans le face-à-face217. C’est bien plus tard, au moment de l’analyse de mes comptes-rendus ethnographiques, que je suis retourné à l’ouvrage pour recevoir l’enseignement de ce passage. On l’aura noté, une de mes préoccupations résidait dans la difficulté de mettre à jour le régime de compassion : situation rare, très difficilement saisissable, du moins selon le protocole d’observation retenu. Luc Boltanski m’éclairera plus tard par cette exégèse de la parabole du Bon Samaritain qui, tout d’abord, aborde la question du basculement dans le régime (qu’il ne nomme pas comme tel, puisque postérieurement inventé par Philippe Corcuff et Natalie Depraz) : les protagonistes — le voyageur, le malheureux — doivent être en présence, à portée de vue et à portée de main l’un de l’autre, dans une conjonction proposant un engagement qui peut être refusé si on détourne les yeux et que l’on se met au plus vite à distance du souffrant. On peut donc décider de ne pas y aller, pour un ensemble de raisons dont la prescription de la bonne distance (professionnalité) et de la préservation de soi (blindage) ne sont pas les moindres. Sur ces deux points, il sera revenu plus loin. Toutefois, de nombreuses observations effectuées ressemblaient au régime sans pouvoir entièrement s’y rapporter, scènes de la vie courante où, fréquemment, un éducateur console un adolescent peiné, lui prodigue réconfort et soutien. Il me semblait que ces situations ne pouvaient être qualifiées comme compassionnelles, tout particulièrement parce qu’elles semblaient relever de rapports ordinaires (mais non vulgaires) entre personnes vivant ensemble dans un cadre bien défini. Ces situations, selon Luc Boltanski, sont de l’ordre d’une troisième alternative : « Si les actes de compassion se distinguent d’une politique de la pitié par leur caractère local et pratique, ces deux possibilités s’opposent donc ensemble à une troisième alternative, certainement plus largement répandue, dans la quelle la relation à la souffrance d’un tiers est immédiatement spécifiée en fonction de la nature des liens préexistants qui connectent le malheureux à celui qui prend connaissance de son malheur. »218 Ces 216 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 21-23. 217 Cf. supra, p. 16. 218 Ibid., pp. 25-26. Page | 72 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — liens, selon Luc Boltanski, sont de nature à ordonner des obligations d’assistance selon la qualification du malheureux et sa position dans la communauté. Ainsi, ce qui ne relève ni de la compassion ni de la politique de la pitié est-il qualifié de « figure communautaire » par Luc Boltanski : situation beaucoup plus courante qui, « […] aussi différente soit-elle de la compassion, partage avec elle une propriété qui les oppose toutes deux à la politique de la pitié. Elles ont en effet en commun de résorber la question de l’engagement qui, si elle peut donner lieu à une casuistique, ne se pose pourtant pas de façon troublante, paradoxale ou insoluble. On a vu que dans la compassion, la mise en présence d’êtres singuliers dans une situation comble l’espace entre la vue et le geste, entre la connaissance et l’action ne laissant que l’alternative de la fuite ou du secours, et cela malgré l’indétermination du malheureux, qui est n’importe qui. Dans une figure communautaire, le malheureux est immédiatement qualifié ; il n’est jamais, par construction, n’importe qui. Mais les propriétés qui le déterminent, parce qu’elles sont relationnelles — au sens où elles établissent sa position dans une structure —, définissent aussi, on l’a vu, des tracés conventionnels qui limitent l’incertitude sur la personne de celui qui doit prêter assistance et sur les moyens à mettre en œuvre. L’existence de conventions préalables établissent un préengagement qu’il suffit d’actualiser en cas de besoin. »219 Pour résumer : ne saurait-on se compassionner qu’à la condition que l’autre, en souffrance, fût un étranger, un inconnu qui se révélerait à nous et nous obligerait ? Que l’on n’aurait pu ni voulu éviter ? dans cette éventualité précise ? Il est aisé d’imaginer cette situation à un guichet, là où une partie des enquêtes de Philippe Corcuff ont été menées, mais quid de l’hôpital ? ou encore de l’établissement où j’ai mené ma recherche ? À cette question, je répondrai par la thèse suivante : si les situations de compassion se sont montrées (à moi) si rares dans l’internat éducatif où j’étais en situation d’observation privilégiée, c’est qu’elles sortent effectivement de l’ordinaire des rapports entre les éducateurs et les adolescents accueillis ; mieux, elles sont particulièrement remarquables (ainsi qu’ont tenté de le montrer les comptes rendus ethnographiques) par le caractère extraordinaire de la position des protagonistes dans la situation (« figure d’inversion de la dissymétrie des rapports entre ces deux catégories d’acteurs » nous dit Philippe Corcuff). Et ce qui, selon moi, rend cet Autre si autre, si singulier, si différent de lui-même qu’à l’ordinaire220, c’est l’émotion qu’il nous procure en se montrant autrement ; l’émotion procède dès lors d’un différentiel221 qui, immédiatement, nous fait nous mouvoir, nous engager en compassion, semblant abolir les liens communautaires préexistants. J’ajouterai que si se compassionner, c’est souffrir avec, la parabole du Bon Samaritain ne nous dit rien de cette disposition affective chez le voyageur. C’est pourquoi, dans mes observations, je me suis appliqué à déceler des signes évidents de partage de la souffrance de l’autre, mais aussi de ce que les éducateurs mettaient en œuvre pour soulager la peine des adolescents. Et c’est à partir d’une de ces situations que j’ai demandé à Marie Tournier, ma collègue, de s’exprimer, selon la méthodologie retenue222. 219 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 26-27. 220 Comme Julien, « si robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir », Cf. supra, p. 58. 221 Sur le différentiel, se reporter à la définition de Pierre Livet, Cf. supra, p. 59. 222 Cf. supra, « Une technique d’enquête : l’entretien à usage complémentaire », pp. 49-55. Page | 73 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Présentation de l’entretien à usage complémentaire pour la recherche « Nous livrons ici les témoignages que des hommes et des femmes nous ont confiés à propos de leur existence […] Nous les avons organisés et présentés en vue d’obtenir du lecteur qu’il leur accorde un regard aussi compréhensif que celui que les exigences de la méthode scientifique nous imposent, et nous permettent de leur accorder. C’est pourquoi nous espérons qu’il voudra bien suivre la démarche proposée. […] Comment, en effet, ne pas éprouver un sentiment d’inquiétude au moment de rendre publics des propos privés, des confidences recueillies dans un rapport de confiance qui ne peut s’établir que dans la relation entre deux personnes ? Sans doute tous nos interlocuteurs ont-ils accepté de s’en remettre à nous de l’usage qui serait fait de leurs propos. Mais jamais contrat n’est aussi chargé d’exigences tacites qu’un contrat de confiance. Nous devions donc veiller d’abord à protéger ceux qui s’étaient confiés à nous (notamment en changeant souvent les indications, telles que les noms de lieux ou de personnes, propres à permettre de les identifier) ; mais il nous fallait aussi et surtout essayer de les mettre à l’abri des dangers auxquels nous exposerions leur parole en l’abandonnant, sans protection, aux détournements de sens. […] Or, comment donner les moyens de comprendre, c’est-à-dire de prendre les gens comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes et aux raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont ? Mais comment expliquer sans “épingler” ? Comment éviter, par exemple, de donner à la transcription de l’entretien, avec son préambule analytique, les allures d’un protocole de cas clinique précédé d’un diagnostic classificatoire ? L’intervention de l’analyste est aussi difficile que nécessaire : elle doit à la fois se déclarer sans la moindre dissimulation, et travailler sans cesse à se faire oublier. […] Dans la transcription de l’entretien elle-même, qui fait subir au discours oral une transformation décisive, le titre et les sous-titres (toujours empruntés aux propos de l’enquêté), et surtout le texte dont nous faisons précéder le dialogue, sont là pour diriger le regard du lecteur vers les traits pertinents que la perception distraite et désarmée laisserait échapper. Ils ont pour fonction de rappeler les conditions sociales et les conditionnements dont l’auteur du discours est le produit, sa trajectoire, sa formation, ses expériences professionnelles, tout ce qui se dissimule et se livre à la fois dans le discours transcrit, mais aussi dans la prononciation et l’intonation, effacées par la transcription, comme tout le langage du corps, gestes, maintien, mimiques, regards, et aussi dans les silences, les sous-entendus et les lapsus. Mais l'analyste ne peut espérer rendre acceptables ses interventions les plus inévitables qu'au prix du travail d'écriture qui est indispensable pour concilier des objectifs doublement contradictoires : livrer tous les éléments nécessaires à l'analyse objective de la position de la personne interrogée et à la compréhension de ses prises de position, sans instaurer avec elle la distance objectivante qui la réduirait à l'état de curiosité entomologique ; adopter un point de vue aussi proche que possible du sien sans pour autant se projeter indûment dans cet alter ego qui reste toujours, qu'on le veuille ou non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde. Et il n'aura Page | 74 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — jamais aussi bien réussi dans son entreprise d’objectivation participante que s’il parvient à donner les apparences de l’évidence et du naturel, voire de la soumission naïve au donné, à des constructions tout entières habitées par sa réflexion critique. »223 Entretien avec Marie Tournier Une situation particulière Marie Tournier a 56 ans et est éducatrice spécialisée diplômée depuis 1988. Elle exerce dans notre établissement depuis près de vingt-cinq ans. À mon arrivée voici six ans, nous avons travaillé deux années dans le même groupe de vie ce qui a favorisé notre connaissance mutuelle, et je ne pense pas trop m’avancer en écrivant ici que nous nous tenons en bonne estime. À chaque fois que nous en avons eu l’occasion ces dernières années, nous avons échangé sur notre pratique professionnelle et, si nous ne sommes pas toujours tombés d’accord sur tout, chacun s’est enrichi de la réflexion et de l’expérience de l’autre. Comme je l’avais évoqué dans ma réflexion méthodologique sur l’entretien224, le choix de m’adresser à Marie pour échanger sur l’exercice professionnel — et autant que possible en régime de compassion — ne doit rien au hasard : c’est parce que nous avons noué une certaine proximité, une certaine affinité professionnelle, que je sais que Marie aura des choses à me dire. Pour les mêmes raisons, la familiarité et la confiance résultant de la connaissance que nous avons l’un de l’autre me laissent penser que cet échange permettra l’émergence d’un discours moins lisse, moins convenu, moins normalisé que celui qui pourrait être tenu à un inconnu, même de la profession. On ne se dévoile pas au premier venu et la prudence impose que l’on tienne d’abord le discours prescrit — ou du moins communément admis — sur la bonne attitude professionnelle ; nous verrons que Marie ne l’abandonnera pas mais que sa réceptivité et sensibilité à la situation de compassion l’amèneront à évoquer le conflit que celle-ci peut provoquer chez l’éducateur, à trahir une certaine forme de malaise professionnel, à laisser s’instiller le doute dans ce qui semble être ordinairement tenu pour acquis. Relativement court mais très ramassé, cet entretien m’aura paru si significatif de la position professionnelle délicate du travailleur social en prise directe avec des personnes en souffrance que j’ai décidé de le produire in extenso, dans le corps du mémoire, comme ensemble autosuffisant225, ainsi qu’il l’a été justifié précédemment. À sa lecture et relecture rétrospectives, je me dis que, décidément, tout y est : distance et souci de l’autre ; profession et humanité ; silence et analyse des pratiques ; tout ce qui m’interrogeait au commencement de ma recherche et qui n’a cessé de la traverser ces derniers mois est ici condensé. 223 BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, pp. 9-12. Cf. supra, p. 49. 225 BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, op. cit., p. 13. 224 Page | 75 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — « Ça, c’est peut-être le plus difficile du métier… » — Voilà, donc c’était pour savoir si tu te reconnaissais dans ces situations, ou pas… et s’il y en avait une qui t’inspirait plus que l’autre ? Marie — Alors déjà la situation de Marina, celle qui demande des sorties libres, dans le fait de demander quelque chose pour obtenir, de revendiquer constamment, les adolescents qui revendiquent une liberté ou qu’on leur fasse confiance. Ça c’est beaucoup plus courant. Maintenant pour l’autre situation avec Justine226… [Silence.] je dirais qu’on ne sait pas trop ce qui s’est passé avant… [Silence.] qu’est-ce qui a amené cette situation ? Là je dirais que ça m’intéresse plus dans le sens où je voudrais en savoir davantage. — D’accord. En fait voilà, la situation comme qu’elle est décrite est telle que tu l’as lue, c’est juste la séquence durant laquelle il se passe ce qu’on voit : c’est-à-dire l’éducatrice qui est assise sur le lit avec Justine etc. etc. Alors effectivement, moi je suis arrivé au moment où ça se produisait comme ça. Mais moi si tu veux, quand je suis arrivé, j’ai saisi cette… Marie — [Coupe la parole.] Cette scène… — Cette scène oui, que j’ai observée et retranscrite telle que moi je l’ai ressentie quoi. Bon il y a toujours aussi le regard… Voilà. [Silence.] Donc toi tu penses que ce genre de situation est moins fréquent ? Marie — Je pense que c’est moins fréquent. Déjà la position je veux dire, tout ce que tu as décrit par rapport à cette lumière, cette ambiance, qui est une situation un petit peu maternante, hein ? et à la fois qui pourrait être un petit peu équivoque, je dirais. Et ça, ça me poserait un peu plus de problèmes, tu vois ? — D’accord. Toujours ce moment délicat de… Marie — Parce que j’ai déjà travaillé avec des jeunes filles aussi, et c’est vrai que je pense qu’il y a besoin de garantir une distance, et qu’on peut mettre la main sur l’épaule mais à un autre moment. Pas forcément… dans tout ce lieu comme ça. Parce que ça pourrait être mal interprété, justement. — Par qui tu penses ? Marie — Eh bien euh… — Par moi par exemple ? Marie — Par exemple, par exemple ! Et puis euh [Silence.] je ne sais pas il y a [Long silence.] Tu… je ne sais pas. — On pourrait mettre la main sur l’épaule de l’autre mais dans d’autres situations quoi ? Marie — Tout à fait ! Tout à fait ! mais ça peut être aussi à ce moment-là hein ?! Mais parce qu’on ne sait pas ce qui s’est passé avant, c’est ça, alors le moment où tu le vois c’est… [Silence.] et puis c’est le moment où elle en a besoin cette jeune fille… — Aussi ! Marie — Aussi. — Parce que l’éducatrice, à ce moment-là, a été touchée… Marie — Tout à fait. Tout à fait. [Silence.] — Et tu penses que – je reprends ce que tu me dis – que l’éducatrice aurait dû être plus à distance ? Est-ce que tu penses qu’elle n’aurait pas bien agi ou… ? 226 Deux situations ont été proposées à la lecture de Marie — Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », pp. VIII-XI. Page | 76 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Marie — Ah non je ne pense pas qu’elle n’a pas bien agi ! Je dis qu’on peut interpréter de différentes façons, tout simplement, mais comme on ne connaît pas le contexte, je veux dire, bon… [Silence.] — Peut-être que la collègue ne le connaît pas non plus, qu’elle est arrivée alors que la jeune fille pleurait et qu’elle n’a pas su exactement pourquoi la fille pleurait ? Marie — Peut-être aussi… [Silence.] Mais c’est vrai que moi, s’il y a quelque chose qui se passe, je suggère plutôt de venir dans le bureau pour en parler un petit peu comme ça… même si c’est à 22h30. C’est un lieu plus neutre. [Silence.] — Quand tu dis que ça pourrait être mal interprété – parce que ça m’intéresse –, c’est le jugement de qui ? qui pourrait-être négatif finalement sur ce genre d’attitude ? Marie — Non c’est le fait de cette proximité ! [Silence.] Le jugement de qui... oui ? [Silence.] Ça pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait... tu vois ? Ça peut être par le collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu déjà pas mal de choses qui se sont passées déjà autrefois où il y a pu avoir des quiproquos qui sont comme ça à l’origine d’autres choses. C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance, mais je comprends à la fois cette position qui peut être maternante et qui peut être… protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a besoin à ce moment-là, qui est vraiment très triste et qui n’est vraiment pas bien, bon ! c’est un soutien. [Silence.] C’est arriver à peser le pour et le contre à ce moment-là quoi. Parce que je dis toujours qu’en tant que professionnel, et c’est vrai que c’est ça qui est… toujours ce moment délicat de… je ne sais pas comment… — Oui c’est vrai, on est tiraillé un peu entre… entre le sentiment et le devoir ? Il y a quelque chose de cet ordre-là ? Marie — Oui. — Pourtant, elle en aurait besoin à ce moment-là, et qui d’autre peut lui apporter ? Marie — Personne. — Oui. [Long silence.] On sent que tu… que tu es concernée, je veux dire que tu as été aussi concernée par ce genre de situation ? Marie — Oui. Enfin, je ne me suis jamais trouvée en position d’être assise sur un lit comme ça, enfin aussi exactement, mais c’est vrai aussi que c’est un moment où il y a des confidences qui peuvent se faire, c’est le soir à 22h30, c’est le moment du coucher, le moment le plus difficile, où il y a tout qui revient enfin, c’est la fin de journée, et c’est le moment où il peut y avoir des confidences. C’est humain, tout simplement — Et donc la possibilité aussi pour l’éducateur… Mais est-ce que le moment où effectivement on… on agit de cette manière-là, est-ce qu’on est en capacité toujours de, comme tu le disais, de peser le pour et le contre, de… Marie — Peut-être pas, peut-être pas. Et c’est vrai qu’instantanément je ne pense pas qu’on agit comme un professionnel s’il y a quelqu’un qui pleure, qui… hein ?! on devrait le faire hein ? mais je veux dire c’est humain, tout simplement, on réagit : quelqu'un pleure, quelle que soit la personne, on va vers la personne… sans autre… sans autre réflexion, au départ, hein ? Après il ne faut pas oublier qu’on est dans un internat, qu’on est avec des adolescents, que ce soient garçons ou filles, hein ? c’est… [Silence.] — Et tu disais aussi, et c’était intéressant, que ça peut produire d’autres choses, quand même, et qu’il y aurait eu des confidences… donc ça veut dire quand même que cette situation peut aussi produire d’autres choses, enfin je ne sais pas, ça changerait quoi finalement ? Marie — Mais une relation qui serait un peu plus soutenue avec la personne, entre l’éducatrice et cette jeune fille-là, puisqu’elle aurait pu en parler, mais c’est vrai aussi que parler à ce moment-là qui est un moment qui est… qui est plus particulier… la jeune fille peut aussi le regretter après ! parce que c’est ce moment particulier qui aurait été mis à profit pour Page | 77 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — faire des confidences qu’elle n’aurait peut-être pas eu envie de faire à un autre moment. C’est aussi tout ça qui… c’est vraiment délicat quoi ! — Oui. Là dans la situation il n’y a pas eu de mots échangés. Enfin du moins de ce que j’ai pu en observer quoi… Donc il n’y a pas eu de confidences, il y a juste eu comme ça… Marie — [Coupe la parole.]Un geste. — Oui, un partage, quelque chose… Marie — Oui. [Silence.] Mais qui resterait un moment euh… — Est-ce que ça, ça resterait un moment euh… ? Marie — Oui. Oui… [Silence.] Et c’est peut-être le moment qui était nécessaire à la jeune fille, au moment-là, savoir tout simplement qu’il y avait quelqu’un sur qui elle pouvait compter, au moment-là. Et comme tu disais, de toute façon l’éducatrice qui avait le… le visage comme figé, lisse… [Cite la description.] « Tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui semblent fixer le lit devant eux. » [Silence.] C’est comme s’il y avait… [Avec émotion.] C’est très, très fort quoi… [Silence.] Là je pense qu’il faut garder une certaine distance. Sauf si… — Tu as employé le mot « professionnel » alors est-ce qu’effectivement euh… ça n’est pas… ça pourrait être considéré comme n’étant pas très professionnel cette manière d’agir ? Ou toi tu aurais un jugement plus nuancé… ? Marie — Je crois qu’un adolescent a besoin de pouvoir s’appuyer sur un adulte. Bon. Est-ce que cette compassion, est-ce que cette pitié, cette tristesse en même temps, le fait de dire : « Je partage aussi ta peine » et tout ça… est-ce que c’est supposé être professionnel ? Ou estce que c’est vouloir dire : bon, on a des moments qui sont difficiles, expliquer, enfin les soutenir comme ça mais en disant aussi : attention ! parce que j’entre pas dans ta thèse, enfin c’est pas ça, c’est pas notre travail, je pense qu’il faut garder… là par contre il faut garder une… certaine distance. [Silence.] Sauf s’il s’est passé quelque chose dont on n’est pas au courant [dans la situation décrite] et que toutes les deux, elles, sont au courant. Hein, qui les a touchées toutes les deux enfin je ne sais pas, mais autrement, il n’y a pas de raison, hein ?! — Tu dis : on s’appuie sur un adulte, mais un adulte il est… Marie — [Coupe la parole.] Ah mais il a des fragilités aussi ! — Oui. Marie — Oui… Oui… [Pensive.] Oui. — Ce serait à dire que nous ne sommes pas des adultes comme les autres… Marie — [Coupe la parole.] Ah mais si ! — Enfin je veux dire du fait de notre emploi, de notre statut ? Marie — Si ! Si ! On est des adultes comme les autres mais je crois aussi qu’en tant que parent on est un adulte comme un autre, et que quand on a des enfants… c’est pour ça que moi aussi je suis comme ça, en disant : moi j’ai une ado ! Et donc, je vois bien quand elle a de la peine, et tout, et bon, je fais un câlin ; tu vois, je me remets dans cette situation, tu fais un câlin comme ça, tu la soutiens, mais je ne serais