Mémoire_DSTS - JF DAVID - version finale - CEDIAS

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— Institut régional du travail social de Lorraine —
La compassion
dans l’exercice professionnel
du travailleur social
Jean-François DAVID
Mémoire présenté en vue de l’obtention du
Diplôme supérieur en travail social — DSTS —
Date du jury : le 5 février 2008
Strasbourg — 67
Directeur de recherche : Pierre RAVENEL
— Sommaire —
……..………………………………………………………………………………..
1
……..…………………………………………………………………………….
2
Épigraphe ………………………………………………………………………………………………
3
Prolégomènes
……..………………………………………………………………………………
La compassion
…….……………………………………………………………………….
Une sociologie pragmatique ………………………………………………………….
La sociologie des régimes d’action ……….…………………………………………
Problématisation du régime de compassion …………………………………..
4
7
9
13
16
Chapitre I — Une démarche scientifique ….………………………………………..
Éléments d’épistémologie
…….………………………………………………………
Réflexions méthodologiques ………………………………………………………….
Une technique d’enquête : l’observation directe non déclarée …..…
Une technique d’enquête : l’entretien à usage complémentaire ……
24
24
30
33
49
……………
Présentation et analyse des comptes rendus ethnographiques
……
Du basculement dans la compassion ……………………………………………..
Présentation de l’entretien à usage complémentaire …………………….
Soupçons sur la compassion ………………………………………………………….
56
56
71
74
81
Chapitre III — Les effets, les usages ……………………………………………………
85
85
90
97
100
In Memoriam
Remerciements
Chapitre II — Lieux, situations, actants et représentations
Profession et compassion ………………………………………………………………
Une question d’éthique, une question de justice …………………………..
Une compétence morale dans l’exercice professionnel ………………….
En faire quelque chose ? ………………………………………………………………..
Conclusion
……………….………………………………………………………………………….. 109
Bibliographie générale ………………………………………………………………………… 114
Sommaire des annexes
………………………………………………………………………. 120
In Memoriam
Pierre et Michelle David
— Remerciements —
Pierre Ravenel, formateur à l’IRTS de Lorraine et directeur de ce
mémoire, pour la précellence de sa réflexion et l’étendue de son
savoir qui, sans jamais se montrer surplombants, sans compter
leur temps, se sont au contraire révélés propres à toujours ouvrir
de nouveaux horizons de recherche et à constamment alimenter
celle-ci durant trois années, pour qu’elle prenne corps,
grandisse, s’étoffe, mûrisse. Son amour pour les objets rares :
rhétorique, casuistique, sociologie et philosophie de l’art, et son
aisance à le transmettre, auront fourni à ce travail quelques-uns
des motifs de ses plus beaux ornements.
Cette recherche doit énormément à Pierre Ravenel dans
l’attention et l’intérêt qu’il n’a cessé de lui manifester, en sus des
inestimables conseils et constants encouragements prodigués,
du tracé de son épure jusqu’à la touche finale. Qu’il reçoive ici
toute ma gratitude et tout mon respect.
Raúl Morales La Mura, sociologue, responsable des groupes de
recherche de deuxième et troisième année de DSTS, dont les
précieux apports en épistémologie et méthodologie, la
sociologie toujours mise à disposition et à portée des étudiants,
le regard critique sur toutes les visions du monde, auront aiguisé
mon appétit pour la recherche et l’auront poussée plus avant
que je n’aurais pu l’imaginer. Qu’il en soit ici chaleureusement
remercié.
« César, voyant à Rome de riches étrangers qui portaient dans
leurs bras des chiots et des petits singes et les couvraient de
baisers, leur demanda, paraît-il, si dans leur pays, les femmes ne
faisaient pas d’enfants. C’était là une façon bien militaire de
critiquer ceux qui gaspillent, pour des animaux, le penchant
naturel à aimer et à nous attendrir que nous portons en nous et
que nous devons réserver aux être humains.
Or, puisque notre âme a également reçu de la nature le désir
d’apprendre et de contempler, ne doit-on pas à juste titre
blâmer ceux qui en font un mauvais usage, qui écoutent et qui
contemplent des réalités indignes de la moindre attention, alors
qu’ils négligent le beau et l’utile ? Nos sens, qui subissent
l’impression de tout ce qui s’offre à eux, sont forcés
d’appréhender tous les objets qui se présentent, que cette
perception soit utile ou non. Mais quand il s’agit de
l’entendement, la nature a donné à chacun, s’il le veut, la
possibilité d’en faire usage pour se tourner et se diriger tour à
tour, très facilement, vers ce qui lui semble bon. Nous devons
donc rechercher ce qu’il y a de meilleur, non seulement pour le
contempler, mais aussi pour nous nourrir de cette
contemplation. La couleur qui convient le mieux aux yeux est
celle qui, par son éclat et son agrément, ravive et recrée le
regard ; on doit, de la même manière, offrir à la pensée des
spectacles qui la charment et l’attirent vers le bien qui lui est
propre.
Ces spectacles, ce sont les actions inspirées par la vertu : elles
suscitent, chez ceux qui les étudient, le désir passionné et
ardent de les imiter. »
PLUTARQUE, Vies parallèles, Périclès.
— Prolégomènes —
Au commencement de ma recherche préexiste l’identification d’un malaise, et plus
précisément d’un sentiment troublant et pénible dans ma position professionnelle
d’éducateur d’internat. Il me faudra du temps et du cheminement pour en en
identifier la source puis pour l’appréhender, parcours que se propose de synthétiser et
de décrire cette présentation et qui tentera de montrer comment, au partir d’un
thème qui pose question, travaille et taraude un professionnel, on peut effectuer le
passage à un sujet de recherche ou encore procéder à des choix conceptuels, à un
recentrage de son regard, à assumer une démarche de décrire, de montrer et de
comprendre une réalité pour parvenir enfin à circonscrire un objet de recherche et
construire une problématique.
Cependant, une courte mise en contexte s’impose concernant mon parcours
professionnel — mon thème de départ ne se séparant pas de moi-même car étant
subjectivation de la réalité, ma réalité —, que je décrirai tout d’abord brièvement. En
second lieu, j’expliquerai en quoi les priorités de parole que je me suis fixées — de
quoi veux-je parler ? — sont l’acceptation de ma subjectivité et donc passage du
thème au sujet. Enfin, dans une logique de recherche, je circonscrirai mon objet,
nécessairement très restreint (mais non restreignant), celui-là même qui me permettra
problématisation et modélisation.
Passée la phase de lune de miel, suite à ma prise de fonction en qualité d’éducateur
d’internat au sein d’un Institut médico-professionnel — IMPro —, j’ai progressivement
pris conscience, sans savoir tout d’abord la cerner, de la presque impossibilité1 de la
tâche qui nous était confiée, à mes collègues et à moi-même, de répondre à la
commande sociale de confiner des adolescents déficients intellectuels dans un
établissement tout en devant les éduquer : soit leur donner au mieux la possibilité de
se forger un jugement ; les rendre responsables, libres. Après sept années de travail
éducatif en milieu ouvert (prévention spécialisée), je me trouvais projeté dans une
réalité bien plus contraignante — et tout à la fois plus consistante selon moi au plan
éducatif —de devoir œuvrer au quotidien à cette tâche infiniment difficile d’éduquer
en lieu et place des parents et au nom de la société tout en intégrant des contraintes
humaines, institutionnelles, matérielles, financières… en bref, tout ce qui vient
complexifier le travail pour des raisons qui s’entendent aisément ou pour d’autres,
plus obscures.
Si ces considérations me sont venues sous cette forme, c’est après avoir posé le
constat préalable de ce que j’avais nommé la désaffection des éducateurs pour le
travail d’internat, forme observable et audible d’une forme de suicide professionnel :
1
Cf. la boutade de Sigmund Freud sur les trois métiers « impossibles » — éduquer, soigner, gouverner
— dans sa préface à Jeunesse à l’abandon d’Auguste Aichhorn (1925) et dans Analyse terminée et
analyse interminable (1937), de laquelle je retiendrai le « presque » de l’auteur impliquant que ces trois
métiers — d’éthique, de clinique et de pouvoir — ne sauraient donner que des résultats insatisfaisants.
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— Prolégomènes —
sentiment de dénigrement et de dévalorisation de certains éducateurs d’internat euxmêmes conduisant à des logiques de renoncement aux projets éducatifs, au cœur de
leur métier, pour ne plus se situer que dans la quotidienneté, simplification outrancière
de l’accompagnement éducatif au quotidien.
Sans relâche, cette première préoccupation — la désaffection — aura mis mon esprit
au travail tout le long de ma première année d’étude me conduisant à interroger ses
raisons du côté de l’éducateur et de celui de l’éduqué, tout comme du côté de
l’institution elle-même en ce qu’elle pourrait, de par sa nature, produire comme
tensions qui viendraient contrarier la mission d’éducation des professionnels
d’internat. Le choc de la lecture approfondie d’Asiles — d’Erving Goffman, traduction
française de 1968 — et de la mise à l’épreuve de son concept d’institution totale avec
ma réalité professionnelle m’auront fortement engagé vers mon thème de recherche
en tant qu’elles m’auront donné un cadre théorique de compréhension de ce qu’une
structure d’internat peut contenir de profondément contradictoire : entre les discours
officiels de l’institution — association, administration, projets — et la réalité vécue par
les professionnels en terme d’action, de pratique, une forte distorsion existe qu’il
conviendrait d’appréhender. Pour cela, je devais être amené à interroger le tacite,
l’implicite, ce qui existe en creux, ce qui dévie et les raisons de ces décalages ; mais la
tension, la contradiction, l’asymétrie et l’opposition sont les conditions même de la vie
(en tant que création et transformation, dynamique, mouvement) et leur non
dépassement, dans une dialectique incomplète, m’empêchait de me mettre plus à
distance de ce thème qui n’était autre que moi-même ou plutôt une part de ma propre
réalité au travail comprenant mes tensions, mes contradictions, mes préoccupations
éthiques et mes préventions envers le pouvoir (à commencer par celui dont je suis le
détenteur, de par ma mission).
Incapable de dépasser par le haut cette antinomie2 ressentie par l’éducateur, en tant
qu’il est placé devant une tâche contradictoire puisqu’il lui faut « […] réduire les reclus
à l’obéissance tout en donnant l’impression de respecter les principes d’humanité et
atteindre les objectifs rationnels de l’institution »3, je ne pouvais que m’y embourber et
patauger, ne sachant quoi faire d’autre que de ressasser les mêmes aigreurs et
rabâcher les mêmes rancunes : l’institution diffusait alors tous les maux, et la boîte de
Pandore que j’avais ouverte avec Asiles ne renfermait même plus l’espérance de
pouvoir poursuivre ma mission. Tout était perdu, pour moi et pour les éducateurs.
Or, pour tout dépassement de cette antinomie il était urgent que je parvinsse à définir
ce qui, en moi, résonnait si fort dans le concept d’institution totale chez Goffman et,
2
« N’est pas antinomie n’importe quelle contradiction, mais seulement celle qui joue entre des lois —
soit des lois juridiques ou théologiques, soit des lois de la raison (Kant), soit des thèses déduites de lois
logiques (théorie des ensembles) —, ni n’importe quel paradoxe, mais seulement ce qui heurte l’attente
d’une cohérence entière dans un système rationnel ou logique. D’autre part, une antinomie n’est pas
nécessairement une aporie : il y a des solutions aux antinomies (Kant) ; elles sont elles-mêmes le
mouvement du réel et autorisent la progression dialectique (Hegel) ; on peut forger des instruments
destinés à les éviter (Russell). » — ARMANGAUD Françoise, « Antinomie », in Encyclopædia Universalis
Version 8 [DVD], Encyclopædia Britannica, 2003, un disque au laser d’ordinateur.
3
ère
GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968
pour la trad. fr.), p. 141.
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— Prolégomènes —
plus précisément, quelle corde sensible il faisait vibrer, quelle réalité (quelle forme de
vécu) je me devais de prendre en compte, en particulier. C’est à l’épreuve de la
première heure du groupe de recherche de deuxième année que ce déclic advint (et
grâce à un entretien avec mon directeur de mémoire suite à une lecture qu’il m’avait
conseillée, ce que nous verrons dans la deuxième partie de cette introduction) par la
mise à terre sans ménagement de ma première et infertile construction intellectuelle.
Non sans une certaine réserve a priori, mon jeu de cubes fut renversé et, une fois à
terre, j’en contemplai les pièces comme les voyant pour la première fois. Des faces
nouvelles — car non visibles dans ma première construction — m’apparurent enfin et
il s’en fallut de peu pour que j’y lusse ce qui m’occupait et me préoccupait depuis
longtemps sans pouvoir la nommer avec précision : la compassion comme réalité,
comme vécu, comme mode de communication entre l’éducateur et l’éduqué, comme
introduction de l’affectif dans la relation éducative — donc forcément taxée d’antiprofessionnalisme —, comme manifestation d’une responsabilité envers l’autre et,
peut-être, comme activité professionnelle peu visible quoique significative.
En quoi la compassion a-t-elle pu faire irruption dans mon thème de recherche et me
permettre de passer au sujet ? Sur la recommandation de mon directeur de mémoire,
après que je lui eus fait part de la remise à plat de mon travail et des éléments
nouveaux que je discernais — proximité de l’éducateur avec l’éduqué, partage des
souffrances de ce dernier dans la confidence, dans le face-à-face, chape de plomb
pesant sur ce phénomène de peur d’être mal jugé —, celui-ci m’encouragea à la
lecture d’un article de Philippe Corcuff intitulé « Ordre institutionnel, fluidité
situationnelle et compassion » faisant suite à une enquête sur les interactions de
guichet au sein de deux Caisses d’allocations familiales et abordant « […] tout d’abord
la contribution des relations d’inégalité et de domination entre agents de la CAF et
allocataires à la stabilisation de l’ordre institutionnel, pour ensuite s’intéresser aux
marges de manœuvre bien réelles des usagers, et finalement faire place à une figure
d’inversion de la dissymétrie des rapports entre ces deux catégories d’acteurs — ce qui
est appelé compassion —, dans des moments où les agents d’accueil se sentent pris de
responsabilité vis-à-vis de la détresse des allocataires. S’esquisse alors une approche en
termes de “liant social” et “d’accordement“, plus large que les problématiques du lien
social et de l’accord souvent dérivées de la philosophie politique. »4
Soudainement, les cubes reprenaient place et donnaient forme à une nouvelle
construction — que je qualifierai de sujet de recherche car tenant compte de ma
propre subjectivité, affirmant ma position difficile (intenable ?) dans cette recherche :
acteur et auteur — assumant un choix de cadre théorique conduisant à des lectures et,
par la suite, à des méthodes d’enquête en vue de montrer une réalité (démarche de
monstration). Autrement dit, ce passage est celui de la conceptualisation : passage de
la compassion en tant que notion, au concept de compassion dans la relation
éducative nécessitant la prise en compte de cette réalité et sa compréhension.
4
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 27.
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— Prolégomènes —
La compassion
Tout comme l'amour, la haine, l'envie, la jalousie, l'indifférence, etc., la compassion est
un mode affectif de communication intersubjective. Forme de sympathie — et donc de
la relation à autrui —, elle est ce qu'éprouve un sujet en présence de la souffrance
d'un autre sujet, d'une souffrance qui non seulement ne laisse pas indifférent mais qui
le fait souffrir à son tour. En cela, elle renvoie à la phénoménologie du visage et à la
responsabilité pour autrui d’Emmanuel Lévinas5 « […] considéré alors comme une sorte
de “grammairien” philosophique de ce mode de rapport ordinaire à l’action. On peut le
[le régime de compassion] définir de façon approximative ainsi : le fait d’être “pris”, en
pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de
responsabilité vis-à-vis de la détresse d’autrui, dans le face-à-face et la proximité des
corps. »6 De fait, celui qui éprouve de la compassion pour quelqu'un souffre avec lui en
quelque façon ; façon qu'il conviendrait toutefois d'interroger pour savoir si elle est
réellement un double de la souffrance compatie ou bien si elle n'est pas davantage
une réaction conduisant, sinon à la disparition, du moins à l'atténuation de celle-ci —
mais cette réflexion conduirait sur d’autres chemins que strictement sociologiques ;
pour ce qui me concerne, des horizons d’analyse s’ouvrent déjà —.
Il convient en effet de distinguer la compassion du simple apitoiement, de la
commisération ou de la pitié7, qui sont autant d'expressions passives, à destination de
ceux qui souffrent, de la perception que l'on a de leur souffrance. Souffrir avec ceux qui
souffrent, acte de compassion, n'est pas pleurer en présence de ceux qui pleurent
parce que l'on serait soi-même seulement affecté par l'idée ou le spectacle de leur
souffrance et que l'on voudrait le leur faire voir et savoir ; souffrir avec ceux qui
souffrent, c'est porter avec eux leur douleur en vue de la soulager, dans une intention
délibérément active, dans un élan durable de tendresse. La compassion est
miséricordieuse ; elle est un acte de bonté, animé par la bienveillance. Ainsi, la
compassion pour un mourant conduit à l'accompagner sur le chemin terminal de sa vie
en lui tenant la main et en l'aidant à exister jusqu'au bout dans la dignité ; elle ne
5
Principalement dans Totalité et Infini — Essai sur l’extériorité, Paris, le Livre de Poche, coll. « Biblio
ère
ère
essais », 1990 (1 éd. : 1961) et Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, idem (1 éd. : 1974).
6
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 31.
7
Ou encore de l’empathie, terme didactique de philosophie et de psychologie, surtout défini par Carl
Rogers (1902–1987), désignant la technique de projection de sa propre personnalité dans celle d’une
autre personne afin de mieux la comprendre et de partager ses émotions ou ses sentiments.
L’empathie, bien connue des travailleurs sociaux, est définie ainsi par Rogers en 1959 : « […] consiste à
percevoir le cadre de référence interne d'une personne avec précision et avec ses composantes et
significations émotionnelles de façon à les ressentir comme si l'on était cette personne, mais cependant
sans jamais oublier le “comme si”» (i.e. empathie de pensée). Plus tard (1975), Rogers ajoutera qu’il
s’agit là « […] d’un processus d'entrée dans le monde perceptif d'autrui qui permet de devenir sensible à
tous les mouvements des affects qui se produisent en lui » (i.e. empathie d’affect). L’empathie se
distingue ici de la compassion en ce qu’elle relève de la technique, de l’intentionnalité (essayer de voir et
de ressentir la situation comme l'autre en adoptant volontairement son point de vue, incluant les
réactions émotives qui en font partie). La compassion, elle, est non nécessairement réfléchie.
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— Prolégomènes —
consiste pas à se lamenter sur son sort, dans un aveu affecté d'impuissance8.
Transposée dans la situation professionnelle de l’éducateur d’internat qui, au
quotidien, au plus près, partage des tranches de vie avec les enfants ou adolescents qui
lui sont confiés, elle est potentiellement amenée à surgir dans la relation ainsi que je
l’avance et serai conduit à l’observer. Nous verrons plus avant dans la construction de
cet objet de recherche qu’ainsi conceptualisée, la compassion peut s’inscrire dans un
modèle sociologique en tant que conduite sociale en situation professionnelle.
Or, repassant par Asiles d’Erving Goffman — que je ne saurais entièrement délaisser —
il m’apparaît que la partie de l’ouvrage que l’auteur définit comme « L’univers du
personnel » contient des éléments qui confortent mes propres observations en
situation de travail : « […] quelle que soit la distance que le personnel essaie de mettre
entre lui et ces “matériaux” [les reclus], ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de
camaraderie, voire d’amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prenne une
apparence humaine. Le personnel compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un
traitement rigoureux »9 On observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en
chaîne »10 — ou cycle de la compassion — : au départ l’employé se tient à une telle
distance du reclus qu’il ne peut prendre conscience de son éventuelle souffrance, puis
il ne voit pas de contre-indication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable
par compassion en menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la
distance qu’il a rompue. « Par réaction, l’individu “suspect” de compassion peut se
sentir “mis à l’index” et se réfugier dans un travail de bureau, un travail
d’“administration” ou toute autre tâche de routine, limitée au champ d’activité
quotidien du personnel. Une fois écartés les dangers du contact avec les reclus, il cesse
peu à peu de croire à la nécessité de la prudence et le cycle reprend. »11 Je propose,
dans cette logique, que dans la situation de l’éducateur d’internat de ne pouvoir
s’échapper physiquement (même dans la routine) du danger institutionnellement
défini comme tel de se compassionner12, la seule possibilité qui lui reste de ne pas être
mis à l’index est de garder le silence sur ce qu’il a partagé avec autrui. J’y reviendrai
bien évidemment plus loin dans ma recherche.
En ajoutant à cela l’obligation pour le personnel de respecter certaines règles de
dignité de la personne humaine, on comprend les difficultés propres au travail sur
l’homme, mais aussi que l’institution produit elle-même un contrôle de l’écart à la
norme : ceux qui sont le plus éloigné des reclus rappellent à l’ordre ceux qui s’en
rapprochent trop car ils constituent « une menace pour l’équilibre des rapports fondés
sur une certaine distance entre ses collègues et les reclus. »13 Pour un lecteur averti, la
question de la bonne distance telle qu’intégrée dans le « surmoi » de l’éducateur (et
d’autres professions de la proche relation à autrui) surgit immanquablement.
8
Cette conceptualisation se fonde sur les réflexions de Michel Pérignon : « La compassion », in Site
Philonet, [en ligne], adresse : http://www.philonet.fr/notions/Compas.html (consulté le 7 janvier 2006).
9
ère
GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968
pour la trad. fr.), p. 129.
10
Ibid.
11
Ibid., p. 130.
12
Je choisis dès maintenant la reviviscence de l’emploi du verbe pronominal se compassionner en lieu et
place de compatir ; cf. « Annexe I — Glossaire et réflexions », p. I.
13
GOFFMAN Erving, Asiles, op. cit., p. 130.
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— Prolégomènes —
Ne s’est jamais vu reprocher de manquer de distance, ne s’est jamais vu recommander
de se blinder celui qui n’a jamais travaillé au plus proche de personnes en souffrance.
Et ces injonctions, sommations et autres mises en garde émanent précisément de ceux
dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; gardiens
de la bonne et juste distance, ils arguent du professionnalisme pour rappeler à l’ordre
les personnels qui rompraient avec la bonne attitude professionnelle dans une
acception « rationnelle-légale », technicienne, qualifiée, totalement maîtrisée, non
parasitée par des interférences affectives propres à mettre en péril un équilibre
institutionnel par la crainte qu’elles inspireraient de ne pouvoir être contenues.
Ici se noue l’objet de mon travail de recherche ou la compassion comme régime
d’action dans le champ de compétences de l’éducateur d’internat, inscrit dans le
paradigme de la sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent
Thévenot augmentée par les travaux conduits par Philippe Corcuff et Natalie Depraz
depuis 1995 et l’article de la revue Informations sociales, Recherches et prévisions
précédemment cité14, travaux ayant fait l’objet depuis de recherches permettant
d’envisager une pluralité de modalités d’engagement dans l’action qui ne peuvent pas
toutes se connecter à la domination.
Une sociologie pragmatique
Avant de poursuivre plus avant, il convient de revenir sur la genèse de ce paradigme et
sur ses implications pour la sociologie. Depuis les années 1980, l'émergence d'une
nouvelle problématique sociologique a donné lieu, notamment en France, à une
approche nouvelle que l'on peut nommer plus communément sociologie pragmatique.
Cette perspective sociologique occupe au début du XXIe siècle un rôle de premier plan
dans le paysage intellectuel contemporain et dans le champ des sciences sociales en
France et ailleurs ; rôle qui, du reste, ne cesse de croître et de s'étendre à des
domaines multiples et variés compte tenu du succès de nombreux travaux empiriques
et publications scientifiques en sociologie du travail, de la santé, de l'école, de l'art,
etc. Le projet de la sociologie pragmatique est d'opérer une série de déplacements par
rapport à la sociologie classique : en s'efforçant de dépasser l'opposition traditionnelle
entre l'individu et le collectif ; en ayant pour ambition de mettre par parenthèses les
catégories sociologiques usuelles — classe sociale, statut, rôle, culture, société,
pouvoir, etc. — pour nous inviter à confectionner des outils d'analyse prenant en
compte une pluralité de modes d'engagement des êtres — humains et non humains —
dans le monde ; en refusant de se situer dans une logique exclusive de rupture avec le
sens commun mais dans un double mouvement de continuité et de discontinuité avec
lui ; en récusant enfin l'idée d'un individu rationnel uniforme, calculateur et utilitariste,
préférant recourir à des notions comme celle d'actants, de personnes, d'êtres, qui
peuvent être tout autant des personnes singulières que des objets, des entités morales
14
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, pp. 27-35.
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— Prolégomènes —
et juridiques. Quant aux personnes humaines elles-mêmes, la sociologie pragmatique
met l'accent sur la variété de leurs états, en fonction des situations.
Il est à noter que ce que l'on nomme « pragmatique » n'est pas une invention des
sociologues à proprement parler. Elle a déjà une longue histoire qui plonge ses racines
dans des traditions philosophiques — plus particulièrement la philosophie analytique
et la philosophie du langage ordinaire — ainsi que dans divers domaines des sciences
de l'homme tels que la théorie linguistique, la sémiotique. Du reste il n'existe pas une
mais plusieurs pragmatiques : philosophique, sociologique, sociolinguistique… Dans le
pôle des sociologies pragmatiques, Luc Boltanski et Laurent Thévenot — tous deux
aujourd’hui directeurs d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS) et animateurs du Groupe de sociologie politique et morale (GSPM)15 — ont
pris en France une dimension très importante, par leurs travaux de recherche, et la
formalisation du modèle des économies de la grandeur dont l’ouvrage de référence,
paru pour la première fois en 1987, est De la justification.16
« Comme c'est souvent le cas lorsqu'il existe des similitudes assez grandes entre les
travaux développés par des chercheurs (mais cela vaut aussi pour les écrivains et les
artistes) qui, venus d'horizons différents, se sont rencontrés, souvent de façon fortuite,
dans un contexte local particulier, et qui, à des degrés divers, ont suffisamment mis en
commun leurs idées et leur façon de concevoir leur activité pour qu'on cherche à leur
donner un nom collectif, l'appellation de sociologie pragmatique s'est imposée de
l'extérieur plutôt que de l'intérieur. […] Il faudrait pourtant se garder, au seul jugé de
l'enseigne adoptée, de voir dans le courant étudié ici une émanation ou une
importation du pragmatisme américain, dont l'influence, sans être négligeable, a été
inégale selon les auteurs abordés dans cet essai et s'est manifestée souvent de façon
indirecte, par exemple par le truchement de l'interactionnisme symbolique ou de
l'ethnométhodologie. Pour certains, dont je suis, le terme de pragmatique fait plutôt
référence à la pragmatique linguistique en tant qu'elle met l'accent sur les usages que
les acteurs font de ressources grammaticales à l'épreuve des situations concrètes dans
lesquelles ils se trouvent plongés. […] Il reste que le terme de pragmatique est bienvenu
au sens où il pointe vers une intention de départ commune qui a été de poser à
nouveaux frais la question de l’action en rompant avec des approches qui, au moins
dans leurs formes d'expression les plus schématiques, tendaient à réduire l'action des
15
« Le Groupe de Sociologie Politique et Morale regroupe près de trente chercheurs et enseignants
chercheurs, sociologues mais aussi politistes, anthropologues et philosophes, et une trentaine de
doctorants. Au-delà de la diversité des objets traités dans le groupe, une même démarche unit les
différentes recherches : entrer dans l’analyse des phénomènes sociaux en privilégiant les opérations
critiques et les épreuves de force et de justice auxquelles se livrent les acteurs. L’optique est celle d’une
sociologie pragmatique ou plus exactement pragmatiste. Celle-ci met l’accent sur plusieurs points :
l’engagement des acteurs dans les actions collectives, les capacités qu’ils mettent en œuvre pour
interpréter les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, mais aussi les critiques et les
justifications qu’ils développent. Cette sociologie s’attache également à clarifier et à modéliser les
grammaires sous-jacentes sur lesquelles reposent les accords, souvent établis de façon tacite, ou à
partir desquelles les désaccords sont rendus explicites. Enfin, elle accorde une grande attention à la
dynamique des mobilisations qui, prenant appui sur ces désaccords ou sur la dénonciation d’injustice,
suscitent la formation de causes collectives » — adresse : http://gspm.ehess.fr/
16
BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
ère
Gallimard, 1991 (1 éd., 1987).
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personnes en société à l'exécution d'un programme préexistant et intériorisé, ou
incorporé, sur le mode d'une présence tyrannique mais inconsciente, le sociologue
étant considéré finalement comme le seul en mesure de dévoiler ce programme, parce
que les méthodes qui sont les siennes lui permettraient d'accéder aux structures
sociales sous-jacentes qui sous-tendent ces programmes. Insister sur l'incertitude dans
laquelle sont plongés les acteurs, à des degrés divers selon les situations, était une
condition pour redonner un sens plein au concept d'action car, dans un schéma
théorique où tout l'accent est mis sur la détermination par les structures et sur les
contraintes dispositionnelles, la notion même d'action tend à s'évanouir. L'étude
empirique de disputes et, particulièrement, de disputes engageant la question du juste,
constituait un bon point de départ pour voir se déployer l'action. À condition,
évidemment, de renoncer au pouvoir et souvent à la jouissance du sociologue quand il
se croit en mesure d'avoir raison contre les personnes et qu'il s'arroge, par conséquent,
la capacité à définir à leur place le sens et l'issue des disputes dans lesquelles ces
derniers se débattent. »17
En 1984, Luc Boltanski publiait un article dans la revue Actes de la recherche en
sciences sociales, intitulé « La dénonciation », dans lequel il cherchait à déterminer les
conditions de recevabilité d'une dénonciation publique — le terrain de recherche étant
constitué par un gros corpus de lettres adressées au journal Le monde —, ces lettres
ayant en commun de viser des dénonciations d'injustice, destinées à être publiées par
le quotidien. Ce travail prolongeait une réflexion sur la tension entre le genre et le cas,
le singulier et le collectif, l'individuel et les catégories.
Cette prise au sérieux des prétentions des personnes ordinaires à la justice constitue
une rupture avec les manières traditionnelles de poser la question : « En analysant le
travail de généralisation sur la forme des éléments de preuve et sur la cohérence de
leur association, nécessaire pour les faire valoir de façon acceptable dans le cours d'un
litige, on peut accéder à l'idée de justice par des voies inhabituelles. L'approche ne
s'effectue pas par l'intermédiaire d'une règle transcendantale, comme c'est
traditionnellement le cas, mais en suivant les contraintes d'ordre pragmatique qui
portent sur la pertinence d'un dispositif ou, si l'on veut, sa justesse »18.
Les perspectives de recherche développées dans « La dénonciation » vont être
prolongées et complétées d’abord en direction d’une pluralisation des formes de
généralité, puis par l’esquisse d’une théorie générale des régimes d’action. De la
Justification. Les économies de la grandeur19, ouvrage coécrit avec Laurent Thévenot,
se donne comme objet les situations dans lesquelles les personnes exercent la critique
et/ou sont à la recherche d’un accord légitime ; la notion de légitimité renvoyant ici à
la validité potentiellement universelle du principe de justice mis en œuvre permettant
une juste répartition des biens matériels ou immatériels en fonction de la taille des
17
BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris,
Armand Colin, 2006, pp. 10-11.
18
BOLTANSKI Luc, DARRÉ Yann et SCHILTZ Marie-Ange, « La dénonciation », Actes de la recherche en
sciences sociales, n° 51, mars 1984, p. 19.
19
BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
ère
Gallimard, 1991 (1 éd., 1987).
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personnes impliquées dans l’accord. « La dénonciation » montrait des acteurs
prétendant à une grandeur, l’accès à la grandeur étant rendu possible par un travail de
dé-singularisation. De la Justification reprend cette notion de grandeur en montrant
qu’il existe en fait dans le monde social différentes façons d’être grand. Dire que l’axe
singulier/général n’est pas unique signifie que les principes d’équivalence qui
permettent l’ordonnancement des personnes sont multiples. Ces principes
d’ordonnancement vont prendre dans le modèle développé dans De la Justification le
nom de cités. Ces cités ne sont pas en quantité infinie puisque, pour être légitime, un
ordre doit obéir à une série de contraintes, et notamment répondre à une exigence de
commune humanité. Si une cité permet d’ordonner les personnes autour d’un bien
commun, elle doit supposer aussi que les états de grandeur ne sont pas attachés une
fois pour toutes aux personnes, la grandeur actuelle d’une personne devant être
mesurée par une épreuve.20
L’originalité de la démarche repose sur l’usage, pour la modélisation des différentes
cités, d’ouvrages classiques de la philosophie politique dont les auteurs — Rousseau,
Smith, Saint-Simon, Bossuet, Saint Augustin, Hobbes — ont chacun énoncé, à un
moment donné et de façon systématique, un principe pouvant servir de fondation à un
ordre juste, et peuvent être considérés à ce titre comme des grammairiens du lien
politique (le terme de grammaire renvoyant ici à l’ensemble des règles à suivre pour
que cet accord soit durable). Avec ces œuvres, les chercheurs disposent d’un
répertoire assez complet des formes de bien commun auxquelles il est couramment
fait référence aujourd’hui dans notre société. Mais, si ces cités modélisent des
principes d’équivalence, elles ne suffisent pas à rendre compte de la façon dont les
acteurs s’accordent effectivement. Dans la mesure où les disputes prennent place dans
des situations concrètes, elles vont donner lieu, comme il l’a été signalé, à des
épreuves de réalité où la prétention des personnes doit pouvoir être rapportée à des
mondes d’objets, des dispositifs et des systèmes de preuves. La mission impartie au
sociologue dans ce modèle consiste donc à repérer les contraintes argumentatives qui
pèsent sur les personnes engagées dans des disputes et à clarifier la façon dont les
arguments peuvent être rapportés à des principes de justice, en d'autres termes à
remonter la chaîne des argumentaires jusqu’à des énoncés de généralité élevée. En
prenant au sérieux la capacité des acteurs à produire des arguments généraux et
légitimes et en essayant de rendre compte des contraintes que les personnes doivent
prendre en compte, dans une situation donnée, pour rendre leur critique ou leur
justification acceptables par d’autres, cette sociologie vise donc bien à porter la cause
de la critique. Il faut préciser, par ailleurs, que le modèle construit dans De la
Justification ne vise pas à rendre compte de toutes les situations qu’on peut
rencontrer dans le monde social, mais seulement de celles où les acteurs cherchent à
produire ensemble des accords légitimes.
« Cependant, ce parti pris en faveur de l'incertitude ne conduisait pas nécessairement à
voir dans chaque dispute un événement singulier ne prenant sens que par référence à
20
Ce paragraphe et le suivant s’appuient sur le travail de ROUSSEAU A. et WRIGHT P., étudiants en
sociologie politique à l'Institut d'études politiques de Toulouse, « La sociologie politique et morale de
Luc Boltanski : la question des rapports entre l'individuel et le collectif », in site Internet [en ligne],
adresse : http://boltanski.chez-alice.fr/sociologie1.htm, (consulté le 15 mars 2006).
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une situation particulière. C'est ici qu'interviennent les notions de grammaire et de
critique. En effet, la position adoptée a consisté à explorer l'hypothèse selon laquelle,
dans le cours de leurs disputes, les personnes pouvaient s'entendre, sans
nécessairement s'accorder, en prenant appui sur des repères normatifs de validité plus
ou moins généraux, à la fois intégrés à leurs compétences cognitives et inscrits dans
des dispositifs (et, notamment, dans des dispositifs d'objets), enracinés dans les
situations. Du même coup, l'une des tâches privilégiées du sociologue revenait à
modéliser ces compétences en leur donnant la forme de grammaires de l'argumentation et de l'action. »21
Comme nous venons de le voir, les personnes engagées dans ce type de situations sont
soumises à un certain nombre de contraintes et doivent être d’accord pour régler la
dispute en mettant en œuvre des principes d’équivalence. Or, le sociologue peut
observer d’autres situations dans lesquelles les acteurs suspendent ce recours à
l’équivalence. L’ouvrage de Luc Boltanski intitulé : L’amour et la justice comme
compétences22 propose ainsi un modèle des régimes d’action qui vont caractériser
d’une part des états différents du rapport entre les personnes, et d‘autre part des
états différents du rapport entre les personnes et les choses. Le modèle des régimes
d’action serait incomplet s’il ne tenait pas compte des situations où les disputes ne
vont pas être réglées par la mise en œuvre de principes d’équivalence. Chez Luc
Boltanski, la justice ne peut pas être réduite à un simple rapport de force : quand les
forces ne sont pas contraintes par des épreuves légitimes, leur déchaînement empêche
de distinguer entre les personnes et les choses, et il n’est pas possible de parler
d’accord, ni de légitimité. Ce pur rapport de force caractérise bien, par contre, un
régime de violence.
La sociologie des régimes d’action
C’est en prenant en compte ces différents régimes d’action et la possibilité qu’ont les
personnes de basculer de l’un à l’autre, que Luc Boltanski entend se donner les moyens
d’une description réaliste du monde social. Une contribution du modèle à la sociologie
est ainsi contenue dans l’idée de ne pas tout accorder à la force, mais de prendre au
sérieux les compétences critiques des personnes et leur capacité à s’accorder aussi
selon des principes de justice.
« Le modèle de justification publique a suscité certains débats. Un problème souvent
abordé concerne le degré de partage entre les acteurs des compétences à la
justification. L'égalité des capacités dans ce domaine ne va pas de soi empiriquement,
l'idée d'un accès minimal de chacun apparaissant plus ajustée. Mais deux contresens
ont également été effectués couramment :
21
BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris,
Armand Colin, 2006, p. 11.
22
BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris,
Métailié, 1990.