pas triste avec elle, je ne pleurerais pas avec elle, je serais plutôt dynamisante en disant : « Bon ben voilà ! C’est un moment qui est difficile, on va le passer ensemble… » ; ou alors : « Je peux t’aider, je peux te soutenir » mais je ne vais pas me mettre à pleurer avec elle quoi, c’est ça que je veux dire. Et ce n’est pas le fait d’être seulement éducateur, c’est d’être adulte… — Hhm. Tu as employé le terme tout à l’heure de compassion ; euh... ça voudrait dire qu’un adulte devrait s’interdire cette compassion ? Un adulte ne peut pas être triste, à un moment donné, avec un enfant… Marie — [Coupe la parole.] Si ! Si ! — … si c’est un moment triste ? Page | 78 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Marie — Si ! il peut être triste avec un enfant ! Bien sûr ! Mais il faudrait que cela puisse être repris alors, peut-être, que ce soit repris et que ce soit dit… voilà, qu’elle puisse se dire aussi… [Silence.] — Mais on ne sait pas ce qui s’est dit après… Mais est-ce que ce moment-là, enfin j’avais envie de… Enfin volontairement, là on ne sait pas l’avant de cette situation ; ça on ne sait pas et puis là pour le coup, je ne sais vraiment pas… Marie — Oui, oui. — Et on ne sait pas l’après non plus… Marie — Oui. Bien sûr qu’on peut avoir… bien sûr qu’on peut sentir des émotions, parce qu’on est aussi des humains, tout simplement, et euh… [Silence.] Mais… [Silence.] Je ne sais pas comment dire… Ce n’est pas parce qu’on est éducateur, parce qu’on est adulte seulement, mais euh… on sert aussi quelque part de référent, c’est pas calculé ça, c’est pas… je ne dis pas que là, je ne vais pas pleurer parce qu’il me raconte quelque chose de triste, ce n’est pas ça ; je crois qu’un adolescent, il a besoin… la représentation qu’il se fait de l’adulte… ce n’est pas parce que je veux être la représentation non plus… mais j’y crois, fortement je dirais, que je suis quelque part pour soutenir, et en soutenant, ce n’est pas pleurer avec, voilà c’est ça que je veux dire. [Silence ; avec émotion.] Même si je suis triste. — Donc tu vois que tu peux être triste, mais tu t’interdiras peut-être de le montrer, de manière euh… trop expansive peut-être ? Marie — Oui, peut-être comme ça… Peut-être que… [Coupe la parole.] — Quand on dit « les yeux embués », les larmes on peut peut-être les retenir… peut-être ? Les hommes le font bien, puisqu’on leur a appris qu’il ne fallait pas pleurer… Marie — Non moi je dis qu’il faut pleurer ! [Rires.] Non mais je dis que ça ne fait pas forcément ressortir les choses, on peut dire ce qu’on veut, ce n’est peut-être pas du tout lié à la situation de la jeune fille, c’est peut-être juste la personne qui souffre de la situation-là, et à ce moment-là, ça fait écho à quelque chose de son histoire quoi aussi… Et c’est vrai qu’on ne peut pas le contrôler. — Oui. On ne peut pas le savoir. Est-ce que ça peut l’aider ? Marie — Non. Non, on ne peut pas le savoir. [Silence.] Mais la jeune fille qui est là, est-ce que ça peut l’aider de se dire que quelqu’un d’autre est aussi triste qu’elle au même moment ? Estce que… c’est vrai que ça aussi, c’est peut-être aussi très fort ?! — Bien sûr ! Oui parce que là on n’a parlé que de l’éducatrice, on n’a pas parlé de l’adolescente… [En même temps.] Marie — Oui, oui ! — Elle non plus, on ne sait pas comment elle a vécu ce moment… [En même temps.] Marie — Ce moment-là, exactement ! — … ce que ça peut signifier pour elle, etc. Marie — Qu’elle a aussi affaire à un être humain, qui a aussi ses faiblesses, comme elle, et que ça peut être rassurant, aussi… — Aussi oui… Marie — C’est rassurant si quelqu’un est triste à côté d’elle mais est-ce que c’est rassurant aussi si quelqu’un est là… non pas dans la [Inaudible.] hein ?! je ne parle pas de la tricherie de dire ouais… [Inaudible.] c’est pas ça. C’est essayer de pouvoir en parler, même ce geste seulement mais il faut pouvoir en reparler après, donc projeter, voilà, parler. C’est tellement important les moments où… pouvoir se vider aussi… Il y a tout ! Il y a tout à la fois ! [Silence.] Et Page | 79 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — je crois qu’il faut vraiment être confronté à la situation pour dire… parce qu’avec le recul, on peut analyser de différentes façons, et quand on est dans la situation et pris par le… dans le vif de la situation, on réagit d’une façon tout à fait autre. Il faut en parler ! — C’est vrai. Et qu’est-ce qu’on va en faire de ce genre de… parce moi je reviens à la question du jugement des autres, puisque toi tu disais, au début de l’entretien, « mal interprété » ; c’est vrai que je pense moi aussi que ça pourrait être mal interprété. Qu’est-ce qu’on pourrait en faire finalement si ça nous arrive, parce qu’on est tous susceptibles d’être confrontés à ce type de situation. Il faut le garder pour soi ? Il faut en faire quelque chose ? Marie — Il faut en parler ! Je crois qu’il faut en parler. De toute façon. De toute façon il faut en parler avec les collègues, en parler… moi je dirais avec les psys aussi hein ? Eh bien voilà : ça s’est passé à tel moment et… [30 secondes d’interruption par une tierce personne.] — Donc en parler, y compris avec les psys… Marie — Oui. — Et qu’est-ce que tu penses que les collègues en diraient toi ? Marie — Non je pense qu’ils diraient la même chose ; certains diraient « Oui, moi j’aurais fait pareil… », ou d’autres « Tu sais, ça m’arrive souvent, ce moment-là c’est pour essayer de prolonger, c’est pour avoir une relation plus proche avec la personne… » — Tu penses qu’ils seraient plutôt dans la justification là ? Marie — Peut-être, peut-être… Ou alors non, les personnes qui sont tout à fait au clair, il n’y a pas de souci : spontanément, c’était un besoin qu’il y avait à ce moment-là et j’ai répondu à cette nécessité, à ce besoin… — Tu crois qu’il y en a beaucoup des gens au clair sur ce genre de… tu semblais toi-même un peu tiraillée par ce type de situation ? Marie — Oui, oui, oui… C’est certain, c’est certain. — On se demande si on n’a pas mal agi… Marie — Ben oui parce qu’on est toujours en train de se poser des questions, alors que c’est vrai qu’il faut peut-être juste être tout simplement très spontané : il y a besoin, je fais, j’agis, les questions on se les posera après, on verra après, et puis voilà c’est… [Long silence.] — Bien. [Silence.] Tu aimerais ajouter quelque chose ? Marie — Qu’est-ce que je pourrais ajouter ? Qu’il y a des situations particulières tous les jours, et que tous les jours on peut se poser des questions sur nos pratiques, et ça c’est peut-être le plus difficile du métier, c’est sûr… On ne le fait peut-être pas assez, on n’a peut-être pas non plus l’opportunité d’en discuter avec les collègues. Je me rends compte, quand je vois ce genre de situation, oui, c’est sûr, ça manque énormément. — Je suis bien d’accord. [Silence.] Merci beaucoup ! C’était vraiment très intéressant ! Marie — Oh je t’en prie ! juillet 2007 Page | 80 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Soupçons sur la compassion « Le fourreau doré de la compassion cache parfois le poignard de l'envie. » (Friedrich Nietzsche) Si la compassion met à mal une certaine idée de la profession comme je le proposerai plus loin, on doit tout d’abord se demander ce qui lui vaut sa mauvaise réputation ; quels soupçons d’insincérité pèsent sur elle alors qu’elle est définie comme un acte de bonté, animé par la bienveillance envers autrui. Marie Tournier, ma collègue, en lisant la situation de Justine227, a souhaité en savoir plus. Et cette situation où une éducatrice se compassionne pour une adolescente l’a fait réagir : « Déjà la position je veux dire, tout ce que tu as décrit par rapport à cette lumière, cette ambiance, qui est une situation un petit peu maternante, hein ? et à la fois qui pourrait être un petit peu équivoque, je dirais. Et ça, ça me poserait un peu plus de problèmes, tu vois ? » « Parce que j’ai déjà travaillé avec des jeunes filles aussi, et c’est vrai que je pense qu’il y a besoin de garantir une distance, et qu’on peut mettre la main sur l’épaule mais à un autre moment. Pas forcément… dans tout ce lieu comme ça. Parce que ça pourrait être mal interprété, justement. » « […] c’est le fait de cette proximité ! [Silence.] Le jugement de qui... oui ? [Silence.] Ça pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait... tu vois ? Ça peut être par le collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu déjà pas mal de choses qui se sont passées déjà autrefois où il y a pu avoir des quiproquos qui sont comme ça à l’origine d’autres choses. C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance […] » « Mais la jeune fille qui est là, est-ce que ça peut l’aider de se dire que quelqu’un d’autre est aussi triste qu’elle au même moment ? Est-ce que… c’est vrai que ça aussi, c’est peut-être aussi très fort ?! » (Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 76-77 ; 79) Si le parti pris méthodologique a été de ne produire qu’un seul et unique entretien, comme autosuffisant, comme porteur d’un mode de pensée collective228, celui-ci nous renseigne sur les représentations d’une éducatrice blanchie sous le harnois, ayant déjà connu elle-même des situations approchantes de la compassion (ou clairement compassionnelles) qui ont entraîné, sinon des conséquences pour elle, du moins des quiproquos ressentis comme dommageables. C’est toute la question de l’interprétation par la profession de ce genre de situations, dont je rappelle qu’Erving Goffman avance qu’elles rendent le professionnel vulnérable en menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue229. Dans La Souffrance à distance, Luc Boltanski, quant à lui, analyse les critiques qui, depuis deux siècles, portent sur la compassion et la pitié. 227 Cf. supra, p. 67. Cf. supra, pp. 49 ; 75. 229 Cf. supra, p. 8. 228 Page | 81 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — Une critique du sentimentalisme, inspirée de Hobbes ou de Mandeville ; ironie à propos des bons sentiments, comme chez Baudelaire, et toute une lignée d’intellectuels influencés par l’esprit de Sade ; pitié assimilée à une « maladie qui touche les esprits faibles », selon Nietzsche. « Le primat de l’affirmation, lié à une vision esthétique du monde, et le rejet de la pitié trouvent sans doute leur expression la plus vigoureuse dans l’œuvre de Nietzsche. La méthode perspectiviste, qui relativise des valeurs à première vue opposées en les retournant les unes contre les autres, confère au double rejet de la dénonciation et du sentiment, que nous avons d’abord repéré en lisant Baudelaire, une forme particulièrement saillante. C’est dans la polémique […] contre Schopenhauer qui, dans Les fondements de la morale, avait, contrairement à Kant, mis l’accent sur la dimension éthique des émotions sympathiques — de la souffrance en présence des souffrances d’autrui —, que Nietzsche développe avec le plus de virulence la critique du sentiment en retrouvant des arguments et des accents déjà rencontrés au siècle précédent. Là où Schopenhauer croit discerner des sentiments altruistes, il n’y a, en fait, qu’égoïsme caché. »230 Une critique d’ordre politique, dénonçant les intérêts et la domination d’une bourgeoisie qui s’emploie à la philanthropie, la charité, l’hygiénisme, pour mieux faire marcher ses affaires. Jusqu’aux années soixante-dix, les attaques contre les actions altruistes provenaient de mouvements politiques ou artistiques et étaient essentiellement dirigées contre l’ordre « bourgeois et impérialiste », et plus largement la « civilisation judéo-chrétienne » : « Quel est le secret de la pitié sentimentale ? Précisément son alliance cachée avec l’ordre social ; sa capacité à unir des dominésdominés qui cherchent lâchement à attendrir leurs maîtres et des dominants-dominés qui feignent l’attendrissement pour susciter l’adhésion. Et comment ce secret peut-il être éventé ? En dévoilant, encore une fois, la partialité d’un universalisme trompeur et l’accusation qu’il dissimule. La pitié sentimentale, sous apparence de se pencher sur tous les malheureux, quels qu’ils soient, ne retient, en fait, qu’une figure du malheur : celle du malheureux qui n’accuse pas ; qui ne reconnaît pas sa propre violence ; qui, confit, en quelque sorte, dans la gratitude, s’est coupé du mal et dont le ressentiment, la violence cachée, s’expriment, précisément, dans la préférence pour la bienveillance, en tant qu’elle enferme une accusation tacite, dirigée contre les malheureux qui dénoncent et qui accusent. Cette orientation présente donc bien la possibilité d’un rapprochement avec la topique de la dénonciation. Mais ce rapprochement doit être sans arrêt contrôlé de façon à maintenir l’écart maximum avec l’humanitarisme social derrière se cache le misérabilisme chrétien. »231 Une critique d’ordre psychanalytique : « On a vu également comment cet usage du soupçon pouvait prendre appui tantôt sur la topique de la dénonciation, pour mettre en cause la validité des attitudes sentimentales — et dans ce cas l’offensive consiste surtout à dévoiler les intérêts de classe, économiques, ou symboliques, de la bourgeoisie philanthropique ; tantôt, avec une visée plus radicale, sur ce que nous 230 BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 191. 231 Ibid., pp. 200-201. Page | 82 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — avons appelé la topique esthétique, pour récuser la morale tout entière et ses racines “judéo-chrétiennes”. Mais, jusqu’au milieu des années 1970, ces attaques venaient surtout des avant-gardes politiques ou artistiques, et étaient essentiellement dirigées contre la bourgeoisie, l’ordre, le catholicisme, etc. […] De même, lorsque cette thématique s’introduit, au début des années 60, dans la critique universitaire, sociologique ou historique, elle est surtout utilisée pour lier l’action charitable, philanthropique ou hygiéniste aux exigences de l’exploitation capitaliste232. Une telle orientation maintenait en réserve, au moins implicitement, la possibilité d’une émotion authentiquement soutenue par le désir de voir cesser les souffrances d’autrui, comme dans le cas de l’indignation révolutionnaire devant la misère ou encore, par exemple, dans celui de la protestation contre les guerres impérialistes. Cette réserve tombe à son tour lorsque, à la dénonciation des motifs des adversaires politiques, vient s’ajouter le dévoilement des motifs qui inspirent la dénonciation elle-même. Cette mise en cause est opérée essentiellement en utilisant un vocabulaire venu de la psychanalyse. Elle consiste d’abord à faire du désir le motif de tout émotion et de toute action à visée altruiste puis, en soumettant ce désir à une rhétorique du soupçon, à dévoiler derrière le désir altruiste, soit des désirs égoïstes — ce qui permet de faire un pont avec la thématique des intérêts cachés — soit des frustrations et des refoulements. Nous en prendrons deux exemples. Le premier, qui concerne les travailleurs sociaux, montre comment la critique externe s’est retournée en critique interne. Le dévoilement des intérêts cachés qui soutiennent l’action bienveillante des assistantes sociales prolonge la critique des bons sentiments et de l’action charitable en tant qu’instruments de domination douce dans laquelle figure déjà, le plus souvent, une analyse de la façon dont le refoulement sexuel des assistantes sociales issues de la bourgeoisie catholique est mis au service de la répression des classes populaires233. Mais ces analyses n’ont pas seulement un usage historique. Elles sont réappropriées, à la fin des années 70 par une partie des travailleurs sociaux engagés dans des avantgardes politiques qui placent le désir au principe de leurs actions professionnelles et politiques et le soumettent à la critique. On lit, par exemple, dans un choix de textes rassemblés en 1976 par la revue Champ social, qu’un “désir charitable et altruiste (…) pour être solide doit renvoyer aussi à son propre désir234 ”. Or, l’analyse de ce désir fait voir qu’il est loin d’être irréprochable. Le chapitre consacré à “La sexualité du travailleur social” montre, par exemple, comment le travailleur social “va trouver une satisfaction libidinale à prendre en charge les problèmes de ses vis-à-vis : certains travailleurs sociaux ne s’y trompent pas et savent toute l’ambiguïté qu’il y a à être à 232 « Dans l’immense littérature — souvent d’inspiration foucaldienne ou deleuzienne — sur la philanthropie comme forme de domination douce on retiendra, particulièrement, les études du CERFI publiées dans la revue Recherches et, notamment, L. Murard, P. Zylberman, « Le petit travailleur infatigable », Recherches, n° 25, novembre 1976 ; I. Joseph, P. Fritsch, « Disciplines à domicile », Recherches, n° 28, novembre 1977 ; L. Murard, P. Zylberman, « L’haleine des faubourgs », Recherches, n° 29, décembre 1977. » [N.d.A.] 233 « Un exemple tardif mais typique de cette thématique est fourni par l’ouvrage de J. Verdès-Leroux, Le travail social, Paris, Minuit, 1978. On y lit, par exemple, dans un chapitre intitulé “Pouvoir et assistance” : “Réprimées, surveillées, corrigées, élevées dans la crainte du péché, l’exaltation de la souffrance et du sacrifice, la condamnation des plaisirs, les jeunes bourgeoises ne peuvent et ne savent rien faire d’autre que réprimer, surveiller, etc. Elles parlent des ‘gamineries’ des ouvrières et qualifient leur fatigue ‘d’énervement d’enfant’.” (J. Verdès-Leroux, op. cit., p. 31) » [N.d.A.] 234 Champ social, choix de textes, Paris, Maspero, 1976, p. 126. Page | 83 — Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations — l’écoute du désir de l’autre (pour reprendre une phrase célèbre dans notre profession)”235. »236 Je n’inférerai pas de l’entretien accordé par Marie Tournier que cette dernière puiserait ses références dans une des trois grandes catégories de critiques relevées par Luc Boltanski dans La souffrance à distance, quand même on puisse raisonnablement penser que ces critiques aient traversé (et traversent encore) le champ social et particulièrement la formation des travailleurs sociaux. Et si je me dois d’ajouter qu’il n’est pas question ici de proposer une critique des critiques, qui aurait toute sa place mais qui dépasserait mes ambitions de recherche actuelles, je me dois également de rappeler que j’ai, dans mes prolégomènes237, posé l’hypothèse que il ne s’agissait pas pour moi d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité du travailleur social, mais de ne pas nier qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. Et c’est en m’appuyant sur l’entretien de Marie Tournier que j’ouvrirai le dernier chapitre de ce travail par une réflexion sur « Profession et compassion », thème proposé par l’éducatrice elle-même dans son discours sur l’« antiprofessionnalité » d’un tel sentiment manifesté dans l’exercice du métier. Cette réflexion nous fera faire un détour par la déontologie (ou morale professionnelle), que je choisirai comme appui plutôt que de revenir sur les trois ordres de critiques de la compassion rappelés par Luc Boltanski ; non pas, encore une fois, que ces critiques ne soient pas pertinentes ni n’aient à être prises en compte — en tant qu’objections possibles à toute forme de compassion dans l’exercice professionnel —, mais plutôt qu’il me semble qu’elles doivent être mises de côté pour poursuivre cette recherche. Malgré tout, elles resteront en arrière-plan de ce travail, et il était utile à mon sens d’en faire état. Subséquemment à tout ce qui a été montré dans les comptes rendus ethnographiques et par l’exégèse de la parabole du Bon Samaritain ; suggéré aussi par Marie Tournier lorsqu’elle nous confie : « c’est humain, tout simplement » dans une parole qui donne un aperçu d’infini ; malgré les soupçons qui pèsent sur elle et qu’elle ne lèvera probablement jamais en totalité, la compassion, telle que nous l’avons rencontrée tout le long de cette enquête, se doit de se justifier envers cette profession dont nous avons posé l’hypothèse qu’elle la jugeait antinomique avec ses prescriptions de bonne distance et de professionnalisme ; de se référer aux questions d’éthique et de justice dans les pratiques sociales ; de s’envisager comme une compétence morale en situation de proximité avec les personnes accueillies. Ces points constitueront la trame réflexive du dernier chapitre de ce travail. 235 Champ social, choix de textes, Paris, Maspero, 1976, pp. 179-184. BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, pp. 247-249. 237 Cf. supra, p. 20. 236 Page | 84 Chapitre III Les effets, les usages Profession et compassion Marie Tournier n’est pas sûre d’elle. Bien sûr, ce doute, je l’ai délibérément instillé durant l’entretien que nous avons eu ensemble238 : par mes questions, en interrogeant les évidences, les certitudes de la profession qui en deviennent des quasi lieux communs. Chez elle, les préventions envers la compassion s’inscrivent résolument du côté de la professionnalité, et on s’aperçoit très vite que ses réticences résistent mal au questionnement, à la logique, à l’interrogation : « Ah non je ne pense pas qu’elle n’a pas bien agi ! Je dis qu’on peut interpréter de différentes façons, tout simplement, mais comme on ne connaît pas le contexte, je veux dire, bon… [Silence.] » « […] mais je comprends à la fois cette position qui peut être maternante et qui peut être… protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a besoin à ce momentlà, qui est vraiment très triste et qui n’est vraiment pas bien, bon ! c’est un soutien. [Silence.] C’est arriver à peser le pour et le contre à ce moment-là quoi. Parce que je dis toujours qu’en tant que professionnel, et c’est vrai que c’est ça qui est… toujours ce moment délicat de… je ne sais pas comment… » « Et c’est vrai qu’instantanément je ne pense pas qu’on agit comme un professionnel s’il y a quelqu’un qui pleure, qui… hein ?! on devrait le faire hein ? mais je veux dire c’est humain, tout simplement, on réagit : quelqu’un pleure, quelle que soit la personne, on va vers la personne… sans autre… sans autre réflexion, au départ. » « C’est arriver à peser le pour et le contre à ce moment-là quoi. Parce que je dis toujours qu’en tant que professionnel, et c’est vrai que c’est ça qui est… toujours ce moment délicat de… je ne sais pas comment… » « Je crois qu’un adolescent a besoin de pouvoir s’appuyer sur un adulte. Bon. Estce que cette compassion, est-ce que cette pitié, cette tristesse en même temps, le fait de dire : « Je partage aussi ta peine » et tout ça… est-ce que c’est supposé être professionnel ? » « Oui. Bien sûr qu’on peut avoir… bien sûr qu’on peut sentir des émotions, parce qu’on est aussi des humains, tout simplement, et euh… [Silence.] Mais… [Silence.] Je ne sais pas comment dire… Ce n’est pas parce qu’on est éducateur, parce qu’on est adulte seulement, mais euh… on sert aussi quelque part de référent, c’est pas calculé ça, c’est pas… » (Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 76-79.) 