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1°) certains lisent le modèle comme une description du monde tel qu'il est (le monde
serait alors “juste”) ; or, on a affaire plus précisément à la saisie d'actions à travers les
sens ordinaires de la justice mobilisés par les personnes dans la rencontre de mondes
d'objets, et donc à une construction du second degré ;
et 2°) le modèle chercherait à englober toutes les situations avec les notions de
justification et de justice. Sur ce deuxième point, Luc Boltanski et Laurent Thévenot
indiquent, au contraire dans leur postface, qu'ils ne prétendent “pas rendre compte des
conduites des acteurs dans l'ensemble des situations auxquelles ils peuvent être
confrontées”, car “les moments de dispute constituent des interruptions dans des
actions menées avec d'autres personnes ; ils doivent donc être resitués dans un cours
d'action qui, en amont et en aval du moment du jugement, se déroule en dehors de
contraintes fortes de réflexion et de justification”23. L'espace est alors ouvert à une
sociologie plus large des régimes d'action, dont le régime de justification publique ne
serait qu'un modèle régional. »24
Des principes qui ont été dégagés dans la partie précédente découle la constitution
d’une sociologie des régimes pragmatiques de l’action (ou sociologie des régimes
d’action) qui tente d’analyser en profondeur les logiques de l’action, leur
hétérogénéité, dans une perspective foncièrement pluraliste. Philippe Corcuff nous en
livre sa définition :
« Le modèle de la justification a été confronté à différents terrains empiriques, sur le
mode d'une construction systématique qui n'existe jamais telle quelle dans la réalité
observée mais qui justement sert d'outil d'investigation. […] À la manière dont Claude
Grignon parle de “concepts bulldozers” 25, on pourrait parler de sociologies bulldozers
pour nombre de sociologies disponibles, qui appréhendent le monde social avec un
vocabulaire uniforme de description, d'interprétation et d'explication, valable en toute
situation. Elles tendent ainsi à rabattre sur un même plan des situations très
disparates. La sociologie des régimes d'action qui s'amorce aujourd'hui à partir des
travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot vise, à l'inverse, à retrouver les aspérités
du terrain et à proposer des ensembles conceptuels différents en fonction des types de
situations, et donc à reconstruire une approche globale en partant de l'élaboration de
modèles régionaux. Chaque régime d'action va essayer de rendre compte de l'action
dans certaines situations à travers l'équipement mental et gestuel des personnes, dans
la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec les choses, en recourant
donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes aux personnes. Bien
que toute une série de problèmes des sciences sociales puissent être reformulés dans ce
cadre, celui-ci n'a pas de prétention à couvrir tout le champ de la sociologie, car il se
23
BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
Gallimard, 1991, p. 425.
24
CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, pp. 110-111.
25
Des précisions d’ordre épistémologique sur ce pôle de la sociologie seront apportées ultérieurement.
Cf. infra, pp. 25-27.
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présente dans une veine schützienne comme une “science de la science des acteurs” 26.
D'autres régimes d'action que la justification publique ont alors été envisagés :
Luc Boltanski a esquissé un tableau de quatre régimes d'action, à partir d'un double axe
équivalence (mesure)/hors équivalence (dé-mesure) et paix/disputes :
la justice-justification (un état de dispute appelant le recours à des principes
généraux d'équivalence) ;
la justesse (équivalence tacite entre les personnes et les choses, dans des
routines et donc dans la paix, la critique n'étant pas activée) ;
l'agapè ou amour (don gratuit sans attente de contre-don, travaillé à partir de
la tradition théologique chrétienne, une sortie de l’équivalence dans la paix) ;
et la violence (dans son concept-limite de “déchaînement des forces”, un état de
dispute sortant de l'équivalence). »27
PAIX
Agapèamour
Justesse
Équivalence
(mesure)
Hors équivalence
(dé-mesure)
Violence
Justicejustification
DISPUTE
Figure : régimes d’action
26
BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris,
Métailié, 1990, p. 147.
27
CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, pp. 111-112.
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— Prolégomènes —
« Luc Boltanski se propose alors d'explorer les basculements d'un régime d'action vers
un autre, et ce à travers les différents moments et situations de la vie quotidienne.
Laurent Thévenot a développé des analyses sur les relations de proximité entre
personnes et entre personnes et choses, qui, à la différence du registre de justification
domestique, demeurent localisées et particularisées, ne débouchant pas
nécessairement sur une généralisation et une publicisation. C'est ce qu'il appelle le
régime de familiarité. »28
Pour conclure cette nécessaire introduction à la sociologie des régimes d’action, il
convient de préciser que le nombre des régimes accessibles aux acteurs est
vraisemblablement en nombre limité, « […] c’est pourquoi la sociologie des régimes
d’action apparaît comme une opération de mise en ordre de la diversité des ressources
utilisées par les acteurs ainsi que des propriétés des cours d’action. »29
Problématisation du régime de compassion
Et pour revenir à ce qui me préoccupe, à savoir la possibilité pour un travailleur social
de basculer dans un régime d’action parmi d’autres, plus particulièrement, dans le
régime de compassion, je pose ici l’hypothèse que ce modèle sociologique doit me
permettre, ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer ce régime à l’œuvre en tant
qu’il tente de rendre compte de l’action, en situation, d’un mode particulier
d’engagement dans l’action d’éducateurs d’internat au travail et, ainsi, de lui redonner
du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du
savoir professionnel.30
Deuxième hypothèse : la compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un
travailleur social et une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui
peut être avancé en matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle
leur serait contraire, serait intéressante à assumer en tant que régime d’action
permettant de faire son travail, de la considérer comme une compétence morale du
professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation du
travail d’accompagnement, d’enrichissement du travail social. Régime d’action parmi
d’autres, il ne s’agira pas d’adopter une posture normative en prétendant que la
compassion serait indispensable à la professionnalité du travailleur social, mais de ne
pas nier qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il
sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas
moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette
logique.
28
CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 113.
Ibid., p. 114.
30
Sur la logique du silence dans le cycle de la compassion, cf. supra, p. 8.
29
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Avant de poser des éléments d’épistémologie propres à fonder la validité de la
sociologie des régimes d’action, revenons quelque peu sur le régime de compassion,
tel qu’il est modélisé par ses auteurs, Philippe Corcuff et Natalie Depraz :
« Ce régime a été exploré dans la confrontation avec une enquête sur les relations
infirmières/malades et agents de I'ANPE/chômeurs, à base principalement d'entretiens
semi-directifs31, complétés par des observations directes32. Des analyses ont été
également esquissées en ce sens à propos d'une enquête menée sous notre direction
scientifique par Vincent Dubois (1999), de mars à août 1995, sur les interactions entre
agents et usagers dans deux caisses d'allocations familiales. On a filtré et modélisé
l'œuvre de Lévinas dans un va-et-vient entre élaboration théorique et préoccupations
empiriques. Pour les besoins des investigations empiriques, on a même complété, en
cours d'enquête, le modèle issu de Lévinas, afin de mieux coller à des caractéristiques
révélées par les premiers matériaux collectés, en empruntant des éléments d'analyse à
l'écrivain Albert Cohen et à sa notion de “tendresse de pitié” dans ses Carnets 1978)33.
Ainsi l'auteur de Belle du seigneur nous aide à complexifier le visage lévinassien avec ce
qu'il nomme l’ “identification à l'autre” : “Lorsque je suis devant un frère humain (...) je
suis l'autre, je ne peux pas ne pas avoir pour lui, non certes l'amour que j'ai pour mes
bien-aimés, mais une tendresse de connivence et de pitié”34. Empiriquement, ce n'est
pas seulement la dimension d'altérité singulière qui active la compassion, mais aussi
une proximité. Dans le cas des infirmières rencontrées, c'est souvent une identification
à des proches qui contribue à faire surgir une attention et une émotion particulières (du
type “cela aurait pu être mon père, mon enfant, mon mari...”).
Il ne s'agit donc pas d'un commentaire fidèle des textes de Lévinas, ni d'une lecture
critique érudite, mais bien d'un usage sociologique ; la modélisation impliquant une
certaine simplification, pour qu'elle puisse servir d'outil opérationnel. La traduction
sociologique induit une forme d'infidélité à l'œuvre. Comme Boltanski et Thévenot l'ont
fait avec des auteurs classiques de philosophie politique pour la justification publique,
on a considéré Lévinas comme un “grammairien” (principalement dans Totalité et
Infini, de 1961, et Autrement qu'être, de 1974) d'une certaine région de l'expérience,
d'un mode spécifique de rapport ordinaire à l'action. Cette orientation proprement
sociologique ne nous conduit pas nécessairement à suivre les prises de position
philosophiques de Lévinas ; par exemple quand il avance que “la relation éthique de
l'homme à l'autre est finalement antérieure à sa relation ontologique à lui-même
(égologie) ou à la totalité de choses qu'on appelle le monde (cosmologie)”35. On ne fait
pas de l'éthique du visage une clef universelle du rapport à autrui comme du lien social
dans toute société humaine. Mais on reconnaît qu'elle nous dit quelque chose sur notre
31
Seize entretiens ont été menés avec des infirmières (Philippe Corcuff), complétés par l'étude de sept
ouvrages de témoignages d'infirmières (parus entre 1973 et 1996), et dix avec des agents de I'ANPE
(Natalie Depraz), entre juin 1993 et mars 1996.
32
Une semaine d'observation a été faite dans le service de médecine interne d'un hôpital de province,
en passant pour un interne aux yeux des malades (P. Corcuff, avril 1994), et deux semaines dans deux
ANPE de Paris et de la région parisienne (Natalie Depraz, janvier 1994 et novembre 1995).
33
COHEN Albert, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, pp. 167-180.
34
Ibid., p. 169.
35
LÉVINAS Emmanuel, « De la phénoménologie à l'éthique » (entretien avec R. Kearney, 1981), Esprit, n°
234, juillet 1997, p. 129.
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expérience, telle qu'elle a été pétrie par l'histoire. On part de l'hypothèse qu'il s'agit
d'un comportement réactivé dans certaines situations au sein d'une société comme la
nôtre ; situations qui font alors l'objet d'une enquête sociologique. »36
De la même manière que Luc Boltanski et Laurent Thévenot avaient eu recours à des
auteurs classiques de philosophie politique pour formaliser des registres généraux de
justification publique — cf. De la justification —, ne se considérant pas comme en
étant les inventeurs mais comme des grammairiens du lien politique, Philippe Corcuff
et Natalie Depraz ont élaboré le régime de compassion en proposant un usage
sociologique de la philosophie d’Emmanuel Lévinas. Le souci des auteurs est bien de
produire une sociologie des conduites de personnes dans des situations particulières.
« On peut définir le régime d'interpellation éthique dans le face-à-face de façon
synthétique ainsi : le fait d'être “pris”, en pratique et de manière non nécessairement
réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la détresse d'autrui, dans le
face-à-face et la proximité des corps. II s'agit d'un mode d'engagement dans l'action
tendu entre mesure et dé-mesure37. Il présuppose d'abord une mesure minimale, dans
la reconnaissance de la détresse d'autrui, en entraînant au-delà de la mesure vers le
don total à l'autre (l'amour démesuré ou agapè modélisé par Boltanski), tout en frôlant
une violence elle aussi démesurée — puisque la présence de l'autre souffrant menace
ma tranquillité et peut susciter mon agressivité —, alors que les mesures communes de
la justice sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi
privilégier l'autrui singulier au détriment de tous les autres ?). On a pu observer, sur les
terrains de l'hôpital, de I'ANPE et des caisses d'allocations familiales, que la compassion
ainsi envisagée était loin d'être absente des relations entre agents des services publics
et usagers, et qu'elle participait donc à la mise en œuvre de l'action publique au
quotidien. Cette ligne de recherche nous permet également de réinterpréter une part
de ce qui est identifié, dans un registre psychopathologique, comme le “stress” des
agents des services publics confrontés à des situations sociales difficiles. Avec le régime
de compassion, on entre dans une modalité d'engagement dans l'action, où les
vocabulaires de l' “intérêt”, du “calcul” et du “choix rationnel”, si présents en économie
comme en sociologie, rencontrent tout particulièrement les bornes de leur champ de
vision. Car une pente de ce comportement est bien la démesure : “La dette s'accroît
dans la mesure où elle s'acquitte”, avance Lévinas38 ; démesure tempérée par le
recours à des normes collectives de justice. On serait là dans la tension même entre du
calcul (en fonction de critères communs) et du hors-calcul (propre à une relation
singulière). “II faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l'incomparable.
La relation interpersonnelle que j'établis avec autrui, je dois aussi l'établir avec
d'autres ; il y a donc nécessité de modérer ce privilège d'autrui ; d'où la justice”, écrit
36
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 116-118.
37
Cf. supra, « Figure : régimes d’action », p. 15.
38
LÉVINAS Emmanuel, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, LGF – Le Livre de poche, coll.
ère
« Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1974), p. 84.
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Lévinas39. “Mais le choc des exigences contradictoires ne disparaît pour autant avec
l'intervention de la figure de la justice et des institutions collectives censées la garantir,
car pèse toujours le risque de “la cruauté de cette justice impersonnelle”40.
L'expérience de l'interpellation éthique dans le face-à-face est bien torsion, obsédante,
infiniment recommencée. »41
Nous l’avons vu, le régime de compassion interroge fortement l’éducateur d’internat
que je suis sur les modalités d’engagement dans l’action professionnelle, et donc de
basculement dans un régime d’action ainsi que le rappelait Luc Boltanski lui-même, en
cherchant à donner « une description séquentielle des actions et des interactions,
comme passage entre des régimes différents. On cherche, au moyen d'une description
séquentielle de l'action, à contourner certains des problèmes que posent les
programmes qui, en sociologie, se donnent une conception unitaire de l'action et, par
là, des personnes entièrement mues par un seul type de motif et selon une seule
logique (par exemple celle des intérêts égoïstes). On espère du même coup définir une
position médiane entre un agent complètement déterminé et un sujet libre et, enfin,
être à même de rendre compte des conduites sans charger les personnes d'un
appareillage trop lourd et en distribuant les contraintes entre les humains et les choses
qui les environnent. Nous partirons d'une idée simple : il existe différents régimes
d'action entre lesquelles les personnes peuvent basculer, à condition de se plier aux
contraintes différentes que leur posent chacun d'entre eux. On peut faire l'hypothèse
qu'une personne s'ajustera normalement au régime demandé par la situation et au
régime dans lequel sont les autres personnes présentes. Mais cet ajustement n'a pas le
caractère d'une obligation. Le genre de contraintes auxquelles nous pensons ne sont
jamais assez puissantes pour autoriser le langage du déterminisme. »42
Cependant, ici doit se fixer une première limitation à mon travail de recherche : il ne
s’agira pas d’aller déceler et comprendre les motifs — conscients ou non — des
personnes en souffrance de basculer et s’ajuster dans le régime de compassion. Il n’est
pas de mon propos non plus d’entreprendre une recherche sur les ressorts propres au
basculement de l’éducateur dans tel ou tel régime d’action, particulièrement dans le
régime de compassion — préoccupation psychologique —, mais plutôt de tenter
d’identifier certaines des contraintes — évoquées par Luc Boltanski — auxquelles les
personnes se plient pour s’ajuster dans le régime43. La question pour ma recherche se
posera essentiellement en ces termes : quand il y a régime de compassion, que cela
donne-t-il ? De ce régime, de cette conduite, qu’en fait le travailleur social ? Je
reviendrai plus loin, par des précisions méthodologiques, sur ce que je compte
observer et relever de ces contraintes et possibilités.
39
LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll.
ère
« Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982).
40
LÉVINAS Emmanuel, Totalité et infini. Essai sur l'extériorité, Paris, LGF – Le Livre de poche, coll.
ère
« Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1961).
41
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 118-119.
42
BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52.
43
Il y sera revenu dans une partie intitulée « Du basculement dans la compassion », cf. pp. 71-73.
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Il faudra donc — comme je le supposais au départ — center cette recherche sur
« l’univers du personnel », tel que le nomme Erving Goffman, et donc sur la position du
travailleur social dans ce qu’implique la compassion comme régime d’action à
l’intérieur de la relation d’accompagnement social, ainsi qu’à la question de savoir si
celle-ci est, ou non, antinomique à la « bonne attitude professionnelle », à la
profession. J’ai à ce propos déjà posé l’hypothèse qu’il conviendrait de répondre non à
la condition que l’éducateur fût équipé afin de savoir quoi faire de ce régime de
compassion dans lequel il pourrait, ou non, « s’autoriser à » basculer. Par surcroît, il
apparaît déjà au début de ma recherche que le régime de compassion, par son
étrangeté et la forte résonance ou résistance que montrent les travailleurs sociaux à
qui il est présenté, produit un concernement pouvant être a priori interprété comme le
soulagement de la reconnaissance du dévoilement d’une réalité celée, ou au contraire
un rejet par l’exposition à une conduite jugée peu conforme à la professionnalité et
connotée, notamment religieusement. Sur ce point particulièrement, il sera revenu
dans une partie intitulée : « Soupçons sur la compassion ».44
Enfin, corrélativement à mes deux premières hypothèses de l’intérêt de montrer une
réalité celée et de penser la compassion comme une compétence morale en situation
professionnelle, je pense que le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner
une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre — ou care —, et je
reviendrai plus tard sur ces perspectives d’élargissement de la réflexion depuis régime
de compassion vers l’éthique du care, sur la base de travaux engagés, et plus
particulièrement de l’ouvrage intitulé : Le souci des autres. Éthique et politique du care,
sous la direction de Patricia Paperman et Sandra Laugier45 ainsi que, plus
fondamentalement, sur les dimensions d’éthique et de justice dans cette modalité
d’engagement dans l’action qu’est le régime de compassion. De cette troisième
hypothèse on peut inférer que le régime de compassion est un espace-temps à
explorer de la pratique du travailleur social en ce que là, plus qu’ailleurs, se nouent les
contradictions de son travail ; plus particulièrement, ici se joue une des parts non
visibles de l’agir professionnel propre au souci des autres. L’invisibilité du travail de
care renverrait à autant de savoir-faire discrets des travailleurs sociaux, à réintégrer
dans une réflexion éthique par et pour la profession.
Comment s’exerce-t-elle, cette compassion supposée antinomique à l’exercice de la
profession de travailleur social ? Il me semble qu’on peut la comprendre (dans toutes
les acceptions du terme) dans une société — notre société — d’émotion, de pitié, une
société de la souffrance à distance46, via une réflexion qui se fonde d'abord sur une
remarque d'Hannah Arendt opposant le mouvement de la compassion, qui se noue
dans la proximité silencieuse et agissante avec ceux qui souffrent, à la pitié que les
jacobins ont introduite en politique en transportant, par le discours, un cortège de
malheureux exemplaires destinés à fédérer des attachements émotionnels. L'entrée de
l'argument de la pitié en politique au XVIIIe siècle, explique Luc Boltanski, introduit
44
Cf. infra, pp. 81-84.
PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du
care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005.
46
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993.
45
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— Prolégomènes —
ainsi une distance d'un type nouveau entre les souffrants et ceux qui les contemplent.
Elle instaure un « espace entre la vue et le geste », qui sera aussitôt occupé par la
parole éloquente de l'émotion que le spectateur se découvre à la vue des souffrances
d'autrui. La « politique de la pitié », qui ne reconnaît les personnes que dans les
dimensions du bonheur et du malheur, se définit ainsi : « Dans le second chapitre de
Essai sur la Révolution, “La question sociale” 47 Hannah Arendt développe l’idée selon
laquelle la Révolution française — à la différence de la Révolution américaine — aurait
délaissé la question de la liberté et de la forme de gouvernement capable de garantir la
liberté, au profit d’une politique de la pitié qui, si ses manifestations typiques
n’apparaissent que chez Robespierre et chez Saint-Just, serait en gestation depuis le
milieu du XVIIIe siècle, particulièrement dans l’ouvre de Rousseau. »48 Plus précisément,
la politique de la pitié se caractérise par la distinction entre des hommes qui souffrent
et d’autres qui ne souffrent pas ; par l’insistance, mise sur la vue, sur le regard, sur le
spectacle de la souffrance ; une politique dont « le différentiel n’est pas directement
centré sur l’action (le pouvoir des forts sur les faibles) mais sur l’observation :
l’observation des malheureux par ceux qui ne partagent pas leurs souffrances, qui n’en
ont pas l’expérience directe, et qui peuvent, à ce titre, être considérés comme des gens
heureux. »49
C’est là que se fonde selon moi la double contradiction de l’affaire, partiellement
entretenue par la confusion entre compassion et pitié (quand il est employé le premier
terme pour le second), d’instituer cette dernière comme vertu cardinale de notre
société pour ceux le plus éloigné des sujets en souffrance50, et la première — celle qui
nous occupe, la compassion — comme vice rédhibitoire à la profession pour ceux qui
sont précisément missionnés pour leur venir en aide, au plus près d’eux. C’est bien la
distinction entre ces deux termes qui rend cette recherche opératoire en permettant
de dissocier ce qui relève du politique, de la généralité — pitié —, et ce qui est de
l’ordre du local, dans le face-à-face et la proximité des corps — le régime de
compassion —.
Dans La Souffrance à distance, Luc Boltanski apporte des éléments de précision
fondamentaux pour ce qu’il convient de comprendre dans la distinction entre
compassion et pitié : « Mais, comme le suggèrent encore les analyses de Hannah
Arendt, l'opposition entre la compassion, associée à la présence et qui semble, par là,
locale et, d'autre part, la pitié qui généralise et intègre la dimension de la distance, est
analytiquement opératoire à condition de ne pas perdre de vue la position depuis
laquelle elle est obtenue. C'est en effet seulement depuis un monde où l'opérateur
principal de la généralité est politique que la compassion peut apparaître comme
purement locale. Car la compassion, dans sa compréhension théologique, s'appuie sur
47
ère
ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, Paris, Gallimard, 1985 (1 éd., 1967), pp. 82-165.
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, p. 15.
49
Ibid., p. 16.
50
Alors que nous avons vu qu’elle n’est qu’expression de passivité à l’égard de la souffrance d’autrui, un
mode d’action de “pur spectateur” selon Luc Boltanski pour lequel il isole trois topiques (attitudes
rhétoriques) possibles face à cette souffrance lointaine : l’indignation, le sentiment, l’esthétique.
48
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— Prolégomènes —
un opérateur de généralité différent qui n'est autre que l'union des baptisés (et, par
extension, de tous les êtres humains) dans le corps mystique du Christ. »51
Il convient bien de distinguer entre une compassion d’ordre local, singulier, et une
pitié d’ordre général et à distance d’autrui dont la confusion, si elle est recevable dans
le langage courant, doit impérativement être dissipée pour cet objet de recherche. Ne
relevant ni d’une « politique de la pitié », ni d’une « politique de la justice » 52, ce qui
nous intéresse ici est bien un objet à caractère pratique depuis la position du
travailleur social « […] au sens où elle ne peut s’actualiser que dans des situations
particulières qui font se rencontrer et mettent en présence ceux qui ne souffrent pas et
ceux qui souffrent »53, par le basculement dans une modalité d’engagement dans
l’action (régime de compassion) ou qui conduit l’éducateur à se compassionner. Il n’est
pas non plus ici question de se placer dans une approche théologique ou journalistique
mais sociologique, quand bien même le vocable « compassion » puisse être connoté
ou faire l’objet de représentations religieuses. Il est à souligner à ce sujet que Philippe
Corcuff et Natalie Depraz nomment ce modèle régime d’interpellation éthique dans le
face-à-face en référence à la philosophie d’Emmanuel Lévinas ; sur la question de la
compassion et de ses références religieuses auxquelles une partie des préventions
envers cet objet de recherche sont partiellement dues, il sera revenu plus loin54.
En dépit des objections et de ce qu’il conviendrait d’appeler une forme de mise sous le
boisseau professionnel de la compassion dans l’exercice professionnel, le régime
d’interpellation éthique dans le face-à-face (sans forcer le trait du réel) doit pouvoir
permettre d’introduire des formes nouvelles de compréhension de l’action chez les
professions du champ du travail social, d’interroger les blocages enracinés face à ces
situations et d’enrichir un professionnalisme asséché, amputé d’une de ses parts
d’humanité. Je ne saurais insister suffisamment sur l’importance que ce travail
préliminaire représente pour l’avancée de ma recherche ; sans doute, cet exercice
nécessaire m’aura-t-il permis de sortir par le haut de l’antinomie dans laquelle j’étais
empêtré et d’aborder un champ d’investigation nouveau, captivant et programmatique, je l’espère, pour le travail social.
Dans une société où l’émotion déborde de toutes parts et où la politique de la pitié
prend toute sa mesure dans les médias, le travailleur social, missionné pour être en
relation avec des personnes en difficulté, en souffrance, risque de se voir taxé de nonprofessionnalisme, de se voir jugé négativement lorsqu’il bascule dans le régime de
compassion — ou qu’il confie y être passé — par ceux-là mêmes dont le statut et la
fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies, de par la menace que ce
régime fait peser sur « l’équilibre des rapports fondés sur une certaine distance entre
51
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, p. 20.
52
« Soit une action menée d’en-haut, par des dirigeants, dans le cadre d’un État et visant à promouvoir
la justice », ibid., p. 16.
53
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, op. cit., p. 19.
54
Cf. infra, « Chapitre III. Soupçons sur la compassion », pp. 81-84.
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— Prolégomènes —
collègues et reclus. »55. Or, le régime de compassion tel que construit par Philippe
Corcuff et Natalie Depraz, depuis la sociologie de Luc Boltanski et Laurent Thévenot,
peut permettre de comprendre une conduite professionnelle en situation se situant
entre mesure et dé-mesure, entre la reconnaissance de la détresse d’autrui entraînant
vers le don total à l’autre et une certaine forme de violence contre sa propre
tranquillité que l’on peine à éviter par les médiations et routines qui sont autant
d’écrans de compassion (Corcuff) ou de blindages, pas toujours opérants. De plus, la
situation engageant un travailleur social dans la modalité d’action de compassion se
produit quotidiennement, régime d’action parmi d’autres dans lequel peut basculer le
professionnel méritant d’être regardé et analysé selon la grille de lecture proposée
afin d’être au plus près de ce qui se passe, de donner du relief à l’action, de retrouver
les aspérités du terrain et de proposer un ensemble conceptuel différent par
l’élaboration d’un modèle régional.
De cette problématique de recherche découlent trois hypothèses : cette approche
sociologique doit permettre ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer ce régime
à l’œuvre en tant qu’il tente de rendre compte de la compassion d’éducateurs au
travail et, ainsi, de la faire sortir de l’ombre et du silence dans lesquels elle est souvent
confinée ; compassion qui peut être intéressante à assumer comme régime d’action
permettant au professionnel de faire pragmatiquement son travail et donc relevant de
la compétence — ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de revalorisation
— sans visée normative — « c’est ce qu’il conviendrait de faire » —. Enfin le travailleur
social n’a pas, plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail
propre au souci de l’autre, sur l’articulation entre la sensibilité et l’activité pratique —
care —, ainsi que d’autres professions concernées par cette dimension de la proximité
agissante, de l’accompagnement. La compassion, en tant que régime d’action, serait
alors l’aspect peu visible d’une dimension plus générale du travail social — le care —, à
réintégrer dans le champ des activités sociales comme un pan négligé de l’activité
professionnelle.
Ne relevant ni de la théologie (hors dogme) —, ni du journalisme (au-delà de la stricte
information), le régime de compassion est à entendre comme intégré à la sociologie
des régimes d’action c’est-à-dire comme se proposant de donner « […] une description
séquentielle des actions et des interactions, comme passage entre des régimes
différents. On cherche, au moyen d'une description séquentielle de l'action, à
contourner certains des problèmes que posent les programmes qui, en sociologie, se
donnent une conception unitaire de l'action et, par là, des personnes entièrement mues
par un seul type de motif et selon une seule logique (par exemple celle des intérêts
égoïstes). On espère du même coup définir une position médiane entre un agent
complètement déterminé et un sujet libre et, enfin, être à même de rendre compte des
conduites sans charger les personnes d'un appareillage trop lourd et en distribuant les
contraintes entre les humains et les choses qui les environnent. »56 Ce régime d’action
nécessite à présent des précisions d’ordre épistémologique, établissant sa situation
ainsi que sa validité opératoire dans le champ scientifique.
55
ère
GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968
pour la trad. fr.), p. 130.
56
BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52.
Page | 23
Chapitre I
Une démarche scientifique
Éléments d’épistémologie
« Régimes d’action : Théorie développée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui se
présente comme une nouvelle manière de considérer les acteurs sociaux et le caractère
complexe de leurs actions. S’inspirant de la notion de “situation” dans la sociologie
interactionniste, et contestant la nécessité de la rupture épistémologique, cette
approche tend à considérer les acteurs comme capables d’élaborer eux-mêmes une
interprétation quasi-sociologique de leurs actions sociales. […] Ainsi on voit s’estomper
la séparation entre les explications du sociologue et les histoires que les acteurs
constituent pour donner sens à ce qui leur advient. […] Les régimes d’action visent à
rendre compte des situations dans toutes leurs dimensions, et dans leurs aspects les
plus individualisés. Il s’agit de comprendre comment les acteurs produisent des
arguments légitimes, qui pourront constituer les bases des accords entre eux, dans des
régimes différents. Selon Philippe Corcuff, “dans cette sociologie, les acteurs ont des
identités plurielles et il n’est pas absurde qu’ils fassent appel à un sentiment de justice
dans une situation, qu’ils soient amoureux dans une autre, qu’ils soient violents dans
une troisième et stratégiques dans une quatrième”. »57
Une des toutes premières objections épistémologiques à la sociologie des régimes
d’action résiderait dans cet écart assumé par rapport à la rupture — ou coupure —
épistémologique telle que définie par Gaston Bachelard : « Concept […] qui met
l’accent sur la différence de nature entre la connaissance non scientifique et la
connaissance scientifique. La coupure intervient à deux niveaux : dans l’histoire de
chaque science elle marque le passage entre des conceptions préscientifiques et des
conceptions scientifiques […] ; dans la vie sociale, elle marque l’opposition entre
connaissance ordinaire et connaissance savante. La connaissance scientifique s’oppose
à l’opinion, à la doxa, au sens commun. La majorité des sociologues contemporains
considèrent que la rupture avec la connaissance ordinaire constitue un préalable de la
démarche sociologique. »58
Serait-ce à dire que la sociologie des régimes d’action ne pourrait prétendre à la
scientificité ? Je répondrai évidemment non, en m’appuyant sur l’argumentation
épistémologique de validation du modèle proposée par Philippe Corcuff dans son
article de présentation du régime de compassion intitulé « Usage sociologique de
57
ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, Lexique de
sociologie, Paris, Dalloz, 2005, p. 216.
58
Ibid., p. 48.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
ressources phénoménologiques : un programme de recherche au carrefour de la
sociologie et de la philosophie », extrait de l’ouvrage Phénoménologie et sociologie
paru en 2001 sous la direction de Jocelyn Benoist et Bruno Karsenti.
Philippe Corcuff, dans le souci de présenter les relations entre la phénoménologie59 et
la sociologie, se propose de problématiser la sociologie des régimes d’action puis
d’envisager une série d’usages de ressources phénoménologiques par cette sociologie,
plus particulièrement par le recours au régime d'interpellation éthique dans le face-àface (ou régime de compassion) dérivé de la philosophie d'Emmanuel Lévinas et
élaboré conjointement avec une philosophe, Natalie Depraz.
« Pour mieux comprendre ce type d'approche, on doit introduire une distinction entre
deux pôles au sein de la sociologie : 1/ la sociologie des interdépendances larges
(pratiquée notamment par Norbert Elias) et/ou des conséquences non intentionnelles
de l'action (mise en avant, entre autres, par Anthony Giddens) ; et 2/ la sociologie
comme construction du second degré (défendue par Alfred Schütz). On parle bien de
deux pôles, car souvent les différents auteurs associent plus ou moins les deux.
Le premier pôle a à avoir avec une orientation durkheimienne. Dans Les règles de la
méthode sociologique60, Émile Durkheim note que, puisque la société “dépasse
infiniment l'individu dans le temps comme dans l'espace, elle (est) en état de lui
imposer les manières d'agir et de penser qu'elle a consacrées de son autorité” (pp.
101-102). La notion d'interdépendance chez Norbert Elias61 s'inscrit, pour une part dans
cette voie. Ainsi les dépendances qui lient les individus entre eux ne se limitent pas à
celles dont ils peuvent avoir expérience et/ou conscience. Par exemple, entre un paysan
brésilien et un agent de change new-yorkais, il peut y avoir des relations
d'interdépendance (les spéculations de l'un et la grève de l'autre peuvent s'inscrire dans
une structure de relations réciproques), sans que jamais ils ne se rencontrent
directement, ni n'aient connaissance l'un de l'autre. Si on veut penser ces relations dans
un cadre moins systémique ou structurel, on peut parler avec le sociologue britannique
contemporain Anthony Giddens62 de conséquences non intentionnelles de l'action63. Il y
aurait des conséquences non voulues dans nos actions, parce que leurs résultats vont le
59
Et particulièrement la phénoménologie sociale, illustrée par les travaux d’Alfred Schütz, mettant
l’accent sur le monde vécu et sur l’expérience de la vie quotidienne, à laquelle il sera fait référence dans
cette partie.
60
ère
DURKHEIM Émile, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1981 (1 éd.,
1894).
61
Pionnier d'une sociologie historique, Norbert ELIAS, né en Allemagne en 1897 et mort à Amsterdam
en 1990, a fait la plus grande part de sa carrière de sociologue à l'Université de Leicester, en GrandeBretagne, après l'exil des années 1930. Cf. notamment :
ELIAS Norbert, La société de cour, trad. fr, préface de R. Charrier, Paris, Flammarion, coll. « Champs »,
ère
ère
1985 (Thèse rédigée en 1933 ; 1 éd. en allemand, 1969 ; 1 éd. française, Calmann-Lévy, 1974).
62
GIDDENS Anthony, La constitution de la société. Éléments d'une théorie de la structuration, Paris, PUF,
ère
1987 (1 éd., 1984).
63
« Ce n'est pas le seul. En sociologie, il s'agit d'une figure travaillée par différents auteurs, du
fonctionnalisme de l'Américain Robert Merton et ses « conséquences non anticipées de l'action sociale
finalisée », inspirées de Max Weber, à l'individualisme méthodologique du français Raymond Boudon et
ses « effets pervers » ; quant à la tradition philosophique, le moment machiavélien apparaît important
de ce point de vue. » [N.d.A.]
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
plus souvent dans des directions différentes de celles envisagées par les intentions
particulières de chacun des participants. Ces conséquences non voulues de l'action (par
exemple, de telle opération sur le marché des matières premières à la bourse de New
York) portent l'action plus loin, dans l'espace et dans le temps (à travers une chaîne de
causes et de conséquences, qui peuvent mener jusqu'au paysan brésilien), que l'acteur
n'est en mesure de la maîtriser pratiquement ou même de la saisir mentalement.
Le deuxième pôle a été défini par Alfred Schütz. Dans un article initialement publié en
1953, “Common-sense and scientific interprétation of human action” 64, il avance : “Les
objets de pensée, construits par les chercheurs en sciences sociales, se fondent sur les
objets de pensée construits par la pensée courante de l'homme menant sa vie
quotidienne parmi ses semblables et s'y référant. Ainsi, les constructions utilisées par
le chercheur en sciences sociales sont, pour ainsi dire, des constructions au deuxième
degré, notamment des constructions de constructions édifiées par les acteurs sur la
scène sociale dont l'homme de science observe le comportement et essaie de
l'expliquer tout en respectant les règles de procédure de sa science”. Cette orientation
a beaucoup à voir avec l'orientation compréhensive de Max Weber, passant par la prise
en compte du “sens subjectif visé par l'agent”.65
Du point de vue de la méthodologie sociologique, la notion schützienne de construction
du second degré a également des liens avec un outil wébérien : la notion d'idéal type.
Max Weber66 caractérise l'idéal type comme “un tableau de pensée (...) que l'on
obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité”, et qui vise
à “guider l'élaboration des hypothèses” (ibid.). Il est donc conçu à la façon d' “un
concept limite purement idéal, auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu
empirique de certains de ses éléments importants, et avec lequel on la compare”67. La
notion de construction du second degré apparaît toutefois plus précise que la notion
d'idéal type. Chez Schütz, le découpage de la modélisation apparaît plus contraint, car
dépendant des constructions ordinaires des acteurs, que l'on peut alors considérer
comme un prédécoupage de l'objet à partir duquel va s'opérer le découpage du
chercheur. L'arbitraire du chercheur dans le découpage d'une portion de réalité pour
construire son objet apparaît donc plus limité. Comme le remarque Daniel Cefaï 68, on a
affaire à un double mouvement chez Schütz, de compréhension et de distanciation, de
continuité et de discontinuité entre la connaissance savante et la connaissance
ordinaire, qui s'écarte de la tradition française de la “rupture épistémologique”. Car
cette posture sociologique part des interactions de face-à-face de la vie quotidienne et
des savoirs (pratiques et/ou formalisés) qu'y déploient les acteurs, pour ensuite bâtir
64
SCHÜTZ Alfred, « Sens commun et interprétation scientifique de l'action humaine », repris dans Le
chercheur et le quotidien (sélection dans les Collected Papers I et II, publiés de manière posthume en
ère
1962 et 1964), trad. fr. d'Anne Noschis-Gilliéron, Paris, Éd. Méridiens-Klincksieck, 1987 (1 éd., 1953),
p. 11.
65
WEBER Max, « Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive », trad. fr. et introduction
ère
de Julien Freund, repris dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965 (1 éd., 1913), p. 330.
66
WEBER Max, « L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales », trad. fr. et
ère
introduction de Julien Freund, repris dans Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965 (1 éd.,
1913), p. 180.
67
Ibid., p. 185.
68
CEFAÏ Daniel, Phénoménologie et sciences sociales. Alfred Schütz. Naissance d'une anthropologie
philosophique, Genève et Paris, Droz, 1998, pp. 187-222.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
une explication scientifique. Il s'agit donc d'une construction savante à partir des
constructions ordinaires des acteurs, une construction de constructions. »69
On comprend bien dès lors que la question de la scientificité, de la validité opératoire
de la sociologie des régimes d’action se pose en référence au « pôle de la sociologie
comme construction du second degré », tel que le nomme Philippe Corcuff, se
rattachant au constructivisme social d’Alfred Schütz ou courant de pensée définissant
la réalité sociale comme le résultat d’une construction par les acteurs sociaux euxmêmes. En conséquence, les productions des chercheurs en sciences sociales sont des
constructions du second degré puisque fondées sur le stock des connaissances
préalables déjà construites par les acteurs sociaux. L’écart assumé avec la rupture
épistémologique bachelardienne citée plus haut réside dans le souci de ne pas
totalement disqualifier la connaissance produite par le sens commun et, par une
reconstruction de cette connaissance, d’un point de vue épistémologique, de dépasser
l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. D’une manière toujours plus précise,
Philippe Corcuff situe la sociologie des régimes d’action dans la veine schützienne.
« Si l'on revient à la sociologie des régimes d'action, elle s'inscrit dans le deuxième pôle.
Luc Boltanski parle ainsi d' “une anthropologie des capacités cognitives dans notre
société”, “pour explorer les structures cognitives dont disposent les personnes, dans
notre société, pour entrer en relation”70. Et il ajoute : “L'anthropologie peut toujours,
en dernière analyse, être ramenée à une épistémologie, puisqu'elle est la science de la
science des acteurs et qu'elle constitue à ce titre une connaissance du second degré”71.
[…] On a bien là un premier emprunt de cette sociologie à la tradition phénoménologique, à travers le filtre sociologique de Schütz. Schütz est, bien entendu, un des
meilleurs passeurs entre les deux traditions, en ce que son œuvre se situe justement à
la croisée de la phénoménologie husserlienne et la sociologie compréhensive
wébérienne. »72
Une fois située la sociologie des régimes d’action dans le pôle de la sociologie comme
construction du second degré, il n’est pas inutile de préciser ce en quoi cette approche
peut prétendre concourir à la préoccupation commune à tout sociologue et, plus
largement, à tout scientifique : « […] faire de la recherche de la vérité, telle que l’esprit
scientifique la définit dans sa généralité, une question dont le sens se démultiplie, à
mesure qu’on veut préciser le sens des vérités dont est capable une recherche de
science sociale en précisant le sens de ses actes spécifiques de description et d’analyse
du monde empirique — tout comme d’autres recherches le font, ailleurs et autrement,
à propos du monde formel des entités logiques et mathématiques ou du monde
69
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 106-108.
70
BOLTANSKI Luc, L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris,
Métailié, 1990, p. 147.
71
Ibid.
72
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », op. cit., p. 109.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
imaginaire des fictions, romanesques ou poétiques. »73 Ici Jean-Claude Passeron nous
livre-t-il sa conception de la préoccupation scientifique, en ajoutant qu’il défend, pour
toute théorie ou méthode de recherche sociologique — seraient-elles les plus
éloignées des siennes — « […] l’équi-probabilité a priori de leurs fécondités opératoires,
même condamnées à rester disjointes. […] Moins vivement que naguère sans doute, je
réagis aujourd’hui encore de la même manière, lorsque j’entends tenir un
raisonnement qui accorde d’emblée, en toute discipline et sur tous terrains, le
monopole de l’esprit scientifique au seul travail de formalisation, de la
mathématisation ou de la modélisation des raisonnements. J’éprouvais déjà le même
agacement quand je voyais, il y a longtemps, marxisme, structuralisme,
psychanalytisme ou sémiologisme inscrire leur épistémologie dans une stratégie
analogue pour revendiquer un monopole d’intelligibilité théorique dans toutes les
sciences de l’homme. ».74 Sans vouloir entrer en confrontation ou en controverse avec
les tenants des approches précédemment citées, il me paraît toutefois souhaitable de
relever qu’elles ne peuvent, à elles seules, prétendre détenir la seule méthode valable
de production de la connaissance scientifique dont d’autres paradigmes contribuent,
de manière non moins scientifique, à percer la complexité.
Qui mieux que Luc Boltanski pour valider cette remarque : « Le second parti pris, qui
dérive du précédent, a été de concevoir la sociologie comme une science de second
rang [de second degré], un peu, en ce sens, sur le modèle de la linguistique. Ceux qui
possèdent les compétences nécessaires pour vivre et agir en commun (même si ces
compétences se trouvent souvent débordées par la violence), ce sont les acteurs, c'està-dire aussi chacun d'entre nous quand il intervient dans le monde et entre en
interaction avec autrui. Mais cette science du social que nous possédons tous est mise
en œuvre le plus souvent de façon tacite (un peu à la façon dont, en parlant, nous
formons des énoncés organisés selon la grammaire d'une langue, même s'il nous est
impossible de faire en même temps ces deux opérations : parler et prendre conscience
de la grammaire qui nous permet de le faire). Il reste que, dans de nombreuses
situations, et notamment, dans les situations d'incertitude et de dispute, les acteurs
prennent à l'égard de leurs compétences tacites75 et, particulièrement de leurs
compétences normatives, une posture réflexive, comme lorsqu'ils cherchent à expliciter
les raisons des différends qui les opposent, quand ils se livrent à la critique ou se
justifient face à la critique.
La tâche du sociologue est donc, de façon prioritaire, de prendre appui sur ces
moments réflexifs pour — en mettant en œuvre les formes spécifiques de réflexivité et
de critique qui ont accompagné les sciences sociales depuis leur origine, et les
méthodes dans lesquelles elles se sont coulées — chercher à élever le niveau de
réflexivité sociale. Cela, particulièrement, en explicitant les contradictions, qui prennent
une forme indissociablement logique et normative, sur lesquelles les acteurs préfèrent
souvent fermer les yeux, parce qu'ils sont engagés dans l'action avec comme impératif
de ne pas briser le cours de l'action ou encore, pourrait-on dire (en paraphrasant
73
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 13.
74
Ibid., pp. 13-14.
75
Sur lesquelles je reviendrai, cf. infra, pp. 97-99.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Marx), de ne pas poser des questions auxquelles ils n'ont pas de réponse. C'est par là
que se dissout en pratique l'opposition classique entre description et explication. La
description, c'est-à-dire, souvent, la modélisation des compétences des acteurs et des
dispositifs dans lesquels ils se trouvent placés, peut, quand elle intègre les composantes
pertinentes de l'action, être reçue aussi bien en tant qu'explication, sans qu'il soit
nécessaire de faire référence à des déterminations d'un autre ordre, qu'il soit
technologique, économique ou, aujourd'hui de plus en plus fréquemment
biologique. »76
Ainsi, la question de la méthode de production de la connaissance scientifique doit-elle
s’articuler avec la réflexion épistémologique qui précède : il s’agit de la question de la
méthodologie sociologique pouvant être définie comme un savoir résultant d’une
réflexion sur la pratique de la recherche, constituée d’un ensemble de méthodes et de
pratiques codifiées ayant pour but d’assurer la validité du raisonnement. « Les
concepts, principes et règles d’un raisonnement doivent partout leur cohérence logique
à leur inscription virtuelle dans une théorie, mais ils n’accroissent effectivement la
connaissance scientifique du monde que s’ils sont validés par une reconstruction
empiriquement féconde du sens de ses objets — qu’il s’agisse de données factuelles ou
d’entités formelles. Dans une science de la réalité empirique, la reconstruction
théorique doit s’ajuster, par des réglages successifs de l’observation, jusqu’à stabiliser
une “visée” de ses objets, capable d’unifier la description des phénomènes qu’elle veut
constituer comme des “faits pertinents” pour la théorie. »77
C’est dans cet esprit, résolument scientifique, que j’aborderai la question des
méthodes et pratiques propres à assurer la validité du modèle régional du régime
d’interpellation éthique dans le face-à-face, ou régime de compassion, tel que j’ai
choisi de lui faire rendre compte de certaines situations rencontrées, sur le terrain
professionnel, par des éducateurs d’internat. Inévitablement, de la question
méthodologique découle une réflexion sur les techniques scientifiques de recueil et de
construction de matériaux propres à valider cet objet de recherche, qui s’inscrit ellemême dans le courant de pensée constructiviste : « Sur le plan épistémologique, le
constructivisme s’oppose au positivisme. […] les épistémologies constructivistes
remettent en cause l’idée de vérité objective, mettent l’accent sur l’interaction entre le
sujet et l’objet, soulignent la dimension éthique de toute connaissance. […] Sur le plan
sociologique, selon Philippe Corcuff, le constructivisme considère que les réalités
sociales sont “des constructions historiques et quotidiennes des acteurs individuels et
collectifs” ».78
76
BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris,
Armand Colin, 2006, pp. 12-13.
77
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 52.
78
ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et PARAYRE Sandrine, Lexique de
sociologie, Paris, Dalloz, 2005, pp. 44-45.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Réflexions méthodologiques
En revenant sur la distinction opérée par Philippe Corcuff entre les deux pôles de la
sociologie dont il nous dit qu’ils sont souvent associés par les sociologues — sociologie
des interdépendances larges et/ou des conséquences non intentionnelles de l'action et
sociologie comme construction du second degré –, on comprend bien que ces deux
pôles se tiennent en tension épistémologique pour justifier les conditions de validité
scientifique de leur méthodologie. Sans vouloir entrer dans le débat sans fin de quelle
méthodologie l’emporterait scientifiquement sur l’autre et, comme nous l’avons vu
plus haut avec Jean-Claude Passeron, en postulant l’équiprobabilité a priori des
fécondités opératoires des méthodes de recherche, des techniques d’enquête propres
à mettre à jour le régime de compassion sont à élaborer pour mettre à l’épreuve le
modèle.
La méthodologie, fondement de la composante opératoire de la sociologie (et de toute
science), est donc constituée d’un ensemble de méthodes et de pratiques codifiées
ayant pour but d’assurer la validité du raisonnement quoique selon Jean-Claude
Passeron, dans une science sociale, le modèle est un instrument d’analyse et non de
synthèse, et la preuve sociologique dépend d’une argumentation qui n’est jamais
formalisable dans toute sa portée. Concernant le régime de compassion, en tant que
modèle (ou construction intellectuelle abstraite formalisée visant à rendre compte
d’un phénomène) entrant dans la théorie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski
et Laurent Thévenot, on peut se poser deux questions simples et fondamentales dans
l’approche méthodologique : « la compassion, comment se produit-elle ? » ; « la
compassion, que produit-elle ? » ; entendu naturellement qu’il s’agit ici du régime de
compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social.
Je rejoins ici mes deux hypothèses de recherche précédemment posées79 et, pour
chacune d’elle, une technique d’enquête doit permettre de recueillir des matériaux qui
seront ensuite analysés et reconstruits. Pour mémoire, la première hypothèse est que
le régime de compassion doit me permettre ni de dénoncer, ni de célébrer, mais de
montrer une logique d’engagement, un modèle à l’œuvre tentant de rendre compte de
l’action en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action des éducateurs
au travail et, ainsi, de lui redonner du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un
enrichissement qualitatif du savoir professionnel. Pour éprouver cette hypothèse, j’ai
choisi d’avoir recours à l’observation directe non déclarée, technique d’enquête qui
sera explicitée plus loin.80
La deuxième hypothèse de recherche est que la compassion, montrée telle qu’elle est
à l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et,
contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de
professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, pourrait être intéressante à
assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail, et être
considérée comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux en
79
80
Cf. infra, pp. 16 ; 20.
Cf. infra, p. 33.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement,
d’enrichissement qualitatif du travail. Régime d’action parmi d’autres, il ne s’agira pas
d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait
indispensable à la professionnalité de l’éducateur, mais de ne pas nier qu’elle puisse
être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la
reconstruire avec/et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel
à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. Afin de faire
produire du discours professionnel sur cet aspect du travail j’ai recouru, à usage
complémentaire pour ma recherche, à un entretien semi-directif selon la méthode qui
sera décrite plus avant81.
Enfin, corrélativement à mes deux premières hypothèses de l’intérêt de montrer une
réalité celée et de penser la compassion comme une compétence morale en situation
professionnelle, je pense que le travailleur social n’a pas, plus largement, à s’épargner
une réflexion sur la part de son travail propre au souci de l’autre — ou care —, et je
reviendrai dans un dernier chapitre82, plus fondamentalement, sur les dimensions
d’éthique et de justice de cette modalité d’engagement dans l’action qu’est le régime
de compassion. Pour cela, je m’appuierai sur les matériaux reconstruits des
observations et de l’entretien — réalisé à usage complémentaire pour ma recherche —
ainsi que sur une réflexion personnelle s’appuyant sur des concepts me permettant
d’esquisser des propositions d’action pour le secteur social.
Avant même de décrire et expliciter les deux techniques d’enquête construites pour
cette recherche, il convient d’aborder la question de la difficulté de collecter des
matériaux relatifs au régime de compassion qui n’a pas fait l’objet de très nombreuses
enquêtes de terrain de la part de ses inventeurs. Ainsi, pour établir et valider ce régime
d’action, seize entretiens ont été menés par Philippe Corcuff avec des infirmières,
complétés par l'étude de sept ouvrages de témoignages (parus entre 1973 et 1996), et
dix avec des agents de I'ANPE par Natalie Depraz (entre juin 1993 et mars 1996). En
complément, une enquête a été menée sous la direction scientifique de Philippe
Corcuff par Vincent Dubois83 (de mars à août 1995) sur les interactions entre agents et
usagers dans deux caisses d'allocations familiales84. Le nombre relativement peu
important de travaux empiriques consacrés à ce régime par leurs inventeurs n’invalide
en rien le modèle, encore récemment cité par Laurent Thévenot en introduction à son
dernier ouvrage : L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement : « Philippe
Corcuff et Natalie Depraz ont exploré un régime d’interpellation éthique dans le face-àface, à partir de travaux empiriques sur les relations entre infirmières et malades et
entre agents de l’ANPE et chômeurs. »85 Il est à souligner que ce régime d’action a été
moins exploré que d’autres, celui de justice/justification notamment.
81
Cf. infra, p. 49.
Cf. « Chapitre IV : les effets, les usages », pp. 85-108.
83
DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris,
Économica, coll. « Études politiques », 1999.
84
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, pp. 27-35.
85
THÉVENOT Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte,
2006, p. 20.
82
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Cependant, cet aspect « quantitatif » de l’enquête de terrain m’amène à évoquer la
difficulté de collecter des matériaux propres à l’objet même de cette recherche : la
compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social. S’agissant de
« sociologie de l’intime », il est aisé de comprendre que le régime d’interpellation
éthique dans le face-à-face et la proximité des corps ne se livrera à vous (ou du moins
près de vous) et ce, sans trop de perturbations du seul fait de votre présence, que si
vous êtes en situation d’observation privilégiée. De par ma qualité d’éducateur
d’internat, et compte tenu des ressources temporelles et matérielles possibles pour
une recherche à conduire seul sur le terrain ; compte tenu également que j’exerce sur
mon lieu de travail depuis cinq années au moment où je pense aux techniques
d’enquête à mettre en œuvre ; en raison de ces facteurs de faisabilité et d’efficacité je
choisis, début 2006 en accord avec mon directeur de mémoire, d’entreprendre mon
enquête de terrain sur mon lieu de travail via l’observation directe avec tout ce que
cela suppose de familiarité avec ce dernier et, donc, de précautions épistémologiques
à penser, mais aussi d’avantages à occuper une position d’observateur très privilégiée.
Parce que j’exerce professionnellement en internat éducatif, parce que le lieu de cet
exercice est celui du quotidien et du temps libre d’adolescents en situation de
handicap mental hébergés par la structure qui m’emploie, parce que j’ai déjà été
confronté à des situations d’interaction que je ne savais encore rattacher à un modèle
théorique mais dont j’avais ressenti qu’elles mobilisaient de la compassion86 ; pour
toutes ces raisons et jusqu’à épuisement de la faisabilité, je me tiendrai en
permanence disponible, sur mon lieu de travail et sur la durée de cette recherche,
pour observer des éducateurs d’internat en relation avec leur public en cas où ils
basculeraient en régime de compassion. Ici, ce choix tient évidemment à la facilitation
de ma recherche ainsi qu’à la pertinence de la technique d’enquête.
Pour ce faire, je devrai construire un protocole d’observation ou instrument d’optique
qui devra me permettre, tout d’abord, de m’extraire de la situation dont je fais partie
— ma « position privilégiée » — en vue de rendre compte, de manière objectivée, de
ma propre subjectivité. Cet outil, cette technique d’enquête, se devra d’être
systématisé, c’est-à-dire comporter des items d’entrée propres à concentrer le regard
sur la réalité que je désire observer, et non la réalité tout entière qui, elle, n’est pas
saisissable. Pour résumer et avant d’entrer dans le détail de la construction du
protocole d’observation, que peut-on ajouter sur ce qu’est l’observation elle-même ?
« Concrètement, il s’agit de rendre compte de pratiques sociales, de mettre au jour ce
qui les oriente, ce qui amène les acteurs à leur donner une telle forme. Cela passe par
une présentation des dimensions normatives du contexte pesant sur les pratiques et de
la mobilisation des ressources diverses que déploient les acteurs pour s’en rendre
maîtres ou pour s’en accommoder. »87 Enfin, concernant l’entretien soit la production
de discours sur la compassion dans l’exercice professionnel, je choisirai plus tard,
courant 2007, de l’utiliser à usage complémentaire pour ma recherche, ainsi qu’il en
sera rendu compte plus loin88.
86
Sur la construction de mon objet de recherche par le « cycle de la compassion », cf. supra, p. 8.
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 »,
ère
2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 45.
88
Cf. infra, pp. 49-55.
87
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Une technique d’enquête : l’observation directe
non déclarée
« Monde : tout ce qui advient. […] L’épistémologie des sciences empiriques vise à
décrire les conditions dans lesquelles la pertinence empirique des assertions portant
sur une réalité observable prend un sens tel que la fausseté ou la vérité des
propositions puisse être tranchée par une procédure d’observation (ou protocole). Il y a
donc autant de mondes empiriques qu’il y a de procédures permettant de construire
des “faits” pour les besoins d’une épreuve empirique. Sous ce rapport, la connaissance
scientifique du monde ne se distingue de la connaissance du monde déjà scellée dans le
langage de la perception commune que par le caractère plus systématique (qu’on peut
aussi appeler plus théorique ou mieux protocolarisé) du langage de description qui
coordonne ses épreuves empiriques. Le monde c’est, pour une science empirique
spécialisée, la “totalité des faits” qui relèvent de la procédure spéciale par laquelle
cette science définit son objet en codifiant les opérations qui valident le partage entre
la fausseté et la vérité de ses propositions. » 89
À la question « la compassion est-elle observable ? », Jean-Claude Passeron nous livre
des éléments pour répondre favorablement pour autant que l’on mette en œuvre un
protocole systématisé permettant de construire cette réalité observable et de mettre
empiriquement à l’épreuve le modèle, le régime d’action. Épistémologiquement, l’on
est bien ici dans une approche constructiviste qui, je le rappelle, considère que les
réalités sociales sont des constructions historiques et quotidiennes des acteurs
individuels et collectifs90. Toutefois, la systématisation du protocole implique, au
préalable, de savoir quoi observer.
« Changeons d’échelle d’observation et de tradition intellectuelle : l’objectif du regard
n’est plus la culture mais l’interaction elle-même, ce qui suppose une focalisation sur
une série d’éléments qui d’emblée fournissent des détails par rapport au modèle
d’observation ethnologique. Nous entrons bien dans le registre de ce que Goffman a
appelé les “comportements mineurs”. Comme pour le mode d’observation
ethnologique, nous construisons le modèle d’observation interactionnelle, à travers une
lecture de notes méthodologiques et de comptes rendus théoriques extraits cette fois
de la tradition sociologique américaine du fieldwork exercé en situations
géographiquement proches de la culture du chercheur. […] Même si l’observation,
directe ou participante, en constitue aussi la méthode-clé, ce modèle renvoie à un
ensemble de principes théoriques et à un savoir-faire méthodologique tout à fait
spécifiques. Globalement, l’observation pourrait y être associée à une interaction
répétée avec les gens selon le cours naturel de la vie quotidienne. Comme dans le
modèle ethnologique, c’est le même argument des êtres humains dans un monde
naturel à observer qui fonde le point de départ du modèle interactionnel face à la vision
89
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), pp. 613-614.
90
Cf. supra, p. 29.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
sociologique classique. Comment ce principe d’humanité sera-t-il transformé dans la
recherche proprement dite ? Jusqu’où l’observation de la vie et la reconnaissance des
détails iront-elles ? Comment ceux-ci vont-ils être réintégrés dans un enjeu de
pertinence ? […] Le fondement même du travail d’observation selon la tradition
américaine du fieldwork réside dans le plaidoyer pour l’adéquation scientifique au
monde empirique. »91
Quels sont les critères d’observation pertinents pour observer un régime de
compassion en situation ? qui, par surcroît, aiguiseront les sens de l’observateur pour
leur donner toute l’acuité nécessaire à saisir le régime ? Hannah Arendt elle-même
nous en donne les clefs en distinguant compassion et pitié dans son Essai sur le
Révolution, distinction reprise par Luc Boltanski dans La souffrance à distance92 et
fondamentale, comme nous l’avons vu, pour la construction du régime de compassion.
Dans l’ouvrage de Luc Boltanski précité, l’on peut lire à propos de cette distinction :
« Pour montrer la façon dont l’attention bienveillante à la souffrance d’autrui peut se
manifester, dans “le cadre des traditions occidentales” et, particulièrement, dans le
christianisme primitif en dehors de la dimension politique93, Hannah Arendt développe
l’opposition entre la compassion et la pitié94. La description que Hannah Arendt donne
de la compassion (à partir de l’analyse de deux œuvres romanesques, Billy Budd de
Melville et Le Grand Inquisiteur de Dostoïevski) met l’accent sur les traits que dégage
une analyse de la notion d’agapè notamment dans son opposition à la justice95.
Caractéristique principale, pour Hannah Arendt, la compassion s’adresse au singulier, à
des êtres souffrants singuliers, sans chercher à développer des “capacités de
généralisation”. Elle possède par-là un caractère pratique au sens où elle ne peut
s’actualiser que dans des situations particulières qui font se rencontrer et mettent en
présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent. La mise en présence, dans la
compassion, a deux conséquences importantes sur lesquelles Hannah Arendt revient —
à juste titre — avec insistance. À la différence de la pitié, la compassion, d’une part,
n’est pas “loquace” et, d’autre part, ne porte pas grand intérêt aux émotions. N’ayant
pas à “généraliser”, la compassion, dit Hannah Arendt, se satisfait d’une “curieuse
mutité” quand on l’oppose à l’ “éloquence” de la pitié. Plus exactement, la compassion
n’est pas muette, mais son langage “consiste en gestes et expressions du corps plutôt
qu’en mots” : “La compassion ne parle que dans la mesure où il lui faut répondre
directement aux sons et gestes expressifs par lesquels la souffrance se fait visible et
audible au monde”96. Réponse directe à l’expression de la souffrance, la compassion
n’est pas “bavarde” et c’est pour la même raison que l’émotion y tient peu de place.
Peut-être faut-il postuler l’existence d’une émotion de compassion, mais dans la
mesure où elle fait immédiatement se mouvoir celui dont elle s’empare, il ne lui reste
aucune place pour se déployer en tant que telle. Au contraire la pitié qui, pour faire
91
PIETTE Albert, Ethnographie de l’action, Paris, Métailié, 1996, pp. 65-66.
Cf. supra, pp. 20-22.
93
Cf. supra, pp. 21-22.
94
ère
ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, Paris, Gallimard, 1985 (1 éd., 1967), pp. 115-125.
95
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993. — Sur l’agapè et la justice en particulier, les régimes d’action en général, voir supra, pp. 13-16.
96
ARENDT Hannah, Essai Sur La Révolution, op. cit., p. 124.
92
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
face à la distance, généralise et qui, pour généraliser, se fait “éloquente”, se
“reconnaît” et se “découvre” “en tant qu’émotion, que sentiment” »97
Ainsi me sont donnés les éléments constitutifs de critères utiles pour mon protocole
d’observation qui me permettront, en premier lieu, de pouvoir identifier la compassion
l’œuvre puis, en second lieu, orienteront mon regard vers les actants en interaction
dans ce régime. Le terme d’actant, emprunté au linguiste et sémiologue Algirdas Julien
Greimas (1917–1992) a été d’abord théorisé en sociologie par Bruno Latour avant
d’être mobilisé par Luc Boltanski et Laurent Thévenot : « Le mot actant, soutient
Latour, “permet d’élargir la question sociale à tous les êtres qui interagissent dans une
association et qui s’échangent leurs propriétés”98. À l’instar du vocabulaire latourien,
l’une des caractéristiques du lexique utilisé par Boltanski et Thévenot est de minimiser
l’usage du terme agent et même celui d’acteur ; c’est que pour désigner les acteurs ou
individus, ils préfèrent recourir aux termes d’actant, d’être ou à celui de personne, plus
appropriés à leur perspective et plus neutres par rapport au débat du holisme versus
individualisme méthodologiques, puisque l’une des ambitions du modèle des EG99 est,
par ailleurs, d’articuler les dimensions subjective et objective, individuelle et collective
du social. À cet égard, l’une des particularités de la sociologie pragmatique100 est de
refuser de recourir à des catégories sociologiques préétablies, préconstruites, ou de
définir de manière a priori l’identité des êtres et des objets auxquels elle se réfère. »101
C’est donc ici d’un système actantiel qu’il s’agira de tenir compte pour observer, « […]
c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se
présentant selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre
eux. […] De fait, en recourant au concept d’actant, on évite de surcroît d’assigner aux
acteurs des rôles, statuts ou fonctions tout comme on refuse de les inscrire dans une
position sociale, une structure de classe ou une quelconque hiérarchie sociale. […] Ainsi,
différent de l’acteur, l’actant peut être une personne comme il peut être un dieu, un
animal, un objet, une machine, un texte ou une règle, qui remplit un rôle dans une
interaction ou un échange quelconques. »102 Dès lors, en m’appuyant sur les
indicateurs d’observation de la compassion cités à la page précédente et en me
référant à un système actantiel, je suis en mesure de construire mon protocole
d’observation103 sachant que celui-ci s’alimentera d’éléments produits par les
observations elles-mêmes.
97
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, pp. 19-20.
98
LATOUR Bruno, « Une sociologie sans objet ? Remarques sur l’interobjectivité », Sociologie du travail,
octobre 1994, vol.36, n° 4, p. 601.
99
« Économies de la grandeur », cf. supra, pp. 10-13.
100
Sur la sociologie pragmatique, se reporter supra pp. 9-13.
101
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 49.
102
Ibid., p. 52.
103
Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Ainsi recréé — abondé à chaque observation — et pour ne pas avoir à se démultiplier,
le regard se portera et se concentrera sur un ensemble d’actants, et s’élargira à
quelques postures identifiées comme significatives dans le régime de compassion,
même si mon absence de compétence pour le non-verbal m’interdira de prétendre en
faire une observation fine — ce qui demanderait une investigation particulière —, ni
de prétendre l’utiliser comme corpus pour cette recherche. Toutefois, certains gestes,
postures, regards, mouvements de tête et du corps seront autant d’actes à observer
dans l’interaction en tant qu’ils montrent la compassion en situation ; tout comme
feront l’objet d’attention les caractéristiques des lieux et temps de déroulement du
régime : pièce, heure, décor, éclairage, ambiance, etc. À la fin de l’année 2005 en
conséquemment avec ce qui vient d’être posé précédemment, je construis mon
protocole d’observation104 — mon instrument d’optique — qui permettra d’objectiver
ma subjectivité et, comme nous allons le voir à présent, de produire des comptes
rendus ethnographiques sous une forme particulière. Mais avant d’aborder ce point, il
me faut éclaircir et justifier méthodologiquement ce choix qui a été le mien de ne pas
me déclarer en observation sur mon terrain de recherche.
D’emblée, une précision s’impose : ainsi qu’il en a déjà été fait mention dans mes
« Réflexions méthodologiques »105 et compte tenu de la nature de l’objet et des
conditions de faisabilité de cette recherche, la technique d’enquête que j’ai privilégiée
est l’observation directe sur mon lieu de travail (un internat éducatif accueillant des
adolescents en situation de handicap mental) ce qui nous a paru, à mon directeur de
mémoire et à moi pertinent en raison de mon immersion dans ce terrain, de ma
familiarité avec celui-ci, de la position d’observation privilégiée qui en résulte.
S’agissant, on le sait, de « sociologie de l’intime », la question s’est posée de comment,
à quelles conditions et pourquoi il conviendrait d’étendre la recherche en mettant en
œuvre d’autres techniques, d’autres ensembles épistémologiques : l’entretien, le
travail sur corpus (cahiers de liaison et autres documents professionnels, écrits de
travailleurs sociaux…). Toujours pour cause de limitation de moyens et donc de
faisabilité, mais aussi parce que la compassion, de l’ordre de l’intime, serait
nécessairement très sensible à la « traque » en plus de l’être à la présence d’un tiers,
j’ai voulu la « laisser venir » en me tenant disponible, durant dix-huit mois (de la fin de
l’année 2005 au milieu de l’année 2006) pour la saisir et l’observer. Non pas que
d’autres techniques d’enquête n’eussent pas été pertinentes106 (je recourrai d’ailleurs
à l’entretien à usage complémentaire pour ma recherche), mais j’aurai privilégié
l’observation directe, appropriée pour mon objet. « Hésiter sur le choix d’un terrain,
c’est implicitement faire l’hypothèse que ce qu’on cherche ne se manifeste pas dans un
endroit unique et peut être saisi en différentes circonstances. Ce qui importe alors n’est
pas tant le choix de telle circonstance sociale plutôt que telle autre pour son
exemplarité ou pour sa typicité, mais le fait qu’elle puisse être complètement englobée
par l’investigation, qu’elle ne comporte pas trop de ramifications, qu’elle n’exige pas
l’ubiquité de l’observateur. Reste à arrêter les limites de ce qu’on peut appeler la
104
Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI.
Cf. supra, p. 32.
106
Elles le sont et le seront si, comme je le souhaite et l’espère, je puis poursuivre cette recherche dans
le cadre universitaire.
105
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
pertinence sociale du terrain pour la question étudiée. […] L’opération de découpage
du réel, d’extraction d’un terrain, doit également répondre à des critères de pertinence
pratique. […] Le terrain consiste donc en un nombre limité de lieux, de personnes les
fréquentant, d’actions, d’événements y survenant. Si cette situation a une stabilité ou
une forme de récurrence, l’observation peut s’approfondir, s’affiner avec le temps, avec
la répétition. »107
La compassion serait sujette à perturbation de la seule présence d’un tiers ? C’est plus
que vraisemblable, s’agissant d’un mode affectif de relations interpersonnelles. Ce qui
est méthodologiquement établi, c’est que l’observation directe produit une
perturbation de la situation même qui est observée du seul fait de la présence de
l’observateur. Par surcroît, le chercheur en sociologie « […] ne voit souvent que ce
qu’on le laisse regarder, voire ce qu’on lui montre. Il est prisonnier de lunettes
délimitant une netteté sur une profondeur de champ limitée, prisonnier de catégories
de perception qui lui sont propres, qui renvoient à son rapport profane à l’objet. »108
Comme il l’a été évoqué précédemment, l’observation se doit d’être réalisée via un
protocole, l’empirisme de l’observation directe consistant « […] en l’exercice d’une
attention soutenue pour considérer un ensemble circonscrit de faits, d’objets, de
pratiques dans l’intention d’en tirer des constats permettant de mieux les connaître. Le
caractère direct de cette observation se manifeste dans le fait que le recueil des faits et
les hypothèses sur les rapports entre les faits, ressemblance ou différence, régularité ou
variation, simultanéité ou succession… sont établis sans autre instrument que le
chercheur lui-même. »109 Comme, en qualité d’observateur, je ne serai jamais extérieur
aux situations que je me propose d’observer, et pour prévenir au maximum d’altérer,
de perturber ou exacerber les comportements des personnes en régime de
compassion, j’ai fait le choix de ne pas me déclarer comme observateur sur mon lieu
de travail, bien que mes collègues aient été avertis que je poursuivais une recherche.
« Une auto-analyse convenablement préparée sur le terrain, en amont (par des
réflexions personnelles dans le journal de terrain et par l'inventaire d'avant enquête,
[…] et après coup, protège contre le risque de défaut de distance à l'objet. Encore faut-il
se protéger contre le risque de saisie d'artefacts110 consécutifs au mode d'investigation.
En effet, l'observation, lorsqu'elle est directe, est réputée permettre d'éviter de
confondre des situations réelles avec des reconstructions après coup de la réalité, telles
qu'elles peuvent être élaborées à l'occasion d'autres types d'enquête. Cependant, il est
illusoire de penser qu'à la seule condition d'être directe, l'observation suffise à accéder
à des événements se déroulant tels qu'ils se dérouleraient indépendamment de la
configuration d'observation. Les interactions entre enquêteur et enquêté, variables
107
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 »,
ère
2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), pp. 25-26.
108
Ibid., p. 7.
109
Ibid.
110
« Au sens général, phénomène produit intentionnellement par le recours à une technique. Dans les
sciences sociales, ce terme a deux sens différents. Pour certains ethnologues ou paléontologues, il
désigne tous les produits matériels d’une culture. En méthodologie [pour ce qui nous concerne ici], il
peut désigner l’apparition d’un résultat “fabriqué” par la méthode d’analyse, mais qui ne correspond à
aucune réalité sociale. » — ALPE Yves, BEITONE Alain, DOLLO Christine, LAMBERT Jean-Renaud et
PARAYRE Sandrine, Lexique de sociologie, Paris, Dalloz, 2005, p. 13.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
selon la position d'observation retenue, ont aussi des effets sur les matériaux recueillis
et sur les analyses qui en sont faites. L'observation participante, éventuellement
incognito111, a pu apparaître comme une réponse à cette critique. Une moindre
perturbation serait obtenue par une plus grande implication de l'observateur. Si l'on
considère comme impossible une pure extériorité du chercheur par observation directe,
la distinction ne se fait pas entre une observation qui serait participante et une autre
qui ne le serait pas, mais selon le type de “rôle de membre” forcément tenu par le
chercheur dans la situation qu'il étudie, selon que ce rôle est “périphérique”, “actif” ou
“à part entière” pour suivre la typologie des Adler 112. Par opposition au rôle de
membre “périphérique” qui permet d'observer directement sans obliger à prendre part
aux activités propres du groupe, le choix d'un rôle de membre actif conduit à la
“reconnaissance du chercheur, de la part des membres ordinaires, comme collègue”
(ibid.), ce qui assure une moindre perturbation de la situation observée. »113
Collègue, je suis déjà reconnu comme tel par mes pairs sur le terrain de recherche qui
est aussi mon lieu de travail (et « éducateur » pour les personnes accueillies avec
lesquelles je partage des tranches de vie au quotidien) ce qui m’attribue de facto un
rôle de membre actif utile pour limiter la perturbation du régime de compassion ;
cependant, je désire me tenir en une certaine périphérie de ce régime, à savoir limiter
autant que possible ma participation à l’interaction à ma seule présence silencieuse
qui, déjà en tant que telle, est significative. Si, en effet, le protocole d’observation
permet d’objectiver sa propre subjectivité on voit mal, dans une situation telle qu’un
régime de compassion, pourquoi et comment l’observateur échapperait à la situation
de laquelle il est en présence… « Il peut paraître paradoxal que s'impliquer davantage
dans une situation la perturbe moins. Comment analyser, par exemple, les conditions
de travail réelles lorsqu'on ajoute une paire de bras dans un atelier ? Il est illusoire de
croire que, lorsqu'on observe, tout se passe “comme si on n'était pas là”. Si les constats
établis à partir d'un mode participant d'observation semblent plus en adéquation avec
la réalité ordinaire, c'est dans le sens où il est censé vaincre les éventuelles résistances
des enquêtés face à l'intrusion d'un étranger venu les observer : sa présence dans le
groupe est justifiée par une autre activité que l'observation. Le contact en est toujours
facilité, d'autant plus que cette activité est utile au groupe […] »114
De façon à limiter le plus possible la perturbation du régime de compassion dont nous
avons compris qu’il était très sensible, fragile de par sa nature même ; parce que je
suis membre actif — collègue et éducateur — de l’internat où je suis en exercice
depuis des années ce qui justifie ma présence en ces temps et lieux ; mais parce qu’il
s’agit de compassion, donc d’intimité, et que là, particulièrement, même la légitimité
(relative) de ma présence ne suffirait pas à ne pas faire de moi un intrus, je me devrai
de m’effacer, si toutefois cette proposition peut avoir un sens dans ce contexte. En
111
Ou non déclarée selon la terminologie choisie.
ADLER Patricia et ADLER Peter, Membership Roles in Field Research, Sage University Paper Series on
Qualitative Research Methods, vol. 6, Newberry Park, Sage Publications, 1987, pp. 33-35. « Ce volume
appartient à une collection de fascicules faisant référence sur les réflexions méthodologiques dans les
sciences sociales aux États-Unis. » [N.d.A.]
113
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 »,
ère
2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 86.
114
Ibid., pp. 86-87.
112
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
revanche, pour rendre cette tâche plus aisée (d’être à la fois membre actif mais en
périphérie de l’interaction), je prends le parti de ne pas me déclarer comme
observateur auprès de mes collègues et des personnes accueillies, qui savent que je
mène une recherche dans le cadre de mes études mais qui ne savent pas quel en est
l’objet. Je redoute en effet que plus encore que ma présence, la divulgation de mon
objet de recherche — la compassion — empêcherait qu’elle se produisît ou, au
contraire, en forcerait les traits. Sur mon lieu de travail, ma présence dans une
situation de compassion n’interroge pas tant ma légitimité d’être là en tant que
personne inconnue mais en tant qu’importun, qu’intrus, que le savoir-vivre
conseillerait de se retirer en silence plutôt que de s’incruster115. Mais pour observer, il
faut rester silencieux, immobile, comme nous le verrons dans les analyses des
observations.