238 Cf. supra, pp. 75-80. Page | 85 — Chapitre III : Les effets, les usages — « Bien agir » ; « en tant que professionnel » ; « comme un professionnel » ; « peser le pour et le contre » ; « supposé être professionnel » ; sont autant de prescriptions qui nécessitent d’être réinterrogées. Alors ? antiprofessionnelle la compassion ? Contraire aux prescriptions et usages de la bonne attitude professionnelle du travailleur social ? À cette question que je posais dès mes prolégomènes239 je voudrais apporter, sinon des réponses fermes et définitives, du moins des clefs de compréhension en prenant soin tout d’abord de définir le terme même de « profession », par l’ouvrage de Claude Dubar et Pierre Tripier intitulé Sociologie des professions. Après avoir passé en revue les controverses sur la définition même du terme profession dans les sociologies anglosaxonne et française, les auteurs nous proposent « […] le parti terminologique [qu’ils ont] adopté et qui consiste à tenter de spécifier quatre sens différents du terme “profession” correspondant à quatre contextes d’utilisation du terme, mais aussi à quatre points de vue différents sur l’activité de travail. […] On découvrira, chemin faisant, à quel point chacun de ces sens est lié à des qualificatifs (qualification, compétence, etc.) ayant des significations différentes qui engagent souvent de véritables conceptions du monde (du travail mais aussi de l’organisation, du marché et de la société tout entière). » 240 De manière à faciliter les approches du terme profession par ces quatre entrées, Claude Dubar et Pierre Tripier proposent un schéma dont une reproduction est jointe en annexe241. Et si l’on joue au « petit jeu » que nous proposent les auteurs de faire fonctionner leur modèle en occupant successivement les quatre points de vue de la définition, on se rend compte bien vite que les travailleurs sociaux, du moins ceux des « professions historiques »242 se placent surtout du point de vue de la « profession=métier » telle que l’entendent Claude Dubar et Pierre Tripier243. 239 Voir, notamment, supra pp. 16 ; 20-22. ère DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1 éd., 1998), p. 6. 241 Cf., « Annexe IV — Les définitions du terme profession », p. XII. 242 La professionnalisation des « travailleurs sociaux historiques » n’a pu se réaliser que grâce à l’appui d’un ensemble institutionnel puissant jouant un rôle important sur les formations et l’organisation des emplois. Dans les années 1960-70, la France connaît une période de croissance économique importante, et que ce soient dans les secteurs privé ou public (financés par la collectivité), l’embauche de travailleurs sociaux se fait de façon massive. C’est en particulier l’État qui va imposer ses régulations à ces embauches, en créant un ensemble de diplômes nationaux qui viendront s’ajouter au diplôme d’assistant de service social — datant de 1936 et confirmé par la loi de 1946 —. Sont donc institués comme diplômes d’État : le DEFA (diplôme d’État aux fonctions d’animation, 1979), le diplôme d’État d’éducateur spécialisé (1967), et celui d’éducateur de jeunes enfants (1973). Le terme de « travail social » va ainsi englober un ensemble de pratiques et d’histoires qui, à l’origine, sont différentes. C’est la thèse de Jacques ION et Bertrand RAVON dans leur ouvrage Les travailleurs sociaux [ION Jacques, ère RAVON Bertrand, Les travailleurs sociaux, Paris, Éditions La Découverte, 2002 (1 éd. 1982).], quand ils présentent les professions du social dites historiques, ou canoniques ou encore labellisées. Ces professions sont les métiers les plus visibles, souvent les plus anciens, en tout cas les plus reconnus, cette reconnaissance reposant sur un statut et sur la réglementation de l’exercice professionnel : définition des missions et des mandats, rémunération, organisation des formations et des voies d’accès aux postes de travail. 243 Moi-même, à la question de ma profession déclarée, je pourrais répondre « travailleur social » ; à spécialité considérée comme un métier : « éducateur spécialisé » ; à la question de mon emploi : « éducateur d’internat » ; et à la question de ma fonction : « éducateur », de manière générique, pour la fonction éducative. Mais je me définirais d’emblée comme un éducateur spécialisé. 240 Page | 86 — Chapitre III : Les effets, les usages — Ce serait donc plutôt la spécialisation professionnelle qui serait mise à mal par la compassion ou, pour le dire autrement, le régime de compassion troublerait une certaine idée du métier 244 — selon le modèle français hérité des corporations et de la distinction entre « arts mécaniques » et « arts libéraux » (XIe–XIVe siècles)245 —. Ce serait ne pas exercer ce métier dans les règles de l’art et, ceci, dans le cas de la compassion, en référence à la prescription professionnelle de la bonne distance avec le public concerné par l’accompagnement social. C’est la thèse de la professionnalisation au sens moderne du terme : il faut se séparer : croire à la séparation entre ce que doit être un professionnel (dans notre contexte français) et ce qui ne l’est pas. Le professionnel doit se purifier, s’éloigner de certains régimes d’action jugés incompatibles avec la bonne technique et les finalités du travail. « La même stratégie de démarquage se développe face aux bénévoles qui affirment construire des relations positives avec les usagers au nom de leur compassion et de leur humanité. Là encore, ce qui constitue la spécificité du travail social, ce n’est pas de rendre des services, ce que beaucoup peuvent faire, mais c’est de rendre ces services dans le cadre d’une relation visant la transformation et la libération de la personne. Il y a une technicité de la distance ; “Il y a un cadre imposé, il y a une spécificité” dit Véronique. Et le référentiel latent de ce cadre, c’est le programme institutionnel luimême tel qu’il est tenu par l’équipe et par l’ethos professionnel faisant qu’une relation à autrui n’est jamais totalement naturelle et spontanée. Alors que les bons sentiments et la pitié sont les vertus humaines les plus banales, les plus aléatoires et les plus suspectes aussi, le désir d’aider n’étant jamais éloigné de la volonté de dominer, les professionnels seraient capables de distance et de contrôle de leurs élans. Alain : “Je ne suis pas du tout d’accord quand on dit que c’est subjectif la relation.” La formulation professionnelle et la réunion de synthèse interdisent justement l’envahissement de cette subjectivité, de cette proximité et de cette fusion trop faciles car, dans le programme institutionnel 246, ce n’est pas directement la personne qui est engagée, mais ce qu’elle incarne au-delà de ses émotions, même quand on ne sait pas trop nommer ce dieu caché. “Il faut se protéger de la subjectivité”, même si le principe qui fonde la distance est vide ou indéfini, il reste indispensable à la construction d’une 244 Ou « art mécanique : « SPÉCIALT (fin XVIe) VX — Métier exigeant une aptitude et des connaissances (apprentissage) de la part de la personne qui l’exerce. […] VX (ou dans les usages spéciaux) — Technique particulière ; ensemble de règles pour produire qqch. Les règles d’un art. MOD. LOC. — Les règles de l’art : La manière correcte, réglée de procéder. » — Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 147. 245 Se reporter, à ce sujet, au chapitre premier de la Sociologie des professions de Claude Dubar et Pierre Tripier intitulé « La profession–corps. Le modèle “catholique” des corps d’État », Paris, Armand Colin, ère 2005 (1 éd., 1998), pp. 15-29. 246 « Le programme institutionnel peut être défini comme le processus social qui transforme des valeurs et des principes en action et en subjectivité par le biais d’un travail professionnel spécifique et organisé. […] Le programme institutionnel a longtemps défini la forme principale de travail professionnel sur autrui. Bien que ce type de travail soit aujourd’hui emporté par la décomposition de cette matrice, il reste que le programme institutionnel doit être compris et construit comme un type idéal afin de distinguer ce qui peut toujours en relever et ce qu’il peut y avoir de nouveau dans la manière dont notre société fabrique des individus et des sujets. » — DUBET François, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, pp. 24-25. Page | 87 — Chapitre III : Les effets, les usages — posture professionnelle. Ainsi le discours des travailleurs sociaux est-il toujours métaphorique, allusif, toujours “autour” de ce dont il parle. »247 On ne saurait mieux dire que François Dubet : la compassion est bien considérée comme antinomique avec la posture professionnelle du travailleur social. La profession est donc bien de l’ordre du prescrit : un métier constitué en corps (mythifié), avec ses propres mécanismes d’autoproduction et d’autocensure. En conséquence, il serait (et il est) parfaitement légitime de ne pas vouloir basculer dans le régime de compassion car, si le fait venait à être connu, on aurait affaire au jugement de ses pairs : « Ça pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait… tu vois ? Ça peut être par le collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu déjà pas mal de choses qui se sont passées déjà autrefois où il y a pu avoir des quiproquos qui sont comme ça à l’origine d’autres choses. C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance […] » (Marie Tournier, juillet 2007, cf. p. 77.) Mais pas seulement, selon Marie Tournier : par les personnes accueillies elles-mêmes et, en filigrane, par l’« administration » (au sens goffmanien du terme248). Nous sommes bien alors dans ce que supposais, dès le commencement de cette recherche en questionnant le cycle de la compassion249, et le risque de rappels à l’ordre que cette dernière peut faire courir à celles et ceux qui en auraient transgressé l’interdit. Or, la compassion se produit ; des éducateurs, nous l’avons vu, basculent dans ce régime d’action. Bien que je me sois interdit d’inférer de mon enquête toute régularité de cette disposition chez les personnes observées, je peux tout de même en induire (parce qu’il s’agit d’un sentiment, donc de notre humanité) que, vraisemblablement, d’autres professionnels sont concernés, même si certains s’en défendent. Et si, contrairement au travailleur social cité par François Dubet, je ne participe pas à 247 DUBET François, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, pp. 243-244. Pour rappel, selon Erving Goffman, dans son ouvrage Asiles, quelle que soit la distance que le personnel essaie de mettre entre lui et les « reclus », ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d’amitié. « Il existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence humaine. Le personnel compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un traitement rigoureux ». On observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en chaîne » — ou cycle de la compassion — : au départ l’employé se tient à une telle distance du reclus qu’il ne peut comprendre sa souffrance, puis il ne voit pas de contre-indication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable par compassion en menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue. Par réaction, on peut mettre à l’index l’employé fautif en le limitant, par exemple, au champ d’activité quotidien du personnel tout en l’écartant du contact avec les reclus. En ajoutant à cela l’obligation pour le personnel de respecter certaines règles de dignité de la personne humaine, on comprend les difficultés propres au travail sur l’homme, mais aussi que l’institution produit elle-même un contrôle de l’écart à la norme : ceux qui sont le plus éloigné des reclus rappellent à l’ordre celui qui s’en rapproche trop car il constitue « […] une menace pour l’équilibre des rapports fondés sur une certaine distance entre ses collègues et les reclus. » — GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 ère (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), pp. 129-130. 249 Cf. supra, pp. 8-9. 248 Page | 88 — Chapitre III : Les effets, les usages — l’illusion de l’objectivité totale dans ma relation à l’autre (« Je ne suis pas du tout d’accord quand on dit que c’est subjectif la relation. » nous disait Alain250), je dois bien me rendre à l’évidence que je ne peux, pas plus, souscrire à l’illusion d’une totale maîtrise de moi-même sur mes propres émotions ou sentiments. Qui le pourrait ? et dans quel but ? On est bien là dans la rhétorique professionnelle de la maîtrise mais, à la médiane du « je m’interdis de » et du « je m’autorise à », il est une autre voie, qui consiste, comme nous rappelle Luc Boltanski, à penser différemment le rapport à l’action : « On cherche, au moyen d'une description séquentielle de l'action, à contourner certains des problèmes que posent les programmes qui, en sociologie, se donnent une conception unitaire de l'action et, par là, des personnes entièrement mues par un seul type de motif et selon une seule logique (par exemple celle des intérêts égoïstes). On espère du même coup définir une position médiane entre un agent complètement déterminé et un sujet libre et, enfin, être à même de rendre compte des conduites sans charger les personnes d'un appareillage trop lourd et en distribuant les contraintes entre les humains et les choses qui les environnent. Nous partirons d'une idée simple : il existe différents régimes d'action entre lesquelles les personnes peuvent basculer, à condition de se plier aux contraintes différentes que leur posent chacun d'entre eux. On peut faire l'hypothèse qu'une personne s'ajustera normalement au régime demandé par la situation et au régime dans lequel sont les autres personnes présentes. Mais cet ajustement n'a pas le caractère d'une obligation. Le genre de contraintes auxquelles nous pensons ne sont jamais assez puissantes pour autoriser le langage du déterminisme. »251 Ni complètement déterminé, ni totalement libre, le travailleur social qui aura basculé ou non en régime de compassion s’accordera, postérieurement, une part de maîtrise et de contrôle mais, parce qu’il est un professionnel — c’est-à-dire une personne qui, aussi, est en capacité de faire retour sur sa propre pratique pour lui même et avec ses pairs —, il pourra décider d’en faire quelque chose252. Il est en effet toujours bon de proposer des points d’appui à une profession qui a besoin de se parler, de se dire ; de lui permettre de faire sortir des pratiques de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. C’est tout l’enjeu de la dernière partie de ce travail : « Les professions sont aussi des formes historiques d'accomplissement de soi, des cadres d'identification subjective et d'expression de valeurs d'ordre éthique ayant des significations culturelles. L'origine religieuse du terme “profession” pose aux sociologues les questions du sens subjectif des activités de travail, de la dynamique des cultures professionnelles et des formes d'individualités qui constituent, depuis Max Weber, des préoccupations centrales de la sociologie »253 La compassion dans l’exercice professionnel, en effet, est aussi une question d’éthique, de justice, thèse que je vais développer à présent. 250 Cf. supra, p. 87. BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52. 252 Cf. infra, « En faire quelque chose ? », pp. 100-108. 253 ère DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1 éd., 1998), p. 7. 251 Page | 89 — Chapitre III : Les effets, les usages — Une question d’éthique, une question de justice « Le propos de cet essai est de mettre au jour l’intention éthique qui précède, dans l’ordre du fondement, la notion de loi morale, au sens formel d’obligation requérant du sujet une obéissance motivée par le pur respect de la loi elle-même. Si je parle d’intention éthique plutôt que d’éthique, c’est pour souligner le caractère de projet de l’éthique et le dynamisme qui sous-tend ce dernier. Ce n’est pas que l’idée de loi morale n’ait pas sa place en éthique. Elle a une fonction spécifique ; mais on peut montrer que celle-ci est dérivée et doit être située sur le trajet d’effectuation de l’intention éthique. Je propose donc de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d’éthique pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et de désigner par morale tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois, des normes, des impératifs. Nous mettrons à la base de notre réflexion un réseau conceptuel en forme de triangle, en prenant pour modèle les trois pronoms personnels je, tu, il. Nous définirons de cette manière un pôle-je, un pôle-tu, un pôle-il (neutre) qui, pris ensemble, constituent le triangle de base de l’éthique. »254 C’est sur la base de cette définition de Paul Ricœur que je vais fonder mon propos sur l’éthique qui, comme le philosophe l’indique, doit être entendue comme un cheminement, une ambition : « […] celle de reconstruire tous les intermédiaires entre la liberté, qui est le point de départ, et la loi, qui est le point d’arrivée. »255 Ce cheminement, ce projet, s’effectue depuis le pôle-je, point de départ, « […] liberté en première personne qui se pose elle-même. »256 Et il y a éthique « […] d’abord parce que, par l’acte grave de position de liberté, je m’arrache au cours des choses, à la nature et à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme l’autre de la nature. »257 Le point de départ de l’éthique est la position par soi-même de la liberté, « […] mais elle ne constitue pas encore l’éthique elle-même. Ce qui manque, c’est la position dialogique de la liberté en seconde personne [le pôle-tu]. Nous n’avons donc fait que la moitié, et même le tiers du chemin dans une analyse purement solipsiste de l’exigence d’effectuation de la liberté. On entre véritablement en éthique, quand, à l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. Je veux que ta liberté soit. »258 Mais pour que ce « dialogue » prenne corps, il doit rencontrer le pôle-il, « […] que je qualifierai par la médiation de la règle. En faisant ce dernier tiers du chemin, nous prenons aussi le chemin du tiers. De même que, sur le plan du langage, toute relation dialogique entre un locuteur et un autre locuteur exige un référent commun, une chose placée entre deux sujets, de même l’intention éthique se précise et prend corps avec ce moment de la non-personne, représenté dans notre langage par des termes neutres tels que ceux d’une cause à défendre, d’un idéal à réaliser, d’une œuvre à faire, de valeurs auxquelles nous donnons des noms abstraits : 254 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 711. 255 Ibid., p. 719. 256 Ibid., p. 711. 257 Ibid. 258 Ibid., pp. 711-712. Page | 90 — Chapitre III : Les effets, les usages — la justice, la fraternité, l’égalité. […] il faut se demander quel rôle ce terme neutre joue dans la relation intersubjective entre deux positions de liberté. Ce rôle, c’est celui de la règle. La règle est cette médiation entre deux libertés qui tient, dans l’ordre éthique, la même position que l’objet entre deux sujets. Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? Il faut remarquer ici que chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous, surgit au milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée ; des choix, des préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cristallisés dans des valeurs que chacun trouve en s’éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s’insère dans une praxis collective marquée par les sédimentations des œuvres antérieures déposées par l’action de nos prédécesseurs. Au terme de cette troisième analyse, quelques remarques s’imposent, semblables à celles qui ont été proposées à propos du pôle-je et du pôle-tu de l’intention éthique. D’abord, on peut parfaitement partir de ce pôle pour définir cette dernière. Ainsi, certains sociologues ont défini l’action humaine comme une conduite soumise à des règles. On identifie alors l’éthique à la socialisation de l’individu. On peut certes procéder ainsi, mais à deux conditions : il faut d’abord penser cette socialisation de telle façon qu’elle ne supprime pas le droit égal de partir du pôleje et du pôle-tu de la liberté ; ensuite, inclure dans la notion même de règle sociale et dans l’assignation des rôles que celle-ci implique la possibilité d’intérioriser la règle. Cette seconde condition ne diffère pas de la première : elle renvoie à la capacité pour chacun de reconnaître la supériorité de la règle, le pouvoir de l’assumer ou de la refuser, ce qui équivaut à inscrire dans la notion de règle la référence à une position de liberté en première ou en deuxième personne. »259 Ce nécessaire détour par la définition nous apprend, tout d’abord, la nature de la règle : médiation entre deux liberté, la mienne et celle de l’autre. Ensuite, la triangulation entre les trois pôles tient lieu d’intention éthique, et c’est bien le troisième pôle — le pôle-il —, qui « […] prépare l’entrée en scène de l’idée de loi, qui nous fera passer de l’éthique à la morale. […] Au long de ce nouveau trajet, la référence à l’intention éthique s’effacera progressivement à mesure que le terme neutre se chargera lui-même de significations nouvelles qu’il faut considérer comme étant non négligeables et même incontournables. […] Partons d’un terme de notre vocabulaire éthique ou moral (à ce niveau, la différence n’est pas encore marquée) qui est encore proche de la constitution primaire de l’intention éthique : le terme de valeur. Nous l’employons en relation avec des entités telles que la justice, l’égalité, la tempérance l’amitié, etc. […] On peut retrouver dans la constitution de la notion de valeur le rapport triangulaire dans lequel se fonde l’intention éthique. Dans le mot “valeur”, il y a d’abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer : ceci vaut mieux que cela ; avant valeur, il y a valoir plus ou moins. Or la préférence est l’apanage d’un être de volonté et de liberté c’est pourquoi Aristote fait précéder le traité des vertus par une analyse de l’acte libre : seul celui qui peut se poser en auteur de ses actes, en agent moral, peut hiérarchiser ses préférences. Cette toute première référence à une position de liberté en première personne est essentielle à l’évaluation. Elle met en jeu le jugement moral, inséparable de la volonté qu’aura chacun d’effectuer sa propre liberté, de l’inscrire dans des actes et dans des œuvres qui pourront eux-mêmes être jugés par d’autres. À son tour, cette référence à l’évaluation par autrui — en fonction de l’aide 259 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, pp. 713-715. Page | 91 — Chapitre III : Les effets, les usages — que ma liberté apporte à ta liberté et à la requête que ta liberté adresse à ma liberté — élève le valable au-dessus du simple désirable. Le facteur de reconnaissance du droit de l’autre s’ajoute ainsi au facteur subjectif d’évaluation, bref, au pouvoir subjectif et intime de préférer une chose à une autre. On retrouve enfin le neutre, qu’on ne peut dériver ni de l’évaluation ni de la reconnaissance intersubjective, et qui se présente comme médiation en tiers entre évaluation en première personne et reconnaissance en seconde personne. »260 On comprend bien par cette réflexion comment peut se constituer, à la première personne, la notion de valeur (ou de préférences à hiérarchiser) sur lesquelles s’exerceront le jugement des autres (des pairs comme il en était question dans la partie précédente), qui reconnaîtront mes actes en fonction de leurs propres préférences, certes, mais aussi et surtout, dans notre cas, par la médiation de la profession, donc de la morale professionnelle — ou de la déontologie —. « On passe franchement de l’éthique à la morale avec les notions d’impératif et de loi, qui sont deux notions de même niveau, sans être exactement des synonymes. Il est très important de voir où se fait le tournant entre l’idée de valeur, qu’on vient d’examiner, et le couple de l’impératif et de la loi : il est constitué par le rôle de l’interdiction. Nous touchons ici à un facteur négatif tout à fait nouveau par rapport à ce que nous avons appelé plus haut le sentiment d’inadéquation de soi-même à soi-même ou même par rapport au sentiment de non-reconnaissance, de conflit, de meurtre ; il s’agit d’un véritable phénomène de scission. C’est que pour l’être-scindé, partagé entre un préférable, déjà objectivé, et un désirable, refermé sur quelque intérêt égoïste, la règle fait figure de norme, c’est-à-dire départage le normal du “pathologique”, au sens moral du mot, qui est celui de Kant. Alors commence à s’imposer le il faut, qui est le comble du neutre, en tant que règle devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon intention de reconnaissance de la liberté d’autrui. L’origine de l’éthique dans la liberté en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée ; ici commence la sévérité de la moralité. […] L’important, c’est d’apercevoir le caractère bénéfique de l’interdiction : à bien des égards, c’est une aide, un support, pour assurer, dans l’intermittence des désirs, la continuité de la personne morale. La fonction de l’interdiction est de mettre des valeurs à l’abri de l’arbitraire de chacun. De mon vouloir arbitraire, je fais une volonté sensée, raisonnable. Ajoutons encore qu’un commandement négatif est plus libéral — c’est-à-dire plus libérant — qu’une énumération exhaustive et close de devoirs. L’interdiction : “tu ne tueras pas” me laisse libre d’inventer les actions positives dont le champ est ouvert par l’interdiction elle-même : quoi faire pour ne pas tuer ? »261 Pour requestionner la compassion, faudrait-il s’affranchir de la déontologie ? Certes oui, si elle n’est plus que moralité professionnelle ! Car si le il faut me contraint à me cacher, à éprouver de la honte d’avoir posé un acte délibérément bienveillant envers une personne accueillie, et qu’il n’est pas question d’en parler avec quiconque de peur d’être mal jugé, je crains de devoir dire que ma « profession déclaration » (au sens de 260 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, pp. 713-715. 261 Ibid., pp. 717-718. Page | 92 — Chapitre III : Les effets, les usages — Claude Dubar et Pierre Tripier262) y perde quelque chose de ses propres valeurs, précisément. « Nous pouvons dire, en conclusion, que le formalisme en éthique définit la moralité. »263 Et je crois, en revanche, que dans le cas du régime de compassion, il faut reprendre le chemin de l’intention éthique pour de nouveau s’interroger sur ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, souhaitable ou non dans l’acte professionnel. C’est tout l’enjeu, d’ailleurs, de l’analyse des pratiques, et je ne manquerai pas de l’évoquer plus loin264. Mais, en conclusion de la préoccupation éthique, un rappel s’impose : le régime de compassion porte bien le nom de « régime d’interpellation éthique dans le face-à-face et la proximité des corps », dérivé de l’éthique du visage et de la responsabilité pour autrui d’Emmanuel Lévinas, avec l’avertissement suivant : « Il ne s'agit donc pas d'un commentaire fidèle des textes de Lévinas, ni d'une lecture critique érudite, mais bien d'un usage sociologique ; la modélisation impliquant une certaine simplification, pour qu'elle puisse servir d'outil opérationnel. […] On ne fait pas de l'éthique du visage une clef universelle du rapport à autrui comme du lien social dans toute société humaine. Mais on reconnaît qu'elle nous dit quelque chose sur notre expérience, telle qu'elle a été pétrie par l'histoire. On part de l'hypothèse qu'il s'agit d'un comportement réactivé dans certaines situations au sein d'une société comme la nôtre ; situations qui font alors l'objet d'une enquête sociologique. »265 Ce qui est bien mon propos. En outre, la question éthique, c’est aussi la question du juste — dont il a déjà été question, nous l’avons vu, avec l’éthique —. D’ailleurs, Philippe Corcuff et Natalie Depraz nous ont déjà informés que le régime de compassion avait à voir avec la justice, car tendant « entre mesure et dé-mesure »266 : « […] en rabattant la question de l'émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c'est-à-dire l'incommensurable, le singulier. »267 Il y aurait beaucoup à dire par exemple sur les théories concurrentes de la justice et les controverses qu’elles suscitent. Mais comme je l’évoquais dans ma troisième hypothèse, je pense que le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre — ou care — et je proposerai ici un élargissement de la réflexion depuis régime de compassion vers l’éthique du care, sur la base de travaux engagés, et plus particulièrement de l’ouvrage intitulé : Le souci des autres. Éthique et politique du care, sous la direction de Patricia Paperman et Sandra Laugier268. 262 Cf., « Annexe IV — Les définitions du terme profession », p. XII. RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 719. 264 Cf. infra, « En faire quelque chose ? », pp. 100-108. 265 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 117-118. 266 Cf. supra, p. 18. 267 ère CORCUFF Philippe, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2004 (1 éd., 2002), p. 233. 268 PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005. 263 Page | 93 — Chapitre III : Les effets, les usages — « Quand on parle d'éthique, on se situe dans le domaine de l'action bonne ou juste, de ce qu'il convient de faire. Ce qu'il convient de faire peut être défini (c'est souvent le cas en philosophie morale) en termes universels : ce qu'il convient de faire dans tous les cas, quelles que soient les circonstances de l'action. [...] Si mon action est catégoriquement déterminée, elle ne dépend pas de circonstances conditionnelles pour être réalisée. Elle doit être réalisée absolument. On peut aussi appeler cela principe de l'impartialité : ce que je dois faire pour agir moralement, je dois le faire, quelle que soit la personne concernée. Cela exclut tout appel à la sensibilité dans l'action morale : je n’agis pas par pitié ou par attachement à l'égard d'une personne singulière, mais en fonction de règles universelles, qui peuvent s'appliquer quelle que soit la situation ou la personne concernée. Être moral consiste ainsi à appliquer la justice de manière impartiale, parce que rationnelle. C'est ce modèle qui a été radicalement mis en cause par le féminisme des années I960 — pour la raison, souvent, que l'universalisme revendiqué empêche précisément de porter une véritable attention aux agents sujets de l'éthique, de prendre en compte la singularité des individus souffrants. De surcroît, le féminisme a découvert dans cette morale universalisante une reprise de l'idéologie “masculine”, voulant que la personne “forte”, “raisonnable”, “courageuse”, soit détachée du sensible et n'agisse qu'en fonction de principes rationnels, et que les hommes, pour l'essentiel, soient dispensés de l'activité concrète de soin porté aux autres et principalement réalisée par les femmes, pour s'occuper de problèmes considérés comme plus nobles. Contre cette conception, qualifiée d’ “éthique de la justice”, on a proposé, sous l'influence de Carol Gilligan, une autre forme d'éthique, non-universaliste, située — l'éthique du care. Voici comment C. Gilligan269 présente l'éthique du care : “Selon celle conception, le problème moral surgit à l'intersection de responsabilités conflictuelles plutôt qu'à l'intersection de droits rivaux, et sa solution requiert un mode de pensée contextuel et narratif plutôt qu'abstrait et formel. Cette conception de la moralité préoccupée par l'activité de soin centre le développement moral sur la compréhension de la responsabilité cl des liens humains, tout comme la conception de la moralité comme impartialité lie le développement moral à la compréhension de droits et de règles.” Dans ce passage, C. Gilligan identifie trois caractéristiques fondamentales différenciant l'éthique du care de l'éthique de la justice. Premièrement, l'éthique du care s'articule autour de concepts moraux différents de ceux de l'éthique de la justice universaliste, à savoir : la responsabilité et les liens humains plutôt que les droits et les règles. Deuxièmement, cette forme de morale est liée à des circonstances concrètes et n'est pas formelle et abstraite. Troisièmement, cette forme de morale est mieux exprimée, non pas comme un ensemble de principes ou de règles, mais comme une activité ou une pratique, “l'activité de soin”. Ainsi, selon la “voix différente” de C. Gilligan, la morale n'est pas fondée sur des principes abstraits et universels, mais dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux que les gens ordinaires rencontrent dans leur vie de tous les jours. Par ailleurs, les jugements moraux sont, pour les personnes raisonnant en termes de care, liés aux sentiments d'empathie et de compassion270, les impératifs moraux majeurs se concentrant sur le fait de donner des soins, de ne pas blesser autrui et d'éviter l'égoïsme271. »272 269 GILLIGAN Carol, In a different voice, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1982, p. 19. Ibid., p. 69. 271 Ibid., p. 90. 272 AMBROISE Bruno, « Réalisme moral, contextualisme et éthique du care », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 263-264. 270 Page | 94 — Chapitre III : Les effets, les usages — Ce serait donc à une autre approche du « juste » que nous aurions affaire dans l’éthique du care273 : la prise en compte de la singularité de la personne, de l’incommensurable, du singulier ; et ce pôle serait en tension avec les principes de commune justice — la mesure —, applicables à tous, de manière égale, la thèse étant que les travailleurs sociaux qui œuvrent au plus près des personnes en souffrance (dans le face-à-face et la proximité des corps), seraient particulièrement exposés à cette tension entre « justice idéale » et « justice pragmatique », parce que confrontés à des situations concrètes ou ils peuvent « […] être “pris”, en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d’autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. »274 Dans ces situations particulières et humainement intenses, le souci de l’autre, la bienveillance à son égard, la compassion, pousseraient au care, à prodiguer du soin à qui en a besoin : « […] mais ça peut être aussi à ce moment-là hein ?! Mais parce qu’on ne sait pas ce qui s’est passé avant, c’est ça, alors le moment où tu le vois c’est… [Silence.] et puis c’est le moment où elle en a besoin cette jeune fille… » « C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance, mais je comprends à la fois cette position qui peut être maternante et qui peut être… protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a besoin à ce moment-là, qui est vraiment très triste et qui n’est vraiment pas bien, bon ! c’est un soutien. [Silence.] » « Peut-être, peut-être… Ou alors non, les personnes qui sont tout à fait au clair, il n’y a pas de souci : spontanément, c’était un besoin qu’il y avait à ce moment-là et j’ai répondu à cette nécessité, à ce besoin… » (Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 77-80.) Et parce que « les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », comme nous le dit Patricia Paperman (voir l’extrait suivant), la compassion — en tant que travail de care —, renverrait à autant de savoir-faire275 discrets des travailleurs sociaux, tout comme réinterrogerait leur déontologie, comme dimension plus générale du travail à réintégrer dans le champ des activités sociales, comme un pan négligé de l’activité professionnelle nécessitant d’être réévalué (donc d’être mis en valeur). « La place que l'éthique du care accorde aux sentiments et aux attachements propres aux relations qui nous importent constitue une ligne importante de divergence avec l'éthique de la justice. Cette perspective s'inscrit ainsi dans un mouvement plus large de réhabilitation des émotions et des sentiments dans la théorie morale et sociale276. Il n'est pas surprenant que les malentendus entourant sa réception restent tributaires de 273 Le terme « care » doit être pensé avec son pendant : le « cure ». — Cf. « Annexe V : La dualité du cure et du care », p. XIII. 274 CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 31. 275 Cf. infra, « Une compétence morale dans l’exercice professionnel », pp. 97-99. 276 « En dehors de la philosophie morale, et en particulier de l'éthique féministe, ce mouvement se retrouve entre autres dans le domaine économique (par exemple Amartya Sen), en sociologie et anthropologie depuis la fin des années soixante-dix avec, entre autres, Luc Boltanski, Arlie Hochschild, Jack Katz, Catherine Lutz, Robert Solomon, Laurent Thévenot. » [N.d.A.] Page | 95 — Chapitre III : Les effets, les usages — la disqualification des émotions et des sentiments prévalant dans la théorie morale et sociale depuis le XVIIIe siècle277. L'interprétation qui fait du care une forme sophistiquée de sentimentalisme est l'un de ces malentendus que la traduction du terme anglais par “sollicitude” ne contribue pas franchement à dissiper. En effet, cette traduction accentue un aspect de cette éthique : la disposition à se soucier du bien-être d'autrui, la sensibilité à l'égard de la vulnérabilité des autres, les attachements affectifs à ceux qui nous sont chers. Elle ne permet pas de restituer un second aspect tout aussi important de cette éthique : sa dimension pratique et sa face objective. Or, en l'absence des activités concrètes et du travail qui répondent aux besoins des personnes particulières, la signification éthique du souci d'autrui, et sa portée politique, se trouve considérablement affaiblie. C'est parce qu'il ne dissocie pas ces deux aspects — disposition et activité, sensibilité et travail —, que le care anglais, à la fois verbe et substantif, reste, me semble-t-il, préférable au terme français de sollicitude. Son indétermination n’est pas dans ce sens un défaut, un obstacle à son usage, mais apparaît plutôt comme une condition d’une utilisation fructueuse, laissant ouverte la question de l’articulation entre la sensibilité et l’activité pratique, question décisive pour la revendication de justice qui anime le care comme perspective féministe. »278 Refaire le cheminement inverse pour revenir au point de départ : quitter la moralité (le il faut, le prescrit) pour la morale professionnelle (la déontologie, la question des impératifs et des lois), et enfin, en amont, reprendre une intention éthique pour la profession se posant la question de nos valeurs, de la hiérarchie de nos préférences et de notre idéal de justice ; d’une justice qui tienne compte, chez le travailleur social en relation avec son public, de la tension entre « […] une mesure minimale, dans la reconnaissance de la détresse d'autrui [et] les mesures communes de la justice [qui] sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi privilégier l'autrui singulier au détriment de tous les autres ?) »279 Ainsi, à l’interaction des trois pôles — je, tu, il — serons-nous en possibilité d’évaluer l’ensemble de nos pratiques (en interne, comme nous le demande la législation280), en étant à même de nous pencher sur nos compétences autrement que par l’entrée de la technique (le savoir-faire), mais également par la sensibilité, le tact (le savoir-y-faire). Les deux dernières parties de ce mémoire traiteront de ces questions. 277 « Cf., en particulier, l'analyse des conditions historiques de cette disqualification et de son rapport avec l'idée d'une “moralité des femmes”, que développe Joan Tronto. » [N.d.A.] — TRONTO Joan, Moral Boundaries. A political argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993. 278 PAPERMAN Patricia, « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 281-282. 279 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), p. 118. 280 Article L. 312-8 du Code de l’action sociale et des familles (extrait) : « Les établissements et services mentionnés à l'article L. 312-1 procèdent à l'évaluation de leurs activités et de la qualité des prestations qu'ils délivrent, au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes pratiques professionnelles validées ou, en cas de carence, élaborées, selon les catégories d'établissements ou de services, par l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Les résultats de l'évaluation sont communiqués tous les cinq ans à l'autorité ayant délivré l'autorisation. » Page | 96 — Chapitre III : Les effets, les usages — Une compétence morale dans l’exercice professionnel du travailleur social « Le terme compétence est un terme polysémique assez ambigu : son usage s’est répandu ces dernières décennies dans diverses disciplines (linguistique, sémantique, psychologie, pédagogie, ergonomie, etc.). C’est une notion qui fait fortune et ce n’est probablement pas par hasard ! Mais il est toujours difficile de cerner ses multiples facettes et ses enjeux épistémologiques. La compétence se réfère tour à tour à l’aptitude, à la maîtrise, au savoir-faire, au pouvoir-agir, aux capacités cognitives, sans se confondre avec l’une ou l’autre de ces acceptions. […] ce concept se trouve au cœur des débats actuels, en sociologie, philosophie ou psychologie. L’enjeu est de savoir si ces compétences sont “dans la tête” des acteurs, renvoyant à des mécanismes mentaux qui les engendrent ou, au contraire, relèvent de l’expérience et de processus d’apprentissage dont elles sont le produit. Nous retrouvons ici le clivage entre l’innéisme ou mentalisme et le constructivisme. S’agit-il de dispositions permanentes acquises par la force de l’habitude (se logeant dans l’esprit humain) ou de ressources qui se cristallisent dans la créativité de l’agir ? On le voit, le débat est vaste et personne n’est en mesure de prétendre lui apporter une réponse définitive. […] Telle qu’elle est formulée, la question des compétences introduit une interrogation sur la compétence éthique en tant que forme spécifique d’une compétence pratique. En cela, elle nous rapproche des interrogations émises par Boltanski et Thévenot. L’hypothèse de ces auteurs est que les personnes sont dotées de compétences pragmatiques qui leur permettent d’agir dans un monde commun. À la différence de la thèse de la procéduralisation qui met en avant les compétences cognitives rationnelles, Boltanski et Thévenot insistent moins sur le caractère formel des compétences et avancent plutôt l’argument d’une pluralité des modèles de compétences. En effet, le modèle des EG281 établi par ces auteurs est présenté comme un modèle de compétences qui postule l’existence de capacités communes dont disposent les acteurs sociaux pour agir dans un monde commun, coordonner leurs actions, les justifier, œuvrer à la formation d’accords. »282 D’emblée, sur la base des éléments apportés par Mohamed Nachi sur la notion de « modèle de compétences », un rappel s’impose : nous l’avons vu dès les prolégomènes et la présentation de la théorie des régimes d’action développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot283, « Chaque régime d'action va essayer de rendre compte de l'action dans certaines situations à travers l'équipement mental et gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes aux personnes. »284 Le régime d’interpellation éthique dans la face-à-face — ou régime de compassion – s’inscrit bien dans cette manière de considérer les acteurs sociaux et le caractère complexe de leurs actions (sans prétendre couvrir tout le champ de la 281 « Économies de la grandeur », cf. supra, pp. 10-13. NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 39-40. 283 Cf. supra, pp. 13-15. 284 CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 112. 282 Page | 97 — Chapitre III : Les effets, les usages — sociologie), et l’ensemble de l’enquête que j’ai pu mener par l’observation directe non déclarée n’a eu pour autre ambition que de montrer ce régime à l’œuvre, système actantiel dont j’ai tenté de déconstruire au mieux certains des mécanismes285. Ce qui ressort de ces observations et de la réflexion sur le basculement dans le régime286, c’est précisément l’ajustement des personnes dans la situation : « Nous partirons d'une idée simple : il existe différents régimes d'action entre lesquelles les personnes peuvent basculer, à condition de se plier aux contraintes différentes que leur posent chacun d'entre eux. On peut faire l'hypothèse qu'une personne s'ajustera normalement au régime demandé par la situation et au régime dans lequel sont les autres personnes présentes. »287 ; et ce qui, inévitablement, me conduit ici à évoquer la question de la compétence de ces acteurs à procéder à cet ajustement, que je nommerai tout d’abord compétence pragmatique, en référence à la sociologie du même nom288. Mais je ne m’arrêterai évidemment pas là, car après avoir réfléchi aux rapports entre profession et compassion289, avoir articulé la pensée de Paul Ricœur sur l’éthique avec la déontologie du travail social (sa morale, voire sa moralité290), je propose d’intégrer à l’évaluation des savoir-faire (technicité) du travailleur social une réflexion sur ses savoir-y-faire291, ou comment ce dernier est capable d’associer, dans son accompagnement de la personne, « disposition et activité, sensibilité et travail292 ». Pour reprendre la terminologie proposée par Mohamed Nachi, je vais ici inférer de toute ma démarche de recherche que les professionnels du social sont des acteurs sociaux qui, dans des situations délicates d’exposition à la souffrance de l’autre, sont en capacité d’articuler sensibilité et activité professionnelle, pour tenter d’apporter à la personne le soin, le care dont elle a besoin. La compassion, telle que problématisée et étudiée tout le long de ce travail, ne serait qu’une des modalités de mise en œuvre de cette compétence du travailleur social dans ce genre de situations, que je qualifierai de compétence morale : « […] chez Boltanski et Thévenot, la notion de “capacité” revêt une acception plus large qui va au-delà de la compétence grammaticale ; elle n’est pas seulement langagière, elle est aussi et surtout morale. C’est en quelque sorte un équipement mental dont disposent les personnes pour exercer leur jugement, coordonner leurs actions pour pouvoir s’ajuster aux situations ou mener des opérations de critique ou de justification. […] La sociologie pragmatique ne se préoccupe pas de la façon dont cette compétence est acquise ni des modalités de son intériorisation, cela relèverait plutôt du domaine des sciences cognitives ou de la philosophie de l'esprit. Le sociologue, quant à lui, se charge d'explorer empiriquement la manière dont les personnes mettent à l'épreuve leurs compétences, agissent en mobilisant des équipements mentaux spécifiques en fonction des situations. C'est là qu'intervient, essentielle entre toutes, la question de la 285 Sur l’« observation directe non déclarée » et le « système actantiel », se reporter supra, pp. 33-35. Cf. supra, « Du basculement dans la compassion », pp. 71-74. 287 BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52. 288 Cf. supra, « Une sociologie pragmatique », pp. 9-12. 289 Cf. supra, « Profession et compassion », pp. 85-89. 290 Cf. supra, pp. 90-93. 291 J’emprunte ce terme à Jean-Paul Resweber, dont on trouvera l’occurrence, entre autre, dans sa « Lettre ouverte aux éducateurs techniques spécialisés. » — RESWEBER Jean-Paul, « Lettre ouverte aux éducateurs techniques spécialisés », Empan, n° 46, juin 2002, pp. 31-40. 292 Cf. supra, pp. 94-96. 286 Page | 98 — Chapitre III : Les effets, les usages — compétence morale ou de la compétence au jugement. C'est que le modèle des EG [économies de la grandeur] est un modèle orienté vers la question de la justice. C'est un cadre d'analyse qui vise à fournir un modèle du genre d'opérations auxquelles se livrent les acteurs lorsqu'ils se tournent vers la justice et des dispositifs sur lesquels ils peuvent prendre appui, dans les situations concrètes où se déploient leurs actions, pour asseoir leurs prétentions à la justice […]. La compétence morale est donc nettement plus large que le sens moral. C'est une compétence cognitive générale concrète, constatable empiriquement, et non abstraite, dont on présupposerait l'existence. […] Boltanski et Thévenot affirment : la compétence morale, dont le modèle présuppose l'existence, est une compétence cognitive largement partagée par les acteurs. C'est une capacité du “général” dont font preuve les acteurs pour dépasser les particularismes, se détacher des circonstances, pour opérer des rapprochements et s'accorder sur des formes de généralité, constituant les fondements d'un accord dans ce que les deux auteurs appellent un principe supérieur commun. Mais cette compétence ne se réduit pas au sens moral. Car, écrivent-ils, “pour juger juste, il faut aussi être capable de reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui correspond”293. »294 Lorsque que Mohamed Nachi nous rappelle l’acception de la compétence morale chez Luc Boltanski et Laurent Thévenot, on ne peut être que frappé par la concordance de cette définition avec toute les réflexions et recherches empiriques dont il a été rendu compte dans ce travail. On est bien, dans cette définition de la compétence morale, à la fois sur le versant de la mesure — ou des mesures communes de la justice — qui vise à donner la même chose à tous, et dans la capacité (dépassant le sens moral) d’interpréter la singularité d’une situation, sa dé-mesure. C’est précisément le cas pour le régime de compassion : « II s'agit d'un mode d'engagement dans l'action tendu entre mesure et dé-mesure. Il présuppose d'abord une mesure minimale, dans la reconnaissance de la détresse d'autrui, en entraînant au-delà de la mesure vers le don total à l'autre (l'amour démesuré ou agapè modélisé par Boltanski), tout en frôlant une violence elle aussi démesurée — puisque la présence de l'autre souffrant menace ma tranquillité et peut susciter mon agressivité —, alors que les mesures communes de la justice sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi privilégier l'autrui singulier au détriment de tous les autres ?) »295 Pour accomplir la dernière partie du chemin sur les effets et les usages de la compassion dans l’exercice professionnel, je vais tenter, pour la compétence morale, le même retour que j’évoquais plus haut pour l’évaluation : un retour en éthique, par l’équipement des professionnels. Pour que de ce sentiment dans la relation avec la personne accueillie, nous puissions faire quelque chose ? 293 BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, ère Gallimard, 1991 (1 éd., 1987), p. 183. 294 NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 43-44. 295 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), p. 118. Page | 99 — Chapitre III : Les effets, les usages — En faire quelque chose ? C’est pourquoi je propose, en conclusion de ce chapitre, la thèse suivante : le régime de compassion est une modalité de mise en œuvre de la compétence morale du travailleur social. Dans certaines situations, particulièrement délicates, où la vulnérabilité palpable de l’autre provoque chez lui une forte émotion, un différentiel exacerbant sa sensibilité, il s’ajuste à la situation par ce régime d’action par souci de l’autre — care —, en vue de soulager sa peine, donnant ce qu’il estime être juste en fonction des besoins de la personne. Mais cette compétence morale, non négligeable car relevant d’un certain savoir-y-faire en situation de face-à-face et de proximité des corps, peut ne pas être considérée comme entièrement satisfaisante par la profession296, ce qui conduit les compassionnés à n’en pas faire état, à le maintenir dans une certaine invisibilité ; invisibilité qui a contrario, est peut-être même la garantie de son succès. On est, par essence, dans des savoir-faire (au sens général) « […] discrets au sens où, pour parvenir à leur but, les moyens mis en œuvre ne doivent pas attirer l’attention de celui qui en bénéficie et doivent pouvoir être mobilisés sans en attendre forcément de la gratitude. »297 On notera ici que je range la compassion dans cette catégorie, se rappelant qu’immédiatement après le différentiel — l’« émotion de compassion » —, le travailleur social passe à l’action, au soin de l’autre298, au care. Ces savoir-faire discrets, ces savoir-y-faire, s’ils sont invisibles, ne devraient-ils pas être pensés comme des compétences du travailleur social ? en tout cas, si l’on désirait vraiment les reconnaître comme tels ? « L’invisibilité du travail de care, qui lui est donc intrinsèque, qui participe de sa quiddité299, a pour conséquence un déficit chronique de reconnaissance. En règle générale, la reconnaissance est difficile à obtenir parce qu’elle doit porter sur le travail réalisé (et non sur sa représentation théorique sous forme d’organigrammes, de protocoles, de fiches de postes…) et qu’elle s’obtient par la médiation de deux jugements : le jugement de beauté évalue le travail en fonction de sa conformité aux règles de l’art mais aussi en fonction de son originalité, c’est-à-dire de la capacité à trouver des solutions ingénieuses aux problèmes rencontrés. Il est délivré par les pairs avant tout sous les formes symboliques de l’intégration dans le collectif et de l’admiration ; le jugement d’utilité porte sur l’utilité sociale, économique ou technique du travail. Il n’évalue pas les moyens utilisés mais authentifie le fait que les objectifs fixés ont été atteints. Il est délivré par la hiérarchie, et se matérialise sous forme de salaire, qualification, avancement de carrière, attribution de moyens. »300 296 J’utiliserai, dans cette partie, le terme « profession » au sens général du terme. — Cf., « Annexe IV — Les définitions du terme profession », p. XII. 297 MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, p. 303. 298 Sur ce point, cf. supra, « Du basculement dans la compassion », p. 61. 299 « PHILOS. L’essence d’une chose (en tant qu’exprimée dans sa définition). » — Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 2090. 300 MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », op. cit., p. 304. Page | 100 — Chapitre III : Les effets, les usages — Autant dire que la compassion n’a guère de chances d’accéder dans le statu quo, à cette reconnaissance par le travail social. Si l’on ajoute à cela les soupçons qui pèsent sur elle301, la compassion, en tant que manifestation d’un sentiment de bienveillance envers autrui, ne peut, en l’état, être considérée comme une compétence professionnelle (au sens où on l’entend couramment dans la profession), à savoir, nous l’avons vu, comme une compétence relevant plutôt de la technique. Le régime de compassion troublant une certaine idée de la professionnalité, une certaine idée du métier, des règles de l’art 302, y basculer, si le fait venait à être connu, exposerait au jugement négatif de ses pairs et de sa hiérarchie. Pour être parfaitement clair sur ce point : si elle devait rester une simple compétence morale (sans en dénigrer aucunement la qualité pragmatique, mais qui n’est pas, en soi suffisante), je pense également qu’on ne pourrait l’élever au rang de compétence professionnelle. Parce qu’elle resterait dans les limbes de la profession, n’ayant pas été réfléchie par et pour elle. En revanche, si la compassion était appréhendée dans un ensemble plus vaste de travaux, de pratiques visant à prendre soin de l’autre — care —, qu’elle était intégrée dans une réflexion globale, d’ordre éthique, sur cette part du travail invisible propre au souci de l’autre, il n’est pas exclu qu’elle puisse être considérée comme un savoir-yfaire, un équipement. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique, comme je le posais en hypothèse aux prolégomènes de cette recherche303. « Le care n’est pas simplement une disposition ou une éthique, il s’agit avant tout d’un travail. Un travail qui peut être fait ou ne pas être fait. Un travail qui peut, ou non, faire l’objet d’un choix préférentiel. Un choix de civilisation. Parvenir à formaliser ce travail, en produire la description et la théorie, me semble une condition indispensable à une “éthique du care” qui atteindrait pleinement son but ; c’est-à-dire qui contribuerait à faire reconnaître les personnes qui réalisent le travail de care dans les sociétés occidentales […] et ne risquerait pas de porter préjudice à ceux et celles qui bénéficient de leur travail. Nous tous. »304 « Éthique », « travail », « choix préférentiel », cette recherche a eu pour ambition première de montrer la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social, de rendre compte de l’action en situation d’un mode particulier d’engagement dans l’action de travailleurs sociaux et, ainsi, de lui redonner du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Et si l’on se souvient — pour que la thèse évoquée en début de cette partie aille jusqu’au bout se sa logique — que dans « […] le mot “valeur”, il y a d’abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer »305, je crois qu’en tant que compétence morale, la compassion doit être réinterrogée, en intention éthique, par la profession. 301 Cf. supra, « Soupçons sur la compassion », pp. 81-84. Cf. supra, p. 87. 303 Cf. supra, p. 16. 304 MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, p. 299. 305 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 715. — Cf. supra, p. 91. 302 Page | 101 — Chapitre III : Les effets, les usages — Ce retour de la déontologie — ou morale professionnelle — à l’éthique « qui précède, dans l’ordre du fondement, la notion de loi morale »306 permettrait, sans jugement a priori, sans condamnation préalable, de réinterroger les valeurs de la profession, en articulant sensibilité et activité pratique, question décisive pour la définition de l’acte professionnel juste. Ce retour à l’intention éthique n’est pas une nouveauté, ni un bouleversement. Il est de longue date prôné et mis en œuvre par le travail social, dans tous ses métiers. Ce qui peut être considéré comme « novateur », c’est la prise au sérieux du care dans le projet éthique du travail social. C’est la prise en considération, la reconnaissance, de ce travail invisible, lorsque les professionnels sont pris entre mesure et dé-mesure, dans un dilemme de justice307 et qu’ils s’ajustent au mieux dans la situation, pour apporter du care à l’autre. Le grand intérêt de ce questionnement serait de proposer une approche réflexive de ces situations de travail et, avec et pour les professionnels concernés (ceux qui œuvrent au plus près des personnes en souffrance, dépendantes), de réfléchir à ce qu’ils peuvent bien en faire, de ce vécu au travail. C’est au bout de ce trajet éthique, de cette réflexion sur soi, les autres, les valeurs et les règles que les travailleurs sociaux ne seraient pas moins professionnels à s’engager dans l’action selon une logique de care, parce qu’ils se seraient dotés de l’équipement nécessaire à sa compréhension et sa reconnaissance. L’invisibilité de la compassion (pour ne citer qu’elle), et sa nature même (un sentiment), font que les professionnels y sont très diversement exposés. Du moins peut-on raisonnablement le penser. Raison de plus pour que cet « équipement mental », dont disposent les professionnels pour exercer leur jugement308, rejoigne le domaine des équipements professionnels incorporés, et donc de l’expertise. « La professionnalisation d'une activité impose qu'elle soit séparable de celui qui l'exerce (cela serait-il réduit à une seule personne) et donc de permettre une “montée en généralité”, au point de sembler dotée d'une inertie propre. La question du sujet de l'expertise (et de son devenir-sujet) est donc reliée fortement à celle des ressources qu'il doit mobiliser, non seulement pour exercer cette expertise, mais encore pour la constituer comme expertise, c'est-à-dire la légitimer. De ce point de vue, on peut dire que l'expertise requiert un équipement et est à la fois un équipement pour une formation sociale donnée. Explicitons le terme “équipement”, tel qu'il est utilisé ici. Il vient en droite ligne de la notion d'investissement de formes : l'équipement est ce dispositif, liant personnes, choses et actions selon une certaine loi, dans lequel les partenaires acceptent d'investir et à propos desquels ils s'accordent (même si dans certains cas, la mémoire des coûts d'investissement a disparu). La rigidité de la règle, c'est bien sûr le prix de la stabilité, mais c'est plus que cela : c'est aussi le garant de la reproductibilité des actes. […] L'acception du terme est donc large et va, en toute rigueur, de l'équipement objectivé (bâtiment, machine, livre, film, algorithme, etc.) à l'équipement incorporé (savoir ou savoir-faire, disposition éthique, etc.). L'expertise, comme dispositif social (par exemple une étude de fiabilité mécanique) est donc bien un équipement. » 309 306 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 711. — Cf. supra, p. 90. 307 Cf. supra, p. 93. 308 Ibid. 309 TRÉPOS Jean-Yves, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996, pp. 49-50. Page | 102 — Chapitre III : Les effets, les usages — Car les enjeux de ce retour par l’éthique ne se mesurent pas seulement en termes de reconnaissance et d’enrichissement qualitatif du savoir professionnel (encore que cela soit déjà énorme en soi) : deux problèmes concrètement se posent pour celles et ceux qui ont basculé en régime de compassion ; problème pour les compassionnés euxmêmes dans l’exposition à la détresse d’autrui ; problème pour les personnes en souffrance : cela les aide-t-elles ? Ce soin, ce care était-il le bon ? « L'exposition continue à la détresse d'autrui conduit à la sédimentation de ce qui est appelé par les infirmières rencontrées un “blindage”, contribuant à préserver son intégrité personnelle et la poursuite de son activité professionnelle. Dans le contexte hospitalier, ce “blindage”, permettant d'échapper à l'interpellation éthique dans le face-à-face, peut être saisi par différents canaux : les routines, l'habitude, la fatigue, les médiations techniques avec les malades et leur souffrance (gants et appareillages), les tactiques évitant les demandes et les regards (on a pu observer des infirmières faisant un tour rapide de la chambre, en glissant le regard sur la feuille de température au pied du lit et sur les appareils, sans jamais croiser le regard du malades ; des infirmières confirmant après coup qu'il y avait là quelque chose d'intentionnel, pour ne pas se faire “happer” par la détresse du malade), etc. Ce qui nous intéresse, ce n'est donc pas uniquement la compassion au sens strict, ce sont aussi les écrans à la compassion. À l'ANPE également, un minimum de “distance” est souvent souhaité par les agents, pour des raisons d'efficacité professionnelle. […] “Faire la part des choses”, “mettre des barrières”, “marquer des limites”, “avoir un garde-fou”, “prendre sur soi”, “ne pas tout mélanger”... sont autant d'expressions utilisées par des agents d'accueil de caisses d'allocations familiales pour indiquer la nécessité de la protection d'une intégrité personnelle, notamment pour des raisons fonctionnelles de continuité du service et/ou pour maintenir des frontières entre ses différentes vies (professionnelle, familiale, etc.). […] Pour le sociologue soucieux de mettre en rapport différentes dimensions de l'expérience intervient donc une autre variable, traitée comme de moindre importance par la philosophie lévinassienne : la question de la préservation de soi. À côté et en tension avec le “ce qui est dû à un autrui singulier” et le “ce qui est dû à tous les autres”, apparaît le ”ce qui m'est dû” (et, par association, le “ce qui est dû à mes proches”). Le contact avec la misère des autres ferait ainsi jouer une double tension quotidienne : d'une part, entre la singularité de la relation de face-à-face et le sens d'une justice collective, au cœur de la problématique lévinassienne, et, d'autre part, entre un sens ordinaire de la compassion et un sens non moins ordinaire de la défense de son intégrité personnelle (et, partant, de manière fréquente, du cadre familial et intime) ; cette préservation de soi étant pensée par Lévinas comme une vérité seconde (par rapport à la vérité éthique), selon lui survalorisée par l'ontologie occidentale310. Voilà donc, encore en pointillé, quelques-unes des dimensions empiriques éclairées par notre modélisation. »311 310 « Lévinas exprime ainsi la prédominance qu'il accorde à l'éthique sur l'ontologie : « II y a un proverbe juif qui dit que les "besoins matériels de l'autre sont mes besoins spirituels" ; c'est cette disproportion ou asymétrie qui caractérise le refus éthique de la première vérité ontologique — la lutte pour être. L'éthique est donc contre nature parce qu'elle interdit l'aspect meurtrier de ma volonté naturelle qui accorde la priorité à ma propre existence » — LÉVINAS Emmanuel, « De la phénoménologie à l'éthique » (entretien avec R. Kearney, 1981), Esprit, n° 234, juillet 1997, p. 132. » [N.d.A.] 311 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 120-122. Page | 103 — Chapitre III : Les effets, les usages — J’évoquais dès mes prolégomènes la notion de « blindage » en observant que ce conseil de « se protéger » émanait précisément de ceux dont le statut et la fonction les tenaient éloignés des personnes accueillies312. Je réfléchissais alors au concept goffmanien du « cycle de la compassion », et ce conseil était d’abord pour moi une injonction de la hiérarchie visant à garantir un certain équilibre institutionnel. J’ai ajouté, plus tard, à cette remarque, la réflexion que la profession elle-même — et les instituts de formation en travail social — insistaient sur la notion de « distance » pour préserver le professionnel et lutter contre certaines formes d’épuisement au travail. Je dois donc pondérer mon propos de départ313. Car si hiérarchie et instituts de formation prônent la distance avec les personnes accueillies, les professionnels les plus exposés, eux-mêmes, se protègent derrière des « écrans de compassion » ainsi que les nomme Philippe Corcuff. Et si la « distance » avec le public est, effectivement, une notion peu ou pas stabilisée chez les travailleurs sociaux314, il n’en reste pas moins qu’y réfléchir est indispensable non seulement à la construction d’une posture professionnelle, mais également à l’essentielle question de la préservation de soi et de l’autre. Et ne pas préparer les travailleurs sociaux à l’épreuve de la relation à un autrui qui vous interpellera serait ne pas aider les professionnels à incorporer l’équipement nécessaire315 pour assurer tout ou partie de leur mission. J’ajoute que cet équipement ne sera pas livré au complet à la sortie des instituts de formation en travail social, qui forment évidemment à l’analyse de pratiques, mais qu’il continuera de s’étoffer tout le long de la vie professionnelle. Blindage, préservation de soi ? Des questions au cœur du régime d’interpellation éthique dans le face-à-face ou de compassion ; un cheminement, un questionnement à continuer de mener dans toute la profession. On serait donc, chez certains, face à un phénomène d’usure de compassion, ou d’épuisement compassionnel, à entendre de manière générique comme un épuisement professionnel, ou forme d’affection guettant les personnes en proximité quotidienne avec la souffrance d'autrui causée par l'accumulation d'expériences émotionnelles intenses, telles celles évoquées par Philippe Corcuff. Je dois ajouter que mes propres observations de la compassion ne me conduisent pas à poser un constat aussi pessimiste sur les effets qu’elle produit. Mais les terrains de recherche ne sont pas les mêmes, cela a été dit316, et un travail au guichet ou à l’hôpital n’exposera pas à la souffrance d’autrui sous les mêmes modalités qu’un internat. Quoique. Ce serait là aussi, hypothèses à vérifier. Que faut-il en faire ? de cette compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social ? « Il faut en parler ! », sans aucun doute, nous disait Marie Tournier317 dans l’entretien qu’elle m’a accordé, et chacun sait qu’on en parle entre soi de ce travail de care : « Pour (faire) comprendre ce qu’elles font, les infirmières et les aides-soignantes sont tenues de raconter une succession d’histoires tordues où vulnérabilité ne signifie aucunement “innocence” ou “transparence” ou “bonté”. Cette succession d’histoire que les soignantes se racontent inlassablement à chaque fois qu’elles en ont l’occasion vise à construire une éthique commune indissociable d’une communauté de sensibilité. […] 312 Cf. supra, p. 9. Qui, dans une analyse boltanskienne, avait certainement à voir avec une « topique d’indignation ». 