Toutefois, un principe déontologique de la recherche voudrait qu’aucune investigation
de la vie privée ou professionnelle ne se fît sans l’information aux intéressés, ce qui
pose de nouveau le problème de l’observation incognito ou non déclarée. Anne-Marie
Arborio et Pierre Fournier nous éclairent à ce sujet : « Mais si l’observation incognito
est parfois évitée, c’est peut-être plutôt pour des questions de principe. Les enquêtés
n’ont-ils pas le droit d’être informés sur les objectifs exacts de l’enquête ? L’enquêteur
n’a-t-il pas le devoir de les éclairer, même si cela équivaut à leur donner le droit de
modifier leur comportement en conséquence ? Cette question n’est pas spécifique à
l’observation directe mais celle-ci rend strictement possible la dissimulation de
l’existence de l’enquête aux enquêtés, comme c’est de facto le cas lors d’investigations
sur archives. Les enquêtés ne disposent alors d’aucun moyen de maîtriser l’image qu’ils
donnent à celui dont ils ignorent l’identité d’enquêteur et s’exposent à s’apercevoir, en
lisant un compte rendu d’observation, qu’un peu de leur intimité a été révélée sans
qu’ils aient donné leur accord. Il n’existe aucune règle équivalente à la protection des
archives contre une consultation nominative en deçà d’un certain délai, variable selon
leur nature. […] On pourrait se tirer de ce débat en laissant chacun juge de
l'opportunité d'utiliser cette forme d'observation, seul face à sa conscience, en l'état de
faible formalisation de la déontologie professionnelle. Ce serait manquer une occasion
de réinterroger la distinction entre observation à découvert et observation incognito.
Julius. A. Roth116 propose de prolonger ce débat en montrant qu'il ne voit pas comment
placer la démarcation entre une observation qui serait secrète et une autre qui ne le
serait pas : difficile pour le chercheur d'expliciter aux enquêtés ce qu'il vient observer
dès le début de sa recherche alors qu'il n'en a pas forcément lui-même une idée très
précise, son objet étant en cours de construction, sans compter qu'il cherche à éviter
d'influencer les enquêtés dans leurs pratiques par ces explications et que ceux-ci ne
sont pas toujours à même de comprendre la logique parfois hésitante de la démarche
de recherche et les formulations souvent compliquées qui peinent à la décrire à ce
stade. On peut ajouter que même si l'on a informé les proches enquêtés de l'objectif
115
Même si, en « institution totale » et surtout dans le secteur du handicap, les personnes accueillies
doivent composer avec (sinon se résoudre à) de multiples intrusions dans leur intimité. Sur le concept
d’institution totale, voir p. 5 et se référer à GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll.
ère
« Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968 pour la trad. fr.).
116
ROTH Julius Alfred, « Comments on “Secret Observation” », in FILSTEAD William J., sous la dir. de,
Qualitative Methodology, Chicago, Markham Publishing Company, 1970, pp. 278-280.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
visé par la participation à leur univers, la plupart des intervenants rencontrés dans la
situation ne sont pas informés systématiquement des raisons de cette présence et
assimilent l'observateur à un participant indigène. […] Cette confusion sur l'identité de
l'enquêteur concerne tout aussi bien l'observateur qui a pris le parti de ne pas
participer, pour peu que la configuration d'action des indigènes consiste en une
présence silencieuse. […] Participer comme observateur à découvert n'exclut donc pas
d'être considéré par certains interlocuteurs en situation comme participant actif, et
d'observer sans être connu d'eux comme observateur. […] Face à un observateur de fait
incognito, les personnes ont a priori le même comportement qu'avec n'importe quel
autre individu de la même catégorie. »117
Pour conclure cette approche déontologique de la recherche propre à l’observation
non déclarée, je me dois d’ajouter qu’il ne sera pas transigé ici avec un principe
fondamental, celui de l’anonymat. « La première chose à faire consiste bien sûr à
préserver l’anonymat du lieu ou des personnes concernés par l’enquête. Le conseil est
trivial mais il faut rappeler qu'il s'oppose, dans le cas de l'observation directe, aux
exigences de contextualisation des données recueillies. Il s'agit alors de proposer des
identifiants en homologie avec ceux qu'on doit protéger, de façon à ne pas priver le
lecteur de ces repères sociaux familiers que sont, par exemple, des prénoms et des
noms pour accéder à une compréhension de détail d'une scène118. L'exigence
d'anonymat est une raison supplémentaire pour éviter, dans la description du terrain,
la surabondance de détails ne servant pas l'analyse. […] L'anonymat est donc
nécessaire pour rassurer les enquêtés en même temps que le chercheur, de façon à le
libérer de toute tentation d'autocensure. Cependant, si l'anonymat préserve l'image
des enquêtés à l'extérieur de leur groupe, il n'empêche généralement pas que ceux-ci se
reconnaissent ou reconnaissent leurs proches, surtout dans les petits groupes. Peut-on
imaginer que ceux-ci revoient le manuscrit et donnent leur accord ? Cela se fait pour
des photos, des propos tenus en entretiens. […] Dans certaines enquêtes, solliciter
l'accord des acteurs sur le texte final n'est cependant qu'une illusion de solution au
problème, impossible à mettre en œuvre concrètement […] Erving Goffman119 a
proposé au seul directeur de l’hôpital de revoir son manuscrit, ce qui lui a permis en
outre de corriger un certain nombre d’erreurs matérielles et d’augmenter la précision
de son compte rendu. Mais que faire si ce retour suscite une exigence de révision ? »120
Nous avons vu que ne pas avoir déclaré mon objet de recherche — la compassion —
n’a pas empêché que je sois connu par mes collègues comme menant une recherche
sur mon lieu de travail. Pour autant, en révéler l’objet eût très certainement fragilisé
encore son observation, déjà délicate de par sa nature même. Quant aux personnes
accueillies (dont je rappelle qu’elles sont désavantagées par un handicap mental),
prétendre — même avec des mots choisis — les renseigner sur une telle démarche de
117
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 »,
ère
2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), pp. 92-93.
118
« Les travaux de Philippe Besnard et de Guy Desplanques fournissent ainsi une bonne base pour
trouver des équivalents sociologiquement pertinents du côté des prénoms accessibles dans leur
publication régulière sur la Cote des prénoms (Paris, Balland). » [N.d.A.]
119
ère
GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968
pour la trad. fr.), p. 39.
120
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, op. cit., pp. 111-113.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
recherche n’aurait pas d’autre justification que soulager sa conscience à peu de frais
tout en prenant le risque de se mettre en situation délicate du point de vue du
chercheur mais aussi de celui du professionnel. J’ai donc choisi de régler cette
épineuse question méthodologique en l’approchant par la déontologie du travailleur
social : les personnes qui nous sont confiées ont droit à la protection de leur intimité et
à la non divulgation des informations les concernant, si bien que tous les comptes
rendus ethnographiques produits dans ce mémoire seront non seulement
soigneusement anonymisés mais, par surcroît, de par la forme particulière que prendra
leur rédaction121, les participants ne sauraient même plus s’y reconnaître eux-mêmes.
« Les capacités d'observation et d'implication que l'on attend d'un ethnologue ne
concernent pas seulement le fait de voir et de comprendre ce que l'on voit, mais de le
faire voir. Lorsque l'on voit, lorsque l'on regarde, et a fortiori lorsque l'on cherche à
montrer aux autres ce que l'on a vu et regardé, c'est avec des mots, avec des noms.
L'activité de la perception n'est guère séparable dans ces conditions d'une activité de
nomination. Mais cette dernière est en elle-même encore insuffisante. Si l'on s'en tenait
en effet à l'observation, fût-elle la plus rigoureuse possible, et à la nomination orale la
plus précise, très vite, de ce qui a été vu et de ce qui a été dit, il ne resterait plus qu'un
souvenir vague. Sans l'écriture, le visible resterait confus et désordonné.
L'ethnographie, c'est précisément l'élaboration et, nous le verrons, la transformation
scripturale de cette expérience, c'est l'organisation textuelle du visible dont l'une des
fonctions majeures est aussi la lutte contre l'oubli. […] Si l'observation ethnographique
est un rapport entre les objets, les êtres humains, les situations et les sensations
provoquées chez le chercheur, la description ethnographique est donc l'élaboration
linguistique de cette expérience. C'est bien la perception ou plutôt le regard qui
déclenche l'écriture de la description, mais cette dernière consiste moins à transcrire
qu'à construire, c'est-à-dire à établir une série de relations entre ce qui est regardé et
celui qui regarde, l'oreille qui écoute, la bouche qui prononce une série de noms et
maintenant la main qui écrit, qui doit à son tour se déshabituer à tenir pour naturel ce
qui est culturel : les mots qui vont être recherchés pour faire voir à d'autres que moi le
caractère chaque fois singulier de ce que j'ai observé. […] Quoi qu’il en soit, concise ou
développée (“on peut décrire un chapeau en vingt pages et une bataille en dix lignes”,
estime Paul Valéry), la description a pour exigence la saturation et surtout le
rangement et la classification. Si elle est arborescente et profuse, cette profusion doit
être avant tout une profusion ordonnée qui ne laisse rien à l’improvisation. Elle consiste
en un certain mode de découpage et de dissection du réel, ou plutôt de construction de
ce dernier : le mode du classement et de l’association par analogie mais surtout par
contiguïté. »122
Nous avons vu que le protocole d’observation123 construit pour cette recherche
répondait à l’exigence de recréer mon regard. Mais pourquoi choisir la description — le
compte rendu ethnographique — plutôt que la narration ?
121
Cf. infra, pp. 46-48.
ère
LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1
éd., Nathan Université, 1996), pp. 29-34.
123
Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », pp. VI-VII.
122
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
« La description entre en conflit permanent avec la narration dont elle arrête le cours.
Alors que cette dernière est dynamisme, temps, mouvement, développement d'une
intrigue au sein de laquelle évoluent des personnages, la description s'attarde, procède
à des arrêts sur image, concentre son attention sur un moment donné, sur un lieu
précis, sur un épisode décisif. La description est, comme le dit Gérard Genette, une
“pause dans le récit”. Elle fixe le temps dans un présent définitif et immobilise la vision
dans l'espace. Elle est une espèce de récit arrêté, une récapitulation dans l'instant,
constituant un défi au flux de la temporalité, susceptible de rendre compte par exemple
de la permanence de la filiation, de la parenté, du rapport au sacré, l'emploi fréquent
du présent dans le texte descriptif étant là pour renforcer, si besoin était, une opération
qui procède d'un étalement dans l'espace et non d'un déploiement dans le temps. La
description serait plutôt de l'ordre de la contemplation, alors que la narration, qui peut
d'ailleurs consister en une série de descriptions articulées dans le mouvement de la
temporalité, est, elle, résolument du côté de l'action. On peut se demander si, dans ces
conditions d'opposition au temps, caractéristique, lui, du langage, du discours, de
l'écriture, mais aussi de la lecture — parler, écrire suppose une continuité, un
enchaînement de propositions, une succession, bref une syntaxe —, la description ne
relèverait pas de l'utopie. Peut-on décrire sans raconter ? Dans la mesure où l'ordre des
faits énoncés n'est pas arbitraire — comme c'est plus particulièrement le cas dans la
description ethnographique —, ne se trouve-t-on pas déjà engagé dans la dynamique
d'un récit ? II existe bien effectivement un temps de la description qui est celui d'un
parcours énumératif, d'une contemplation dans la longue durée du regard. L’œil
s'attarde, intensifie et amplifie la vision. C'est bien l'espace qui est appréhendé, mais
avec patience, à travers la durée de l'observation et, nous y reviendrons, le différé de
l'écriture. »124
Car il est tout à fait important en effet que l’activité première de transcription soit le
plus près possible, dans le temps, de l’activité d’observation, encore qu’ « Il existe une
autre illusion : celle de la simultanéité du regard et de l’écriture ou, si l’on préfère, de
l’immédiateté du texte, conçu comme un décalque de la vue. Or la vision n’est jamais
contemporaine du langage. […] l’écriture ethnographique, loin de réduire cette
différence, de la résorber dans l’identité et l’indifférenciation de la culture observatrice,
contribue à l’amplifier. C’est d’une part une écriture qui vient toujours après le regard
du chercheur et la parole de ses interlocuteurs. C’est un discours qui mémorialise ce
regard et cette parole, en conserve la trace, en garde la mémoire. »125 Dans cet esprit
et dans le souci de perdre aussi peu que possible la mémoire de ce qui s’était produit,
de ne pas perdre mes impressions, une première transcription de mes observations
aura toujours été consécutive de celles-ci, dès que je pouvais m’isoler pour écrire, ce
qui n’aura jamais excédé quelques heures. Il s’agissait alors de coucher sur le papier
tout ce qui me revenait de ce que j’avais observé de la situation, avant de passer à
l’activité de description elle-même. En tant que construction du réel — comme nous le
précisait François Laplantine — elle procède également par interprétation ; j’en suis le
premier filtre et quel que soit mon choix de mots, ils seront traduction. « […] l’écriture
descriptive, en particulier dans la recherche ethnographique, ne consiste pas à
124
LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1
éd., Nathan Université, 1996), pp. 34-35.
125
Ibid., pp. 40-41.
ère
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
“communiquer des informations” déjà détenues par d’autres, à exprimer un contenu
déjà là et déjà dit, mais à faire advenir ce qui n’a pas encore été dit, bref à faire surgir
de l’inédit. »126 Dès lors, assumant et intégrant ces réflexions épistémologiques et
méthodologiques, je serai en mesure de construire, en deux étapes — transcription
puis rédaction — des comptes rendus (ou descriptions) ethnographiques via une figure
de rhétorique127 que je vais présenter et justifier à présent.
« Quels sont les enjeux de la rhétorique aujourd’hui ? On rappellera d’abord,
évidemment, sa portée décisive et redoutable pour tout ce qui concerne
l’argumentation. […] Reprécisons à ce propos que, déjà pour Aristote, les techniques de
raisonnement de la rhétorique, qui reposent sur celles de la dialectique, obéissent à un
type de logique qui n'équivaut pas à celle du raisonnement scientifique. Mais il s'agit de
modèles de pensée rigoureusement déterminés, capables à la fois de gérer et
d'expliquer les principaux types d'actions et de relations sociales. Un deuxième aspect
important de la rhétorique apparaît dans la considération du vraisemblable, Cela veut
dire, à première vue très sommaire, à la fois ce qui est effectivement vraisemblable, par
opposition à ce qui ne l'est pas : l'inacceptable, le merveilleux, l'irrationnel, le
monstrueux, le condamnable, le faux ; et ce qui n'est que vraisemblable, par opposition
à ce qui est davantage : le certain, le vrai, le scientifique, le parfait. Le domaine, on le
voit, joue sur plusieurs registres : intellectuel et logique, moral, social. C'est l'aspect
intellectuel et logique qui est premier, du moins chez le plus profond et le plus
systématique des théoriciens, Aristote, qui englobe l'analyse rhétorique dans une
réflexion philosophique et épistémologique beaucoup plus large. La spécificité, la limite
et aussi la force de la rhétorique viennent donc de sa logique relative, ou de son
relativisme logique, qui n'excluent évidemment pas son extrême rigueur interne. Elle
est fondée sur des raisonnements dont la base et les principes ont pour propriété d'être
généralement et communément acceptables parmi les hommes civilisés, ni plus ni
moins. Toute la théorie des lieux, la topique, est contenue dans cette proposition. Le
transfert dans le domaine moral est facile, de même, plus globalement, dans celui de
l'anthropologie sociale : on retrouve là le dynamisme qui fonde le monde des valeurs
reconnues comme communes et comme constitutives d'une culture. L'impact dans le
domaine de l'art, sur lequel on va revenir, est aussi manifeste. Il faut bien comprendre
combien cette dimension du vraisemblable engage la question de l'acceptable et de
l'inacceptable, c'est-à-dire celle de la mesure, ou de l'ordre, qui définit l'efficacité de
l'action interactive entre les individus et entre les groupes sociaux. La rhétorique a donc
aussi une valeur sociologique, relativement à l'outil de communication et de pression
par excellence qu'est l'exercice de la parole vivante, dont la manifestation signe en
même temps les contours et les figures du monde ainsi construit par la communauté
linguistique. »128
126
ère
LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. « 128 », 2005, (1
éd., Nathan Université, 1996), p. 37.
127
Figures de rhétorique : « Tours de mots et de pensées qui animent ou ornent le discours »
(Dumarsais).
128
MOLINIER Georges, « Introduction à la rhétorique », in AQUIEN Michèle et MOLINIER Georges,
Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « La Pochothèque »,
1999, pp. 21-23.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Comment rendre compte de la compassion à l’œuvre dans l’exercice professionnel du
travailleur social ? Comment montrer : faire voir, toucher et ressentir une situation
d’interaction d’un professionnel se compassionnant pour un usager en souffrance ?
Comment rédiger, de manière pertinente pour la recherche, un compte rendu
ethnographique sur la base de la transcription d’une observation, ainsi qu’il en a été
fait état précédemment ? À cette question, épistémologique et méthodologique, j’ai
choisi de répondre par l’apport de la rhétorique et tout particulièrement via une figure
propre à rendre compte du régime de compassion.
La sociologie échappe-t-elle à la rhétorique ? Ce serait se leurrer que de le croire,
encore que Georges Molinier nous ait bien précisé que le raisonnement rhétorique
n’est pas à mettre en équivalence avec le raisonnement scientifique. Pour autant, la
sociologie ne fait pas l’économie de sa propre rhétorique, le discours sociologique
relevant évidemment aussi de l’argumentation, donc de procédés propres à
convaincre de sa validité, ou même de sa supériorité théoriques. « Les biais du débat
entre les représentations spontanées de la “vraie” méthode qui se heurtent dans une
discipline tiennent moins à des facteurs extérieurs au travail scientifique qu'à la
difficulté épistémologique que rencontrent les chercheurs eux-mêmes à s'entendre sur
la valeur de leurs résultats respectifs, puisqu'ils ne peuvent se les communiquer qu'à
travers la diversité de leurs langages de description du monde social. Plus
profondément encore, les langues dans lesquelles ils décrivent leurs méthodes de
preuve ou la structure de leurs théories utilisent les mêmes mots pour désigner des
opérations de signification logique différente. On le voit immédiatement dans
l'évaluation désaccordée qu'ils font de la valeur de leurs preuves : c'est dans la “métalangue” par laquelle ils décrivent leurs propres langues d'analyse scientifique, dans les
trous ou les surdéterminations sémantiques de cette méta-langue, dans ses synonymies
trompeuses ou ses oppositions verbales, que réside la cause principale des majorations
ou des minorations du sens des phrases des sociologues sur la sociologie. Le
malentendu habite le langage par lequel on essaie de l'éclaircir. »129
Mais laissons cela de côté pour nous attacher au deuxième aspect de la rhétorique
relevé par Georges Molinier : « la considération du vraisemblable », question classique
de l’histoire de l’art :
« Le vraisemblable désigne un jugement ou un fait qui a l'apparence du vrai. Mais
affirmer que le vraisemblable a l'apparence du vrai ne revient pas à soutenir que le
vraisemblable n'est que l'apparence du vrai. En effet, le vraisemblable est moins
l'illusion du vrai que le signe par lequel on reconnaît le vrai, à ce titre, il n'est pas non
plus une forme affaiblie de la vérité, mais bien ce par quoi l'on reconnaît le vrai. Mais si
tel est le cas, pourquoi distinguer le vraisemblable du vrai ? Le vraisemblable est le vrai
privé du bénéfice de la preuve. Pour autant le vraisemblable n'est pas le stade antérieur
du vrai, il est ce par quoi l'on reconnaît qu'une chose pourrait être vraie : le
vraisemblable est donc davantage la condition du vrai, il qualifie l'évidence sans la
preuve de cette évidence, ou pour le dire autrement, il est le vrai de droit et non de fait.
129
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 38.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
En effet à chaque fois que nous considérons une chose comme vraisemblable nous
revendiquons sa vérité de droit ou plutôt le droit de cette chose à la vérité, ou encore à
la preuve de sa vérité : le vraisemblable est le vrai comme en suspension, en attente. Le
vraisemblable symboliserait donc le décalage entre ce qu'on doit supposer d'une chose
et ce qu'elle est réellement, il serait la marque de la distinction entre la subjectivité et
l'objectivité ? Tel serait le cas en effet si le vraisemblable était du domaine de la pure
subjectivité, mais le vraisemblable n'est pas une simple vérité du sujet, il est ce que
nous devons penser d'une chose, ce qui s'impose à nous, il n'est pas le fruit de notre
volonté, mais au contraire notre volonté se soumet à lui par notre assentiment forcé : il
y a rarement deux solutions vraisemblables pour un même problème. C'est d'ailleurs
sur ce dernier point que le vraisemblable se distingue du probable ou du possible, alors
que le possible implique souvent un vaste champ de solutions envisageables, le
vraisemblable réduit à une seule l'ensemble des solutions possibles ; cette réduction
est le signe d'une nécessité objective entièrement opposée à l'idée d'une intervention
subjective. […] D'un côté nous avons donc le vrai, et de l'autre ce que nous devons
attendre du vrai, le vrai et l'idée du vrai, c'est-à-dire le vraisemblable. Nous avons vu
que le vraisemblable ne devait pas être considéré comme une forme affaiblie du vrai, et
nous apercevons maintenant que le vraisemblable n'est pas non plus une forme
affaiblie de la conscience du vrai, mais, au contraire, la forme la plus révélatrice du
vrai. Le vraisemblable en effet est le vrai en tant qu'il ne s'est pas encore réalisé : le vrai
non-effectif. Le vraisemblable précède le vrai non pas seulement dans le temps, mais
aussi dans sa structure : il y a une antériorité logique du vraisemblable sur le vrai. Nous
disions que le vraisemblable était du vrai non-effectif, mais pour être plus précis nous
devrions dire que, le vrai n'est que du vraisemblable réalisé. Sur ce point il semble que
nous rejoignions la conception aristotélicienne du vraisemblable. Pour ce dernier le
vraisemblable peut être soit un récit fictif, soit un récit historique concernant des
événements qui ont réellement eu lieu. Aucun des deux récits n'est privilégié à l'autre,
mais si le réel peut tenir lieu de vraisemblable, c'est en tant qu'il est du vraisemblable
réalisé. Ce qui revient à dire que si le réel entraîne la conviction c'est en vertu de son
caractère vraisemblable : seul le vraisemblable est le critère de la conviction, le réel ou
le vrai ne sont que des sous-ensembles du vraisemblable. On doit penser alors que le
vraisemblable est plus vrai que le vrai lui-même, car contrairement au vrai, il est vrai
indépendamment de sa réalisation effective, ne retrouvons nous pas d'ailleurs dans
cette idée la distinction aristotélicienne de la puissance et de l'acte ? »130
La question du vraisemblable — ou de la vraisemblance —, est ici pensée comme
moyen pour tendre vers la vérité scientifique en donnant au réel — tel que décrit dans
un compte rendu ethnographique —, la capacité d’emporter la conviction du lecteur
c’est-à-dire de lui faire vivre l’interaction comme s’il la regardait par mes propres yeux.
Loin de n’être que simple artifice, la figure rhétorique qui a été retenue pour langage
de description est justifiable épistémologiquement en ce qu’elle rend particulièrement
compte de ce que je veux éclairer : un régime de compassion dans l’exercice
130
YAHIA Christophe (janvier 2001), « Analyse conceptuelle du vraisemblable », in Prefigurations.com,
Site du Mensuel gratuit des Arts figuratifs sur Internet, [en ligne], adresse :
http://www.prefigurations.com/numero2vraisemblable/htm2vraisemblable/vrai_III.4%20yahia.htm
(Consulté le 22 août 2007).
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
professionnel comme si je peignais un tableau de la scène se déroulant sous mes yeux ;
ou mieux, comme si je décrivais ce même tableau à l’intention de mes lecteurs en vue
de leur faire partager une réalité « vraie »131, puis d’en analyser et reconstruire les
matériaux. Cette figure rhétorique est l’hypotypose132.
« L’hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en
quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un
tableau, ou même une scène vivante. »133
« L’hypotypose est une figure essentielle, de type macrostructural ; elle constitue la
détermination fondamentale du lieu de la description. Ce rôle est d’ailleurs la source
d’une longue et fâcheuse confusion dans l’histoire rhétorique, confusion entre la
fonction de la figure et sa structure verbale. Même si l’on en a maintes fois souligné
quelques traits formels, comme l’emploi éventuel du présent de narration dans un récit
au passé, ou l’absence de toute mention renvoyant à la position du narrateur à l’égard
du thème, on a surtout en effet insisté plutôt sur la force de pittoresque d’une
hypotypose, allant jusqu’à dire qu’elle fait voir le spectacle comme s’il n’y avait pas
l’écran du discours le relatant (ce qui est linguistiquement ridicule). Il importe donc d’en
bien cerner la nature proprement langagière. L’hypotypose consiste en ce que dans un
récit ou, plus souvent encore, dans une description, le narrateur sélectionne une partie
seulement des informations correspondant à l’ensemble du thème traité, ne gardant
que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, sans donner la
vue générale de ce dont il s’agit, sans indiquer même le sujet global du discours, voire
en présentant un aspect sous des expressions fausses ou de pure apparence, toujours
rattachées à l’enregistrement comme cinématographique du déroulement ou de la
manifestation extérieure de l’objet. Ce côté à la fois fragmentaire, éventuellement
déceptif 134, et vivement plastique du texte constitue la composante radicale d’une
hypotypose […] »135
131
Une réalité préalablement objectivée. Sur l’objectivation de ma propre subjectivité, voir plus haut,
pp. 32-38.
132
En voici un exemple célèbre tiré de la poésie de Nicolas Boileau (1636–1711) :
« […] La Mollesse, oppressée,
Dans sa bouche, à ces mots, sent sa langue glacée,
Et, lasse de parler, succombant sous l’effort,
Soupire, étend ses bras, ferme l’œil et s’endort. »
133
FONTANIER Pierre, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977 (Rééd. en un volume de deux
ouvrages : le Manuel classique pour l'étude des tropes –1821–, et Des figures autres que tropes –1827–),
p. 390.
Pierre FONTANIER (1768–1844) est connu pour avoir été l'éditeur du Commentaire des tropes de Du
Marsais (le philosophe et grammairien du siècle des Lumières), et l'auteur de deux ouvrages sur les
figures du discours : le Manuel classique pour l'étude des tropes (1821), et Des figures autres que tropes
(1827). Ils furent adoptés comme manuels dans l'enseignement public, conformément aux programmes
d'alors, l'un destiné à la classe de Seconde, l'autre à celle dite de Rhétorique — ou de Première —,
réédités par Gérard Genette sous le titre Les Figures du discours chez Flammarion en 1968.
134
Qui est propre à décevoir. Moyens déceptifs. Éloquence déceptive.
135
AQUIEN Michèle et MOLINIER Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie
générale française, coll. « La Pochothèque », 1999, p. 195.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Le romancier et le sociologue sont-ils irréconciliables en ce qu’ils seraient
définitivement séparés par la science ? « Un roman ferait “marcher” d’autant mieux et
d’autant plus loin son lecteur qu’il aurait par avance positivement désarmé sa capacité
d’objection sociologique : le bon romancier réaliste enfermerait un sociologue
préalable. »136, nous éclaire Jean-Claude Passeron à propos de ce qu’il nomme
« l’illusion romanesque ». L’hypotypose est une manière de présenter le régime de
compassion qui, par « […] effet sociographique engendré par les techniques formelles
de l’écriture “réaliste” » conduit le lecteur « […] jusqu’à un effet sociologique qui
amplifie l’ “effet de réel” en une croyance panoramique portant indivisiblement sur la
“vérité” (descriptive, représentative, synthétique) du tableau de société offert par le
roman […] »137 Ainsi l’objectif est-il d’obtenir un « effet sociologique » par une
description présentant et renforçant volontairement les aspects les plus saillants du
régime de compassion, tout en coupant l’interaction de ce qui l’a précédée et de ce qui
la suivra138 même si aux charnières de ce régime se posera la question du basculement
dans et de la sortie hors celui-ci. Et pour en terminer avec la justification de l’emploi de
l’hypotypose comme procédé littéraire139 de restitution de la compassion, je
m’abriterai une fois encore sous l’égide de Jean-Claude Passeron lorsqu’il évoque le
« truc réaliste » pour produire ce « […] surcroît d’adhésion (ou pouvoir de conviction)
en quoi consiste l’effet sociologique »140 :
« Deux propositions permettent, si elles sont vraies141, de décrire cet effet du pacte
narratif caractéristique du roman classique et, peut-être aussi, de rendre compte du
tournoiement d’impressions contradictoires qu’il met en branle, au gré du
renouvellement des enjeux d’époque, à propos de la vérité et du mensonge
romanesque.
a) Il est nécessaire d’inscrire un système d’ “effets de réel” (sociographiques) dans un
texte de fiction “réaliste” pour installer le lecteur dans le monde événementiel du
roman comme il l’est déjà dans le monde historique qui est le sien : monde proche de
son expérience quotidienne ou monde de ses connaissances sur les mondes passés ou
lointains.
136
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), p. 333.
137
Ibid., p. 332.
138
C’est-à-dire travaillée isolément, dans une conception non-unitaire de l’action ; cf. supra, p. 19.
139
Procédé parmi d’autres mais qui s’assume et se veut — sinon plus, du moins autant — recevable
épistémologiquement que la plate énumération descriptive.
140
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique, op. cit., p. 338.
141
« L'exemplification empirique de ce schéma par l'histoire littéraire ou l'analyse sémiotique,
rhétorique et stylistique des textes du roman moderne ne peut être même esquissée ici, s'agissant d'un
courant qui s'est “maintenu, sous des formes diverses, au sommet de la hiérarchie des discours pendant
une longue et décisive période de la littérature européenne, débordant les deux siècles passés […]”
(TODOROV T., “Présentation” de BARTHES R., HAMON P., RIFFATERRE M., BERSANI L. et WATT I.,
Littérature cl Réalité, Paris, Le Seuil, 1982). Mais on se reportera, pour une description des “techniques
e
formelles” du récit réaliste tel qu'il s'autonomise des autres formes romanesques au XVIII siècle, avec
Defoe, Richardson et Fielding et pour une interprétation historique du caractère systématique de ces
techniques à I. WATT, The Rise of the Novel (1957), dont le premier chapitre a été traduit dans Poétique
(n° l6, 1973, “Réalisme et forme romanesque”). Pour le panorama d'ensemble, voir évidemment
AUERBACH E., Mimesis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale (1946), trad., Paris,
Gallimard, 1968. » [N.d.A.]
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Corollaire de a) : aucune stratégie de confection du texte qui intégrerait des
connaissances directement sociologiques (travail d’analyse préalable ou discours du
narrateur dans le texte, se prononçant en sociologue sur le cours du monde historique
où se déroule la fiction) ne peut se substituer au dispositif sociographique, ou ajouter
grand chose à l’illusion de représentativité, sinon des effets parasites142.
b) Il suffit à un texte narratif de facture “réaliste” de réussir son effet sociographique
(réussite qui ne dépend que de la concordance entre un système de marques textuelles
et un système historiquement constitué d’attentes littéraires) pour obtenir ipso facto le
tout de l’effet sociologique, c’est-à-dire pour imposer l’interprétation par le lecteur de
tout ce que le roman dit du monde auquel il se réfère comme une image “vraie”,
“typique”, “représentative” de la figure du monde réel. […]
Corollaire de b) : la narration du roman réaliste ne peut obtenir l’adhésion
sociographique de son lecteur sans se trouver avoir produit — effet voulu ou non,
assumé ou récusé par l’auteur — ce surcroît d’adhésion en quoi consiste l’effet
sociologique. » 143
L’hypotypose serait-t-elle une restitution plus vraie que le vrai 144 lui-même ?
Méthodologiquement, elle rend compte du modèle — du régime d’action — qui, par
définition, est une construction intellectuelle abstraite formalisée visant à rendre
compte d’un phénomène145. Il s’agit donc ici pour moi d’assumer une forme de
description ethnographique — ou stricto sensu sociographique — qui ne prétende pas
poursuivre une illusoire objectivité mais vise à tracer une épure, à produire un « effet
sociologique ». Le système actantiel présenté dans chaque description est
volontairement restreint à certains éléments frappants, retenus parce que significatifs
du régime de compassion. Si nous avons vu précédemment que nul ne saurait
embrasser toute la réalité, c’est par mon protocole d’observation — mon instrument
d’optique — que j’ai appréhendé les faits qui seront présentés dans la partie suivante
sous la forme de mes comptes rendus ethnographiques eux-mêmes rédigés via la
figure de l’hypotypose. En suivra une analyse et une tentative de trouver des
régularités propres au régime d’action dit de compassion.
142
« Songeons aux effets de lecture que produit l'intervention directe du romancier lorsqu'il se fait
historien ou sociologue du contexte de son intrigue : Balzac ou Hugo par exemple. En devenant
pédagogue, conférencier, guide, tuteur, prophète, etc., le narrateur institue un tout autre “pacte de
lecture”, qui peut bien nouer un rapport plus étroit avec le lecteur en explicitant la légitimité savante de
l'énonciateur, mais c'est toujours aux dépens de l'illusion romanesque, momentanément neutralisée,
puisque toute “intrusion d'auteur” (selon l'expression de Georges Blin) brouille l'autosuffisance
recherchée des énoncés de la narration réaliste. Une des fonctions de la célèbre systématisation
flaubertienne de l' “indirect libre” (THIBAUDET A., Flaubert, Paris, Gallimard, 1973 [rééd.] ; ULLMANN S.,
Style in thé French Novel, Cambridge University Press, 1957) était justement de ruser avec cette
contrainte en donnant un statut grammatical à l'indécidabilité de l'instance d'énonciation. Plus
fréquemment, la re-narrativisation du commentaire sociologique a souvent été réalisée par les
romanciers en lui trouvant des porteurs sociologiquement vraisemblables parmi les personnages du
roman : prêtres, médecins, professeurs de philo, etc. qui sont, en tant que tels, des notes de bas de
pages incarnées. » [N.d.A.]
143
PASSERON Jean-Claude, Le raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation,
ère
Paris, Albin Michel, 2006 (1 éd., 1991), pp. 335-339.
144
Le vrai est ce qui, dans l’art, correspond à notre idée du réel.
145
Cf. pp. 30 ; 33.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Une technique d’enquête : l’entretien à usage
complémentaire pour la recherche
En avril 2007, après que j’eus épuisé la faisabilité de mes observations (c’est-à-dire à
l’époque où je décidai de passer à leur présentation et leur analyse dans ce
mémoire146), je m’interrogeai sur la pertinence de les compléter par un entretien semidirectif à usage complémentaire pour cette recherche. S’il est à préciser en préambule
à cette question méthodologique qu’observation et entretien ne se vérifient pas
mutuellement — car sont deux ensembles épistémologiques différents —, ils sont
cependant à mettre en parallèle autant que possible pour compléter mon enquête et
enrichir ma recherche. Également, comme je l’avais précisé dans les prolégomènes147,
l’entretien doit permettre de vérifier ma deuxième hypothèse de recherche qui est
que la compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et
une personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en
matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire,
peut être intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son
travail et être considérée comme une compétence morale du professionnel ouvrant
des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation du travail
d’accompagnement, d’enrichissement du travail social. Afin de faire produire du
discours professionnel sur cet aspect du travail j’ai donc recouru à un entretien semidirectif, et à un seul, en tant qu’il me paraissait être particulièrement significatif d’un
discours professionnel largement répandu dans le travail social (pour autant que
quatorze années d’expérience dans ce champ m’autorisent à l’avancer). Il en sera
question plus loin lorsque nous nous pencherons sur les rapports entre profession et
compassion148. Ici, le parti pris méthodologique est qu’un acteur peut être porteur
d’un mode de pensée collective, en laissant de côté l’objectif de représentativité. Il
s’agit donc bien de montrer la relation de compassion (observations) et les rhétoriques
que cette relation produit (entretien).
Naturellement, un seul entretien, significatif au premier essai, ne doit rien à la chance
ou toute autre forme supposée de hasard. Je me dois ici tout d’abord de replacer cet
entretien dans le contexte de recherche ; je me suis expliqué sur ma position
d’observation privilégiée sur mon lieu de travail et des raisons pour lesquelles j’avais
choisi ce lieu pour terrain de recherche ; je n’y reviendrai pas ici, les raisons d’enquêter
par un entretien auprès d’un collègue étant du même ordre149 pour ce qui concerne la
faisabilité et surtout une volonté d’efficacité : pourquoi m’entretenir avec cette
personne en particulier ? Je suis professionnel, je savais que cette personne — une
collègue — avait quelque chose à me dire ; je ne suis pas « innocent » ni ne succombe
à l’illusion de la stricte neutralité ; je dois et je veux l’assumer. Pour autant, des
précautions d’ordre épistémologique là aussi s’imposaient et ont été strictement
observées.
146
Cf. infra, pp. 58-69.
Cf. supra, p. 30.
148
Cf. infra, pp. 85-89.
149
Cf. supra, pp. 36-39.