314 Relire, à ce propos, l’extrait du Déclin de l’institution, cf. supra, pp. 87-88. 315 Sur l’équipement, voir infra, 316 Cf. supra, p. 70. 317 Cf. supra, p. 80. 313 Page | 104 — Chapitre III : Les effets, les usages — La reconnaissance des pairs se déploie dans l’exercice même de cette communauté de sensibilité, par la médiation des récits qui la constituent comme telle et à travers lesquelles ne cessent de s’élaborer les règles de métier qui permettent d’arbitrer ce qui appartient ou non au “bien travailler”. […] Cela peut-il s’énoncer publiquement ? Le risque est grand, en voulant témoigner des effets du réel sur sa propre subjectivité, de glisser sans le vouloir dans le piège de l’aveu où, dans un contexte de relations de pouvoir inégales, l’autre se fait juge et censeur d’une subjectivité alors perçue de façon unilatérale comme inconvenante ou déviante. »318 De la reconnaissance des pairs vers la reconnaissance de l’institution ? Sans risque d’être mal jugé ? Je pense que les établissements et services sociaux et médico-sociaux auraient tout à gagner, — si ce n’est déjà fait —, de « légitimer la réflexion éthique » sur le care ainsi que le préconise le Conseil supérieur du travail social (CSTS), de manière générale, tout en posant les principes suivants : « Si l'éthique se situe sur le registre du questionnement et du moment de l'action pour le sujet, et la déontologie sur le registre des règles instituées, des devoirs professionnels et de l'inscription dans un collectif de référence, nous pouvons affirmer que : la déontologie ne peut entièrement répondre à la nécessité de positionnement et de questionnement éthique du sujet, ce qui implique qu'une formalisation de règles professionnelles collectives, codes, chartes… n'épargnera à aucun travailleur social la dimension de questionnement de sa pratique et de ses actes propres à tout positionnement éthique d'un sujet ; n'envisager aucune forme instituée favorisant le questionnement éthique et la formalisation de règles déontologiques en renvoyant à l'individu seul la responsabilité de ce positionnement évacuerait la dimension sociale et politique. Ceci implique que toute pratique professionnelle d'intervention sociale s'inscrit dans des normes et des références collectives et participe d'un espace politique démocratique. Si l'effectivité des règles de conduite sociale ne réside pas tant dans leur origine ou leur sanction que dans l'adhésion dont elles font l'objet par le corps social, cela permet d'affirmer que la dimension multiforme actuelle des réponses et la pluralité des acteurs de la production normative ne constituent pas une faiblesse mais un moment de richesse productive, à l'image d'une action sociale qui ne se constitue pas comme territoire clos mais comme un front ouvert d'actions, de pratiques et de réflexions : cela implique que le dispositif à déployer permette d'initier et d'organiser des espaces d'échanges et de réflexions où se débattent et s'élaborent des significations communes ; cela nécessite que les diverses formalisations écrites {codes, chartes manifestes…) soient pensées, analysées, élaborées comme des tentatives d'énonciation et de sécurisation des normes, et de réaffirmation explicite des règles de conduite communes. Si la demande de repères éthiques et déontologiques traverse l'ensemble de l'action sociale, elle se déploie en fonction des modes d'exercices professionnels et se spécifie au regard des organisations de travail. La demande existe bien mais elle prend des figures différentes qui doivent être différenciées dans la prise en compte des réponses à apporter. Cependant, des principes qui prennent en compte les expériences professionnelles et s'articulent aux valeurs collectives et aux règles de droit auront toujours plus de force et de portée s'ils s'attachent plus aux finalités de la mission qu'à la profession. […] 318 MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, p. 307. Page | 105 — Chapitre III : Les effets, les usages — Le souci réitéré que soient prises en considération leurs interrogations et incertitudes, la richesse et la diversité des instances mises en place et des formalisations écrites pour tenter de répondre à cette préoccupation sont là pour témoigner de la force et de la présence, tant individuelle que collective, des travailleurs sociaux dans cette dimension d'interrogation éthique et déontologique. La commission souhaite néanmoins leur recommander encore de privilégier les dimensions: du sujet, en résistant aux logiques de maîtrise de la vie de l'autre ; de la mission en réinterrogeant régulièrement les méthodes d'intervention (le “comment faire”) au regard des finalités des actions menées (le “pourquoi faire”). D'être vigilant à ce que les temps et les espaces indispensables à la confrontation et l'analyse des pratiques dans leurs modalités institutionnelles et ordinaires soient institués ou maintenus et ne disparaissent pas au nom d'une “efficacité gestionnaire” ou ne soient externalisés au nom d'une “neutralité d'expertise” ; qu'ils restent garants d'une éthique de la pratique quotidienne, processus d'élucidation, porteur de sens. De revendiquer les marges de créativité et d'inventivité des pratiques comme un positionnement éthique à prendre en compte collectivement et institutionnellement. Dans cette démarche, la commission souhaite insister sur le rôle de l'encadrement et plus particulièrement sur la nécessité pour lui de soutenir et garantir l'existence et la pérennité de lieux et de temps de confrontation et d'élaboration de pratiques. D'assurer et assumer la responsabilité de la transmission de valeurs et de leur traduction dans les pratiques, tant avec les salariés de l'institution que les stagiaires en formation. D'accepter et de favoriser l'imprévu et l'inventivité en mettant en place le cadre institutionnel et l'organisation de travail capables 319 de l'accueillir et de l'élaborer. » Si j’ai cité ce long extrait du rapport du CSTS sur l’« Éthique des pratiques sociales et la déontologie des travailleurs sociaux », c’est qu’il répond en tous points à la question de l’équipement soulevée par la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social, en préconisant ce retour à l’éthique pour les professionnels ; individuellement bien sûr, mais aussi collectivement, dans les institutions. Nous avons vu que ces professionnels en parlaient déjà entre eux, construisant une éthique commune et élaborant les règles du métier. Il serait par surcroît utile, comme c’est déjà le cas dans de nombreux lieux, de profiter de l’obligation légale qui est faite aux établissements et services sociaux et médico-sociaux de s’évaluer en interne320 (puis de l’être en externe), pour reprendre cette intention au collectif en lui intégrant la dimension du care. Car le rapport du CSTS répond également au second problème soulevé par l’exemple de compassion : celui de la dimension du sujet qu’il nous demande de privilégier dans nos réflexions. « Est-ce que ça peut l’aider ? » nous disait autrement Marie Tournier321. Pour rappel, la compassion n'est pas une expression passive face à la souffrance de l’autre, mais une réponse active à l’interpellation d’un sujet en souffrance. Et nous en avons vu trois exemples par les comptes rendus des observations qui ont été présentés dans ce travail de recherche. Et nous avons vu également que l’émotion suscitée par la détresse de l’autre conduisait, parfois, le professionnel à basculer dans ce régime de compassion, le poussant à agir dans un élan durable et bienveillant. Cette prise en 319 Conseil supérieur du travail social, Éthique des pratiques sociales et la déontologie des travailleurs sociaux. La nécessaire question du sens et des limites des interventions sociales, Paris, Éditions ENSP, 2001, pp. 130-133. 320 Article L. 312-8 du Code de l’action sociale et des familles, cf. note de bas de page, p. 96. 321 Cf. supra, p. 79. Page | 106 — Chapitre III : Les effets, les usages — compte de la sensibilité des professionnels au travail, cette mise en acte de leur compétence morale ferait que le travailleur social serait à considérer comme un « professionnel composite », capable d’associer sensibilité et travail ; capable, en réflexivité, d’agir dans un monde commun avec son public d’intervention. C’est la prise au sérieux des compétences pragmatiques des personnes : « Chacune d’entre elles est supposée capable de reconnaître, dans une situation, les êtres qui relèvent d’un monde, en exerçant un jugement qui prend appui sur une exploration de l’environnement entreprise selon les possibilités et les exigences qu’implique le choix d’un monde d’action, et les êtres qui relèvent de ce monde dans la situation présente. Chaque monde rassemble une collection d’êtres selon une cohérence (un principe de justice, un état d’amour, un type de conventions, etc.), et contient les éléments d’une dynamique interne. »322. Mais cela suffit-il ? Cette volonté de bien faire ne serait-elle pas, en fin de compte, nuisible à la personne comme le suggèrent les critiques faites à la compassion323 ou ainsi que l’affirment certains ? Il manquerait de fait à la compassion une aide, un soutien réels et efficaces, et partager sa souffrance pourrait peut-être même empirer la condition de l’autre ? À cette objection, il convient de répondre point par point. Le premier est qu’à l’opposé de la compassion se trouve l’indifférence, l’insensibilité, la sécheresse de cœur. Mais nul ne revendique, à ma connaissance, l’application de ce contraire. Ne resterait-il alors que la voie de l’illusoire contrôle et de la maîtrise totale de soi ? de la technique souveraine ? qu’aucun professionnel travaillant en proximité avec des personnes en souffrance ne saurait sérieusement soutenir ? Bien sûr, il nous reste l’empathie324, mais cette « technique » ne garantit pas plus que la compassion que l’on trouvera le mot, le geste juste dans la situation. Et on pourrait, à elle aussi, lui adresser la critique de n’être qu’une forme douce de cynisme, sinon de domination… Une autre voie serait celle de la justesse325, de la routine, qui nous ferait passer à côté de celui qui souffre sans le voir (ou plutôt sans le regarder), comme l’évoque Philippe Corcuff dans sa réflexion sur « blindage » et préservation de soi326. Rien, en tout cas, ne paraît être totalement satisfaisant. C’est pourquoi ces conflits éthiques sont nécessaires et doivent faire l’objet de débats dans la profession, comme je viens de le rappeler sous l’égide du CSTS. Mais ils ne doivent pas non plus conduire à la paralysie. Regardons ce Bon Samaritain vu par Luc Boltanski327 : il ne passe pas son chemin lui, ni ne se noie avec l’autre. Pas plus que Gilles (cf. p. 58.) ou Madeleine (cf. p. 64.). Par contre, une incertitude subsiste dans la situation de Justine et de son éducatrice (cf. p. 67.). C’est l’adolescente, d’ailleurs, qui met un terme au régime. Mais on ne sait rien non plus des motifs de cette requête. On ne peut donc pas conclure, de manière péremptoire, que la compassion soit néfaste pour les personnes accueillies, pas plus que toute autre forme de travail de care. Pour aborder cette question autrement, il conviendrait d’entrer par la qualité des 322 DODIER Nicolas, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, n° 529-530, juin-juillet 1991, p. 433. Cf. supra, pp. 82-83. 324 Cf. note de bas de page, supra, p. 7. 325 Cf. supra, « Figure : régimes d’action », p. 15. 326 Cf. supra, p. 103. 327 Cf. supra, pp. 71-73 323 Page | 107 — Chapitre III : Les effets, les usages — prestations délivrées328, ou de la relation d’aide329, ou de la bientraitance330, ou encore du « bon care »331. Parce que la compassion, en tant que manifestation de care, est, parfois, la seule chose à faire ? (Qui pourrait dire que Gilles a mal agi à l’égard de Julien332 ? Qui ne jugerait pas juste, sa manière de répondre ?) On ne voudrait certes pas ériger la compassion en système permanent de relation, mais on ne saurait non plus l’évacuer pour autant. Car quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, la compassion se produira. Le réel est têtu. C’est donc ici que je quitterai ce questionnement, après l’avoir construit, posé et développé tout le long de ce travail, laissant simplement les portes ouvertes, et ne résistant pas au bonheur d’en confier l’épilogue (provisoire) à Albert Cohen, l’auteur de Belle du seigneur, dont le passage suivant extrait de ses Carnets 1978 333 — évoquant sa « tendresse de pitié » — a aidé les inventeurs du régime de compassion, Philippe Corcuff et Natalie Depraz, « […] à complexifier le visage lévinassien avec ce qu’il [l’auteur] nomme l’ “identification à l’autre” »334 : « La première voie qui mène à la tendresse de pitié, seul possible amour du prochain, est ce que je nomme l’identification à l’autre. Lorsque je suis devant un frère humain, je le regarde et soudain, je le connais, et soudain, étrangement, je lui ressemble, je suis lui, pareil à lui, son semblable. Il est en moi. C’est une transsubstantiation que je connais et que j’éprouve. Et parce que, en quelque sorte, je suis l’autre, je ne peux pas ne pas avoir pour lui, non certes l’amour que j’ai pour mes bien-aimés, mais une tendresse de connivence et de pitié. Ne me dites pas absurde, car ce que je dis est vérité, une vérité ressentie par moi, tant de fois ressentie. » Albert Cohen, Carnets 1978. « Ça, c’est peut-être le plus difficile du métier… » (Marie Tournier, juillet 2007, cf. p. 80.) 328 Comme mentionné à l’article L. 312-8 du CASF sur l’évaluation : « […] procèdent à l'évaluation de leurs activités et de la qualité des prestations qu'ils délivrent », cf. supra, note de bas de page, p. 96. 329 « Relation d’aide » et « bientraitance » seraient elles aussi à intégrer dans l’éthique du care, tout comme la « figure communautaire » définie par Luc Boltanski. Cf. supra, p. 73. 330 Comme le rappelait récemment la Direction générale de l’action sociale, dans son instruction n° 2007-112 du 22 mars 2207 « relative au développement de la bientraitance et au renforcement de la politique de lutte contre la maltraitance ». 331 « Derrière cette diversité, il est toutefois possible d’identifier un mouvement commun qui est essentiel pour comprendre les formes du bon care dans le cadre du travail social. Ce mouvement commun est celui d’une recherche de l’autonomisation et des la responsabilisation des personnes en difficulté, devenue une thématique centrale du travail social. » — PATTARONI Luca, « Le care est-il institutionnalisable ? », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, p. 183. 332 Cf. supra, p. 58. 333 COHEN Albert, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. 169. 334 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), p. 117. Page | 108 — Conclusion — Rude chemin que celui de la recherche, escarpé et sinueux. Voici trois ans que ce travail a commencé, des premières lectures et réflexions, jusqu’aux ouvertures et propositions faites au monde du travail social d’intégrer la compassion dans une réflexion, une intention éthique globale, comme part invisible du travail propre au souci de l’autre, ou care335. Ce travail de care, qui dépasse la seule compassion, ou plutôt la comprend dans un ensemble plus vaste de pratiques ou activités concrètes répondant aux besoins des personnes singulières, peut être ou ne pas être fait, comme nous le dit Pascale Molinier336. C’est un choix que doit faire la profession, et les professionnels. Parce que les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel337 et qu’au quotidien les travailleurs sociaux missionnés pour les accompagner doivent articuler leur disposition avec leur activité, leur sensibilité avec leur travail. « C’est humain, tout simplement ! » nous disait Marie Tournier de manière si frappante, et c’est bien dans le face-à-face et la proximité des corps que ce concernement a lieu, car c’est en ce lieu que s’exerce la tension entre une mesure minimale en la détresse d’autrui et les mesures communes de la justice338. Le régime d’interpellation éthique dans le face-àface — ou régime de compassion —, est donc bien une question de justice ; il me fait violence car la présence de l'autre souffrant menace ma tranquillité et peut susciter mon agressivité, il m’oblige en ce qu’il me « […] faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incomparable. La relation interpersonnelle que j'établis avec autrui, je dois aussi l'établir avec d'autres ; il y a donc nécessité de modérer ce privilège d'autrui ; d'où la justice », écrit Emmanuel Lévinas339. « Comment se fait-il qu’il y ait une justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout ; mais il y a le tiers. »340 Le tiers, nous l’avons vu avec Paul Ricœur, c’est la règle — le « pôle-il » —, qui s’intercale entre l’affirmation de ma propre liberté et la reconnaissance de celle d’autrui341. Pour ce qui concerne la compassion dans l’exercice professionnel, ce tiers, cette règle, c’est la déontologie, ou morale professionnelle. Parfois, et c’est souvent le cas pour notre compassion, cette morale fait preuve de formalisme, tombe dans la sévérité et impose son « il faut », ne laissant plus sa place au cheminement nécessaire pour départager le « normal » du « pathologique ». On entre dès lors dans la moralité ; la règle est « […] devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon intention de reconnaissance de la liberté d’autrui. L’origine de l’éthique dans la liberté en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui 335 PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005. 336 Cf. supra, p. 101. 337 Cf. supra, pp. 95-96. 338 Cf. supra, pp. 18-19. 339 LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. ère « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982), p. 84. 340 Ibid. 341 Cf. supra, pp. 90-91. Page | 109 — Conclusion — médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée »342. Ce formalisme, on le rencontre dans le cycle de la compassion, identifié par Erving Goffman : « […] quelle que soit la distance que le personnel essaie de mettre entre lui et ces “matériaux” [les reclus], ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d’amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence humaine. Le personnel compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un traitement rigoureux »343. On observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en chaîne »344 — ou cycle de la compassion — : au départ l’employé se tient à une telle distance du reclus qu’il ne peut prendre conscience de son éventuelle souffrance, puis il ne voit pas de contreindication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable par compassion en menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue. Les réponses ? la distance et le blindage, comme mises en garde émanant précisément de ceux dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; les professionnels les plus exposés eux-mêmes lorsqu’ils se préservent derrière des « écrans de compassion » ; la profession toute entière, lorsqu’elle fait de ces impératifs autant de lieux communs, alors qu’il n’est pas dit autre chose par le Conseil supérieur du travail social345 qu’il convient de « légitimer la réflexion éthique » dans nos établissements et services sociaux et médico-sociaux346. L’idée serait ici que notre déontologie — « […] le registre des règles instituées, des devoirs professionnels et de l'inscription dans un collectif de référence »347 — s’enrichît d’une réflexion sur ces pratiques dites de care comme autant de compétences morales348 à mobiliser, comme équipement incorporé349, pensé, réfléchi, construit. C’était toute l’intention des deuxième et troisième hypothèses de cette recherche350 : montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, la compassion serait intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant d’agir dans des situations délicates et particulières, quand même de lourds soupçons pèsent sur elle et qu’elle n’échappe pas aux plus sévères critiques sur la sincérité de ses intentions351. Nul doute que ce travail aura aussi été, dans ses conclusions, une œuvre de réhabilitation des émotions et sentiments des travailleurs sociaux au travail352. La compassion est un régime d’action, un système actantiel353 qui va tenter de « […] rendre compte de l'action dans certaines situations à travers l'équipement mental et 342 RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin Michel, 2006, p. 717. 343 ère GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.), p. 129. 344 Ibid., p. 129. 345 Cf. supra, pp. 18-19. 346 Cf. supra, pp. 105-106. 347 Conseil supérieur du travail social, Éthique des pratiques sociales et la déontologie des travailleurs sociaux. La nécessaire question du sens et des limites des interventions sociales, Paris, Éditions ENSP, 2001, p. 130. 348 Cf. supra, « Une compétence morale dans l’exercice professionnel du travailleur social », pp. 97-99. 349 349 Cf. supra, p. 102. 350 Cf. supra, pp. 16 ;20. 351 Cf. supra, « Soupçons sur la compassion », pp. 81-84. 352 Cf. supra, pp. 95-96. 