147
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Qu’est-ce qu’un entretien en sciences sociales ? En construisant une situation, on vise
à la production de discours de manière à obtenir des matériaux réutilisables, éclairants
pour la recherche. Celle-ci se rattachant au courant de pensée constructiviste ainsi
qu’il l’a été déjà mentionné150 dans mes propos introductifs, les acteurs sociaux sont
crédités de détenir, pour partie, le sens de leurs pratiques par le sociologue qui, lui, par
la suite, procédera à des reconstructions — de second rang (Boltanski) ou de second
degré (Corcuff) — fondées sur le stock des connaissances préalables déjà construites
par les acteurs eux-mêmes. « Mais pour mieux comprendre en quoi la sociologie
constitue une connaissance du second degré, il nous faut préciser un peu plus son
contenu. On peut ainsi donner une première identification générale de ce qui est appelé
sociologie des régimes d'action. Dans la sociologie des régimes d'action, l'action est
appréhendée à travers l'équipement mental et gestuel des personnes, dans la
dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec des choses. Le découpage
que cette sociologie opère sur l'action tente donc de suivre le découpage opéré par les
acteurs en situation ; il s'agit d'un découpage de découpage. Les objets, les institutions,
les contraintes extérieures aux personnes sont donc pris en compte, mais tels qu'ils sont
identifiés et/ou engagés dans l'action, dans la façon dont les acteurs repèrent, ont
recours à, s'approprient, prennent appui sur ou se heurtent à eux. Par exemple, on ne
va pas, dans cette perspective, parler a priori de “pouvoir” pour rendre compte de
l'activité des individus, mais on va s'intéresser à la manière dont les acteurs en
situation identifient, nomment, se cognent, se heurtent à du “pouvoir”. Ce n'est pas ce
qu'est le monde “objectivement” qui est visé, mais le monde à travers les sens
ordinaires de ce qu'est le monde mobilisés par les acteurs en situation dans des cours
d'action (par exemple, à travers les sens ordinaires de la justice, de l'amour, mais aussi
du pouvoir, de la violence, etc.) et le travail réalisé en situation par les personnes pour
s'ajuster à ce monde ou le mettre en cause. »151
L’objectif est donc ici la production d’un discours sur la situation de compassion dans
l’exercice professionnel, sans en avoir préalablement parlé sous cette forme avec
l’enquêtée et en en évitant à tout prix la formulation dans la consigne du guide
d’entretien152, ce qui peut sembler une gageure compte tenu de cet objet. La collègue
pressentie pour cet entretien m’est connue depuis six ans et, souvent, nous avons
échangé sur des sujets touchant de près ou de loin aux sentiments que nous inspirent
les personnes accueillies. Faisant montre d’une grande sensibilité et réceptivité à cette
question, je ne lui ai pour autant jamais dévoilé mon objet de recherche (ni à mes
autres collègues d’ailleurs comme je l’ai déjà indiqué pour l’observation : un objet non
déclaré), mais je suppose qu’un entretien bien amené et conduit avec elle portera ses
fruits. Le premier essai dépassera mes attentes et me décidera, après réflexion, à ne
pas pousser plus avant cette technique d’enquête. Ainsi, l’entretien qui sera présenté
plus loin153 sera considéré comme particulièrement significatif pour cette recherche.
150
Cf. supra, pp. 27-29.
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 109-110.
152
Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », p. VIII.
153
Cf. infra, pp. 74-80.
151
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
Les rhétoriques professionnelles qui en seront dégagées feront travailler ma seconde
hypothèse de recherche et alimenteront ma réflexion professionnelle sur les rapports
entre profession et compassion. Mais avant de poursuivre, je me dois de revenir sur la
production du discours lui-même et sur son utilité pour la recherche.
« En tant que processus interlocutoire, l'entretien est un instrument d'investigation
spécifique, qui aide donc à mettre en évidence des faits particuliers. L'enquête par
entretien est l'instrument privilégié de l'exploration des faits dont la parole est le
vecteur principal. Ces faits concernent les systèmes de représentations (pensées
construites) et les pratiques sociales (faits expériencés). […] L'enquête par entretien est
ainsi particulièrement pertinente lorsque l'on veut analyser le sens que les acteurs
donnent à leurs pratiques, aux événements dont ils ont pu être les témoins actifs ;
lorsque l'on veut mettre en évidence les systèmes de valeurs et les repères normatifs à
partir desquels ils s'orientent et se déterminent. Elle aura pour spécificité de rapporter
les idées à l'expérience du sujet. Elle donne accès à des idées incarnées, et non pas
préfabriquées, à ce qui constitue les idées en croyance et qui, pour cette raison, sera
doté d'une certaine stabilité. […] La valeur heuristique de l'entretien tient donc à ce
qu'il saisit la représentation articulée à son contexte expérientiel et l'inscrit dans un
réseau de signification. Il ne s'agit pas-alors seulement de faire décrire, mais de faire
parler sur. »154
On le comprendra aisément, il conviendra que la formulation de la consigne ne fasse
pas trop question chez l’enquêtée pour qu’elle ne se sente pas contrainte d’évoquer
des situations qu’elle aurait pu éprouver elle-même ou qu’elle aurait pu observer chez
des collègues, car c’est une chose que de se confier à un collègue en conversation
privée (comme nous en avons déjà eu), et une tout autre que de s’exprimer dans le
cadre d’un entretien enregistré, même sous la protection (relative) de l’anonymat.
Représentations — ou pensées construites — chez l’éducateur ; pratiques sociales —
ou faits expériencés —, sont deux dimensions que je vais tenter de faire émerger dans
le discours de l’enquêtée à qui je vais proposer de parler sur la compassion que
peuvent inspirer à la professionnelle qu’elle est une personne accueillie et en
souffrance. Mais il était primordial, méthodologiquement, de ne pas provoquer chez
l’enquêtée une obligation de parler de ses sentiments ou bien tout simplement lui
permettre de dire qu’elle n’en éprouvait pas ; ou bien encore de ne pas en faire
mention du tout. Au-delà de permettre cette possibilité pour l’enquêteur d’être déçu,
c’est-à-dire de ne pas recevoir de réponse à son questionnement tout en n’éliminant
pas la question de départ, cette exigence s’imposait pour ne pas contraindre, ne pas
forcer un discours sur la compassion qui, par-là-même, eût été par trop biaisé. L’objet
de ma recherche n’ayant pas été déclaré, ma qualité de chercheur ayant cédé de
nouveau et depuis longtemps la place à celle de collègue, le terme même de
compassion n’ayant jamais été prononcé par mes soins dans le but de ne pas le
suggérer, je pouvais élaborer un guide d’entretien et, surtout, préparer une
consigne155 pour lancer celui-ci avec la collègue retenue.
154
BLANCHET Alain et GOTMAN Anne, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan Université,
ère
coll. « 128 », 2001 (1 éd., 1992), pp. 25-27.
155
Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », p. VIII-XI.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
L’idée — proposée par le directeur du groupe de recherche de DSTS — aura été, en
guise d’introduction à l’entretien (consigne), de proposer à la lecture de l’enquêtée
deux descriptions de régimes d’action rédigées sous la forme retenue pour les
comptes rendus ethnographiques de mes observations156. Une première description
rend compte d’un régime de compassion à l’œuvre entre une éducatrice et une
adolescente de l’établissement — situation observée dans le cadre de cette
recherche — ; une seconde description rend compte d’un régime d’action très courant
chez l’éducateur d’internat : un régime de justice/justification157 et vient en
contrepoint de la première, le parti pris méthodologique étant que la lecture des deux,
comme il l’a été posé au paragraphe précédent, ne liera pas nécessairement
l’enquêtée à une obligation de parler de ses sentiments envers les personnes
accueillies dans l’exercice professionnel. Suite au temps nécessaire à leur lecture, il
sera ensuite demandé à l’enquêtée de s’exprimer sur ce que lui auront inspiré ces deux
descriptions, point de départ de l’entretien. Faisant confiance à l’hypotypose pour faire
tenir du discours professionnel, je dois ajouter qu’un autre avantage de cette méthode
réside dans la possibilité pour l’enquêteur, si l’enquêtée choisit de s’exprimer à partir
du régime de justice/justification, de pouvoir lui demander de nouveau, à un moment
où à un autre de l’entretien, ce que lui inspire la situation de compassion décrite. Il est
par ailleurs évident que de ne pas avoir à nommer la compassion, de ne pas avoir à
prononcer son nom, constitue indéniablement un des points forts de cette entrée en
matière et l’on a vu que la rhétorique, judicieusement et déontologiquement
mobilisée, avait entre autre ce pouvoir de révélateur de sentiments. Du reste, ma
confiance en elle ne sera pas déçue ni mon choix en la personne de l’enquêtée car
l’entretien donnera des résultats tels qu’ils me décideront à le présenter plus loin in
extenso, comme « autosuffisant », dans une conformation dont je vais m’expliquer
maintenant sous l’égide de l’épistémologie et la méthodologie de Pierre Bourdieu,
présentées dans l’ouvrage collectif publié sous sa direction intitulé : La misère du
monde 158, cité assez longuement : l’explicitation du sociologue valant mieux que la
paraphrase du chercheur.
« […] je crois en effet qu'il n'est pas de manière plus réelle et plus réaliste d'explorer la
relation de communication dans sa généralité que de s’attaquer aux problèmes
inséparablement pratiques et théoriques que fait surgir le cas particulier de
l'interaction entre l'enquêteur et celui ou celle qu'il interroge. Je ne crois pas qu'on
puisse s'en remettre pour autant aux innombrables écrits dits méthodologiques sur les
techniques d'enquête. Pour utiles qu'ils puissent être lorsqu'ils éclairent tel ou tel effet
que l'enquêteur peut exercer à son insu, ils manquent presque toujours l’essentiel, sans
doute parce qu'ils restent dominés par fidélité à de vieux principes méthodologiques qui
sont souvent issus, comme l'idéal de la standardisation des procédures, de la volonté de
mimer les signes extérieurs de la rigueur des disciplines scientifiques les plus
reconnues ; il ne me semble pas en tout cas qu'ils rendent compte de ce qu'ont toujours
fait, et toujours su, les chercheurs les plus respectueux de leur objet et les plus attentifs
156
Cf. supra, pp. 44-48.
Sur les régimes d’action, cf. « La sociologie des régimes d’action », pp. 13-16.
158
BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993.
157
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
aux subtilités quasi infinies des stratégies que les agents sociaux déploient dans la
conduite ordinaire de leur existence. […]
Sans doute l'interrogation scientifique exclut-elle par définition l'intention d'exercer une
forme quelconque de violence symbolique capable d'affecter les réponses ; il reste
qu'on ne peut pas se fier, en ces matières, à la seule bonne volonté, parce que toutes
sortes de distorsions sont inscrites dans la structure même de la relation d'enquête. Ces
distorsions, il s'agit de les connaître et de les maîtriser ; et cela dans l'accomplissement
même d'une pratique qui peut être réfléchie et méthodique, sans être l'application
d'une méthode ou la mise en œuvre d'une réflexion théorique. Seule la réflexivité, qui
est synonyme de méthode, mais une réflexivité réflexe, fondée sur un “métier”, un
“œil” sociologique, permet de percevoir et contrôler sur-le-champ, dans la conduite
même de l’entretien, les effets de la structure sociale dans laquelle il s'accomplit. […]
C’est l’enquêteur qui engage le jeu et institue la règle du jeu ; c’est lui qui, le plus
souvent, assigne à l’entretien, de manière unilatérale et sans négociation préalable,
des objectifs et des usages parfois mal déterminés, au moins pour l’enquêté. […] on
s’est efforcé de tout mettre en œuvre pour […] réduire au maximum la violence
symbolique qui peut s’exercer à travers elle [la relation d’entretien]. On a donc essayé
d’instaurer une relation d’écoute active et méthodique, aussi éloignée du pur laisserfaire de l’entretien non directif que du dirigisme du questionnaire. Posture d’apparence
contradictoire à laquelle il n’est pas facile de se tenir en pratique. En effet, elle associe
la disponibilité totale à l’égard de la personne interrogée, la soumission à la singularité
de son histoire particulière, qui peut conduire, par une sorte de mimétisme plus ou
moins maîtrisé, à adopter son langage et à entrer dans ses vues, dans ses sentiments,
dans ses pensées, avec la construction méthodique, forte de la connaissance des
conditions objectives, communes à toute une catégorie. Pour que soit possible une
relation d'enquête aussi proche que possible de cette limite idéale, plusieurs conditions
devaient être remplies : il ne suffisait pas d'agir, comme le fait spontanément tout
“bon” enquêteur, sur ce qui peut être consciemment ou inconsciemment contrôlé dans
l’interaction, notamment le niveau du langage utilisé et tous les signes verbaux ou non
verbaux propres à encourager la collaboration des personnes interrogées, qui ne
peuvent donner une réponse digne de ce nom à l'interrogation que si elles peuvent se
l'approprier et en devenir les sujets. Il fallait agir aussi, en certains cas, sur la structure
même de la relation (et, par là, sur la structure du marché linguistique et symbolique),
donc sur le choix même des personnes interrogées et des interrogateurs. […]
On a ainsi pris le parti de laisser aux enquêteurs la liberté de choisir les enquêtés parmi
des gens de connaissance ou des gens auprès de qui ils pouvaient être introduits par
des gens de connaissance. La proximité sociale et la familiarité assurent en effet deux
des conditions principales d'une communication “non violente”. D'une part, lorsque
l'interrogateur est socialement très proche de celui qu'il interroge, il lui donne, par son
interchangeabilité avec lui, des garanties contre la menace de voir ses raisons
subjectives réduites à des causes objectives, ses choix vécus comme libres à l'effet
déterminismes objectifs mis au jour par l'analyse. On voit que, d'autre part, se trouve
aussi assuré en ce cas un accord immédiat et continûment confirmé sur les présupposés
concernant les contenus et les formes de la communication : cet accord s'affirme dans
l’émission ajustée, toujours difficile à produire de manière consciente et intentionnelle,
de tous les signes non verbaux coordonnés aux signes verbaux, qui indiquent soit
Page | 53
— Chapitre I : Une démarche scientifique —
comment tel énoncé doit être interprété, soit comment il a été interprété par
l’interlocuteur159. […]
En lui offrant une situation de communication tout à fait exceptionnelle, affranchie des
contraintes, notamment temporelles, qui pèsent sur la plupart des échanges
quotidiens, et en lui ouvrant des alternatives qui l’incitent ou l’autorisent à exprimer
des malaises, des manques ou des demandes qu’il découvre en les exprimant,
l’enquêteur contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extraordinaire,
qui aurait pu ne jamais être tenu, et qui, pourtant, était déjà là, attendant ses
conditions d’actualisation160. […] Il arrive même que, loin d’être de simples instruments
aux mains de l’enquêteur, ils mènent en quelque sorte l’entretien et la densité et
l’intensité de leur discours, comme l’impression qu’ils donnent souvent d’éprouver une
sorte de soulagement, voire d’accomplissement, tout en eux évoque le bonheur
d’expression. On peut sans doute parler alors d’auto-analyse provoquée et
accompagnée : en plus d’un cas, nous avons eu le sentiment que la personne interrogée
profitait de l’occasion qui lui était donnée de s’interroger sur elle-même et de la
licitation ou de la sollicitation que lui assuraient nos questions ou nos suggestions
(toujours ouvertes et multiples et souvent réduites à une attention silencieuse) pour
opérer un travail d’explicitation, gratifiant et douloureux à la fois, et pour énoncer,
parfois avec une extraordinaire intensité expressive, des expériences et des réflexions
longtemps réservées ou réprimées. »161
Pierre Bourdieu, dans Choses dites162, proposait de donner à sa sociologie le nom de
« structuralisme constructiviste » (ou « constructivisme structuraliste »), c’est-à-dire
cette volonté de dépassement des oppositions conceptuelles fondatrices de la
sociologie : en particulier celle opposant le structuralisme — affirmant la soumission
de l'individu à des règles structurelles — et le constructivisme — dont il a déjà été dit
qu’il fait du monde social le produit de l'action des acteurs sociaux —. On pourrait
penser que se référer à lui ne serait pas conforme avec ma ligne paradigmatique, en ce
que la sociologie des régimes pragmatiques de l’action, initiée par Luc Boltanski et
Laurent Thévenot, s’opposerait à celle de Pierre Bourdieu (sans mentionner ici
d’éventuels conflits de personnes). Il n’en est rien car si Luc Boltanski et Laurent
Thévenot s’étaient, dans les années 1980, éloignés la sociologie de Pierre Bourdieu
« […] devenue à leurs yeux trop totalisante et atteignant son seuil de
159
« Ces signes de feed-back que E. A. Schlegof appelle response tokens, les “oui”, “ah bon”, “bien sûr”,
“oh !” et aussi les hochements de tête approbateurs, les regards, les sourires et tous les information
receipts, signes corporels ou verbaux d’attention, d’intérêt, d’approbation, d’encouragement, de
reconnaissance, sont la condition de la bonne continuation de l’échange (au point qu’un moment
d’inattention, de distraction du regard suffit souvent à susciter une sorte de gêne chez l’enquêté et à lui
faire perdre le fil de son discours) ; placés au bon moment, ils attestent la participation intellectuelle et
affective de l’enquêteur. » [N.d.A.]
160
« Le travail “socratique” d’aide à l’explicitation, vise à proposer sans imposer, à formuler des
suggestions, parfois explicitement présentées comme telles (est-ce que vous ne voulez pas dire que…) et
destinées à offrir des prolongements multiples et ouverts au propos de l’enquêté, à ses hésitations ou à
ses recherches d’expression. » [N.d.A.]
161
BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, pp. 13891396 ; 1407-1408.
162
BOURDIEU Pierre, Choses dites, Les Éditions de Minuit, 1987, p. 147.
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— Chapitre I : Une démarche scientifique —
saturation […] »163, chacun de ces trois sociologues s’efforçait, à sa façon, de dépasser
les oppositions classiques de la sociologie. Il n’y a pas d’incompatibilité scientifique
rédhibitoire entre le structuralisme constructiviste de Pierre Bourdieu la et sociologie
pragmatique telle que théorisée et pratiquée par Luc Boltanski ou Philippe Corcuff
(avec le régime d’action dit de compassion), cette dernière intégrant « […] dans un
même paradigme de multiples apports théoriques européens (Durkheim, Weber,
Bourdieu, …) et américains (Chomsky, Garfinkel, Goffman, …) »164 ; ces travaux « […]
s’inscrivent dans le sillage de la théorie de Bourdieu, même si l’ambition de leurs
auteurs est de construire un nouveau cadre d’analyse, en rupture avec lui. »165 Dans la
sociologie des régimes d’action, on tente « […] d’analyser en profondeur les logiques
de l’action, leur hétérogénéité dans une perspective foncièrement pluraliste. »166
Pratiquement et épistémologiquement, la méthodologie de l’entretien voulue par
Pierre Bourdieu pour La Misère du Monde m’a paru particulièrement indiquée pour
cette recherche : sa prise de distance avec les « méthodologues rigoristes » et les
« herméneutes inspirés »167 ; sa volonté de faire de l’entretien une communication
« non violente »168 ; la recherche de proximité sociale — voire d’ « affinités
réelles »169 — entre enquêteur et enquêté ; la possibilité offerte à l’enquêté de
« s’expliquer au sens le plus complet du terme »170 et de dire ce qu’il a à dire avec
intensité sont précisément ce que je recherchais pour faire produire et présenter un
discours sur la compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social, lui-même
tenu pour être porteur d’un mode de pensée collective.
Un seul entretien sera donc proposé à votre lecture — pour les raisons de parti pris
méthodologique évoquées précédemment171 — et vous sera présenté dans son
intégralité172 dans la forme que Pierre Bourdieu et son équipe de chercheurs avaient
retenue pour La misère du monde. Je clos ici le premier chapitre de ce travail, d’une
longueur nécessaire, me semble-t-il, à bien fonder les choix épistémologiques et
méthodologiques qui le soutiennent. La particularité de la compassion comme objet de
recherche, la « sensibilité » du courant de la sociologie pragmatique, le souci de
mettre à jour une réalité professionnelle celée : tout ceci m’aura poussé à approfondir
pour construire et consolider. Cette exigence scientifique valait autant pour moi-même
que pour la validité scientifique de ce travail ; après quoi, il est temps de présenter les
matériaux des observations et de l’entretien, puis d’en proposer l’analyse.
163
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 49.
Ibid., quatrième de couverture.
165
Ibid., p. 19.
166
Ibid., p. 79.
167
BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, p. 1406.
168
Ibid., p. 1392.
169
Ibid., p. 1396.
170
Ibid., p. 1407.
171
Cf. supra, p. 49.
172
Cf. infra, « Présentation de l’entretien à usage complémentaire », pp. 74-80.
164
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Chapitre II
Lieux, situations, actants
et représentations
Présentation et analyse des comptes rendus
ethnographiques
Des réflexions méthodologiques qui ont précédé ressort la question cruciale de la
difficulté de collecter des matériaux relatifs au régime de compassion173, qui doit être
rappelée en introduction à ce chapitre comme justification du nombre relativement
peu important d’observations présentées. Pour mémoire : en accord avec mon
directeur de mémoire je décidai, au début de l’année 2006, d’entreprendre une
enquête de terrain sur mon lieu de travail via l’observation directe non déclarée, ceci
après avoir construit un protocole d’observation — ou instrument d’optique —
permettant de recréer mon regard, de le systématiser, de l’inscrire dans une
typologie174. À cette époque — et parce que j’avais décidé de ne point traquer ce
régime de crainte d’une distorsion plus grande encore de la réalité du seul fait de ma
présence, de peur de fausser la compassion en l’empêchant ou l’exacerbant —, il ne
m’était pas possible de prédire combien de situations je serais amené à pouvoir rendre
compte. Ayant choisi de laisser venir le régime de compassion, je prenais évidemment
le risque d’en recueillir peu d’exemples mais cette technique d’enquête était celle par
laquelle ma recherche devait se mettre en œuvre, préalablement à toute autre, car
propre à vérifier ma première hypothèse de recherche175. J’ai également précisé que
d’autres techniques, d’autres ensembles épistémologiques eussent eu toute leur place
dans cette démarche (la limitation de ma disponibilité m’avait résolu à en différer
l’étude), en prévoyant cependant et en second lieu de recourir à un ou plusieurs
entretiens, en lien avec ma deuxième hypothèse de recherche.
On sait à présent qu’un seul et unique entretien sera produit plus loin, après qu’il aura
été fait état des trois observations faites entre février 2006 et mars 2007 et retenues
pour cette recherche176. Les comptes rendus ethnographiques de ces observations
seront présentés ci-après dans des encadrés, puis contextualisés et commentés avant
qu’il en soit proposé l’analyse.
173
Cf. supra, pp. 31-32.
Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », pp. VI-VII.
175
Pour les deux premières hypothèses de recherche, se reporter supra, p. 16.
176
D’autres situations ont été écartées, approchantes d’un régime de compassion, car trop partiellement observées ou laissant subsister un doute sur l’état visible de compassion du professionnel. On
peut souvent voir un éducateur consoler un adolescent, ou peut-être même être en affection avec lui ; il
est plus difficile de savoir s’il a été touché par la souffrance de l’autre, condition préalable pour se
compassionner. Ne seront présentés ici que les situations en conformité avec la typologie retenue.
174
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Le premier compte rendu ethnographique traduit une observation en date de février
2006. À l’époque, je tenais depuis peu mon objet de recherche et avais, en lien avec ce
dernier, élaboré un protocole d’observation tel que longuement explicité auparavant
dans ce travail177. Pour rappel, la figure de rhétorique qui a présidé à la rédaction des
comptes rendus, l’hypotypose, se propose de sélectionner une partie seulement des
informations correspondant à l’ensemble du régime d’action, pour ne conserver dans
la description que des notations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes,
référées à la typologie retenue pour l’observation elle-même rappelée dans le
protocole.
J’ai choisi de présenter chronologiquement les comptes rendus ethnographiques de la
première observation jusqu’à la dernière et, pour chacun d’entre eux, dirai en quoi ce
qui est porté à la connaissance du lecteur peut être facteur de compréhension de la
situation observée. L’hypotypose, en effet, en tant que procédé rhétorique, est
méthodologiquement valable si elle rend compte de ce que je veux éclairer.
Cependant, elle multiplie le risque de production d’artefacts178 car je ne mesure pas
entièrement ce que ce procédé peut produire subjectivement chez le lecteur, encore
qu’il y ait ici une réelle volonté de faire voir la scène comme par mes propres yeux,
d’où le présupposé qu’il sera ressenti ce que j’ai ressenti moi-même, décelé ce que j’ai
décelé moi-même. Mais pour que l’hypotypose reste recevable en ce cas, je me devais
au préalable de « cadenasser » les liens entre l’objet romancé et l’objet observé par
des critères stabilisés — le protocole —, de systématiser — production normée —,
pour pouvoir rendre compte d’éventuelles variations ou régularités.
De quoi est-il pertinent de rendre compte ? Quels sont les véhicules symboliques de la
compassion ? Comment le système actantiel s’organise-t-il pour ce régime dans les
situations observées ? Peut-on démontrer l’importance de tel actant choisi d’être mis
en relief dans une description ? Pour rester en cohérence avec le paradigme qui
préside à cette recherche et, comme il l’a été posé dès le départ, je poursuivrai la
démarche de monstration179 qui est la mienne d’une réalité dans l’exercice
professionnel, en même temps que je tenterai de montrer pourquoi les actants
retenus dans les comptes rendus me semblent être significatifs pour le régime de
compassion. J’ajoute que dans « Éléments d’épistémologie »180, cette question avait
déjà été abordée, de manière plus générale : « La description, c'est-à-dire, souvent, la
modélisation des compétences des acteurs et des dispositifs dans lesquels ils se
trouvent placés, peut, quand elle intègre les composantes pertinentes de l'action, être
reçue aussi bien en tant qu'explication, sans qu'il soit nécessaire de faire référence à
des déterminations d'un autre ordre, qu'il soit technologique, économique ou,
aujourd'hui de plus en plus fréquemment biologique. »181. Ici, si la description pourra
être tenue pour explication, je ne m’affranchirai pas de la déconstruire, d’en analyser
chaque élément, chaque actant par trois entrées : lieux, personnes et objets.
177
Cf. supra, pp. 33-41.
Sur les artefacts et l’hypotypose, se reporter supra, pp. 37-38 ; 46.
179
Cf. supra, p. 6.
180
Cf. supra, pp. 28-29.
181
BOLTANSKI Luc, « Préface », in NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris,
Armand Colin, 2006, pp. 12-13.
178
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Une soirée plutôt plus calme que d’ordinaire dans le groupe de vie des
adolescents où je suis passé rendre visite à Gilles, mon collègue. Nous
bavardons tranquillement, profitant de l’apaisement procuré par les
petites occupations du soir, distractions que ne viennent troubler aucune
dispute ni aucun souci. Certains garçons sont déjà au lit, d’autres discutent
dans leur chambre ou se détendent devant la télévision… une occasion en
or pour les éducateurs de passer en revue leurs sujets d’affection avant de
bientôt quitter leur poste et de céder la place au personnel de nuit.
Julien a surgi dans l’encadrement de la porte, face à Gilles et à deux pas de
moi qui suis assis sur une chaise, un peu en retrait sur le côté. Ni le néon
cru du couloir, ni la lueur blafarde de la lampe de bureau ne parviennent à
jeter entièrement la lumière sur la scène où les ombres se mêlent pour
étrangement déformer corps et objets.
Julien a apparu en pyjama, un pyjama en éponge, trop court, aux rayures
bleu-blanc horizontales, plaqué sur une silhouette déjà plus enfantine. Il
est pieds nus, ébouriffé par l’oreiller, les yeux papillotants tout gonflés de
sommeil ; lui si robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir, là, devant Gilles,
s’avançant lentement sans me voir, titubant et hésitant.
L’instant est comme suspendu et les mouvements ralentis à l’extrême ; il
n’y a plus d’ailleurs. Coupé du monde, le regard de Gilles est fixé sur Julien
qui s’arrête devant lui, frissonnant, s’appuyant d’une main au bureau et de
l’autre se frottant l’œil :
— Ma maman elle est morte… lance-t-il a mi-voix.
Incapable de répondre, sans voix devant cette parole, le visage de Gilles
tressaille, s’agite sous le flot d’émotions qui l’envahit et, sans mot dire,
paraît s’abstraire un long moment dont la perte du temps ne me permet
d’établir la durée, avant de chevroter :
— Je sais Julien… tu veux que je vienne te dire bonne nuit ?
En pleurs, Julien se laisse raccompagner doucement jusqu’à sa chambre,
soutenu par mon collègue.
Je n’ai pas bronché.
février 2006
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Dans cette première situation, on remarquera d’abord que je suis sur place avec mon
collègue avant qu’il ne bascule en régime de compassion. On pourrait dire dans cette
situation que Gilles bascule d’un régime d’engagement en familiarité à un régime de
compassion, et c’est bien évidemment l’apparition dans la scène de l’adolescent en
souffrance qui provoque ce basculement. Il est tard, la soirée s’achève pour les
éducateurs et avant de procéder au coucher des adolescents ; les adultes se rendent
fréquemment visite dans leurs groupes de vie respectifs, selon leurs affinités, pour
discuter. Je n’ai guère l’occasion d’échanger avec Gilles, étant souvent pris par le
quotidien du groupe au sein duquel j’interviens, et c’est en accord avec ma collègue
que je me suis absenté pour le rencontrer. À la lueur de la lampe de bureau, dans le
calme succédant à une soirée ni plus ni moins agitée que d’ordinaire, alors que les
résidents sont couchés ou vaquent à leurs occupations, nous échangeons sur tout et
rien ; indication d’ambiance qui revêt de l’importance pour le basculement dans le
régime de compassion si l’on considère que le surgissement de l’émotion (au sens de
l’émotion occurrente) résulte d’un différentiel entre une disposition personnelle et une
modification de la situation. C’est la position de Pierre Livet, qui définit l’émotion
comme suit :
« C’est la résonance affective, physiologique et comportementale d’un différentiel
entre un ou des traits perçus (ou imaginés ou pensés182) de la situation en cause, et le
prolongement de nos pensées, imaginations, perceptions ou actions actuellement en
cours. Ce différentiel est apprécié relativement à nos orientations affectives actuelles
(désirs, préférences, sentiments, humeurs), que ces orientations soient déjà actives ou
qu’il s’agisse de nos dispositions actuellement activables. Plus ce différentiel est
important, plus l’émotion est intense. Il suppose une dynamique, qui peut simplement
tenir à nos anticipations cognitives et perceptives, ou bien impliquer une mise en branle
de nos désirs, ou enfin un engagement dans une action. Ce différentiel n’implique pas
forcément que nous ressentions de la surprise183. Pour cela, il faut que nous ne nous
attendions pas à la nouvelle situation. Mais nous pouvons percevoir un différentiel tout
en nous attendant à une situation très similaire. Ainsi, nous nous attendons à ressentir
un plaisir, mais il est plus ou moins intense que notre attente. C’est l’intensité de
l’expérience qui présente un différentiel. On peut encore se demander comment nous
pouvons être émus quand, nous attendant par exemple à ressentir un plaisir extatique
en écoutant notre mélodie favorite pour la énième fois, nous écoutons une mélodie qui,
par hypothèse, est exactement celle que notre mémoire et notre imagination auditive
nous présentait, et que nous éprouvons toujours la même émotion. Dans ce cas
particulier, nous ne nous attendions pas à quelque chose de normal, mais à quelque
chose d’exceptionnel, et la réalisation d’une exception comporte en elle-même un
différentiel, puisque de telles réalisations sont effectivement exceptionnelles. Certes,
nous pouvons constater un événement exceptionnel sans émotion si nous ne sommes
182
« Ces “ou” ne sont évidemment pas exclusifs » [N.d.A.]
« Je remercie Jon Elster pour ses critiques, qui portaient sur ce problème de la surprise et de
l’attente. Varela soutenait au contraire que toute émotion implique une discontinuité avec l’état mental
précédent, ce qu’il concevait, à la Janet, comme une forme de surprise. Mais il vaut mieux utiliser trois
termes différents, l’un pour la dynamique neuronale (la désynchronisation, qui peut intervenir sans
surprise, simplement quand on change d’idée), l’autre pour la discontinuité, qui est la manière dont une
conscience enregistre le différentiel, et ce dans toute émotion, et le troisième pour l’émotion
particulière de la surprise. » [N.d.A.]
183
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
pas intéressés pour le moment à sa survenue. Mais si l’exceptionnel résonne avec celles
de nos préférences qui sont actuellement activées, l’émotion se produit. […]
Bref, si la situation se poursuit comme il est normal, nous n’éprouvons pas d’émotion,
et nous en éprouvons une si elle se modifie par rapport à ce cours normal dans un sens
qui importe pour nos activités et dispositions en cours — c’est à cette aune que nous
jugeons les exceptions —, que nous attendions ou non à cette modification. On peut en
revanche ressentir un sentiment sans qu’un différentiel ait lieu actuellement. Je suis en
compagnie de ma femme, nous sommes en vacances, nous nous promenons ensemble
depuis une heure. Le plaisir d’être avec elle n’est plus alors une émotion comme au
départ, mais un sentiment. La définition du sentiment et donc plus générale que celle
de l’émotion. On peut reprendre les mêmes termes, mais en les modifiant : “un
différentiel ou une correspondance avec les prolongements de nos activités en cours,
apprécié par rapport à nos préférences”. […] La notion de différentiel permet de
comprendre pourquoi nous pouvons ranger sous le même nom d’émotions des
ensembles forts différents de sensations et de réactions, voire d’expressions. Il suffit
qu’entre les sensations et activités initialement en cours et les sensations éprouvées en
réaction nous trouvions un même type de différentiel. »184
Le concept de « différentiel » ainsi mis en évidence est dans notre situation
particulièrement opératoire, très aigu entre une situation de départ où deux collègues
discutent en familiarité et l’arrivée impromptue de l’adolescent qui provoque une
forte charge émotionnelle chez Gilles (ainsi que chez moi quoique je sois également
occupé par mon observation, car préparé pour elle). Il faut à ce point de la réflexion,
avec Pierre Livet, introduire une distinction entre émotion et sentiment, ce dernier
étant « […] une disposition affective à l’égard d’une situation, disposition qui reste
stable. »185. Mais si nous ne pouvons rien dire ici de la stabilité, de la fréquence de la
disposition à se compassionner chez Gilles (encore que l’on puisse penser qu’ayant
manifesté ce sentiment dans cette situation, il le déploie ailleurs), il est en revanche
observable qu’il est très ému — ou touché — par la survenue de l’adolescent. Je
rappelle que le basculement en régime de compassion consiste dans le fait d'être
« pris », en pratique et de manière non nécessairement réfléchie, par un sentiment de
responsabilité vis-à-vis de la détresse d'autrui, dans le face-à-face et la proximité des
corps186. C’est plus que vraisemblablement le cas. On est donc bien ici à la charnière de
deux régimes, du passage — ou basculement — de la familiarité à la compassion, et
c’est dans cet instant que le compte-rendu ethnographique doit nous permettre non
seulement de voir, mais aussi de comprendre la compassion à l’œuvre dans l’exercice
professionnel. Il sera revenu plus loin, à proprement parler, par quelques réflexions sur
le basculement dans le régime de compassion187, mais d’ores et déjà il est loisible de se
pencher sur cette forte émotion produite par le différentiel mis en évidence par une
analyse à trois entrées — lieux, personnes et objets —, comme il l’a déjà été précisé.
Auparavant, une notion me semble devoir être éclaircie : celle d’ « émotion de
compassion ».
184
LIVET Pierre, Émotions et rationalité morale, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologies »,
2002, pp. 23-24.
185
Ibid., p. 180.
186
Cf. supra, p. 7.
187
Cf. infra, pp. 71-73.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
« Peut-être faut-il postuler l’existence d’une émotion de compassion, mais dans la
mesure où elle fait immédiatement se mouvoir celui dont elle s’empare, il ne lui reste
aucune place pour se déployer en tant que telle. Au contraire la pitié qui, pour faire
face à la distance, généralise et qui, pour généraliser, se fait “éloquente”, se
“reconnaît” et se “découvre” “en tant qu’émotion, que sentiment” »188
Ce rappel de la distinction entre compassion et pitié chez Luc Boltanski189 (elle-même
empruntée à Hannah Arendt) peut être utilement rapprochée du concept de
différentiel chez Pierre Livet et des définitions qu’il propose de l’émotion et du
sentiment. En effet, en régime de familiarité, notre humeur (à Gilles et moi), la détente
que nous permettait une fin de journée paisible ; la fatigue aussi, très certainement ;
cet ensemble que Pierre Livet nomme « orientations affectives » s’est vu subitement
et fortement perturbé dans son cours par l’apparition de l’adolescent, et l’émotion
suscitée par son visible désarroi a fait basculer Gilles en régime de compassion. On
pourrait penser que dans la même situation — ou d’autres situations, fort proches —,
Gilles eût pu s’ajuster différemment à la personne en souffrance mais, ici, et parce que
les critères retenus pour la compassion sont présents, on peut observer le régime à
l’œuvre. Ainsi, cette forte émotion, cette « émotion de compassion » fait-elle
« immédiatement se mouvoir » Gilles c’est-à-dire le fait agir, dans une intention
délibérément active, dans un élan qui le pousse à prendre soin de Julien, à vouloir
soulager sa peine. Il y a vraisemblablement du sentiment chez cet éducateur mais,
comme je l’ai écrit précédemment, je me cantonnerai à rendre compte et à analyser
dans cette partie les émotions en tant qu’elles peuvent se rendre visibles et qu’elles
participent du régime.
Le sentiment qui, je le rappelle, est « une disposition affective à l’égard d’une
situation, disposition qui reste stable » (Pierre Livet), ne sera pas évoqué dans ces
analyses car ce serait sur-interpréter que d’en inférer la régularité chez les éducateurs
depuis mes observations. En revanche, le sentiment est partout en occurrence dans ce
travail et ce serait un abus que d’interdire aux travailleurs sociaux d’en éprouver pour
les personnes qu’ils accompagnent, et ce serait un excès que d’exiger du professionnel,
de manière normative, qu’il en fît état dans son travail. Resterait cependant à
comprendre comment, et savoir pourquoi il conviendrait de les réprimer190. Et si la
compassion est souvent définie comme un sentiment191, depuis mes prolégomènes
jusqu’à ma conclusion cependant, l’idée que le travail social prenne en compte cette
dimension proprement humaine de son action ne m’a pas quitté et ne me quittera pas.
Sur ce point particulier, des approfondissements, réflexions et propositions seront
avancés plus loin dans ce mémoire. Mon propos est ici de montrer qu’un professionnel
peut être touché par son public, et que la compassion est une manière de réagir et
d’agir face à ce concernement. Je propose, à présent, de revenir en détail sur l’analyse
du premier compte rendu ethnographique, selon la méthodologie retenue.
188
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, pp. 19-20.
189
Cf. supra, pp. 34-35.
190
C’est toute la question de départ (voir le « cycle de la compassion », supra, p. 8). On lira plus loin
quelques réflexions et éléments de réponse sur la question du « blindage » et de la « préservation de
soi » (cf. infra, pp. 103-104.).
191
Cf. « Annexe I — Glossaire et réflexions », pp. I-V.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
« […] une dernière manière de présenter ses analyses consiste à proposer quelques
longues scènes commentées. Le récit de chacune suppose des éléments de
contextualisation. Ceux-ci sont établis sous forme de synthèse d'observations éparses
qui n'ont pas lieu d'être détaillées. Leur lecture est soutenue par la perspective de leur
mobilisation dans la compréhension du récit qui va suivre. On évite par là une
présentation fastidieuse en forme d'exercice académique. Vient ensuite un récit
minutieux de la scène où les caractéristiques biographiques des personnages
s'actualisent, où le cadre de la situation révèle son caractère contraignant, où la part
de contingence des interactions trouve toute sa place... Les analyses prennent la forme
de clefs de lecture pour sortir le lecteur du premier sentiment d'étrangeté face à la
scène. Elles font ressortir sa cohérence inattendue. »192
Gilles est ému de compassion193. On peut le remarquer à un ensemble de signes qui
montrent qu’il a été touché par la détresse de l’adolescent : à son visage qui
« tressaille » sous le coup de l’émotion ; au fait qu’il soit réduit au silence, à quia par le
spectacle de cette entrée en scène (rappelons-nous l’« économie de parole de la
compassion ») ; à la tension qui l’habite avant qu’il ne se décide à agir, à poser un
geste (sa main sur celle du garçon), puis une parole en réponse à l’annonce fracassante
et poignante de l’adolescent. Gilles a été touché en plein cœur, et s’est compassionné
pour proposer de raccompagner le jeune homme jusqu’à sa chambre et lui « dire
bonne nuit » (le border). Cette sollicitude, cet élan compassionnel, s’organisent dans
un système actantiel dont je me propose de déconstruire les éléments.
Le lieu194 tout d’abord est éloquent : une heure tardive, une lumière douce, propice au
relâchement et à la détente, une soirée calme, « plutôt plus paisible que d’ordinaire »
où la vigilance s’amollit ; une discussion amicale ; tout prédispose à ce que la surprise
de l’entrée de l’adolescent dans la pièce soit grande et favorise le différentiel
déclencheur d’émotion. Nous le constaterons avec d’autres comptes rendus : en
internat, ces espaces-temps que sont les soirées associés à cette forme de proximité,
d’intimité qu’est le partage de tranches de vie dévolues ordinairement à la famille,
favorisent des basculements sinon en régime de compassion, du moins en familiarité.
Reste que pour la situation qui nous intéresse ici, le lieu me paraît être d’une grande
importance pour appréhender le passage de Gilles dans la compassion.
192
ARBORIO Anne-Marie et FOURNIER Pierre, L’observation directe, Paris, Armand Colin, coll. « 128 »,
ère
2005, (1 éd., Nathan Université, 1999), p. 106.
193
« Un voyageur, parcourant une des plus pauvres campagnes, rencontre un enfant déguenillé
dévorant un morceau de pain qui ressemble à du cirage. Ému de compassion, il lui donne un petit pain
blanc. Alors il voit, pour ne plus l’oublier, ce jeune sauvage découper avec respect le pain blanc en
tranches minces et l’étendre sur son pain noir, comme il eût fait d’une rare friandise, pour les manger
ensemble voluptueusement. Le voyageur comprit que, pour ce petit pauvre qui ne le remercia même
pas, le pain noir était l’essentiel et le pain blanc une volupté, fortuite, estimable sans doute, mais ne
valant pas une expression de reconnaissance, et qu’il eût été déraisonnable de les engloutir
ère
séparément. » — BLOY Léon, Exégèse des lieux communs, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2005 (1 éd.,
1913 pour la deuxième série), pp. 244-245.
194
Le lieu ou l’espace habité, là où je peux regarder la réalité pour pouvoir la nommer ; pour nourrir,
recréer mon regard. Le lieu en ce qu’il peut être significatif pour le régime : lumière, ambiance sonore,
décor, heure de déroulement…
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Notre adolescent est entré en scène d’une façon particulièrement frappante : « lui si
robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir » ; sa vulnérabilité extrême mise en évidence
par ses « pieds nus », ses cheveux « ébouriffés par l’oreiller », ses « yeux papillotants
tout gonflés de sommeil », sa démarche « titubante et hésitante », sa main
« s’appuyant » sur le bureau comme pour le soutenir, « l’autre se frottant l’œil » ; tout
en lui évoque un petit garçon ensommeillé nécessitant d’être protégé. Mais particulièrement, un actant me semble devoir être souligné par l’importance de son rôle dans le
différentiel qu’a provoqué l’entrée de Julien dans le bureau : le pyjama. C’est lui, juste
avant la parole déchirante, qui campe le personnage et en renforce tous les traits de la
détresse : « pyjama en éponge, trop court, aux rayures bleu-blanc horizontales, plaqué
sur une silhouette déjà plus enfantine. » Son habit donne au personnage une force
pathétique et, comme s’il avait voulu en maîtriser le tempo195, le laps de temps (qui
m’a paru assez long) entre l’entrée dans la pièce et la parole de souffrance de
l’adolescent a certainement contribué à en augmenter chez nous le choc. En
surimpression de la lumière, du calme, de la position dans la journée, le pyjama a
certainement contribué à préparer l’effet dramatique de la situation, lorsqu’à son
paroxysme, la parole de l’adolescent tombe : « Ma maman elle est morte… ».
À la suite de cette première observation et du compte rendu que j’en ai fait, je serai
d’autant plus attentif à tenter de saisir tous les objets participant au système actantiel.
L’analyse à trois entrées — lieux, personnes, choses — doit conduire à se demander si
l’association des trois est une condition d’apparition de la compassion. D’emblée, si
l’on se souvient des enquêtes qui avaient été mises en œuvre pour la mise à jour du
régime de compassion196, il apparaîtrait que celui-ci puisse se produire dans des
endroits et situations très différents : hôpital, guichets… et ici internat éducatif. Ce qui
me semble devoir être compris, c’est que ces trois éléments de l’analyse sont une
manière de déconstruire le système actantiel197 et d’étudier les relations que les
actants peuvent entretenir entre eux. Les conditions du basculement en régime de
compassion seraient alors à rapprocher du concept de différentiel chez Pierre Livet, ce
dont l’analyse qui a précédé a tenté de rendre compte. Sur ce sujet, des informations
complémentaires seront apportées dans la partie suivante198.
Je vais livrer à présent deux autres comptes rendus ethnographiques suivis de leur
analyse. Leurs similitudes et leurs différences seront étudiées et croisées, ainsi qu’avec
les éléments de la première situation. Le nombre relativement réduit des observations
m’interdira d’en tirer des conclusions hâtives en termes de régularités ou variations,
mais ce qui est proposé ici n’est pas une enquête quantitative et je me suis déjà
expliqué sur la difficulté de recueillir des matériaux relatifs à ce régime d’action. Plus
que jamais, ma démarche est de monstration.
195
Je ne prête évidemment ici aucun calcul, aucune tactique à ce jeune homme.
Cf. supra, p. 31.
197
« […] c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se présentant
selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre eux. » — NACHI Mohamed,
Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 52.
198
Cf. « Du basculement dans la compassion », pp. 71-73.
196
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Les yeux prennent quelque temps à s’accoutumer de passer de la vive
lumière du couloir à la pénombre de la salle du groupe de vie des
adolescentes. C’est pourquoi je ne reconnais pas d’emblée les deux
personnes installées sur le canapé, l’une dont la tête est blottie dans le
giron de l’autre qui, elle, lui caresse doucement les cheveux.
À l’arrêt, je distingue peu à peu la main affectueuse comme celle de
Madeleine, l’éducatrice que je venais voir mais, saisi par la scène que je
n’ose interrompre, j’observe qu’une adolescente s’est abandonnée à son
réconfort, pelotonnée, en chien de fusil et en pleurs, sa tempe posée sur
les genoux hospitaliers.
Lumières éteintes, on peut voir scintiller la ville par la baie vitrée ; dans
mon dos, de la porte d’entrée, surgit un flot de clarté qu’estompe peu à
peu la nuit de la pièce. Si on tend l’oreille, on perçoit çà et là les signes
habituels que la maison est habitée mais, tout autour de nous, une bulle de
paix semble tenir hors d’elle l’agitation quotidienne et lointaine. C’est là
que je me tiens et attends.
La figure inspirée, quasi extatique de Madeleine, ses yeux lumineux et
penchés sur son œuvre ; son assise droite, genoux serrés ; les gestes lents
de sa main droite appliquée à lisser la chevelure et la joue de la jeune fille ;
tout en elle telle évoque une pietà recueillant et absorbant en elle sa part
de tristesse, rayonnant d’une force sereine. Tout juste lève-t-elle les yeux
sur moi, comme pour s’assurer que je ne suis d’aucune menace, ou pour
m’intimer l’ordre de ne point intervenir.
Alors je me tiens, coi, en retrait de la scène, toléré, effacé, tout à ma
contemplation.
L’adolescente remue un peu et sa main va chercher, dans sa poche de
pantalon, un mouchoir qu’elle extirpe et porte à son nez. Madeleine,
comme au sortir d’un rêve, semble vraiment réaliser mon attente.
— Tu voulais quelque chose ? me demande-t-elle.
avril 2006
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Du basculement de cette éducatrice dans le régime nous ne saurons rien car je rejoins
la scène en observateur alors que la compassion est déjà à l’œuvre. Aussi, et à la
différence de la première situation, ce n’est pas tant sur le différentiel ayant présidé à
l’élan compassionnel que s’intéressera cette analyse, mais sur les détails m’ayant
semblé être significatifs pour le régime et dont j’ai voulu rendre compte. N’oublions
pas qu’à chaque observation, mon regard s’affûte, s’affine, s’enrichit de nouvelles
dimensions, s’efforce de percer à chaque fois un peu plus la complexité de ce système
actantiel qu’est le régime de compassion.
Cette situation évoque la figure de la pietà — on dit aussi mater dolorosa199, ou mère
de douleur — qui, dans l’art religieux, en peinture comme en sculpture, désigne la
Vierge tenant sur ses genoux le corps du Christ détaché de la croix. De façon plus large,
le terme s'applique aux représentations de la douleur maternelle extrême lors de la
mort d'un enfant : représentations plus ou moins consciente des canons traditionnels
de l'art ancien qui ont marqué la sensibilité de l'Occident200. C’est du moins et
d’emblée l’image que cette scène me renvoie dès que j’entre dans la salle principale
du groupe de vie, à la recherche de ma collègue ; et c’est ainsi que je la trouve, sans la
surprendre201, telle une « pietà » aux « yeux lumineux », « assise, droite, genoux
serrés », « appliquée à lisser la chevelure et la joue de la jeune fille ».
Mais ce qui me frappe plus que tout et, me semble-t-il, justifie cette description
particulière, c’est la configuration du lieu, son ambiance faite de « pénombre », de
calme et de sérénité, ce confinement dans une « bulle de paix [qui] semble tenir hors
d’elle l’agitation quotidienne et lointaine ». Et c’est à la frontière de cette zone que
j’observe, respectueux et attentif, cette courte scène, presque comme si j’étais au
musée devant une œuvre d’art sacré. Du moins est-ce moi qui lui donne cette forme
descriptive (comme je m’en suis expliqué dans les notes en bas de cette page),
estimant qu’elle rend bien compte de ce qui s’est produit entre ces deux personnes,
dans ce temps-là. Et peut-être faudrait-il également y voir une propriété de la
compassion que de faire que ceux qui la vivent s’isolent, s’abstraient dans le régime, se
coupent du monde pour sa mise en œuvre. Nous retiendrons donc ici la qualité du lieu,
en partie créé par les personnes elles-mêmes, en partie favorisé par un moment où
l’on n’est pas sollicité ou dérangé.
199
La mater dolorosa est la Vierge représentée debout, au pied de la croix, la pietà assise, son fils sur les
genoux. Ici, comment ne pas penser à l’étymologie de la compassion (latin compassio ; de cum, avec, et
patior, je souffre), qui continue de réaliser l’idée de « douleur » que passion, du moins dans l’usage
commun, a perdue, sauf à parler de la Passion du Christ ? D’ailleurs pietà, en italien, se traduit par
« pitié, compassion ».
200
Il va sans dire que le choix colorer religieusement la scène ne dit rien de la religiosité du sentiment de
ma collègue. Par contre, la compassion elle-même renvoie au religieux, non pas parce qu’elle en est
l’apanage, mais parce que la religion elle même s’y intéresse (Cf. notamment la distinction entre
compassion et pitié, p. 34.) en tant que vertu à prôner. Et comme la scène m’avait, d’emblée,
irrésistiblement fait penser à cette représentation religieuse que l’on nomme pietà, j’ai choisi de la
décrire en intégrant cette dimension symbolique et émotionnelle.
201
Car il n’y a pas de gêne ni d’embarras visible chez elle à ce que je la voie se compassionner. D’ailleurs,
mon entrée n’interrompt pas l’interaction. Peut-être faudrait-il y voir un effet de ma familiarité avec le
milieu que j’observe ? Madeleine étant des collègues avec qui lesquels je m’entends le mieux ? On
pourrait aussi penser que la compassion absorbe celui qui la vit, l’abstrait du monde extérieur pour
laisser toute la place au déploiement de l’action.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
En cela, cette configuration est proche de la première : une fin de journée, une
accalmie dans l’agitation coutumière d’un groupe de vie, une lumière tamisée, les
bruits de fond rassurants d’une maison habitée. Sur les personnes, similitudes
également dans les attitudes quoique la configuration soit assez différente dans le
contact physique qu’entretiennent l’adolescente et l’éducatrice, la tête de l’une sur les
genoux de l’autre, se laissant caresser les cheveux. On pourrait être incliné à y voir un
effet de genre (et ce serait mon cas, par expérience) : les hommes étant généralement
plus réservés que les femmes dans leurs démonstrations affectives, ne serait-ce que
parce qu’ils se les interdisent plus strictement, pour des raisons d’éducation, ou de
contraintes professionnelles assez évidentes (un homme sera plus facilement
« suspecté » qu’une femme en donnant des gestes de tendresse). Mais deux
observations ne suffisent en aucun cas pas à en inférer une quelconque règle, et le fait
que j’aie insisté sur la personne de la pietà dans la description ne signifie pas que je
prête cette attitude aux mères uniquement ; rien n’interdit de penser qu’un homme
pourrait agir de même, sauf la profession peut-être202 ?
La personne visiblement inspirée de l’éducatrice est aussi à souligner, décrite comme
touchée par la grâce (sans postuler chez elle un attachement religieux, la compassion
étant parfaitement compatible avec le fait laïque) ; mais, j’insiste, en désirant rendre
compte, en voulant la description comme possible explication203. On serait donc
amené ici à appréhender la compassion telle qu’elle s’exerce, en situation, entre un
travailleur social et une personne accueillie, sans prétention de représentativité mais
par exemplification, elle-même fondée sur une observation rigoureuse et
systématisée. Peu d’objets— en tant qu’actants — paraissent prendre part au régime
de manière évidente ; le visage et la chevelure de la jeune fille cependant, pourraient
être regardés comme objet principal de la tendresse de l’éducatrice. C’est sur ce visage
que coulent les larmes et que se portent les caresses : « […] la compassion n’est pas
muette, mais son langage consiste en gestes et expressions du corps plutôt qu’en
mots. »204
Je n’ai pas évoqué le basculement dans le régime puisque n’y ayant pas assisté, je n’ai
donc pas évoqué la question du différentiel ; en revanche, il y aurait quelque chose à
dire de la sortie du régime par l’épisode du mouchoir qui, dans son utilisation,
provoque comme une déchirure de l’instant et semble tirer l’éducatrice de sa rêverie,
semble l’en extraire pour la ramener à une réalité plus triviale, ne serait-ce que de
s’adresser à moi, qui attends, et de me demander ce que je désire. Le mouchoir sera ici
considéré comme un actant, non pas en tant qu’objet en lui-même mais dans
l’utilisation qui en est faite : l’obligation pour la jeune fille se tortiller pour le sortir de
sa poche dérange sa position et, de fait, celle de son hôtesse ; le bruit du mouchage est
de ces incongruités qui mettent semble-t-il à mal l’équilibre fragile de ces moments.
202
Cf. infra, “Profession et compassion », pp. 85-89.
Cf. supra, p. 57.
204
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, p. 19.
203
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Une chambre. La deuxième du couloir qui en distribue les entrées à sa
gauche ; sur sa droite : une petite cuisine, une salle d’eau et des toilettes. Il
est 22 heures trente et le silence règne, à peine troublé par de lointains
bruits de coucher : portes de placard, lits tirés, heurts contre murs et
meubles, paroles assourdies. Je me suis avancé dans ce couloir, comme
d’ordinaire, à l’heure où je dis mon dernier mot aux adolescentes pour leur
souhaiter bonne nuit. Peu après, je m’arrête dans la faible lumière des
veilleuses pour observer la scène. Je me tiens, debout, dans l’embrasure de
la porte, légèrement en retrait de la pièce.
Une chambre rectangulaire de quatre mètres sur trois et deux mètres
cinquante sous plafond. La porte est grande ouverte. Deux lits parallèles
sont disposés perpendiculairement à ma position, à deux mètres de
l’entrée et à un mètre l’un de l’autre. Justine et ma collègue sont assises
face à moi, sur le lit du fond. Une lumière douce se diffuse depuis ma
droite, repoussant l’ombre dans les recoins de la chambre, depuis les
ampoules de l’encadrement du petit cabinet de toilette lui-même flanqué
de deux armoires. Derrière les protagonistes, la grande fenêtre aux deux
panneaux vitrés coulissants est aveuglée par un volet roulant
hermétiquement baissé. Quelques affaires éparpillées rendent compte de
l’occupation de la chambre par une adolescente : vêtements, accessoires,
petits objets personnels éparpillés alentour et jusques sur le second lit,
inoccupé du fait de l’absence de la seconde interne.
Une chambre la nuit ; autour de nous le calme s’est fait ; tout indique
l’endormissement. L’une près de l’autre et face à moi, les deux jeunes
femmes peuvent me voir et distinguer mon visage — quoique je sois dans
la pénombre — mais, si tel est le cas, elles n’en laissent rien paraître. Assise
à sa gauche, l’éducatrice ceint l’épaule de Justine de son bras droit dont la
main se crispe sur le haut du bras de l’adolescente. On peut en distinguer
les jointures légèrement blanchies et les veines saillantes. Sur sa cuisse
gauche repose le revers de sa seconde main dont les doigts se mêlent et se
démêlent dans une danse anxieuse.
Penchée en avant, Justine a les coudes qui reposent sur ses genoux serrés,
le visage enfoui dans ses mains que ses cheveux baignent de blond. De ma
place, on n’entend que respirations, entrecoupées des sanglots de Justine
qui secouent ses membres de spasmes. Le visage de l’éducatrice est
comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui
semblent fixer le lit devant eux. Les secondes s’égrènent, sans qu’il soit
possible d’en faire le décompte car je n’ose bouger de peur de déchirer
l’instant. Puis, soudainement, ma collègue se rassemble pour sortir un
mouchoir de sa poche et, s’en étant servi, elle demande : « Parle-moi
Justine, dis quelque chose… ». L’adolescente redresse la tête, regarde ma
collègue puis se tourne dans ma direction et nous dit : « Laissez-moi ».
mars 2007
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Cette dernière observation est certainement la plus aboutie de ma recherche. Tirant
expérience des deux premiers comptes rendus, et particulièrement soucieux de
traquer le moindre détail significatif pour le régime, je choisis cette fois de rendre
compte de manière moins dépouillée, restant toujours dans les contraintes de
l’hypotypose pour décrire la compassion quoiqu’apportant plus d’éléments de décor
que précédemment, ceci afin de mieux marquer les contours du lieu de l’observation :
une chambre d’adolescente, là ou par excellence on n’entre que sur invitation ou sur
permission205, là où l’intimité se doit d’être soigneusement respectée ; un lieu
sanctuarisé. Si bien qu’à mon arrivée aux abords de la scène, je reste suffisamment en
retrait dans l’encadrement de la porte pour observer tout en étant sûr d’être vu,
comme un visiteur qui attendrait patiemment qu’on le priât d’entrer où, plus
simplement, comme un éducateur respectueux de l’espace intime des personnes.
Cette scène est tout d’abord frappante dans l’intensité du ressenti de l’éducatrice, à la
différence des deux premières où les professionnels intériorisaient beaucoup plus leur
compassion — quand même le regard systématisé pouvait la déceler à de petits
détails —. Assise à côté de la jeune fille, l’éducatrice a « ceint l’épaule de Justine de
son bras droit » et sa main aux « jointures blanchies » et aux « veines saillantes » « se
crispe » sur le haut du bras de l’adolescente. Le plus frappant aura certainement été
de les voir comme souffrant de concert, pareillement assises, quoique si la jeune fille
s’est totalement abandonnée à ses larmes (« penchée en avant », « les coudes
reposant sur ses genoux serrés, le visage enfoui dans ses mains »), ma collègue, elle,
est dans une attitude plus proche de la pietà de la description précédente : « Le visage
de l’éducatrice est comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui
semblent fixer le lit devant eux. ». À la différence notable qu’ici, l’éducatrice paraît être
plus encore que — dans les autres situations — dans le partage de la détresse, et
moins résolument dans la consolation et le soulagement de celle-ci. Elle sert
l’adolescente contre elle et sa main sur son épaule, pour la serrer et la tenir contre
elle, est typiquement un geste compassionnel.
Pour ce qui concerne le lieu : le décor et l’ambiance, mais aussi la position des corps, il
semblerait que l’on fût ici dans une situation assez particulière, de par ma propre
expérience et ainsi que nous le confirmera Marie Tournier dans l’entretien qu’elle m’a
accordé et que je présenterai plus loin206. On serait ici en effet à la « limite » de ce qui
peut encore être considéré comme « professionnel », dans le sens généralement
admis du terme, et de ce qui ne le serait plus. Il sera revenu plus tard sur le rapport
entre profession et compassion207, mais il me paraît important de souligner dès
maintenant que la question du lieu revêt une grande importance dans l’appréciation
du caractère professionnel de l’acte posé : la chambre d’une personne accueillie fait du
travailleur social un invité, un obligé, et, par là-même, renforce la « […] figure
d’inversion de la dissymétrie des rapports entre ces deux catégories d’acteurs […] »208.
205
Avec, de toute évidence, les pièces d’eau où je n’ai aucune vocation à observer.
Cf. infra, « Entretien avec Marie Tournier », pp. 75-80.
207
Cf. infra, “Profession et compassion », pp. 85-89.
208
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 27.
206
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Je ne veux pas signifier par-là que les situations de compassion dans les chambres de
résidents seraient moins fréquentes qu’en d’autres lieux ; je me suis déjà longuement
expliqué sur le caractère non quantitatif de ma recherche, et sur sa non prétention à la
démonstration par la statistique. Par contre, je me dois d’attirer l’attention sur le
caractère remarquable de la situation : c’est parce que j’étais en situation
d’observation privilégiée que j’ai pu la saisir et, surtout, qu’elle ne s’est pas
immédiatement défaite lors de mon apparition dans l’encadrement de la porte. Mais il
semble également que je sois arrivé à une certaine « saturation » dans mes
observations, du moins dans le cadre du protocole tel qu’il avait été construit. On n’en
apprend ici guère plus sur le régime de compassion en internat qu’avec les deux autres
comptes rendus ethnographiques, et il faudrait peut-être y voir une approche par trop
restrictive du régime. La rigueur voulue de ma démarche scientifique, l’originalité, la
fragilité et la sensibilité de l’objet de compassion, le paradigme constructiviste et les
risques d’égarement qu’il peut faire courir au chercheur ; tous ces paramètres m’ont
poussé à jalonner mon cheminement de garde-fous épistémologiques et
méthodologiques. C’est pourquoi trois comptes rendus ethnographiques seulement
ont été présentés, quoique d’autres observations eussent été réalisées mais sur
lesquelles planait l’incertitude de leur qualité de régime de compassion en ce que tous
les éléments de la typologie n’étaient pas présents. Si la recherche se poursuit, comme
je le souhaite, conviendra-t-il peut-être de repenser le protocole ; mais si celui-ci s’est
enrichi à chaque observation, il n’était pas question d’en changer en cours de route.
Parce que mon regard avait été recréé par mon instrument d’optique, j’ai été
précisément en capacité de m’extraire des situations et de me tenir à ma position
d’observateur privilégié. Je gage qu’à l’ordinaire, dans ces situations, j’eusse
probablement basculé en régime de compassion ; j’ai été moi-même touché mais la
préparation que j’avais imposée à mon regard et la nécessité de la recherche auront
brisé mon élan pour me compassionner. Je me suis consacré à observer ces scènes de
manière systématique, puis à en rédiger les comptes rendus pour en faire partager la
nature mais, à leur relecture, je m’aperçois combien la difficulté est grande de
restituer non seulement des faits, mais de les nommer 209 avec soin pour qu’ils
produisent l’effet recherché210. D’ailleurs, il probable que je n’aurais pas su décrire si je
n’avais pas été moi-même ému211. C’est tout l’enjeu et le pari de l’hypotypose, et le
choix de livrer tel détail plutôt qu’un autre dans des termes choisis n’avait pas pour
autre ambition que de donner une image « vraie » de la réalité observée — ou plus
précisément d’un découpage de cette réalité ; d’une portion de réalité —, en
respectant les critères stabilisés retenus pour l’observation. Mon regard en a donc été
relativisé, et le fait de consigner l’observation dans ce cadre précis devrait pouvoir
permettre (à moi-même ou à d’autres) de poursuivre le travail.
209
C’est en nommant que se produit la rupture épistémologique.
Cf. supra, pp. 47-48.
211
Et si je m’observais moi-même en train d’observer, je pourrais m’appliquer la réflexion boltanskienne
relative à la souffrance à distance : le chercheur en sociologie que je suis serait, en observant un régime
de compassion, plutôt du côté de l’esthétique (c’est-à-dire une forme stabilisées de représentation de la
souffrance — ou topique — constituant un mode d’engagement moral du spectateur) où, émancipé des
impératifs moraux et politiques, il sympathiserait avec le peintre (mon double en action
d’observation/description) lui présentant la situation du malheureux dans toute son intensité. Mais je
n’irai pas plus loin dans la mise en abyme.
210
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Je dois aussi, parce que ma démarche est résolument scientifique, revenir sur la figure
de rhétorique choisie pour rendre compte de la compassion : l’hypotypose n’est pas
pathos (ou abus de pathétique dans le discours), elle n’a pas pour but la manipulation
du lecteur, contrairement au procès que l’on pourrait intenter à la rhétorique des
passions et que nous rappelle Georges Molinier212. Je ne le répéterai jamais assez : ici
l’intention a été de d’assumer une forme de description qui ne prétende pas
poursuivre une illusoire objectivité mais vise à tracer une épure, à produire un effet
sociologique. Je n’ai pas voulu simuler avoir ressenti ou observé telle émotion de
compassion pour acquérir le lecteur à ma cause, j’ai voulu rendre compte au plus juste
de ce qui se produisait en régime de compassion, et cela devait passer par une certaine
capacité à emporter la conviction du lecteur c’est-à-dire de lui faire vivre la situation
comme s’il la regardait par mes propres yeux. Loin de n’être que simple artifice, la
figure rhétorique retenue pour langage de description se justifie épistémologiquement
en ce qu’elle rend plus vraisemblablement compte de ce que je voulais éclairer.
En partant d’un cadre empirique, j’ai investi des lieux (le lieu c’est l’acte, ou action
théorisée ; le terrain, c’est là où se produit l’action) qui ont contribué de nourrir mon
regard à chaque observation. L’hypothèse de recherche que se proposait de vérifier
cette technique d’enquête — l’observation directe non déclarée —, était de montrer le
régime de compassion à l’œuvre entre des travailleurs sociaux — dans notre cas des
éducateurs d’internat — et des personnes accueillies manifestant une souffrance, une
détresse, de faire sortir ce régime de l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif
du savoir professionnel. Sur ce point, j’ai ce sentiment d’inachevé d’avoir peu de
comptes rendus à présenter (mais y a-t-il une quantité meilleure qu’une autre ? quand
on a écarté l’objectif de représentativité ?) qui se mêle à la satisfaction d’avoir pu
pousser une réflexion épistémologique et méthodologique suffisamment loin pour
conduire une enquête sociologique. Ce qui a été observé, retranscrit, rédigé puis
analysé aura été le produit d’un travail de recherche mené sur mon terrain
professionnel. D’autres terrains d’exercice du travail social sont à explorer, dont la
limitation de mes moyens et de mon temps m’ont contraint à différer l’étude. Les
inventeurs du régime de compassion, Philippe Corcuff et Natalie Depraz, avaient
conduit leurs enquêtes (observations et entretiens) en hôpital et aux guichets de
l’ANPE — terrains très différents — ce qui laisse posée (presque) intacte la question de
la variabilité des objets de compassion, ou de la compassion pour des Autres
interchangeables. Et de ce questionnement découle nécessairement une autre
question, celle du basculement dans le régime, que je vais à présent aborder.
212
« C’est par la réflexion sur ce style de la passion que l’on peut faire le point sur une vieille
problématique rhétorique concernant les passions. Il y a les passions qui touchent la première
personne, celle de l’orateur, celui qui parle (ou qui écrit) ; et il y a les passions qui touchent la deuxième
personne, celle des auditeurs, ceux qui doivent être persuadés. Pour les derniers, il faut les manipuler,
et la question est radicalement positive : c’est l’action psychologique. Dans la première catégorie, se
pose la question de la sincérité de (question encore plus patente pour l’écrit), dans la mesure où
l’essentiel est de donner l’impression de ressentir telle ou telle passion, utilement pour ses propos.
Comme les passions sont contagieuses, l’autorité de celui qui parle infléchira forcément sur son propre
état l’état sentimental de ses auditeurs. Les passions sont exprimées par le ton de la voix, et par tout ce
qui a trait à l’action, ainsi que par des figures et des lieux appropriés. » — AQUIEN Michèle et MOLINIER
Georges, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, Librairie générale française, coll. « La
Pochothèque », 1999, pp. 308-309.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Du basculement dans la compassion
« On peut chercher à poursuivre l’analyse d’Hannah Arendt en prenant appui sur la
parabole du Bon Samaritain et sur l’usage qu’en font des juristes contemporains pour
fonder ce que l’on nomme, en droit français, l’obligation “d’assistance à personne en
danger 213.” L’analyse de cette situation paradigmatique nous permettra d’une part de
poser une troisième alternative, à laquelle s’opposent aussi bien la compassion que la
politique de la pitié et, d’autre part, de prolonger la réflexion sur la relation entre le
spectacle et l’action. Remarquons d’abord que l’histoire du Bon Samaritain, parabole
profane au sens où elle ne déploie pas la métaphore du Royaume mais pointe vers
l’action à tenir dans ce monde, donne figure, dans sa concision, aux traits principaux de
la compassion. Trois passants, sur la route allant de Jérusalem à Jéricho, voient,
successivement, un malheureux laissé à demi-mort par des brigands. Les deux premiers
passent outre. Le troisième “exerce sa miséricorde” envers lui, bande de ses plaies, y
verse de l’huile et du vin, le charge sur sa monture, le mène à l’hôtellerie et, le
lendemain, donne deux deniers à l’hôtelier pour qu’il prenne soin de lui jusqu’à son
retour. Dans ce modèle, les voyageurs heureux et le malheureux se trouve en présence
en sorte que ce qui est à la portée de vue est également à portée de main. C’est
précisément cette conjonction entre la possibilité de connaître et la possibilité d’agir
qui définit une situation caractérisée par le fait qu’elle propose un engagement qui
peut, évidemment, être refusé mais seulement, comme le montre l’exemple des deux
premiers voyageurs, en détournant les yeux et en se mettant au plus vite à distance du
souffrant. C’est pourquoi, comme le remarque Paul Ricœur, le prochain est ici “de
l’ordre du récit” comme “chaîne d’événements” : “la parabole convertit l’histoire
racontée en paradigme d’action214”. Second trait pertinent, l’absence de discours. Ni les
passants indifférents, ni celui qui porte secours ne mettent en parole la misère du
malheureux ni même se justifient. Enfin on ne sait rien ou presque des émotions et des
sentiments de celui qui interrompt sa route. La “pitié” dont il est pris à la vue du
malheureux se transforme immédiatement en “miséricorde” c’est-à-dire en
“disposition objective à soulager la détresse d’autrui” qui incorpore “le sentiment qui
incline à l’acte de pitié215”. La disponibilité de l’action ne libère pas un espace entre la
vue et le geste dans lequel une émotion ou un sentiment pourraient se déployer en tant
que tels et donner lieu à une expression. L’action est par contre décrite en détail. Elle a
pour caractéristique d’être faisable. Celui qui fait miséricorde ne fait pas l’impossible. Il
consent un sacrifice — en temps, en denrées et en argent —, mais ce sacrifice est
limité. La tâche qui se présente à lui n’est pas insurmontable (il arrive après la bataille
et ne doit pas, par exemple, affronter les brigands, au risque de sa vie). Enfin, les trois
passants arrivant successivement au niveau du malheureux, chacun peut se déterminer
comme s’il était seul à considérer la souffrance, ce qui exclut, notamment, un débat sur
la question de savoir à qui revient l’obligation de porter secours. Dernier trait, on l’a vu,
central, de la compassion, la miséricorde n’est pas mise en place en toute généralité
213
RATCLIFFE James M., The Good Samaritan and the Law, New York, Anchor Book, Doubleday and
Company Inc., 1966.
214
RICŒUR Paul, Histoire et vérité, Paris, Seuil, 1955, pp. 99-111.
215
LÉON-DUFOUR Xavier, Dictionnaire du Nouveau testament, Paris, Seuil, 1978, p. 372.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
mais inscrite dans les relations singulières entre des individus singuliers : des passants
sans problèmes et un malheureux dont la souffrance se manifeste localement.
Remarquons qu’une telle description du mode de relation compassionnel est réaliste.
D’abord, parce qu’elle met l’accent sur la situation, sur les contraintes qui lui sont
inhérentes et sur les objets avec lesquels les personnes doivent composer pour s’y
engager. Ensuite parce qu’elle se situe au niveau de l’action et plus précisément, d’une
action orientée vers le soulagement des souffrances du malheureux, qui doit viser à la
fois la faisabilité (tenir compte des contraintes qui pèsent sur celui qui porte secours) et
l’efficacité (avoir des chances de modifier effectivement la condition de celui qui
souffre). Enfin, parce qu’elle coïncide avec l’expérience ordinaire. »216
À la première lecture de La souffrance à distance de Luc Boltanski, cette réflexion sur
la parabole du Bon Samaritain n’avait pas particulièrement attiré mon attention. Je me
centrais à l’époque essentiellement sur la dualité compassion/pitié, et m’efforçais de
problématiser le régime d’action dit d’interpellation éthique dans le face-à-face217.
C’est bien plus tard, au moment de l’analyse de mes comptes-rendus ethnographiques, que je suis retourné à l’ouvrage pour recevoir l’enseignement de ce passage.
On l’aura noté, une de mes préoccupations résidait dans la difficulté de mettre à jour
le régime de compassion : situation rare, très difficilement saisissable, du moins selon
le protocole d’observation retenu. Luc Boltanski m’éclairera plus tard par cette
exégèse de la parabole du Bon Samaritain qui, tout d’abord, aborde la question du
basculement dans le régime (qu’il ne nomme pas comme tel, puisque postérieurement
inventé par Philippe Corcuff et Natalie Depraz) : les protagonistes — le voyageur, le
malheureux — doivent être en présence, à portée de vue et à portée de main l’un de
l’autre, dans une conjonction proposant un engagement qui peut être refusé si on
détourne les yeux et que l’on se met au plus vite à distance du souffrant. On peut donc
décider de ne pas y aller, pour un ensemble de raisons dont la prescription de la bonne
distance (professionnalité) et de la préservation de soi (blindage) ne sont pas les
moindres. Sur ces deux points, il sera revenu plus loin.
Toutefois, de nombreuses observations effectuées ressemblaient au régime sans
pouvoir entièrement s’y rapporter, scènes de la vie courante où, fréquemment, un
éducateur console un adolescent peiné, lui prodigue réconfort et soutien. Il me
semblait que ces situations ne pouvaient être qualifiées comme compassionnelles, tout
particulièrement parce qu’elles semblaient relever de rapports ordinaires (mais non
vulgaires) entre personnes vivant ensemble dans un cadre bien défini. Ces situations,
selon Luc Boltanski, sont de l’ordre d’une troisième alternative : « Si les actes de
compassion se distinguent d’une politique de la pitié par leur caractère local et
pratique, ces deux possibilités s’opposent donc ensemble à une troisième alternative,
certainement plus largement répandue, dans la quelle la relation à la souffrance d’un
tiers est immédiatement spécifiée en fonction de la nature des liens préexistants qui
connectent le malheureux à celui qui prend connaissance de son malheur. »218 Ces
216
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, pp. 21-23.
217
Cf. supra, p. 16.
218
Ibid., pp. 25-26.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
liens, selon Luc Boltanski, sont de nature à ordonner des obligations d’assistance selon
la qualification du malheureux et sa position dans la communauté. Ainsi, ce qui ne
relève ni de la compassion ni de la politique de la pitié est-il qualifié de « figure
communautaire » par Luc Boltanski : situation beaucoup plus courante qui, « […] aussi
différente soit-elle de la compassion, partage avec elle une propriété qui les oppose
toutes deux à la politique de la pitié. Elles ont en effet en commun de résorber la
question de l’engagement qui, si elle peut donner lieu à une casuistique, ne se pose
pourtant pas de façon troublante, paradoxale ou insoluble. On a vu que dans la
compassion, la mise en présence d’êtres singuliers dans une situation comble l’espace
entre la vue et le geste, entre la connaissance et l’action ne laissant que l’alternative de
la fuite ou du secours, et cela malgré l’indétermination du malheureux, qui est
n’importe qui. Dans une figure communautaire, le malheureux est immédiatement
qualifié ; il n’est jamais, par construction, n’importe qui. Mais les propriétés qui le
déterminent, parce qu’elles sont relationnelles — au sens où elles établissent sa
position dans une structure —, définissent aussi, on l’a vu, des tracés conventionnels
qui limitent l’incertitude sur la personne de celui qui doit prêter assistance et sur les
moyens à mettre en œuvre. L’existence de conventions préalables établissent un
préengagement qu’il suffit d’actualiser en cas de besoin. »219
Pour résumer : ne saurait-on se compassionner qu’à la condition que l’autre, en
souffrance, fût un étranger, un inconnu qui se révélerait à nous et nous obligerait ?