353 Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI. Page | 110 — Conclusion — gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes aux personnes. »354 Ma première hypothèse de recherche355 aura été de mettre à l’épreuve ce modèle sociologique, ni en dénonçant, ni en célébrant, mais en montrant le régime de compassion à l’œuvre en tant qu’il tente de rendre compte de l’action en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action de travailleurs sociaux en exercice. Cette démarche scientifique aura continuellement occupé ma réflexion356, tant il ne m’apparaissait pas souhaitable d’aborder une recherche sur la compassion — « sociologie de l’intime » par excellence, s’agissant d’un sentiment — sans l’encadrer rigoureusement dans une problématique, une épistémologie et une méthodologie que nos grands prédécesseurs nous ont laissées pour héritage, nous invitant à modestement les rejoindre au carrefour de la philosophie, de la sociologie et de la littérature : Hannah Arendt, Luc Boltanski, Pierre Bourdieu, Albert Cohen, Philippe Corcuff, Natalie Depraz, Erving Goffman, Emmanuel Lévinas, Pierre Livet, Jean-Claude Passeron, Paul Ricœur, Alfred Schütz, Laurent Thévenot, Max Weber… pour ne citer que ceux-là. Sans ces longues réflexions et mes nombreuses lectures357, je n’eusse pas pu délimiter la compassion comme objet de recherche et, par voie de conséquence, l’observer comme je m’y suis essayé : via un instrument d’optique devant me permettre, tout d’abord, de m’extraire des situations d’observation dont j’étais partie prenante — ma « position privilégiée » — en vue de rendre compte, de manière objectivée, de ma propre subjectivité358. La restitution de mes observations aura ensuite été proposée par le truchement de comptes rendus ethnographiques rédigés principalement selon une figure de rhétorique précise, l’hypotypose359, propre à rendre vraisemblables les situations montrées et, par-là même, à produire un effet sociologique360 sur le lecteur avisé. Des éducateurs d’internat — des travailleurs sociaux — ont été par mes soins, et de manière scientifiquement motivée et justifiée, observés alors qu’ils basculaient — ou venaient de basculer — en régime de compassion. Ainsi à l’œuvre, on aura pu les voir donner le meilleur d’eux-mêmes, en toute humanité. Car la compassion est délibérément active ; elle est, sans aucun doute, manifestation de miséricorde361 et de dilection362. Elle s’illustre parfaitement dans la parabole du Bon Samaritain dont Luc Boltanski nous a proposé l’exégèse363, sans être l’apanage du religieux (nous l’avons vue pragmatiquement à l’œuvre chez des éducateurs d’internat), mais sans pour autant passer sous silence l’intérêt que la religion peut lui porter, en tant que vertu. La compassion est délibérément active, et aucun de tous les termes employés pour cette action — ou « métamorphose du réel par négation du donné » (Philippe Muray) — ne 354 CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 112. Cf. supra, p. 16. 356 Cf. « Chapitre I : Une démarche scientifique », pp. 24-55. 357 Se reporter, notamment, à ce sujet, aux « Prolégomènes » à cette recherche, supra, pp. 4-23. 358 Cf. « Une technique d’enquête : l’observation directe non déclarée», pp. 33-48. 359 Cf. supra, pp. 44-46. 360 Cf. supra, pp. 47-48. 361 MISÉRICORDE n.f. — 1120 latin misericordia, de misericors « qui a le cœur (cor) sensible au malheur (miseria) » 1. VIEILLI Sensibilité à la misère, au malheur d’autrui. — Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 1609. 362 DILECTION n.f. — 1160 latin dilectio, de diligere « chérir » RELIG. Amour tendre et spirituel. — Ibid., p. 739. 363 Cf. supra, pp. 71-72. 355 Page | 111 — Conclusion — l’aura qualifiée sans avoir, au préalable, été soigneusement pensé et pesé. La compassion est un objet esthétiquement et moralement beau, il eût été ingrat de ne pas lui rendre justice. J’aurai, par ailleurs et comme il l’aura certainement été remarqué, employé bon nombre d’italiques. Ce procédé typographique m’a paru utile chaque fois que j’ai voulu appuyer tel terme ou tel groupe de mots en ce qu’ils jalonnaient l’avancement de ma recherche. J’aurai de même souvent cité de longs passages d’auteurs dont je n’ai voulu équarrir la pensée ; mieux que je ne l’eusse pu moi-même en les paraphrasant, ces extraits ont fondé et étayé ce travail de leurs propres matériaux de recherche ; opérer des coupes n’eût pas donné plus de lumière par concision, dès lors que je me suis toujours efforcé de ne citer que ce qui me paraissait essentiel à la bonne compréhension de mon cheminement, et à l’aperçu des nombreuses pistes qu’il me semblait tracer. Plus largement, j’ai voulu rendre la lecture de ce mémoire aussi agréable et vivante que possible, conservant intact mon style dont je n’ai rien voulu sacrifier et tenant compte de l’objet même de cette recherche. Une écriture dense mais, je l’espère, cohérente et utile. Les acteurs, les personnes impliquées dans le régime de compassion ont été considérées capables d’agir de manière compétente en situation. C’est tout le projet du paradigme présidant à cette recherche : « L’horizon pragmatique de la sociologie, son exigence première, est de prendre au sérieux les actions et justifications des personnes ordinaires et, ce faisant, d’éviter de confisquer leur parole au nom d’une prétendue objectivité scientifique, cherchant toujours à être au plus près de leurs préoccupations et expériences immédiates. »364 La question de la scientificité, de la validité opératoire de la sociologie des régimes d’action se pose en référence au constructivisme social d’Alfred Schütz, ou courant de pensée définissant la réalité sociale comme le résultat d’une construction par les acteurs sociaux eux-mêmes. En conséquence, les productions des chercheurs en sciences sociales sont des constructions du second degré puisque fondées sur le stock des connaissances préalables déjà construites par les acteurs sociaux eux-mêmes, dans le souci de ne pas totalement disqualifier la connaissance produite par le sens commun et, par une reconstruction de cette connaissance, d’un point de vue épistémologique, de dépasser l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, depuis leur ouvrage De la justification paru pour la première fois en 1987 et faisant aujourd’hui référence365, ont ouvert la voie vers un « nouveau style sociologique »366. « De nombreux travaux ont en effet emprunté la voie d’une théorie de l’action où la notion de convention occupe une place privilégiée, ce qui a contribué au renouvellement de l’analyse sociologique en remettant en question certains clivages classiques tels acteur/système, individuel/collectif… L’un des traits remarquables de cette thématisation est de reconsidérer la question de l’action dans une optique pluraliste. Chacun à sa manière, les auteurs se sont attelés à rendre compte des conduites humaines en insistant sur la multiplicité des logiques d’action et sur la pluralité des formes de rationalité »367 364 NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 212. BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, ère Gallimard, 1991 (1 éd., 1987). 366 NACHI Mohamed, « L’invention d’un style sociologique », in Introduction à la sociologie pragmatique, op. cit., pp. 19-22. 367 Ibid., p. 19. 365 Page | 112 — Conclusion — Je n’ai pas eu d’autre souci, en tant que praticien de la sociologie des régimes d’action, de m’efforcer de dépasser l'opposition traditionnelle entre l'individuel et le collectif, de mettre par parenthèses les catégories sociologiques usuelles — classe sociale, statut, rôle, culture, société, pouvoir, etc. — pour mettre à l’épreuve des outils d'analyse — observations, entretien — visant à éclairer un mode d’engagement de travailleurs sociaux dans leur monde, refusant de me situer dans une logique exclusive de rupture avec le sens commun, récusant enfin l'idée d'un individu rationnel uniforme, calculateur et utilitariste, préférant recourir à des notions comme celle d'actants, de personnes, d'êtres, qui peuvent être tout autant des personnes singulières que des objets… comme j’ai tenté d’en montrer l’évidente participation au régime, au système actantiel. Cette recherche s’est voulue appliquée et programmatique pour le travail social, construite comme une boîte à outils à l’usage des professionnels, laissant les portes grandes ouvertes à toutes entrées, critiques et développements souhaitables ou possibles ; l’intérêt étant selon moi, à une époque où l’on demande aux établissements et services d’ « […] évaluer leurs activités la qualité des prestations qu'ils délivrent au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes pratiques professionnelles »368, de lire l’acte professionnel dans toute sa complexité, ce à quoi je souhaite avoir pu contribuer dans un souci d’enrichissement qualitatif du savoir disponible pour toute la profession. Naturellement, je n’ai pas pu tout dire, ni tout faire, et il me sera peut-être loisible de poursuivre. Toutes limites propres à un travail de cet ordre — individuelles, nature de l’objet, difficultés de recueillir des matériaux, etc. — ont été évoquées et soulignées ; elles sont intrinsèques à toute recherche, et la connaissance n’est jamais que la reprise d’une question là ou d’autres l’avaient laissée, en l’état, avant vous. C’est pourquoi je me suis particulièrement tenu à la rigueur et à la cohérence de mon propos, essayant de ne jamais perdre le fil de ma problématique — ou ensemble construit d’hypothèses —, procédant avec méthodologie pour vérifier ou infirmer ce que j’avais d’abord pressenti, puis conceptualisé, et enfin circonscrit : mon objet de recherche, la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social. Pour ce faire, j’ai fait usage sociologique de ressources phénoménologiques369, comme le proposaient Philippe Corcuff et Natalie Depraz en inventant le régime d’interpellation éthique dans le face-à-face370, ce régime de compassion que j’ai désiré montrer pour connaître et comprendre, et non pour dévoiler ou arborer. La compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social — si je ne devais conclure que par cette assertion —, n’est ni une maladie honteuse, ni un emblème, mais un savoir-y-faire en situation particulière, face à un frère humain singulier. « D’abord on perd pied, puis on trouve un sol » — (Alain Finkielkraut) « Vous le voyez, impossible de prendre des raccourcis. Ceux-là ne laissent pas voir comment tremble le terrain. » — (Jean-Pierre Faye) 368 Cf. note de bas de page, p. 96. « […] la phénoménologie décrit ce qui apparaît » — LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues ère avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982), p. 79. 370 CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno, sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements ère de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 105-126. 369 Page | 113 — Bibliographie générale — Ouvrages et revues ADLER Patricia et ADLER Peter, Membership Roles in Field Research, Sage University Paper Series on Qualitative Research Methods, vol. 6, Newberry Park, Sage Publications, 1987, 95 p. AMBROISE Bruno, « Réalisme moral, contextualisme et éthique du care », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 263278. 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Fol., in Dictionnaires d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne], adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/FERAUD/ (Consulté le 19 novembre 2006) École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Groupe de sociologie politique et morale (GSPM), Site du GSPM de l’EHESS, [en ligne], adresse : http://gspm.ehess.fr/ (Consulté le 12 novembre 2006) PÉRIGNON Michel, « La compassion », in Site Philonet, [en ligne], adresse : http://www.philonet.fr/notions/Compas.html (consulté le 7 janvier 2006) ROUSSEAU A. et WRIGHT P., « La sociologie politique et morale de Luc Boltanski : la question des rapports entre l'individuel et le collectif », in site Internet [en ligne], adresse : http://boltanski.chez-alice.fr/sociologie1.htm, (consulté le 15 mars 2006) YAHIA Christophe (janvier 2001), « Analyse conceptuelle du vraisemblable », in Prefigurations.com, Site du Mensuel gratuit des Arts figuratifs sur Internet, [en ligne], adresse : http://www.prefigurations.com/numero2vraisemblable/htm2vraisemblable/vrai_III.4 %20yahia.htm (Consulté le 22 août 2007) Page | 119 — Sommaire des annexes — Annexe I — Glossaire et réflexions …………….…………………………………….. …………………………………………………… Annexe II — Protocole d’observation ………………………………………………. VI …………………….…………………………………… VIII Annexe IV — Claude Dubar, Pierre Tripier — ..….…………………………………… Les définitions du terme profession XII ………..……………………..……… XIII Annexe III — Guide d’entretien Annexe V — La dualité du care et du cure I — Annexe I — Glossaire et réflexions DICTIONNAIRE NICOT, THRESOR DE LA LANGUE FRANÇAISE, 1606 COMPASSION Compassion, Miseratio. Pitié et compassion qu'on a d'aucun, Commiseratio. Qui a pitié et compassion de la misere d'aucun, et luy aide, Misericors.371 LE DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE, 1ÈRE ÉDITION, 1694 COMPATIR. v. n. Estre touché de pitié pour les maux d'autruy. Je compatis à vostre douleur, à vostre affliction. Il signifie aussi, Souffrir les fautes, les foiblesses de son prochain avec indulgence, au lieu de s'en fascher. Il faut compatir aux infirmitez de son prochain. compatir à la foiblesse humaine. Il signifie encore, S'accorder bien, s'accommoder avec quelqu'un, vivre bien avec luy. Il est d'une si meschante humeur & si bizarre que personne ne peut compatir avec luy, qu'il ne sçauroit compatir avec personne. […] En ce sens il se met ordinairement avec la negative. COMPASSION. s. f. v. Pitié, commiseration, mouvement de l'ame qui compatit aux maux d'autruy. Avoir compassion de la misere d'autruy. avoir pitié & compassion. estre touché de compassion.372 RICHELET PIERRE, DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇOISE ANCIENNE ET MODERNE, 1732 COMPASSION, s. f. [Miseratio, Commiseratio] Afliction qu’on a pour un mal, qui semble menacer quelcun de la perte, ou du moins de le faire beaucoup soufrir, quoiqu’il ne mérite nullement qu’un tel malheur lui arrive, à condition toutefois que celui qui a de la compassion, se trouve en un tel état, que lui-méme apréhende qu’il ne lui en arrive autant, ou à quelcun des siens, comme n’en étant pas trop exemt, ni bien éloigné. […] On a compassion des personnes qu’on connoît.373 371 « Compassion », Dictionnaire Nicot, Thresor de la langue française (1606), in Dictionnaires d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne], adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/TLF-NICOT/ (Consulté le 19 novembre 2006). 372 ère « Compassion », Le dictionnaire de l’Académie françoise, 1 édition 1694, in Dictionnaires d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne], adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/ACADEMIE/PREMIERE/ (Consulté le 19 novembre 2006). 373 « Compassion », Richelet Pierre, Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne, in Gallica, site de la bibliothèque numérique de la BNF, [en ligne], adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50933f (Consulté le 21 juin 2007). Page | I Annexe I — Glossaire et réflexions JEAN-FRANÇOIS FÉRAUD, DICTIONAIRE CRITIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE. MARSEILLE, MOSSY, 1787-1788 COMPASSION, s. f. COMPATIR, v. n. COMPATISSANT, ANTE, adj. [Konpa-cion, konpati, konpati-san, sante] Compassion, est un mouvement de l'âme, qui compatit aux misères d'autrui. — Compatir, c'est être sensible à la douleur, à l'afliction des aûtres. Compatissant, porté à la compassion; humain, sensible. Exciter la compassion; être touché, ému de compassion. Ah! pourquoi la nature n'a-t-elle placé la compassion que dans le cœur des persones indigentes? 374 LAROUSSE — GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU XIXE SIÈCLE, 1866-1876 COMPASSION s. f. (kon-pa-sié — lat. compassio ; de cum, avec, et patior, je souffre). Sentiment pénible que nous fait éprouver le malheur d’autrui : Un état digne de COMPASSION. Etre digne de COMPASSION. Etre touché de COMPASSION. La COMPASSION sert d’aiguillon à la clémence. (Montaigne.) Pour bien sentir la COMPASSION, il faudrait en avoir été digne. (StEvrem.) C’est par orgueil que nous plaignons le malheur de nos ennemis, et nous ne leur donnons des marques de COMPASSION, que pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus d’eux (La Rochef.) La COMPASSION qui accompagne l’aumône est un don plus grand que l’aumône même. (Fléch.) Il est des moments d’effroi où toute COMPASSION cesse, où l’homme, absorbé en lui-même, n’est plus sensible que pour lui. (Marmontel.) L’aveuglement de l’esprit est aussi digne de COMPASSION que celui du corps. (Chesterfield.) Les hommes sont plus faibles que méchants, plus dignes de COMPASSION que de haine. (Palissot.) La COMPASSION est aussi naturelle à l’homme que la respiration. (J. de Maistre.) La COMPASSION est une sensation précordiale qu’on éprouve quand on voit souffrir son semblable. (Brill.–Sav.) La COMPASSION est une habitude chez les hommes bons, une distraction chez les autres. (Latena.) Ouf ! je me sens déjà pris de compassion. — RACINE … Le grand César blâme votre action, Avec moins de courroux que de compassion. — CORNEILLE L’humanité séduit le cœur de l’innocence, Et la compassion va plus loin qu’on ne pense. — DEMOUSTIER — Faire compassion, Inspirer la compassion. Inspirer une pitié méprisante : Taisez-vous, vous me FAITES COMPASSION. Cela FAIT COMPASSION d’entendre raisonner ainsi. Il est vrai, le pauvre homme, il fait compassion. — BOURSAULT — Syn. Compassion, commisération, miséricorde, etc. — Antonymes. Dureté, insensibilité, indifférence, sécheresse de cœur. COMPASSIONNER (SE) v. pron. (kon-pa-sio-né — rad. compassion). Se prendre de compassion : Je ME COMPASSIONNE fort aisément des afflictions d’autrui. (Montaigne.) Vieux mot.375 374 « Compassion », Jean-François FÉRAUD: Dictionaire critique de la langue française. Marseille, Mossy, 1787-1788, 3 vol. Fol., in Dictionnaires d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne], adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/FERAUD/ (Consulté le 19 novembre 2006). 375 e LAROUSSE Pierre, sous la dir.de, Grand dictionnaire universel du XIX siècle, Paris, Librairie classique Larousse et Boyer, 1869, Tome quatrième, p. 775. Page | II Annexe I — Glossaire et réflexions LITTRÉ PAUL-ÉMILE, DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 1863-1877 COMPASSION / kon-pâ-sion ; en poésie, de quatre syllabes / s.f. 1. Sentiment qui nous fait compatir. Vous n'avez pas assez de compassion pour ceux... Pasc. Prov. 8. Si vous pouvez trouver dans ma compassion... Corn. Hor. V, 2. Le grand César blâme votre action Avec moins de courroux que de compassion, id. Pomp. IV, 2. Votre rébellion Mérite plus d'horreur que de compassion, id. Rod. IV, 3. Je ne demande point que par compassion Vous assuriez un sceptre à ma protection, id. Nicom. IV, 2. Ouf 1 je me sens déjà pris de compassion, Rac. Plaid. III, 3. Le peuple touché de compassion pour l'enfant, Fén. Tél. V. Ce qui pouvait lui donner de la compassion, id. ib. IV. Combien devez-vous avoir plus de compassion pour le peuple, id. ib. XXIV. Votre compassion, lui répondit l'arbuste, Part d'un bon naturel; mais quittez ce souci, La Font. Fabl. I, 22. La santé, la richesse ôtent aux hommes l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables ; et les gens déjà chargés de leurs propres misères sont ceux qui entrent davantage, par leur compassion, dans celles d'autrui, La Bruy. XI. / Faire compassion, être digne de pitié. / Fig. Cela fait compassion, cela ne mérite que du mépris. / Terme de liturgie. Fête en mémoire des douleurs de la Vierge, le vendredi de la semaine de la Passion. 2. Etat de celui qui est à plaindre. Quand vous verrez tous ces cajoleurs qui vous diront qu'il y a bien de la compassion en votre fait, pensez plutôt à ce que vous sentez qu'à ce que vous voyez, Malh. Lexique, édit. L. Lalanne. COMPASSIONNER (se) /kon-pa-sio-né/ v. réfl. Avoir compassion. R. Ce mot est formé comme affectionner l'est d'affection, et n'a contre lui que d'être peu usité. COMPATIR v. tr. ind., d'abord compatizer (v. 1630), par croisement avec le français sympathiser (en moyen français sympathizer), puis compatir (1635), est emprunté au bas latin compati, littéralement « souffrir avec », de cum « avec » ( co-) et pati ( pâtir). Le mot a éliminé un doublet moyen français compatir (1541) « se concilier, être compatible », formé sur compatible. Il exprime le fait de « prendre part à la souffrance d'autrui » et se construit avec un complément désignant soit la personne en question, soit le sentiment qu'elle éprouve. Son participe présent COMPATISSANT, ANTE est employé comme adjectif depuis 1692. 376 CONDOULOIR (se) /kon-dou--loir/ v. réfl. Employé seulement à l’infinitif. Se condouloir avec quelqu'un, lui témoigner qu’on prend part à sa douleur. 376 LITTRÉ Paul-Émile, sous la dir.de, Dictionnaire de la langue française, Versailles, Encyclopædia ère Britannica, 2003 (1 éd., 1863–1877), Tome 1, pp. 1043-1044 ; 1079. Page | III Annexe I — Glossaire et réflexions LE ROBERT, DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 1998 COMPASSION n. f. a été emprunté dès le XIIe s. (v. 1155) au latin chrétien compassio, dérivé de compati. Le mot désigne le sentiment qui incline à partager les souffrances d'autrui, sens avec lequel il correspond à l'hellénisme sympathie. À la différence de ce dernier, il continuer de réaliser l’idée de « douleur » que passion, du moins dans l’usage commun, a perdue. Le mot a donné, par métonymie, le sens religieux et archaïque de « fête célébrée en mémoire des douleurs de la Vierge ». (1771, Compassion de la Sainte Vierge). Il s’est imposé et a éliminé les noms dérivés de COMPATISSEMENT n. m. (1649 ; puis 1884) et COMPATISSANCE n. f. (1792). Son dérivé COMPASSIONNER (SE) v. pron. (1569) « éprouver de la compassion », employé au XVIe s., est à nouveau utilisé occasionnellement au XIXe s. par archaïsme littéraire.377 LE NOUVEAU PETIT ROBERT, DICTIONNAIRE ALPHABÉTIQUE ET ANALOGIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 2007 COMPASSION n. f. — 1155 ; lat. chrét. compassio, de compati « souffrir » compatir LITTÉR. Sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui. apitoiement, commisération, miséricorde ; pitié. Avoir de la compassion pour qqn. Cœur accessible à la compassion. Être touché de compassion. Être digne de compassion. « on l’épargnait par compassion de son état » SAND. CONTR. Cruauté, dureté, indifférence, insensibilité.378 COMPATIR v. tr. ind. — 1541 ; bas latin compati « souffrir avec », d’après pâtir « souffrir ». 