Que l’on n’aurait pu ni voulu éviter ? dans cette éventualité précise ? Il est aisé
d’imaginer cette situation à un guichet, là où une partie des enquêtes de Philippe
Corcuff ont été menées, mais quid de l’hôpital ? ou encore de l’établissement où j’ai
mené ma recherche ? À cette question, je répondrai par la thèse suivante : si les
situations de compassion se sont montrées (à moi) si rares dans l’internat éducatif où
j’étais en situation d’observation privilégiée, c’est qu’elles sortent effectivement de
l’ordinaire des rapports entre les éducateurs et les adolescents accueillis ; mieux, elles
sont particulièrement remarquables (ainsi qu’ont tenté de le montrer les comptes
rendus ethnographiques) par le caractère extraordinaire de la position des
protagonistes dans la situation (« figure d’inversion de la dissymétrie des rapports
entre ces deux catégories d’acteurs » nous dit Philippe Corcuff). Et ce qui, selon moi,
rend cet Autre si autre, si singulier, si différent de lui-même qu’à l’ordinaire220, c’est
l’émotion qu’il nous procure en se montrant autrement ; l’émotion procède dès lors
d’un différentiel221 qui, immédiatement, nous fait nous mouvoir, nous engager en
compassion, semblant abolir les liens communautaires préexistants. J’ajouterai que si
se compassionner, c’est souffrir avec, la parabole du Bon Samaritain ne nous dit rien
de cette disposition affective chez le voyageur. C’est pourquoi, dans mes observations,
je me suis appliqué à déceler des signes évidents de partage de la souffrance de
l’autre, mais aussi de ce que les éducateurs mettaient en œuvre pour soulager la peine
des adolescents. Et c’est à partir d’une de ces situations que j’ai demandé à Marie
Tournier, ma collègue, de s’exprimer, selon la méthodologie retenue222.
219
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, pp. 26-27.
220
Comme Julien, « si robuste d’ordinaire mais si fragile ce soir », Cf. supra, p. 58.
221
Sur le différentiel, se reporter à la définition de Pierre Livet, Cf. supra, p. 59.
222
Cf. supra, « Une technique d’enquête : l’entretien à usage complémentaire », pp. 49-55.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Présentation de l’entretien à usage
complémentaire pour la recherche
« Nous livrons ici les témoignages que des hommes et des femmes nous ont confiés à
propos de leur existence […] Nous les avons organisés et présentés en vue d’obtenir du
lecteur qu’il leur accorde un regard aussi compréhensif que celui que les exigences de
la méthode scientifique nous imposent, et nous permettent de leur accorder. C’est
pourquoi nous espérons qu’il voudra bien suivre la démarche proposée. […] Comment,
en effet, ne pas éprouver un sentiment d’inquiétude au moment de rendre publics des
propos privés, des confidences recueillies dans un rapport de confiance qui ne peut
s’établir que dans la relation entre deux personnes ? Sans doute tous nos interlocuteurs
ont-ils accepté de s’en remettre à nous de l’usage qui serait fait de leurs propos. Mais
jamais contrat n’est aussi chargé d’exigences tacites qu’un contrat de confiance. Nous
devions donc veiller d’abord à protéger ceux qui s’étaient confiés à nous (notamment
en changeant souvent les indications, telles que les noms de lieux ou de personnes,
propres à permettre de les identifier) ; mais il nous fallait aussi et surtout essayer de les
mettre à l’abri des dangers auxquels nous exposerions leur parole en l’abandonnant,
sans protection, aux détournements de sens. […]
Or, comment donner les moyens de comprendre, c’est-à-dire de prendre les gens
comme ils sont, sinon en offrant les instruments nécessaires pour les appréhender
comme nécessaires, pour les nécessiter, en les rapportant méthodiquement aux causes
et aux raisons qu’ils ont d’être ce qu’ils sont ? Mais comment expliquer sans
“épingler” ? Comment éviter, par exemple, de donner à la transcription de l’entretien,
avec son préambule analytique, les allures d’un protocole de cas clinique précédé d’un
diagnostic classificatoire ? L’intervention de l’analyste est aussi difficile que nécessaire :
elle doit à la fois se déclarer sans la moindre dissimulation, et travailler sans cesse à se
faire oublier. […]
Dans la transcription de l’entretien elle-même, qui fait subir au discours oral une
transformation décisive, le titre et les sous-titres (toujours empruntés aux propos de
l’enquêté), et surtout le texte dont nous faisons précéder le dialogue, sont là pour
diriger le regard du lecteur vers les traits pertinents que la perception distraite et
désarmée laisserait échapper. Ils ont pour fonction de rappeler les conditions sociales
et les conditionnements dont l’auteur du discours est le produit, sa trajectoire, sa
formation, ses expériences professionnelles, tout ce qui se dissimule et se livre à la fois
dans le discours transcrit, mais aussi dans la prononciation et l’intonation, effacées par
la transcription, comme tout le langage du corps, gestes, maintien, mimiques, regards,
et aussi dans les silences, les sous-entendus et les lapsus. Mais l'analyste ne peut
espérer rendre acceptables ses interventions les plus inévitables qu'au prix du travail
d'écriture qui est indispensable pour concilier des objectifs doublement
contradictoires : livrer tous les éléments nécessaires à l'analyse objective de la position
de la personne interrogée et à la compréhension de ses prises de position, sans
instaurer avec elle la distance objectivante qui la réduirait à l'état de curiosité
entomologique ; adopter un point de vue aussi proche que possible du sien sans pour
autant se projeter indûment dans cet alter ego qui reste toujours, qu'on le veuille ou
non, un objet, pour se faire abusivement le sujet de sa vision du monde. Et il n'aura
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
jamais aussi bien réussi dans son entreprise d’objectivation participante que s’il
parvient à donner les apparences de l’évidence et du naturel, voire de la soumission
naïve au donné, à des constructions tout entières habitées par sa réflexion critique. »223
Entretien avec Marie Tournier
Une situation particulière
Marie Tournier a 56 ans et est éducatrice spécialisée diplômée depuis 1988. Elle exerce
dans notre établissement depuis près de vingt-cinq ans. À mon arrivée voici six ans,
nous avons travaillé deux années dans le même groupe de vie ce qui a favorisé notre
connaissance mutuelle, et je ne pense pas trop m’avancer en écrivant ici que nous
nous tenons en bonne estime. À chaque fois que nous en avons eu l’occasion ces
dernières années, nous avons échangé sur notre pratique professionnelle et, si nous ne
sommes pas toujours tombés d’accord sur tout, chacun s’est enrichi de la réflexion et
de l’expérience de l’autre.
Comme je l’avais évoqué dans ma réflexion méthodologique sur l’entretien224, le choix
de m’adresser à Marie pour échanger sur l’exercice professionnel — et autant que
possible en régime de compassion — ne doit rien au hasard : c’est parce que nous
avons noué une certaine proximité, une certaine affinité professionnelle, que je sais
que Marie aura des choses à me dire. Pour les mêmes raisons, la familiarité et la
confiance résultant de la connaissance que nous avons l’un de l’autre me laissent
penser que cet échange permettra l’émergence d’un discours moins lisse, moins
convenu, moins normalisé que celui qui pourrait être tenu à un inconnu, même de la
profession.
On ne se dévoile pas au premier venu et la prudence impose que l’on tienne d’abord le
discours prescrit — ou du moins communément admis — sur la bonne attitude
professionnelle ; nous verrons que Marie ne l’abandonnera pas mais que sa réceptivité
et sensibilité à la situation de compassion l’amèneront à évoquer le conflit que celle-ci
peut provoquer chez l’éducateur, à trahir une certaine forme de malaise professionnel,
à laisser s’instiller le doute dans ce qui semble être ordinairement tenu pour acquis.
Relativement court mais très ramassé, cet entretien m’aura paru si significatif de la
position professionnelle délicate du travailleur social en prise directe avec des
personnes en souffrance que j’ai décidé de le produire in extenso, dans le corps du
mémoire, comme ensemble autosuffisant225, ainsi qu’il l’a été justifié précédemment.
À sa lecture et relecture rétrospectives, je me dis que, décidément, tout y est : distance
et souci de l’autre ; profession et humanité ; silence et analyse des pratiques ; tout ce
qui m’interrogeait au commencement de ma recherche et qui n’a cessé de la traverser
ces derniers mois est ici condensé.
223
BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, Seuil, coll. « Points Essais », 1993, pp. 9-12.
Cf. supra, p. 49.
225
BOURDIEU Pierre, sous la dir. de, La misère du monde, op. cit., p. 13.
224
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
« Ça, c’est peut-être le plus difficile du métier… »
— Voilà, donc c’était pour savoir si tu te reconnaissais dans ces situations, ou pas… et s’il y
en avait une qui t’inspirait plus que l’autre ?
Marie — Alors déjà la situation de Marina, celle qui demande des sorties libres, dans le fait de
demander quelque chose pour obtenir, de revendiquer constamment, les adolescents qui
revendiquent une liberté ou qu’on leur fasse confiance. Ça c’est beaucoup plus courant.
Maintenant pour l’autre situation avec Justine226… [Silence.] je dirais qu’on ne sait pas trop ce
qui s’est passé avant… [Silence.] qu’est-ce qui a amené cette situation ? Là je dirais que ça
m’intéresse plus dans le sens où je voudrais en savoir davantage.
— D’accord. En fait voilà, la situation comme qu’elle est décrite est telle que tu l’as lue, c’est
juste la séquence durant laquelle il se passe ce qu’on voit : c’est-à-dire l’éducatrice qui est
assise sur le lit avec Justine etc. etc. Alors effectivement, moi je suis arrivé au moment où ça se
produisait comme ça. Mais moi si tu veux, quand je suis arrivé, j’ai saisi cette…
Marie — [Coupe la parole.] Cette scène…
— Cette scène oui, que j’ai observée et retranscrite telle que moi je l’ai ressentie quoi. Bon il
y a toujours aussi le regard… Voilà. [Silence.] Donc toi tu penses que ce genre de situation est
moins fréquent ?
Marie — Je pense que c’est moins fréquent. Déjà la position je veux dire, tout ce que tu as
décrit par rapport à cette lumière, cette ambiance, qui est une situation un petit peu
maternante, hein ? et à la fois qui pourrait être un petit peu équivoque, je dirais. Et ça, ça me
poserait un peu plus de problèmes, tu vois ?
— D’accord.
Toujours ce moment délicat de…
Marie — Parce que j’ai déjà travaillé avec des jeunes filles aussi, et c’est vrai que je pense qu’il
y a besoin de garantir une distance, et qu’on peut mettre la main sur l’épaule mais à un autre
moment. Pas forcément… dans tout ce lieu comme ça. Parce que ça pourrait être mal
interprété, justement.
— Par qui tu penses ?
Marie — Eh bien euh…
— Par moi par exemple ?
Marie — Par exemple, par exemple ! Et puis euh [Silence.] je ne sais pas il y a [Long silence.]
Tu… je ne sais pas.
— On pourrait mettre la main sur l’épaule de l’autre mais dans d’autres situations quoi ?
Marie — Tout à fait ! Tout à fait ! mais ça peut être aussi à ce moment-là hein ?! Mais parce
qu’on ne sait pas ce qui s’est passé avant, c’est ça, alors le moment où tu le vois c’est…
[Silence.] et puis c’est le moment où elle en a besoin cette jeune fille…
— Aussi !
Marie — Aussi.
— Parce que l’éducatrice, à ce moment-là, a été touchée…
Marie — Tout à fait. Tout à fait. [Silence.]
— Et tu penses que – je reprends ce que tu me dis – que l’éducatrice aurait dû être plus à
distance ? Est-ce que tu penses qu’elle n’aurait pas bien agi ou… ?
226
Deux situations ont été proposées à la lecture de Marie — Cf. « Annexe III — Guide d’entretien », pp.
VIII-XI.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Marie — Ah non je ne pense pas qu’elle n’a pas bien agi ! Je dis qu’on peut interpréter de
différentes façons, tout simplement, mais comme on ne connaît pas le contexte, je veux dire,
bon… [Silence.]
— Peut-être que la collègue ne le connaît pas non plus, qu’elle est arrivée alors que la jeune
fille pleurait et qu’elle n’a pas su exactement pourquoi la fille pleurait ?
Marie — Peut-être aussi… [Silence.] Mais c’est vrai que moi, s’il y a quelque chose qui se passe,
je suggère plutôt de venir dans le bureau pour en parler un petit peu comme ça… même si
c’est à 22h30. C’est un lieu plus neutre. [Silence.]
— Quand tu dis que ça pourrait être mal interprété – parce que ça m’intéresse –, c’est le
jugement de qui ? qui pourrait-être négatif finalement sur ce genre d’attitude ?
Marie — Non c’est le fait de cette proximité ! [Silence.] Le jugement de qui... oui ? [Silence.] Ça
pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait... tu vois ? Ça peut être par le
collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu déjà pas mal de choses qui se sont
passées déjà autrefois où il y a pu avoir des quiproquos qui sont comme ça à l’origine d’autres
choses. C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette
distance, mais je comprends à la fois cette position qui peut être maternante et qui peut être…
protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a besoin à ce moment-là, qui est vraiment très
triste et qui n’est vraiment pas bien, bon ! c’est un soutien. [Silence.] C’est arriver à peser le
pour et le contre à ce moment-là quoi. Parce que je dis toujours qu’en tant que professionnel,
et c’est vrai que c’est ça qui est… toujours ce moment délicat de… je ne sais pas comment…
— Oui c’est vrai, on est tiraillé un peu entre… entre le sentiment et le devoir ? Il y a quelque
chose de cet ordre-là ?
Marie — Oui.
— Pourtant, elle en aurait besoin à ce moment-là, et qui d’autre peut lui apporter ?
Marie — Personne.
— Oui. [Long silence.] On sent que tu… que tu es concernée, je veux dire que tu as été aussi
concernée par ce genre de situation ?
Marie — Oui. Enfin, je ne me suis jamais trouvée en position d’être assise sur un lit comme ça,
enfin aussi exactement, mais c’est vrai aussi que c’est un moment où il y a des confidences qui
peuvent se faire, c’est le soir à 22h30, c’est le moment du coucher, le moment le plus difficile,
où il y a tout qui revient enfin, c’est la fin de journée, et c’est le moment où il peut y avoir des
confidences.
C’est humain, tout simplement
— Et donc la possibilité aussi pour l’éducateur… Mais est-ce que le moment où
effectivement on… on agit de cette manière-là, est-ce qu’on est en capacité toujours de,
comme tu le disais, de peser le pour et le contre, de…
Marie — Peut-être pas, peut-être pas. Et c’est vrai qu’instantanément je ne pense pas qu’on
agit comme un professionnel s’il y a quelqu’un qui pleure, qui… hein ?! on devrait le faire
hein ? mais je veux dire c’est humain, tout simplement, on réagit : quelqu'un pleure, quelle
que soit la personne, on va vers la personne… sans autre… sans autre réflexion, au départ,
hein ? Après il ne faut pas oublier qu’on est dans un internat, qu’on est avec des adolescents,
que ce soient garçons ou filles, hein ? c’est… [Silence.]
— Et tu disais aussi, et c’était intéressant, que ça peut produire d’autres choses, quand
même, et qu’il y aurait eu des confidences… donc ça veut dire quand même que cette situation
peut aussi produire d’autres choses, enfin je ne sais pas, ça changerait quoi finalement ?
Marie — Mais une relation qui serait un peu plus soutenue avec la personne, entre
l’éducatrice et cette jeune fille-là, puisqu’elle aurait pu en parler, mais c’est vrai aussi que
parler à ce moment-là qui est un moment qui est… qui est plus particulier… la jeune fille peut
aussi le regretter après ! parce que c’est ce moment particulier qui aurait été mis à profit pour
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
faire des confidences qu’elle n’aurait peut-être pas eu envie de faire à un autre moment. C’est
aussi tout ça qui… c’est vraiment délicat quoi !
— Oui. Là dans la situation il n’y a pas eu de mots échangés. Enfin du moins de ce que j’ai pu
en observer quoi… Donc il n’y a pas eu de confidences, il y a juste eu comme ça…
Marie — [Coupe la parole.]Un geste.
— Oui, un partage, quelque chose…
Marie — Oui. [Silence.] Mais qui resterait un moment euh…
— Est-ce que ça, ça resterait un moment euh… ?
Marie — Oui. Oui… [Silence.] Et c’est peut-être le moment qui était nécessaire à la jeune fille,
au moment-là, savoir tout simplement qu’il y avait quelqu’un sur qui elle pouvait compter, au
moment-là. Et comme tu disais, de toute façon l’éducatrice qui avait le… le visage comme figé,
lisse… [Cite la description.] « Tout aussi immobiles sont ses yeux embués qui semblent fixer le
lit devant eux. » [Silence.] C’est comme s’il y avait… [Avec émotion.] C’est très, très fort quoi…
[Silence.]
Là je pense qu’il faut garder une certaine distance. Sauf si…
— Tu as employé le mot « professionnel » alors est-ce qu’effectivement euh… ça n’est pas…
ça pourrait être considéré comme n’étant pas très professionnel cette manière d’agir ? Ou toi
tu aurais un jugement plus nuancé… ?
Marie — Je crois qu’un adolescent a besoin de pouvoir s’appuyer sur un adulte. Bon. Est-ce
que cette compassion, est-ce que cette pitié, cette tristesse en même temps, le fait de dire :
« Je partage aussi ta peine » et tout ça… est-ce que c’est supposé être professionnel ? Ou estce que c’est vouloir dire : bon, on a des moments qui sont difficiles, expliquer, enfin les
soutenir comme ça mais en disant aussi : attention ! parce que j’entre pas dans ta thèse, enfin
c’est pas ça, c’est pas notre travail, je pense qu’il faut garder… là par contre il faut garder une…
certaine distance. [Silence.] Sauf s’il s’est passé quelque chose dont on n’est pas au courant
[dans la situation décrite] et que toutes les deux, elles, sont au courant. Hein, qui les a
touchées toutes les deux enfin je ne sais pas, mais autrement, il n’y a pas de raison, hein ?!
— Tu dis : on s’appuie sur un adulte, mais un adulte il est…
Marie — [Coupe la parole.] Ah mais il a des fragilités aussi !
— Oui.
Marie — Oui… Oui… [Pensive.] Oui.
— Ce serait à dire que nous ne sommes pas des adultes comme les autres…
Marie — [Coupe la parole.] Ah mais si !
— Enfin je veux dire du fait de notre emploi, de notre statut ?
Marie — Si ! Si ! On est des adultes comme les autres mais je crois aussi qu’en tant que parent
on est un adulte comme un autre, et que quand on a des enfants… c’est pour ça que moi aussi
je suis comme ça, en disant : moi j’ai une ado ! Et donc, je vois bien quand elle a de la peine, et
tout, et bon, je fais un câlin ; tu vois, je me remets dans cette situation, tu fais un câlin comme
ça, tu la soutiens, mais je ne serais pas triste avec elle, je ne pleurerais pas avec elle, je serais
plutôt dynamisante en disant : « Bon ben voilà ! C’est un moment qui est difficile, on va le
passer ensemble… » ; ou alors : « Je peux t’aider, je peux te soutenir » mais je ne vais pas me
mettre à pleurer avec elle quoi, c’est ça que je veux dire. Et ce n’est pas le fait d’être
seulement éducateur, c’est d’être adulte…
— Hhm. Tu as employé le terme tout à l’heure de compassion ; euh... ça voudrait dire qu’un
adulte devrait s’interdire cette compassion ? Un adulte ne peut pas être triste, à un moment
donné, avec un enfant…
Marie — [Coupe la parole.] Si ! Si !
— … si c’est un moment triste ?
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Marie — Si ! il peut être triste avec un enfant ! Bien sûr ! Mais il faudrait que cela puisse être
repris alors, peut-être, que ce soit repris et que ce soit dit… voilà, qu’elle puisse se dire aussi…
[Silence.]
— Mais on ne sait pas ce qui s’est dit après… Mais est-ce que ce moment-là, enfin j’avais
envie de… Enfin volontairement, là on ne sait pas l’avant de cette situation ; ça on ne sait pas et
puis là pour le coup, je ne sais vraiment pas…
Marie — Oui, oui.
— Et on ne sait pas l’après non plus…
Marie — Oui. Bien sûr qu’on peut avoir… bien sûr qu’on peut sentir des émotions, parce qu’on
est aussi des humains, tout simplement, et euh… [Silence.] Mais… [Silence.] Je ne sais pas
comment dire… Ce n’est pas parce qu’on est éducateur, parce qu’on est adulte seulement,
mais euh… on sert aussi quelque part de référent, c’est pas calculé ça, c’est pas… je ne dis pas
que là, je ne vais pas pleurer parce qu’il me raconte quelque chose de triste, ce n’est pas ça ; je
crois qu’un adolescent, il a besoin… la représentation qu’il se fait de l’adulte… ce n’est pas
parce que je veux être la représentation non plus… mais j’y crois, fortement je dirais, que je
suis quelque part pour soutenir, et en soutenant, ce n’est pas pleurer avec, voilà c’est ça que je
veux dire. [Silence ; avec émotion.] Même si je suis triste.
— Donc tu vois que tu peux être triste, mais tu t’interdiras peut-être de le montrer, de
manière euh… trop expansive peut-être ?
Marie — Oui, peut-être comme ça… Peut-être que…
[Coupe la parole.]
— Quand on dit « les yeux embués », les larmes on peut peut-être les retenir… peut-être ?
Les hommes le font bien, puisqu’on leur a appris qu’il ne fallait pas pleurer…
Marie — Non moi je dis qu’il faut pleurer ! [Rires.] Non mais je dis que ça ne fait pas forcément
ressortir les choses, on peut dire ce qu’on veut, ce n’est peut-être pas du tout lié à la situation
de la jeune fille, c’est peut-être juste la personne qui souffre de la situation-là, et à ce
moment-là, ça fait écho à quelque chose de son histoire quoi aussi… Et c’est vrai qu’on ne peut
pas le contrôler.
— Oui. On ne peut pas le savoir.
Est-ce que ça peut l’aider ?
Marie — Non. Non, on ne peut pas le savoir. [Silence.] Mais la jeune fille qui est là, est-ce que
ça peut l’aider de se dire que quelqu’un d’autre est aussi triste qu’elle au même moment ? Estce que… c’est vrai que ça aussi, c’est peut-être aussi très fort ?!
— Bien sûr ! Oui parce que là on n’a parlé que de l’éducatrice, on n’a pas parlé de
l’adolescente…
[En même temps.]
Marie — Oui, oui !
— Elle non plus, on ne sait pas comment elle a vécu ce moment…
[En même temps.]
Marie — Ce moment-là, exactement !
— … ce que ça peut signifier pour elle, etc.
Marie — Qu’elle a aussi affaire à un être humain, qui a aussi ses faiblesses, comme elle, et que
ça peut être rassurant, aussi…
— Aussi oui…
Marie — C’est rassurant si quelqu’un est triste à côté d’elle mais est-ce que c’est rassurant
aussi si quelqu’un est là… non pas dans la [Inaudible.] hein ?! je ne parle pas de la tricherie de
dire ouais… [Inaudible.] c’est pas ça. C’est essayer de pouvoir en parler, même ce geste
seulement mais il faut pouvoir en reparler après, donc projeter, voilà, parler. C’est tellement
important les moments où… pouvoir se vider aussi… Il y a tout ! Il y a tout à la fois ! [Silence.] Et
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
je crois qu’il faut vraiment être confronté à la situation pour dire… parce qu’avec le recul, on
peut analyser de différentes façons, et quand on est dans la situation et pris par le… dans le vif
de la situation, on réagit d’une façon tout à fait autre.
Il faut en parler !
— C’est vrai. Et qu’est-ce qu’on va en faire de ce genre de… parce moi je reviens à la
question du jugement des autres, puisque toi tu disais, au début de l’entretien, « mal
interprété » ; c’est vrai que je pense moi aussi que ça pourrait être mal interprété. Qu’est-ce
qu’on pourrait en faire finalement si ça nous arrive, parce qu’on est tous susceptibles d’être
confrontés à ce type de situation. Il faut le garder pour soi ? Il faut en faire quelque chose ?
Marie — Il faut en parler ! Je crois qu’il faut en parler. De toute façon. De toute façon il faut en
parler avec les collègues, en parler… moi je dirais avec les psys aussi hein ? Eh bien voilà : ça
s’est passé à tel moment et…
[30 secondes d’interruption par une tierce personne.]
— Donc en parler, y compris avec les psys…
Marie — Oui.
— Et qu’est-ce que tu penses que les collègues en diraient toi ?
Marie — Non je pense qu’ils diraient la même chose ; certains diraient « Oui, moi j’aurais fait
pareil… », ou d’autres « Tu sais, ça m’arrive souvent, ce moment-là c’est pour essayer de
prolonger, c’est pour avoir une relation plus proche avec la personne… »
— Tu penses qu’ils seraient plutôt dans la justification là ?
Marie — Peut-être, peut-être… Ou alors non, les personnes qui sont tout à fait au clair, il n’y a
pas de souci : spontanément, c’était un besoin qu’il y avait à ce moment-là et j’ai répondu à
cette nécessité, à ce besoin…
— Tu crois qu’il y en a beaucoup des gens au clair sur ce genre de… tu semblais toi-même un
peu tiraillée par ce type de situation ?
Marie — Oui, oui, oui… C’est certain, c’est certain.
— On se demande si on n’a pas mal agi…
Marie — Ben oui parce qu’on est toujours en train de se poser des questions, alors que c’est
vrai qu’il faut peut-être juste être tout simplement très spontané : il y a besoin, je fais, j’agis,
les questions on se les posera après, on verra après, et puis voilà c’est… [Long silence.]
— Bien. [Silence.] Tu aimerais ajouter quelque chose ?
Marie — Qu’est-ce que je pourrais ajouter ? Qu’il y a des situations particulières tous les jours,
et que tous les jours on peut se poser des questions sur nos pratiques, et ça c’est peut-être le
plus difficile du métier, c’est sûr… On ne le fait peut-être pas assez, on n’a peut-être pas non
plus l’opportunité d’en discuter avec les collègues. Je me rends compte, quand je vois ce genre
de situation, oui, c’est sûr, ça manque énormément.
— Je suis bien d’accord. [Silence.] Merci beaucoup ! C’était vraiment très intéressant !
Marie — Oh je t’en prie !
juillet 2007
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Soupçons sur la compassion
« Le fourreau doré de la compassion cache parfois le poignard de l'envie. »
(Friedrich Nietzsche)
Si la compassion met à mal une certaine idée de la profession comme je le proposerai
plus loin, on doit tout d’abord se demander ce qui lui vaut sa mauvaise réputation ;
quels soupçons d’insincérité pèsent sur elle alors qu’elle est définie comme un acte de
bonté, animé par la bienveillance envers autrui. Marie Tournier, ma collègue, en lisant
la situation de Justine227, a souhaité en savoir plus. Et cette situation où une éducatrice
se compassionne pour une adolescente l’a fait réagir :
« Déjà la position je veux dire, tout ce que tu as décrit par rapport à cette lumière,
cette ambiance, qui est une situation un petit peu maternante, hein ? et à la fois
qui pourrait être un petit peu équivoque, je dirais. Et ça, ça me poserait un peu
plus de problèmes, tu vois ? »
« Parce que j’ai déjà travaillé avec des jeunes filles aussi, et c’est vrai que je pense
qu’il y a besoin de garantir une distance, et qu’on peut mettre la main sur l’épaule
mais à un autre moment. Pas forcément… dans tout ce lieu comme ça. Parce que
ça pourrait être mal interprété, justement. »
« […] c’est le fait de cette proximité ! [Silence.] Le jugement de qui... oui ?
[Silence.] Ça pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait... tu
vois ? Ça peut être par le collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu
déjà pas mal de choses qui se sont passées déjà autrefois où il y a pu avoir des
quiproquos qui sont comme ça à l’origine d’autres choses. C’est pour ça que je
dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance […] »
« Mais la jeune fille qui est là, est-ce que ça peut l’aider de se dire que quelqu’un
d’autre est aussi triste qu’elle au même moment ? Est-ce que… c’est vrai que ça
aussi, c’est peut-être aussi très fort ?! »
(Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 76-77 ; 79)
Si le parti pris méthodologique a été de ne produire qu’un seul et unique entretien,
comme autosuffisant, comme porteur d’un mode de pensée collective228, celui-ci nous
renseigne sur les représentations d’une éducatrice blanchie sous le harnois, ayant déjà
connu elle-même des situations approchantes de la compassion (ou clairement
compassionnelles) qui ont entraîné, sinon des conséquences pour elle, du moins des
quiproquos ressentis comme dommageables. C’est toute la question de
l’interprétation par la profession de ce genre de situations, dont je rappelle qu’Erving
Goffman avance qu’elles rendent le professionnel vulnérable en menaçant l’équilibre
des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue229. Dans La Souffrance
à distance, Luc Boltanski, quant à lui, analyse les critiques qui, depuis deux siècles,
portent sur la compassion et la pitié.
227
Cf. supra, p. 67.
Cf. supra, pp. 49 ; 75.
229
Cf. supra, p. 8.
228
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
Une critique du sentimentalisme, inspirée de Hobbes ou de Mandeville ; ironie à
propos des bons sentiments, comme chez Baudelaire, et toute une lignée
d’intellectuels influencés par l’esprit de Sade ; pitié assimilée à une « maladie qui
touche les esprits faibles », selon Nietzsche. « Le primat de l’affirmation, lié à une
vision esthétique du monde, et le rejet de la pitié trouvent sans doute leur expression la
plus vigoureuse dans l’œuvre de Nietzsche. La méthode perspectiviste, qui relativise des
valeurs à première vue opposées en les retournant les unes contre les autres, confère
au double rejet de la dénonciation et du sentiment, que nous avons d’abord repéré en
lisant Baudelaire, une forme particulièrement saillante. C’est dans la polémique […]
contre Schopenhauer qui, dans Les fondements de la morale, avait, contrairement à
Kant, mis l’accent sur la dimension éthique des émotions sympathiques — de la
souffrance en présence des souffrances d’autrui —, que Nietzsche développe avec le
plus de virulence la critique du sentiment en retrouvant des arguments et des accents
déjà rencontrés au siècle précédent. Là où Schopenhauer croit discerner des sentiments
altruistes, il n’y a, en fait, qu’égoïsme caché. »230
Une critique d’ordre politique, dénonçant les intérêts et la domination d’une
bourgeoisie qui s’emploie à la philanthropie, la charité, l’hygiénisme, pour mieux faire
marcher ses affaires. Jusqu’aux années soixante-dix, les attaques contre les actions
altruistes provenaient de mouvements politiques ou artistiques et étaient
essentiellement dirigées contre l’ordre « bourgeois et impérialiste », et plus largement
la « civilisation judéo-chrétienne » : « Quel est le secret de la pitié sentimentale ?
Précisément son alliance cachée avec l’ordre social ; sa capacité à unir des dominésdominés qui cherchent lâchement à attendrir leurs maîtres et des dominants-dominés
qui feignent l’attendrissement pour susciter l’adhésion. Et comment ce secret peut-il
être éventé ? En dévoilant, encore une fois, la partialité d’un universalisme trompeur et
l’accusation qu’il dissimule. La pitié sentimentale, sous apparence de se pencher sur
tous les malheureux, quels qu’ils soient, ne retient, en fait, qu’une figure du malheur :
celle du malheureux qui n’accuse pas ; qui ne reconnaît pas sa propre violence ; qui,
confit, en quelque sorte, dans la gratitude, s’est coupé du mal et dont le ressentiment,
la violence cachée, s’expriment, précisément, dans la préférence pour la bienveillance,
en tant qu’elle enferme une accusation tacite, dirigée contre les malheureux qui
dénoncent et qui accusent. Cette orientation présente donc bien la possibilité d’un
rapprochement avec la topique de la dénonciation. Mais ce rapprochement doit être
sans arrêt contrôlé de façon à maintenir l’écart maximum avec l’humanitarisme social
derrière se cache le misérabilisme chrétien. »231
Une critique d’ordre psychanalytique : « On a vu également comment cet usage du
soupçon pouvait prendre appui tantôt sur la topique de la dénonciation, pour mettre en
cause la validité des attitudes sentimentales — et dans ce cas l’offensive consiste
surtout à dévoiler les intérêts de classe, économiques, ou symboliques, de la
bourgeoisie philanthropique ; tantôt, avec une visée plus radicale, sur ce que nous
230
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, p. 191.
231
Ibid., pp. 200-201.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
avons appelé la topique esthétique, pour récuser la morale tout entière et ses racines
“judéo-chrétiennes”. Mais, jusqu’au milieu des années 1970, ces attaques venaient
surtout des avant-gardes politiques ou artistiques, et étaient essentiellement dirigées
contre la bourgeoisie, l’ordre, le catholicisme, etc. […] De même, lorsque cette
thématique s’introduit, au début des années 60, dans la critique universitaire,
sociologique ou historique, elle est surtout utilisée pour lier l’action charitable,
philanthropique ou hygiéniste aux exigences de l’exploitation capitaliste232. Une telle
orientation maintenait en réserve, au moins implicitement, la possibilité d’une émotion
authentiquement soutenue par le désir de voir cesser les souffrances d’autrui, comme
dans le cas de l’indignation révolutionnaire devant la misère ou encore, par exemple,
dans celui de la protestation contre les guerres impérialistes. Cette réserve tombe à son
tour lorsque, à la dénonciation des motifs des adversaires politiques, vient s’ajouter le
dévoilement des motifs qui inspirent la dénonciation elle-même. Cette mise en cause
est opérée essentiellement en utilisant un vocabulaire venu de la psychanalyse. Elle
consiste d’abord à faire du désir le motif de tout émotion et de toute action à visée
altruiste puis, en soumettant ce désir à une rhétorique du soupçon, à dévoiler derrière
le désir altruiste, soit des désirs égoïstes — ce qui permet de faire un pont avec la
thématique des intérêts cachés — soit des frustrations et des refoulements.
Nous en prendrons deux exemples. Le premier, qui concerne les travailleurs sociaux,
montre comment la critique externe s’est retournée en critique interne. Le dévoilement
des intérêts cachés qui soutiennent l’action bienveillante des assistantes sociales
prolonge la critique des bons sentiments et de l’action charitable en tant
qu’instruments de domination douce dans laquelle figure déjà, le plus souvent, une
analyse de la façon dont le refoulement sexuel des assistantes sociales issues de la
bourgeoisie catholique est mis au service de la répression des classes populaires233.
Mais ces analyses n’ont pas seulement un usage historique. Elles sont réappropriées, à
la fin des années 70 par une partie des travailleurs sociaux engagés dans des avantgardes politiques qui placent le désir au principe de leurs actions professionnelles et
politiques et le soumettent à la critique. On lit, par exemple, dans un choix de textes
rassemblés en 1976 par la revue Champ social, qu’un “désir charitable et altruiste (…)
pour être solide doit renvoyer aussi à son propre désir234 ”. Or, l’analyse de ce désir fait
voir qu’il est loin d’être irréprochable. Le chapitre consacré à “La sexualité du
travailleur social” montre, par exemple, comment le travailleur social “va trouver une
satisfaction libidinale à prendre en charge les problèmes de ses vis-à-vis : certains
travailleurs sociaux ne s’y trompent pas et savent toute l’ambiguïté qu’il y a à être à
232
« Dans l’immense littérature — souvent d’inspiration foucaldienne ou deleuzienne — sur la
philanthropie comme forme de domination douce on retiendra, particulièrement, les études du CERFI
publiées dans la revue Recherches et, notamment, L. Murard, P. Zylberman, « Le petit travailleur
infatigable », Recherches, n° 25, novembre 1976 ; I. Joseph, P. Fritsch, « Disciplines à domicile »,
Recherches, n° 28, novembre 1977 ; L. Murard, P. Zylberman, « L’haleine des faubourgs », Recherches,
n° 29, décembre 1977. » [N.d.A.]
233
« Un exemple tardif mais typique de cette thématique est fourni par l’ouvrage de J. Verdès-Leroux, Le
travail social, Paris, Minuit, 1978. On y lit, par exemple, dans un chapitre intitulé “Pouvoir et
assistance” : “Réprimées, surveillées, corrigées, élevées dans la crainte du péché, l’exaltation de la
souffrance et du sacrifice, la condamnation des plaisirs, les jeunes bourgeoises ne peuvent et ne savent
rien faire d’autre que réprimer, surveiller, etc. Elles parlent des ‘gamineries’ des ouvrières et qualifient
leur fatigue ‘d’énervement d’enfant’.” (J. Verdès-Leroux, op. cit., p. 31) » [N.d.A.]
234
Champ social, choix de textes, Paris, Maspero, 1976, p. 126.