1. VX S’accorder, être compatible. « Mais enfin nos désirs ne compatissent point » CORNEILLE. 2. MOD. COMPATIR À : avoir de la compassion pour (une souffrance). s’apitoyer, s’attendrir, plaindre. « On ne compatit qu’aux misères que l’on partage » THIBAUDET. Il compatit à notre douleur ( condoléances). — Sans compl. Croyez bien que je compatis. COMPATISSANT adj. — 1692 ; de compatir. Qui prend part aux souffrances d’autrui. miséricordieux ; bon, charitable, humain, sensible. « Cette charité si compatissante » RACINE. Un regard compatissant. CONTR. Dur, insensible. 377 REY Alain, sous la dir.de, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, p. 822. 378 REY Alain et REY-DEBOVE Josette, sous la dir.de, Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, pp. 482-483. Page | IV Annexe I — Glossaire et réflexions Quelques réflexions me semblent utiles quant à l’illustration chronologique (et non exhaustive) qui vient d’être proposée du vocable compassion et de ses dérivés, par le truchement de dictionnaires choisis des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles : Compassion voit sa première occurrence au XIIe siècle par emprunt au latin chrétien et, contrairement à l’hellénisme sympathie, continue de réaliser l’idée de « douleur » que passion a perdue dans le langage courant (Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert). Ce premier élément est d’autant plus intéressant qu’il a déjà été introduit une distinction entre compassion et empathie (elle-même composée d’après sympathie au XXe siècle) fondée sur la séparation entre le sentiment et la technique, distinction qui peut aussi s’entendre par un éloignement, dans l’empathie, de l’idée de « souffrir avec » que l’on retrouvait également autrefois dans le verbe pronominal se condouloir (Littré), aujourd’hui disparu.379 Au hasard de mes pérégrinations sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de France, j’ai déniché une véritable merveille : la définition de la compassion selon le Dictionnaire de la langue françoise de Pierre Richelet, en date de 1732. Je ne sache pas que jamais plus, on pût l’exprimer avec autant de bonheur et de concision. Si le verbe dérivé se compassionner est employé au XVIe siècle puis semble s’effacer, il est à nouveau occasionnellement utilisé au XIXe siècle par archaïsme littéraire (Dictionnaire historique de la langue française). Si j’ai choisi la reviviscence de cet usage — se compassionner —, ce n’est pas tant par amour du beau langage que par la volonté de montrer la dimension délibérément active de la compassion et son inscription, pour ma recherche, dans un régime d’action. Quoi d’autre, en effet, qu’un verbe pour illustrer un élan, une conduite, une action ? La raison de l’emploi du verbe se compassionner dans cette recherche tient également au fait que son semblable du langage usuel, compatir, est un terme, me semble-t-il, beaucoup trop marqué par le soupçon d’insincérité du sentiment qu’il évoque. Lorsqu’on nous dit : « Je compatis… », on a la plus grande peine d’y croire vraiment ; ou bien accepte-t-on cette formule comme de simple politesse, à l’occasion du décès d’un proche par exemple. J’ai estimé, dans mon travail, que la compassion méritait mieux que cela. C’est la même chose (et peut-être pis) pour l’adjectif dérivé compatissant qui, lui, évoque irrésistiblement la commisération, l’apitoiement. En voulant mettre à l’abri le professionnel de ce soupçon a priori, j’ai choisi logiquement d’utiliser le participe passé « compassionné » qui comme substantif, qui comme adjectif. Nous l’avons vu, c’est en nommant que se produit la rupture épistémologique. Au XVIIe siècle on définit compassion par pitié ou commisération, les tenant apparemment pour synonymes ; le XVIIIe y voit « un mouvement de l'âme » et les XIXe et XXe « un sentiment que nous fait éprouver le malheur d’autrui ». De nos jours encore, il est extrêmement fréquent que compassion soit employé pour pitié — et inversement — dans le langage courant. Les dictionnaires non spécialisés — dont les définitions sont d’abord des périphrases —, n’ont pas la vocation d’entrer dans des distinguos ni dans des conceptualisations mais de donner des usages, analogies et synonymies, des définitions précises mais de portée ordinaire (comme le Petit Robert par exemple). En revanche, la distinction entre compassion et pitié conceptualisée par Hannah Arendt dans son Essai sur la Révolution, puis reprise par Luc Boltanski dans La souffrance à distance, est fondamentale pour cette recherche. 379 Sur la distinction entre compassion et empathie, cf. supra, p. 7. Page | V — Annexe II — Protocole d’observation Hypothèse de recherche L’observation directe non déclarée doit me permettre ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer le régime de compassion à l’œuvre, de rendre compte de l’action en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action des éducateurs au travail et, ainsi, de redonner du relief à cette pratique, de la faire sortir d’une certaine invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Système actantiel « […] c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se présentant selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre eux. La sociologie pragmatique suppose également l’existence de compétences s’incarnant dans des actions et paroles. Les personnes sont dès lors considérées à la lumière de ce qu’elles font et disent, à partir de la mise en œuvre des actions et des justifications qu’elles déploient. Cette sociologie se préoccupe des contraintes morales, des conventions et des connaissances tacites qui pèsent sur les personnes et orientent leurs actions et la formation des accords entre elles. »380 lieux Le lieu ou l’espace habité, là où je peux regarder la réalité pour pouvoir la nommer ; pour nourrir, recréer mon regard. Le lieu en ce qu’il peut être significatif pour le régime : lumière, ambiance sonore, décor, heure de déroulement… personnes Le compassionné et la personne qui souffre ; leurs mots. Le non-verbal : les gestes, mimiques, attitudes. objets Les objets qui participent vraisemblablement au régime de compassion. 380 NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 52-54. Page | VI Annexe II — Protocole d’observation typologie (Hannah Arendt) 381 La compassion s’adresse à des êtres souffrants singuliers, dans des situations particulières faisant se rencontrer et mettre en présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent. La compassion n’est pas « loquace » et ne porte pas grand intérêt aux émotions. Elle se satisfait d’une « curieuse mutité ». La compassion n’est pas muette, mais son langage consiste en gestes et expressions du corps plutôt qu’en mots. La compassion ne parle que dans la mesure où il lui faut répondre directement aux sons et gestes expressifs par lesquels la souffrance se fait visible et audible au monde. 381 Cf. supra, p. 34. Page | VII — Annexe III — Guide d’entretien Hypothèse de recherche La compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, est intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail, de la considérer comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement, d’enrichissement du travail social. Régime d’action parmi d’autres, il ne s’agit pas d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité de l’éducateur, mais de ne pas nier qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. Enquêtée et discours recherché Afin de faire produire du discours professionnel sur cet aspect du travail il a été recouru à un entretien semi-directif, et à un seul, en tant qu’il me paraissait être particulièrement significatif d’un discours professionnel largement répandu dans le travail social (pour autant que quatorze années d’expérience dans ce champ m’autorisent à l’avancer.) Ici, le parti pris méthodologique est qu’un acteur peut être porteur d’un mode de pensée collective, en laissant de côté l’objectif de représentativité. Il s’agit donc bien de mettre à jour les rhétoriques professionnelles que la relation de compassion provoque. Page | VIII Annexe III — Guide d’entretien Consigne « Avant de commencer cet entretien, je me dois de préciser certaines choses. Dans le cadre de mon travail de mémoire en DSTS, je m’interroge sur l’exercice professionnel des éducateurs d’internat et, plus largement, des travailleurs sociaux, lorsqu’ils sont en relation de face-à-face avec leur public. Comme support à notre discussion, je vais te présenter deux situations éducatives382, volontairement modifiées pour respecter l’anonymat des personnes, que je vais te demander de bien vouloir lire avant de me dire ce qu’elles t’inspirent. Ces deux situations, ou l’une plutôt que l’autre à ton choix, serviront de base à notre entretien. J’ajoute enfin que je garantis également ton anonymat dans toute suite que je pourrais donner aux éléments que j’aurai recueillis au cours de cet entretien. » Renseignements divers Quel est ton âge ? Quel est ton niveau de qualification et en quelle année as-tu été diplômée ? Depuis quand travailles tu dans notre établissement ? Désires-tu ajouter quelque chose ? 382 Cf. pp. XI et XII. Page | IX Annexe III — Guide d’entretien Une chambre. La deuxième du couloir qui en distribue les entrées à sa gauche ; sur sa droite : une petite cuisine, une salle d’eau et des toilettes. Il est 22 heures trente et le silence règne, à peine troublé par de lointains bruits de coucher : portes de placard, lits tirés, heurts contre murs et meubles, paroles assourdies. Je me suis avancé dans ce couloir, comme d’ordinaire, à l’heure où je dis mon dernier mot aux adolescentes pour leur souhaiter une bonne nuit. Peu après, je m’arrête dans la faible lumière des veilleuses pour observer la scène. Je me tiens, debout, dans l’embrasure de la porte, légèrement en retrait de la pièce. Une chambre rectangulaire de quatre mètres sur trois et deux mètres cinquante sous plafond. La porte est grande ouverte. Deux lits parallèles sont disposés perpendiculairement à ma position, à deux mètres de l’entrée et à un mètre l’un de l’autre. Justine et ma collègue sont assises face à moi, sur le lit du fond. Une lumière douce se diffuse depuis ma droite, repoussant l’ombre dans les recoins de la chambre, depuis les ampoules de l’encadrement du petit cabinet de toilette lui-même flanqué de deux armoires. Derrière les protagonistes, la grande fenêtre aux deux panneaux vitrés coulissants est aveuglée par un volet roulant hermétiquement baissé. Quelques affaires éparpillées rendent compte de l’occupation de la chambre par une adolescente : vêtements, accessoires, petits objets personnels éparpillés alentour et jusque sur le second lit, inoccupé du fait de l’absence de la seconde interne. Une chambre la nuit ; autour de nous le calme s’est fait ; tout indique l’endormissement. L’une près de l’autre et face à moi, les deux jeunes femmes peuvent me voir et distinguer mon visage — quoique je sois dans la pénombre — mais, si tel est le cas, elles n’en laissent rien paraître. Assise à sa gauche, l’éducatrice ceint l’épaule de Justine de son bras droit dont la main se crispe sur le haut du bras de l’adolescente. On peut en distinguer les jointures légèrement blanchies et les veines saillantes. Sur sa cuisse gauche repose le revers de sa seconde main dont les doigts se mêlent et se démêlent dans une danse anxieuse. Penchée en avant, Justine a les coudes qui reposent sur ses genoux serrés, le visage enfoui dans ses mains que ses cheveux baignent de blond. De ma place, on n’entend que respirations, entrecoupées des sanglots de Justine qui secouent ses membres de spasmes. Le visage de l’éducatrice est comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui semblent fixer le lit devant eux. Les secondes s’égrènent, sans qu’il soit possible d’en faire le décompte car je n’ose bouger de peur de déchirer l’instant. Puis, soudainement, ma collègue se rassemble pour sortir un mouchoir de sa poche et, s’en étant servi, elle demande : « Parle-moi Justine, dis quelque chose… ». L’adolescente redresse la tête, regarde ma collègue puis se tourne dans ma direction et nous dit : « Laissez-moi ». Page | X Annexe III — Guide d’entretien Marina est en colère. Et quand Marina est en colère, on le voit tout de suite au nuage noir qui semble passer devant ses yeux, assombrissant ses pupilles, fixant ses traits comme dans la pierre, plissant ses lèvres pour qu’elles ne forment plus qu’un pli réprobateur. Je sais que mon refus qu’elle sorte seule dans le quartier en est la cause, car ce sujet a souvent été évoqué, mais sûrement devra-t-il être longtemps mis sur le tapis pour qu’une solution satisfaisante soit trouvée. — Marina, je t’ai déjà expliqué pourquoi ce n’était pas possible pour le moment, non ? — J’en ai marre, on ne me fait pas confiance ! — Tu sais bien que ce n’est pas si simple, et que tu n’es toujours pas allée demander ton autorisation de sorties dans le quartier à qui tu sais383. Mais nous ne te faisons confiance, sinon nous ne serions pas d’accord, le tout est que comme les autres tu dois aller en parler d’abord avec Mme B. et puis ça se fera progressivement. C’est pareil pour tout le monde. — Je ne veux pas lui parler. Je n’ai rien à lui dire ! — Alors ça n’ira pas, et tu le sais. Pourquoi ne veux-tu pas les lui demander ? —… — Bon, écoute, si tu veux j’en parlerai à mes collègues et nous demanderons pour toi des sorties libres à Mme B., mais tu dois savoir que pour le principe, parce que c’est le règlement, il faudra tout de même que tu passes la voir, même cinq minutes, pour que cela se fasse. — J’en ai marre ! J’en ai marre ! C’est toujours pareil ici, on ne me fait pas confiance ! Je veux sortir moi ! On est en prison ici ! — Arrête de dire ça, tu sais que ce n’est pas vrai. Mais nous sommes aussi responsables de toi, et c’est normal que nous nous souciions de toi et que nous voulions savoir où tu vas, avec qui, et si tu te comportes bien à l’extérieur. — Moi je sais tout ça, je n’ai pas besoin de vous ! Tiens ça m’énerve, j’en ai marre, je vais dans ma chambre ! — On en reparlera plus tard… Marina tourne les talons et, dans une envolée de cheveux, part dans sa chambre. Une porte claque et, quelques instants plus tard, une musique hurle au loin. Je quitte le bureau du groupe de vie et retourne dans la salle commune auprès des autres adolescentes. 383 Le médecin psychiatre de l’établissement qui accorde ou non ce genre d’autorisations dites de « sorties libres » ou « sorties non accompagnées », sur proposition de l’équipe éducative d’internat. Page | XI — Annexe IV — Les définitions du terme profession « Nous résumerons par un schéma qui sera justifié, espérons-le, tout au long de ce livre, le parti pris terminologique que nous avons adopté et qui consiste à tenter de spécifier quatre sens différents du terme français « profession » correspondant à quatre contextes d'utilisation du terme, mais aussi à quatre points de vue différents sur l'activité de travail. On y retrouvera les trois sens précédents ainsi qu'un autre — plus récent — correspondant à la notion de fonction ou de “position professionnelle” (dans un organigramme). On découvrira, chemin faisant, à quel point chacun de ces sens est lié à des qualificatifs (qualification, compétence, etc.) ayant des significations différentes qui engagent souvent de véritables conceptions du monde (du travail mais aussi de l'organisation, du marché et de la société (tout entière). Le lecteur peut se livrer au petit jeu consistant à tenter de définir son activité professionnelle (s'il en a une...) de quatre points de vue successifs, soit comme profession déclarée (au recensement, par exemple “enseignant chercheur”), soit comme spécialité considérée comme un métier (par exemple, “sociologue”, soit comme un emploi (un grade s'il est fonctionnaire ou ce qui est inscrit sur sa feuille de paie, par exemple “maître de conférences”) et, enfin, par la fonction qu'il remplit dans son entreprise, son administration ou son collectif de travail (par exemple, “chef de projet” ou “responsable de filière”). On voit facilement que ces points de vue dépendent des systèmes de référence que l'on choisit, des modes de classification en vigueur au sein de ces systèmes (la population active, la fonction publique, l'organisation) mais aussi des valorisations affectives de chacun... Tous les points de vue ne sont pas nécessairement possibles sur toutes les activités de travail qu'on appelle, en français, professionnelles. On voit donc à quel point déclarer sa profession (en particulier) ou définir les professions (en général) engage un travail à la fois cognitif (des savoirs sur les appellations, les spécialités, les filières), affectif (des valeurs et des préférences) et conatif (des actions pour défendre ses intérêts, des références à des mouvements collectifs). »384 Le terme « Profession » : Quatre sens = Quatre points de vue 384 PROFESSION = DECLARATION PROFESSION = FONCTION Vocation professionnelle (sens 1) Position professionnelle (sens 4) PROFESSION = MÉTIER PROFESSION = EMPLOI Spécialisation professionnelle (sens 3) Classification professionnelle (sens 2) ère DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1 1998), pp. 6-7. éd., Page | XII — Annexe V — La dualité du cure et du care « En anglais, il existe deux termes pour qualifier le soin : cure et care, le premier désignant le volet curatif du soin. Alors que le cure ne concerne que les personnes malades, le care concerne tout un chacun, du début de la vie jusqu'à la fin. Pas de vie possible sans care. Dans la perspective d'une éthique du care, la vulnérabilité et la dépendance à autrui sont au centre de la définition de l'être humain. C'est dire que l'on a un seul et même modèle de l'être humain pour le pourvoyeur de soin (care giver) comme pour celui qui est bénéficiaire de son travail, que ce dernier soit ou non défini comme “adulte compétent” 385.En ce sens, la “compétence” désigne un certain degré d'autonomie, toujours provisoire et partielle, et ne signifie donc pas que l'adulte compétent serait invulnérable — l'idée en est absurde — ou qu'il serait sorti du régime de la dépendance qui le caractérise au moins autant que celui de l'autonomie. […] Est-ce le contenu des tâches qui définit le travail de care ? Ou bien est-ce lai manière de les accomplir ? En français, il n'existe pas de terme approprié pour traduire le concept de care. Le terme de soin est nettement réducteur. Ce n'est pas la sollicitude ou le dévouement non plus. Le concept de care englobe une constellation d'états physiques ou mentaux et d'activités laborieuses en rapport avec la grossesse, l'élevage et l'éducation des enfants, les soins des personnes, le travail domestique. Sans dissocier les tâches matérielles du travail psychologique qu'elles impliquent. En outre, le care dénote la dimension proprement affective mobilisée par un type d'activités dont la plupart nécessitent d'être réalisées avec “tendresse” ou “sympathie”. […] Si l'on pense que le travail domestique a longtemps été considéré comme un travail bête ne réclamant aucun talent particulier, le changement de perspective est radical : le care définit conjointement certaines activités ainsi que l'intelligence mobilisée par leur réalisation. Si cette intelligence et ses concrétisations ont été objet de peu d'intérêt tant sur le plan scientifique que philosophique, c'est en grande partie du fait que le rapport avec l'expérience concrète du care est rendu malaisé 1 ) par l'invisibilité qui caractérise ses conditions de succès, 2) par sa naturalisation dans la féminité, 3) par les formes pathétiques de son expression discursive, 4) par les défenses viriles des décideurs. »386 385 PAPERMAN Patricia, « Perspectives féministes sur la justice », L’année sociologique, vol. 54 (2), août 2004, pp. 413.434. 386 MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 301-303. Page | XIII NOM : DAVID PRÉNOM : Jean-François DATE DU JURY : 5 février 2008 Diplôme Supérieur en Travail Social — Promotion 2007 — La compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social RÉSUMÉ : Ne s’est jamais vu reprocher de manquer de distance, ne s’est jamais vu recommander de se blinder celui qui n’a jamais travaillé au plus proche de personnes en souffrance. Et ces injonctions, sommations et autres mises en garde émanent précisément de ceux dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; gardiens de la bonne et juste distance, ils arguent du professionnalisme pour rappeler à l’ordre les personnels qui rompraient avec la bonne attitude professionnelle dans une acception technicienne, qualifiée, totalement maîtrisée, non parasitée par des interférences affectives propres à mettre en péril un équilibre institutionnel par la crainte qu’elles inspireraient de ne pouvoir être contenues. Or, des travailleurs sociaux, dans l’exercice de leur profession, basculent parfois dans un régime de compassion, ou régime d’interpellation éthique dans le face-à-face et la proximité des corps. Ce modèle sociologique, mis à l’épreuve dans cette recherche, se proposera ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer la compassion à l’œuvre, de rendre compte, en situation, de ce mode particulier d’engagement dans l’action et, ainsi, le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Antiprofessionnelle la compassion ? Contrairement à ce qui peut être couramment avancé en référence à bonne distance et au professionnalisme et en ce qu’elle leur serait contraire, la compassion serait-elle intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant d’être juste, dans des situations particulières ? d’être considérée comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation de ce travail, invisible, propre au souci de l’autre ? Très probablement, mais à la condition qu’elle ait, via la réflexion éthique, été réintégrée par la profession dans un ensemble plus vaste d’activités dites de care. Dans ce mémoire, il ne s’agira pas d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité du travailleur social, mais de ne pas nier non plus qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire (ou savoir-y-faire) pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique, à condition que l’on ait l’équipement nécessaire. MOTS CLÉS : — compassion — sociologie pragmatique — régime d’action —face-àface — proximité — basculement — profession — éthique — justice — morale — déontologie — compétence morale — savoir-faire — care —équipement —. NOMBRE DE PAGES : 119 – plus annexes VOLUME ANNEXÉ : 0 CENTRE DE FORMATION : Institut Régional du Travail Social de Lorraine — Site de Metz