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— Chapitre II : Lieux, situations, actants et représentations —
l’écoute du désir de l’autre (pour reprendre une phrase célèbre dans notre
profession)”235. »236
Je n’inférerai pas de l’entretien accordé par Marie Tournier que cette dernière
puiserait ses références dans une des trois grandes catégories de critiques relevées par
Luc Boltanski dans La souffrance à distance, quand même on puisse raisonnablement
penser que ces critiques aient traversé (et traversent encore) le champ social et
particulièrement la formation des travailleurs sociaux. Et si je me dois d’ajouter qu’il
n’est pas question ici de proposer une critique des critiques, qui aurait toute sa place
mais qui dépasserait mes ambitions de recherche actuelles, je me dois également de
rappeler que j’ai, dans mes prolégomènes237, posé l’hypothèse que il ne s’agissait pas
pour moi d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait
indispensable à la professionnalité du travailleur social, mais de ne pas nier qu’elle
puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse
la reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel
à être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique. Et c’est en
m’appuyant sur l’entretien de Marie Tournier que j’ouvrirai le dernier chapitre de ce
travail par une réflexion sur « Profession et compassion », thème proposé par
l’éducatrice elle-même dans son discours sur l’« antiprofessionnalité » d’un tel
sentiment manifesté dans l’exercice du métier. Cette réflexion nous fera faire un
détour par la déontologie (ou morale professionnelle), que je choisirai comme appui
plutôt que de revenir sur les trois ordres de critiques de la compassion rappelés par
Luc Boltanski ; non pas, encore une fois, que ces critiques ne soient pas pertinentes ni
n’aient à être prises en compte — en tant qu’objections possibles à toute forme de
compassion dans l’exercice professionnel —, mais plutôt qu’il me semble qu’elles
doivent être mises de côté pour poursuivre cette recherche. Malgré tout, elles
resteront en arrière-plan de ce travail, et il était utile à mon sens d’en faire état.
Subséquemment à tout ce qui a été montré dans les comptes rendus ethnographiques
et par l’exégèse de la parabole du Bon Samaritain ; suggéré aussi par Marie Tournier
lorsqu’elle nous confie : « c’est humain, tout simplement » dans une parole qui donne
un aperçu d’infini ; malgré les soupçons qui pèsent sur elle et qu’elle ne lèvera
probablement jamais en totalité, la compassion, telle que nous l’avons rencontrée tout
le long de cette enquête, se doit de se justifier envers cette profession dont nous avons
posé l’hypothèse qu’elle la jugeait antinomique avec ses prescriptions de bonne
distance et de professionnalisme ; de se référer aux questions d’éthique et de justice
dans les pratiques sociales ; de s’envisager comme une compétence morale en
situation de proximité avec les personnes accueillies. Ces points constitueront la trame
réflexive du dernier chapitre de ce travail.
235
Champ social, choix de textes, Paris, Maspero, 1976, pp. 179-184.
BOLTANSKI Luc, La Souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié,
1993, pp. 247-249.
237
Cf. supra, p. 20.
236
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Chapitre III
Les effets, les usages
Profession et compassion
Marie Tournier n’est pas sûre d’elle. Bien sûr, ce doute, je l’ai délibérément instillé
durant l’entretien que nous avons eu ensemble238 : par mes questions, en interrogeant
les évidences, les certitudes de la profession qui en deviennent des quasi lieux
communs. Chez elle, les préventions envers la compassion s’inscrivent résolument du
côté de la professionnalité, et on s’aperçoit très vite que ses réticences résistent mal
au questionnement, à la logique, à l’interrogation :
« Ah non je ne pense pas qu’elle n’a pas bien agi ! Je dis qu’on peut interpréter de
différentes façons, tout simplement, mais comme on ne connaît pas le contexte,
je veux dire, bon… [Silence.] »
« […] mais je comprends à la fois cette position qui peut être maternante et qui
peut être… protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a besoin à ce momentlà, qui est vraiment très triste et qui n’est vraiment pas bien, bon ! c’est un
soutien. [Silence.] C’est arriver à peser le pour et le contre à ce moment-là quoi.
Parce que je dis toujours qu’en tant que professionnel, et c’est vrai que c’est ça
qui est… toujours ce moment délicat de… je ne sais pas comment… »
« Et c’est vrai qu’instantanément je ne pense pas qu’on agit comme un
professionnel s’il y a quelqu’un qui pleure, qui… hein ?! on devrait le faire hein ?
mais je veux dire c’est humain, tout simplement, on réagit : quelqu’un pleure,
quelle que soit la personne, on va vers la personne… sans autre… sans autre
réflexion, au départ. »
« C’est arriver à peser le pour et le contre à ce moment-là quoi. Parce que je dis
toujours qu’en tant que professionnel, et c’est vrai que c’est ça qui est… toujours
ce moment délicat de… je ne sais pas comment… »
« Je crois qu’un adolescent a besoin de pouvoir s’appuyer sur un adulte. Bon. Estce que cette compassion, est-ce que cette pitié, cette tristesse en même temps, le
fait de dire : « Je partage aussi ta peine » et tout ça… est-ce que c’est supposé être
professionnel ? »
« Oui. Bien sûr qu’on peut avoir… bien sûr qu’on peut sentir des émotions, parce
qu’on est aussi des humains, tout simplement, et euh… [Silence.] Mais… [Silence.]
Je ne sais pas comment dire… Ce n’est pas parce qu’on est éducateur, parce qu’on
est adulte seulement, mais euh… on sert aussi quelque part de référent, c’est pas
calculé ça, c’est pas… »
(Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 76-79.)
238
Cf. supra, pp. 75-80.
Page | 85
— Chapitre III : Les effets, les usages —
« Bien agir » ; « en tant que professionnel » ; « comme un professionnel » ; « peser le
pour et le contre » ; « supposé être professionnel » ; sont autant de prescriptions qui
nécessitent d’être réinterrogées. Alors ? antiprofessionnelle la compassion ? Contraire
aux prescriptions et usages de la bonne attitude professionnelle du travailleur social ? À
cette question que je posais dès mes prolégomènes239 je voudrais apporter, sinon des
réponses fermes et définitives, du moins des clefs de compréhension en prenant soin
tout d’abord de définir le terme même de « profession », par l’ouvrage de Claude
Dubar et Pierre Tripier intitulé Sociologie des professions. Après avoir passé en revue
les controverses sur la définition même du terme profession dans les sociologies anglosaxonne et française, les auteurs nous proposent « […] le parti terminologique [qu’ils
ont] adopté et qui consiste à tenter de spécifier quatre sens différents du terme
“profession” correspondant à quatre contextes d’utilisation du terme, mais aussi à
quatre points de vue différents sur l’activité de travail. […] On découvrira, chemin
faisant, à quel point chacun de ces sens est lié à des qualificatifs (qualification,
compétence, etc.) ayant des significations différentes qui engagent souvent de
véritables conceptions du monde (du travail mais aussi de l’organisation, du marché et
de la société tout entière). » 240 De manière à faciliter les approches du terme
profession par ces quatre entrées, Claude Dubar et Pierre Tripier proposent un schéma
dont une reproduction est jointe en annexe241. Et si l’on joue au « petit jeu » que nous
proposent les auteurs de faire fonctionner leur modèle en occupant successivement
les quatre points de vue de la définition, on se rend compte bien vite que les
travailleurs sociaux, du moins ceux des « professions historiques »242 se placent
surtout du point de vue de la « profession=métier » telle que l’entendent Claude
Dubar et Pierre Tripier243.
239
Voir, notamment, supra pp. 16 ; 20-22.
ère
DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1 éd.,
1998), p. 6.
241
Cf., « Annexe IV — Les définitions du terme profession », p. XII.
242
La professionnalisation des « travailleurs sociaux historiques » n’a pu se réaliser que grâce à l’appui
d’un ensemble institutionnel puissant jouant un rôle important sur les formations et l’organisation des
emplois. Dans les années 1960-70, la France connaît une période de croissance économique importante,
et que ce soient dans les secteurs privé ou public (financés par la collectivité), l’embauche de travailleurs
sociaux se fait de façon massive. C’est en particulier l’État qui va imposer ses régulations à ces
embauches, en créant un ensemble de diplômes nationaux qui viendront s’ajouter au diplôme
d’assistant de service social — datant de 1936 et confirmé par la loi de 1946 —. Sont donc institués
comme diplômes d’État : le DEFA (diplôme d’État aux fonctions d’animation, 1979), le diplôme d’État
d’éducateur spécialisé (1967), et celui d’éducateur de jeunes enfants (1973). Le terme de « travail
social » va ainsi englober un ensemble de pratiques et d’histoires qui, à l’origine, sont différentes. C’est
la thèse de Jacques ION et Bertrand RAVON dans leur ouvrage Les travailleurs sociaux [ION Jacques,
ère
RAVON Bertrand, Les travailleurs sociaux, Paris, Éditions La Découverte, 2002 (1 éd. 1982).], quand ils
présentent les professions du social dites historiques, ou canoniques ou encore labellisées. Ces
professions sont les métiers les plus visibles, souvent les plus anciens, en tout cas les plus reconnus,
cette reconnaissance reposant sur un statut et sur la réglementation de l’exercice professionnel :
définition des missions et des mandats, rémunération, organisation des formations et des voies d’accès
aux postes de travail.
243
Moi-même, à la question de ma profession déclarée, je pourrais répondre « travailleur social » ; à
spécialité considérée comme un métier : « éducateur spécialisé » ; à la question de mon emploi :
« éducateur d’internat » ; et à la question de ma fonction : « éducateur », de manière générique, pour la
fonction éducative. Mais je me définirais d’emblée comme un éducateur spécialisé.
240
Page | 86
— Chapitre III : Les effets, les usages —
Ce serait donc plutôt la spécialisation professionnelle qui serait mise à mal par la
compassion ou, pour le dire autrement, le régime de compassion troublerait une
certaine idée du métier 244 — selon le modèle français hérité des corporations et de la
distinction entre « arts mécaniques » et « arts libéraux » (XIe–XIVe siècles)245 —. Ce
serait ne pas exercer ce métier dans les règles de l’art et, ceci, dans le cas de la
compassion, en référence à la prescription professionnelle de la bonne distance avec le
public concerné par l’accompagnement social. C’est la thèse de la professionnalisation
au sens moderne du terme : il faut se séparer : croire à la séparation entre ce que doit
être un professionnel (dans notre contexte français) et ce qui ne l’est pas. Le
professionnel doit se purifier, s’éloigner de certains régimes d’action jugés
incompatibles avec la bonne technique et les finalités du travail.
« La même stratégie de démarquage se développe face aux bénévoles qui affirment
construire des relations positives avec les usagers au nom de leur compassion et de leur
humanité. Là encore, ce qui constitue la spécificité du travail social, ce n’est pas de
rendre des services, ce que beaucoup peuvent faire, mais c’est de rendre ces services
dans le cadre d’une relation visant la transformation et la libération de la personne. Il y
a une technicité de la distance ; “Il y a un cadre imposé, il y a une spécificité” dit
Véronique. Et le référentiel latent de ce cadre, c’est le programme institutionnel luimême tel qu’il est tenu par l’équipe et par l’ethos professionnel faisant qu’une relation
à autrui n’est jamais totalement naturelle et spontanée. Alors que les bons sentiments
et la pitié sont les vertus humaines les plus banales, les plus aléatoires et les plus
suspectes aussi, le désir d’aider n’étant jamais éloigné de la volonté de dominer, les
professionnels seraient capables de distance et de contrôle de leurs élans. Alain : “Je ne
suis pas du tout d’accord quand on dit que c’est subjectif la relation.” La formulation
professionnelle et la réunion de synthèse interdisent justement l’envahissement de
cette subjectivité, de cette proximité et de cette fusion trop faciles car, dans le
programme institutionnel 246, ce n’est pas directement la personne qui est engagée,
mais ce qu’elle incarne au-delà de ses émotions, même quand on ne sait pas trop
nommer ce dieu caché. “Il faut se protéger de la subjectivité”, même si le principe qui
fonde la distance est vide ou indéfini, il reste indispensable à la construction d’une
244
Ou « art mécanique : « SPÉCIALT (fin XVIe) VX — Métier exigeant une aptitude et des connaissances
(apprentissage) de la part de la personne qui l’exerce. […] VX (ou dans les usages spéciaux) — Technique
particulière ; ensemble de règles pour produire qqch. Les règles d’un art. MOD. LOC. — Les règles de
l’art : La manière correcte, réglée de procéder. » — Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique
et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 147.
245
Se reporter, à ce sujet, au chapitre premier de la Sociologie des professions de Claude Dubar et Pierre
Tripier intitulé « La profession–corps. Le modèle “catholique” des corps d’État », Paris, Armand Colin,
ère
2005 (1 éd., 1998), pp. 15-29.
246
« Le programme institutionnel peut être défini comme le processus social qui transforme des valeurs
et des principes en action et en subjectivité par le biais d’un travail professionnel spécifique et organisé.
[…] Le programme institutionnel a longtemps défini la forme principale de travail professionnel sur
autrui. Bien que ce type de travail soit aujourd’hui emporté par la décomposition de cette matrice, il
reste que le programme institutionnel doit être compris et construit comme un type idéal afin de
distinguer ce qui peut toujours en relever et ce qu’il peut y avoir de nouveau dans la manière dont notre
société fabrique des individus et des sujets. » — DUBET François, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil,
2002, pp. 24-25.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
posture professionnelle. Ainsi le discours des travailleurs sociaux est-il toujours
métaphorique, allusif, toujours “autour” de ce dont il parle. »247
On ne saurait mieux dire que François Dubet : la compassion est bien considérée
comme antinomique avec la posture professionnelle du travailleur social. La profession
est donc bien de l’ordre du prescrit : un métier constitué en corps (mythifié), avec ses
propres mécanismes d’autoproduction et d’autocensure. En conséquence, il serait (et
il est) parfaitement légitime de ne pas vouloir basculer dans le régime de compassion
car, si le fait venait à être connu, on aurait affaire au jugement de ses pairs :
« Ça pourrait être mal interprété par une autre fille qui viendrait… tu vois ? Ça
peut être par le collègue qui arrive ; toute position, je veux dire : il y a eu déjà pas
mal de choses qui se sont passées déjà autrefois où il y a pu avoir des quiproquos
qui sont comme ça à l’origine d’autres choses. C’est pour ça que je dis… enfin moi
je me mettrais un peu en retrait pour garder cette distance […] »
(Marie Tournier, juillet 2007, cf. p. 77.)
Mais pas seulement, selon Marie Tournier : par les personnes accueillies elles-mêmes
et, en filigrane, par l’« administration » (au sens goffmanien du terme248). Nous
sommes bien alors dans ce que supposais, dès le commencement de cette recherche
en questionnant le cycle de la compassion249, et le risque de rappels à l’ordre que cette
dernière peut faire courir à celles et ceux qui en auraient transgressé l’interdit.
Or, la compassion se produit ; des éducateurs, nous l’avons vu, basculent dans ce
régime d’action. Bien que je me sois interdit d’inférer de mon enquête toute régularité
de cette disposition chez les personnes observées, je peux tout de même en induire
(parce qu’il s’agit d’un sentiment, donc de notre humanité) que, vraisemblablement,
d’autres professionnels sont concernés, même si certains s’en défendent. Et si,
contrairement au travailleur social cité par François Dubet, je ne participe pas à
247
DUBET François, Le déclin de l’institution, Paris, Seuil, 2002, pp. 243-244.
Pour rappel, selon Erving Goffman, dans son ouvrage Asiles, quelle que soit la distance que le
personnel essaie de mettre entre lui et les « reclus », ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de
camaraderie, voire d’amitié. « Il existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence
humaine. Le personnel compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un traitement rigoureux ». On
observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en chaîne » — ou cycle de la compassion — : au
départ l’employé se tient à une telle distance du reclus qu’il ne peut comprendre sa souffrance, puis il
ne voit pas de contre-indication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable par compassion en
menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue. Par réaction, on
peut mettre à l’index l’employé fautif en le limitant, par exemple, au champ d’activité quotidien du
personnel tout en l’écartant du contact avec les reclus. En ajoutant à cela l’obligation pour le personnel
de respecter certaines règles de dignité de la personne humaine, on comprend les difficultés propres au
travail sur l’homme, mais aussi que l’institution produit elle-même un contrôle de l’écart à la norme :
ceux qui sont le plus éloigné des reclus rappellent à l’ordre celui qui s’en rapproche trop car il constitue
« […] une menace pour l’équilibre des rapports fondés sur une certaine distance entre ses collègues et
les reclus. » — GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005
ère
(1 éd., 1968 pour la trad. fr.), pp. 129-130.
249
Cf. supra, pp. 8-9.
248
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
l’illusion de l’objectivité totale dans ma relation à l’autre (« Je ne suis pas du tout
d’accord quand on dit que c’est subjectif la relation. » nous disait Alain250), je dois bien
me rendre à l’évidence que je ne peux, pas plus, souscrire à l’illusion d’une totale
maîtrise de moi-même sur mes propres émotions ou sentiments. Qui le pourrait ? et
dans quel but ? On est bien là dans la rhétorique professionnelle de la maîtrise mais, à
la médiane du « je m’interdis de » et du « je m’autorise à », il est une autre voie, qui
consiste, comme nous rappelle Luc Boltanski, à penser différemment le rapport à
l’action : « On cherche, au moyen d'une description séquentielle de l'action, à
contourner certains des problèmes que posent les programmes qui, en sociologie, se
donnent une conception unitaire de l'action et, par là, des personnes entièrement mues
par un seul type de motif et selon une seule logique (par exemple celle des intérêts
égoïstes). On espère du même coup définir une position médiane entre un agent
complètement déterminé et un sujet libre et, enfin, être à même de rendre compte des
conduites sans charger les personnes d'un appareillage trop lourd et en distribuant les
contraintes entre les humains et les choses qui les environnent. Nous partirons d'une
idée simple : il existe différents régimes d'action entre lesquelles les personnes peuvent
basculer, à condition de se plier aux contraintes différentes que leur posent chacun
d'entre eux. On peut faire l'hypothèse qu'une personne s'ajustera normalement au
régime demandé par la situation et au régime dans lequel sont les autres personnes
présentes. Mais cet ajustement n'a pas le caractère d'une obligation. Le genre de
contraintes auxquelles nous pensons ne sont jamais assez puissantes pour autoriser le
langage du déterminisme. »251
Ni complètement déterminé, ni totalement libre, le travailleur social qui aura basculé
ou non en régime de compassion s’accordera, postérieurement, une part de maîtrise
et de contrôle mais, parce qu’il est un professionnel — c’est-à-dire une personne qui,
aussi, est en capacité de faire retour sur sa propre pratique pour lui même et avec ses
pairs —, il pourra décider d’en faire quelque chose252. Il est en effet toujours bon de
proposer des points d’appui à une profession qui a besoin de se parler, de se dire ; de
lui permettre de faire sortir des pratiques de l’invisibilité en vue d’un enrichissement
qualitatif du savoir professionnel. C’est tout l’enjeu de la dernière partie de ce travail :
« Les professions sont aussi des formes historiques d'accomplissement de soi, des
cadres d'identification subjective et d'expression de valeurs d'ordre éthique ayant des
significations culturelles. L'origine religieuse du terme “profession” pose aux
sociologues les questions du sens subjectif des activités de travail, de la dynamique des
cultures professionnelles et des formes d'individualités qui constituent, depuis Max
Weber, des préoccupations centrales de la sociologie »253 La compassion dans
l’exercice professionnel, en effet, est aussi une question d’éthique, de justice, thèse
que je vais développer à présent.
250
Cf. supra, p. 87.
BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52.
252
Cf. infra, « En faire quelque chose ? », pp. 100-108.
253
ère
DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1 éd.,
1998), p. 7.
251
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Une question d’éthique, une question de justice
« Le propos de cet essai est de mettre au jour l’intention éthique qui précède, dans
l’ordre du fondement, la notion de loi morale, au sens formel d’obligation requérant du
sujet une obéissance motivée par le pur respect de la loi elle-même. Si je parle
d’intention éthique plutôt que d’éthique, c’est pour souligner le caractère de projet de
l’éthique et le dynamisme qui sous-tend ce dernier. Ce n’est pas que l’idée de loi morale
n’ait pas sa place en éthique. Elle a une fonction spécifique ; mais on peut montrer que
celle-ci est dérivée et doit être située sur le trajet d’effectuation de l’intention éthique.
Je propose donc de distinguer entre éthique et morale, de réserver le terme d’éthique
pour tout le questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et de
désigner par morale tout ce qui, dans l’ordre du bien et du mal, se rapporte à des lois,
des normes, des impératifs. Nous mettrons à la base de notre réflexion un réseau
conceptuel en forme de triangle, en prenant pour modèle les trois pronoms personnels
je, tu, il. Nous définirons de cette manière un pôle-je, un pôle-tu, un pôle-il (neutre) qui,
pris ensemble, constituent le triangle de base de l’éthique. »254
C’est sur la base de cette définition de Paul Ricœur que je vais fonder mon propos sur
l’éthique qui, comme le philosophe l’indique, doit être entendue comme un
cheminement, une ambition : « […] celle de reconstruire tous les intermédiaires entre
la liberté, qui est le point de départ, et la loi, qui est le point d’arrivée. »255 Ce
cheminement, ce projet, s’effectue depuis le pôle-je, point de départ, « […] liberté en
première personne qui se pose elle-même. »256 Et il y a éthique « […] d’abord parce que,
par l’acte grave de position de liberté, je m’arrache au cours des choses, à la nature et
à ses lois, à la vie même et à ses besoins. La liberté se pose comme l’autre de la
nature. »257 Le point de départ de l’éthique est la position par soi-même de la liberté,
« […] mais elle ne constitue pas encore l’éthique elle-même. Ce qui manque, c’est la
position dialogique de la liberté en seconde personne [le pôle-tu]. Nous n’avons donc
fait que la moitié, et même le tiers du chemin dans une analyse purement solipsiste de
l’exigence d’effectuation de la liberté. On entre véritablement en éthique, quand, à
l’affirmation par soi de la liberté, s’ajoute la volonté que la liberté de l’autre soit. Je
veux que ta liberté soit. »258 Mais pour que ce « dialogue » prenne corps, il doit
rencontrer le pôle-il, « […] que je qualifierai par la médiation de la règle. En faisant ce
dernier tiers du chemin, nous prenons aussi le chemin du tiers. De même que, sur le
plan du langage, toute relation dialogique entre un locuteur et un autre locuteur exige
un référent commun, une chose placée entre deux sujets, de même l’intention éthique
se précise et prend corps avec ce moment de la non-personne, représenté dans notre
langage par des termes neutres tels que ceux d’une cause à défendre, d’un idéal à
réaliser, d’une œuvre à faire, de valeurs auxquelles nous donnons des noms abstraits :
254
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, p. 711.
255
Ibid., p. 719.
256
Ibid., p. 711.
257
Ibid.
258
Ibid., pp. 711-712.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
la justice, la fraternité, l’égalité. […] il faut se demander quel rôle ce terme neutre joue
dans la relation intersubjective entre deux positions de liberté. Ce rôle, c’est celui de la
règle. La règle est cette médiation entre deux libertés qui tient, dans l’ordre éthique, la
même position que l’objet entre deux sujets. Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? Il faut
remarquer ici que chaque projet éthique, le projet de liberté de chacun d’entre nous,
surgit au milieu d’une situation qui est déjà éthiquement marquée ; des choix, des
préférences, des valorisations ont déjà eu lieu, qui se sont cristallisés dans des valeurs
que chacun trouve en s’éveillant à la vie consciente. Toute praxis nouvelle s’insère dans
une praxis collective marquée par les sédimentations des œuvres antérieures déposées
par l’action de nos prédécesseurs. Au terme de cette troisième analyse, quelques
remarques s’imposent, semblables à celles qui ont été proposées à propos du pôle-je et
du pôle-tu de l’intention éthique. D’abord, on peut parfaitement partir de ce pôle pour
définir cette dernière. Ainsi, certains sociologues ont défini l’action humaine comme
une conduite soumise à des règles. On identifie alors l’éthique à la socialisation de
l’individu. On peut certes procéder ainsi, mais à deux conditions : il faut d’abord penser
cette socialisation de telle façon qu’elle ne supprime pas le droit égal de partir du pôleje et du pôle-tu de la liberté ; ensuite, inclure dans la notion même de règle sociale et
dans l’assignation des rôles que celle-ci implique la possibilité d’intérioriser la règle.
Cette seconde condition ne diffère pas de la première : elle renvoie à la capacité pour
chacun de reconnaître la supériorité de la règle, le pouvoir de l’assumer ou de la
refuser, ce qui équivaut à inscrire dans la notion de règle la référence à une position de
liberté en première ou en deuxième personne. »259
Ce nécessaire détour par la définition nous apprend, tout d’abord, la nature de la
règle : médiation entre deux liberté, la mienne et celle de l’autre. Ensuite, la
triangulation entre les trois pôles tient lieu d’intention éthique, et c’est bien le
troisième pôle — le pôle-il —, qui « […] prépare l’entrée en scène de l’idée de loi, qui
nous fera passer de l’éthique à la morale. […] Au long de ce nouveau trajet, la référence
à l’intention éthique s’effacera progressivement à mesure que le terme neutre se
chargera lui-même de significations nouvelles qu’il faut considérer comme étant non
négligeables et même incontournables. […] Partons d’un terme de notre vocabulaire
éthique ou moral (à ce niveau, la différence n’est pas encore marquée) qui est encore
proche de la constitution primaire de l’intention éthique : le terme de valeur. Nous
l’employons en relation avec des entités telles que la justice, l’égalité, la tempérance
l’amitié, etc. […] On peut retrouver dans la constitution de la notion de valeur le
rapport triangulaire dans lequel se fonde l’intention éthique. Dans le mot “valeur”, il y a
d’abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer : ceci vaut mieux que
cela ; avant valeur, il y a valoir plus ou moins. Or la préférence est l’apanage d’un être
de volonté et de liberté c’est pourquoi Aristote fait précéder le traité des vertus par une
analyse de l’acte libre : seul celui qui peut se poser en auteur de ses actes, en agent
moral, peut hiérarchiser ses préférences. Cette toute première référence à une position
de liberté en première personne est essentielle à l’évaluation. Elle met en jeu le
jugement moral, inséparable de la volonté qu’aura chacun d’effectuer sa propre liberté,
de l’inscrire dans des actes et dans des œuvres qui pourront eux-mêmes être jugés par
d’autres. À son tour, cette référence à l’évaluation par autrui — en fonction de l’aide
259
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, pp. 713-715.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
que ma liberté apporte à ta liberté et à la requête que ta liberté adresse à ma liberté —
élève le valable au-dessus du simple désirable. Le facteur de reconnaissance du droit de
l’autre s’ajoute ainsi au facteur subjectif d’évaluation, bref, au pouvoir subjectif et
intime de préférer une chose à une autre. On retrouve enfin le neutre, qu’on ne peut
dériver ni de l’évaluation ni de la reconnaissance intersubjective, et qui se présente
comme médiation en tiers entre évaluation en première personne et reconnaissance en
seconde personne. »260
On comprend bien par cette réflexion comment peut se constituer, à la première
personne, la notion de valeur (ou de préférences à hiérarchiser) sur lesquelles
s’exerceront le jugement des autres (des pairs comme il en était question dans la
partie précédente), qui reconnaîtront mes actes en fonction de leurs propres
préférences, certes, mais aussi et surtout, dans notre cas, par la médiation de la
profession, donc de la morale professionnelle — ou de la déontologie —. « On passe
franchement de l’éthique à la morale avec les notions d’impératif et de loi, qui sont
deux notions de même niveau, sans être exactement des synonymes. Il est très
important de voir où se fait le tournant entre l’idée de valeur, qu’on vient d’examiner,
et le couple de l’impératif et de la loi : il est constitué par le rôle de l’interdiction. Nous
touchons ici à un facteur négatif tout à fait nouveau par rapport à ce que nous avons
appelé plus haut le sentiment d’inadéquation de soi-même à soi-même ou même par
rapport au sentiment de non-reconnaissance, de conflit, de meurtre ; il s’agit d’un
véritable phénomène de scission. C’est que pour l’être-scindé, partagé entre un
préférable, déjà objectivé, et un désirable, refermé sur quelque intérêt égoïste, la règle
fait figure de norme, c’est-à-dire départage le normal du “pathologique”, au sens moral
du mot, qui est celui de Kant. Alors commence à s’imposer le il faut, qui est le comble
du neutre, en tant que règle devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon
intention de reconnaissance de la liberté d’autrui. L’origine de l’éthique dans la liberté
en première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui
médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée ; ici commence la sévérité de la
moralité. […] L’important, c’est d’apercevoir le caractère bénéfique de l’interdiction : à
bien des égards, c’est une aide, un support, pour assurer, dans l’intermittence des
désirs, la continuité de la personne morale. La fonction de l’interdiction est de mettre
des valeurs à l’abri de l’arbitraire de chacun. De mon vouloir arbitraire, je fais une
volonté sensée, raisonnable. Ajoutons encore qu’un commandement négatif est plus
libéral — c’est-à-dire plus libérant — qu’une énumération exhaustive et close de
devoirs. L’interdiction : “tu ne tueras pas” me laisse libre d’inventer les actions positives
dont le champ est ouvert par l’interdiction elle-même : quoi faire pour ne pas tuer ? »261
Pour requestionner la compassion, faudrait-il s’affranchir de la déontologie ? Certes
oui, si elle n’est plus que moralité professionnelle ! Car si le il faut me contraint à me
cacher, à éprouver de la honte d’avoir posé un acte délibérément bienveillant envers
une personne accueillie, et qu’il n’est pas question d’en parler avec quiconque de peur
d’être mal jugé, je crains de devoir dire que ma « profession déclaration » (au sens de
260
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, pp. 713-715.
261
Ibid., pp. 717-718.
Page | 92
— Chapitre III : Les effets, les usages —
Claude Dubar et Pierre Tripier262) y perde quelque chose de ses propres valeurs,
précisément. « Nous pouvons dire, en conclusion, que le formalisme en éthique définit
la moralité. »263 Et je crois, en revanche, que dans le cas du régime de compassion, il
faut reprendre le chemin de l’intention éthique pour de nouveau s’interroger sur ce qui
est bien ou mal, juste ou injuste, souhaitable ou non dans l’acte professionnel. C’est
tout l’enjeu, d’ailleurs, de l’analyse des pratiques, et je ne manquerai pas de l’évoquer
plus loin264. Mais, en conclusion de la préoccupation éthique, un rappel s’impose : le
régime de compassion porte bien le nom de « régime d’interpellation éthique dans le
face-à-face et la proximité des corps », dérivé de l’éthique du visage et de la
responsabilité pour autrui d’Emmanuel Lévinas, avec l’avertissement suivant : « Il ne
s'agit donc pas d'un commentaire fidèle des textes de Lévinas, ni d'une lecture critique
érudite, mais bien d'un usage sociologique ; la modélisation impliquant une certaine
simplification, pour qu'elle puisse servir d'outil opérationnel. […] On ne fait pas de
l'éthique du visage une clef universelle du rapport à autrui comme du lien social dans
toute société humaine. Mais on reconnaît qu'elle nous dit quelque chose sur notre
expérience, telle qu'elle a été pétrie par l'histoire. On part de l'hypothèse qu'il s'agit
d'un comportement réactivé dans certaines situations au sein d'une société comme la
nôtre ; situations qui font alors l'objet d'une enquête sociologique. »265 Ce qui est bien
mon propos.
En outre, la question éthique, c’est aussi la question du juste — dont il a déjà été
question, nous l’avons vu, avec l’éthique —. D’ailleurs, Philippe Corcuff et Natalie
Depraz nous ont déjà informés que le régime de compassion avait à voir avec la justice,
car tendant « entre mesure et dé-mesure »266 : « […] en rabattant la question de
l'émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une
dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c'est-à-dire
l'incommensurable, le singulier. »267 Il y aurait beaucoup à dire par exemple sur les
théories concurrentes de la justice et les controverses qu’elles suscitent. Mais comme
je l’évoquais dans ma troisième hypothèse, je pense que le travailleur social n’a pas,
plus largement, à s’épargner une réflexion sur la part de son travail propre au souci de
l’autre — ou care — et je proposerai ici un élargissement de la réflexion depuis régime
de compassion vers l’éthique du care, sur la base de travaux engagés, et plus
particulièrement de l’ouvrage intitulé : Le souci des autres. Éthique et politique du care,
sous la direction de Patricia Paperman et Sandra Laugier268.
262
Cf., « Annexe IV — Les définitions du terme profession », p. XII.
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, p. 719.
264
Cf. infra, « En faire quelque chose ? », pp. 100-108.
265
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 117-118.
266
Cf. supra, p. 18.
267
ère
CORCUFF Philippe, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2004 (1
éd., 2002), p. 233.
268
PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du
care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005.
263
Page | 93
— Chapitre III : Les effets, les usages —
« Quand on parle d'éthique, on se situe dans le domaine de l'action bonne ou juste, de
ce qu'il convient de faire. Ce qu'il convient de faire peut être défini (c'est souvent le cas
en philosophie morale) en termes universels : ce qu'il convient de faire dans tous les
cas, quelles que soient les circonstances de l'action. [...] Si mon action est
catégoriquement déterminée, elle ne dépend pas de circonstances conditionnelles pour
être réalisée. Elle doit être réalisée absolument. On peut aussi appeler cela principe de
l'impartialité : ce que je dois faire pour agir moralement, je dois le faire, quelle que soit
la personne concernée. Cela exclut tout appel à la sensibilité dans l'action morale : je
n’agis pas par pitié ou par attachement à l'égard d'une personne singulière, mais en
fonction de règles universelles, qui peuvent s'appliquer quelle que soit la situation ou la
personne concernée. Être moral consiste ainsi à appliquer la justice de manière
impartiale, parce que rationnelle. C'est ce modèle qui a été radicalement mis en cause
par le féminisme des années I960 — pour la raison, souvent, que l'universalisme
revendiqué empêche précisément de porter une véritable attention aux agents sujets
de l'éthique, de prendre en compte la singularité des individus souffrants. De surcroît, le
féminisme a découvert dans cette morale universalisante une reprise de l'idéologie
“masculine”, voulant que la personne “forte”, “raisonnable”, “courageuse”, soit
détachée du sensible et n'agisse qu'en fonction de principes rationnels, et que les
hommes, pour l'essentiel, soient dispensés de l'activité concrète de soin porté aux
autres et principalement réalisée par les femmes, pour s'occuper de problèmes
considérés comme plus nobles. Contre cette conception, qualifiée d’ “éthique de la
justice”, on a proposé, sous l'influence de Carol Gilligan, une autre forme d'éthique,
non-universaliste, située — l'éthique du care. Voici comment C. Gilligan269 présente
l'éthique du care : “Selon celle conception, le problème moral surgit à l'intersection de
responsabilités conflictuelles plutôt qu'à l'intersection de droits rivaux, et sa solution
requiert un mode de pensée contextuel et narratif plutôt qu'abstrait et formel. Cette
conception de la moralité préoccupée par l'activité de soin centre le développement
moral sur la compréhension de la responsabilité cl des liens humains, tout comme la
conception de la moralité comme impartialité lie le développement moral à la
compréhension de droits et de règles.” Dans ce passage, C. Gilligan identifie trois
caractéristiques fondamentales différenciant l'éthique du care de l'éthique de la justice.
Premièrement, l'éthique du care s'articule autour de concepts moraux différents de
ceux de l'éthique de la justice universaliste, à savoir : la responsabilité et les liens
humains plutôt que les droits et les règles. Deuxièmement, cette forme de morale est
liée à des circonstances concrètes et n'est pas formelle et abstraite. Troisièmement,
cette forme de morale est mieux exprimée, non pas comme un ensemble de principes
ou de règles, mais comme une activité ou une pratique, “l'activité de soin”. Ainsi, selon
la “voix différente” de C. Gilligan, la morale n'est pas fondée sur des principes abstraits
et universels, mais dans les expériences quotidiennes et les problèmes moraux que les
gens ordinaires rencontrent dans leur vie de tous les jours. Par ailleurs, les jugements
moraux sont, pour les personnes raisonnant en termes de care, liés aux sentiments
d'empathie et de compassion270, les impératifs moraux majeurs se concentrant sur le
fait de donner des soins, de ne pas blesser autrui et d'éviter l'égoïsme271. »272
269
GILLIGAN Carol, In a different voice, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1982, p. 19.
Ibid., p. 69.
271
Ibid., p. 90.
272
AMBROISE Bruno, « Réalisme moral, contextualisme et éthique du care », in PAPERMAN Patricia et
LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de
l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 263-264.
270
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Ce serait donc à une autre approche du « juste » que nous aurions affaire dans
l’éthique du care273 : la prise en compte de la singularité de la personne, de
l’incommensurable, du singulier ; et ce pôle serait en tension avec les principes de
commune justice — la mesure —, applicables à tous, de manière égale, la thèse étant
que les travailleurs sociaux qui œuvrent au plus près des personnes en souffrance
(dans le face-à-face et la proximité des corps), seraient particulièrement exposés à
cette tension entre « justice idéale » et « justice pragmatique », parce que confrontés
à des situations concrètes ou ils peuvent « […] être “pris”, en pratique et de manière
non nécessairement réfléchie, par un sentiment de responsabilité vis-à-vis de la
détresse d’autrui, dans le face-à-face et la proximité des corps. »274 Dans ces situations
particulières et humainement intenses, le souci de l’autre, la bienveillance à son égard,
la compassion, pousseraient au care, à prodiguer du soin à qui en a besoin :
« […] mais ça peut être aussi à ce moment-là hein ?! Mais parce qu’on ne sait pas
ce qui s’est passé avant, c’est ça, alors le moment où tu le vois c’est… [Silence.] et
puis c’est le moment où elle en a besoin cette jeune fille… »
« C’est pour ça que je dis… enfin moi je me mettrais un peu en retrait pour garder
cette distance, mais je comprends à la fois cette position qui peut être
maternante et qui peut être… protectrice, qui peut aider la jeune fille qui en a
besoin à ce moment-là, qui est vraiment très triste et qui n’est vraiment pas bien,
bon ! c’est un soutien. [Silence.] »
« Peut-être, peut-être… Ou alors non, les personnes qui sont tout à fait au clair, il
n’y a pas de souci : spontanément, c’était un besoin qu’il y avait à ce moment-là
et j’ai répondu à cette nécessité, à ce besoin… »
(Marie Tournier, juillet 2007, cf. pp. 77-80.)
Et parce que « les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », comme nous le dit
Patricia Paperman (voir l’extrait suivant), la compassion — en tant que travail de
care —, renverrait à autant de savoir-faire275 discrets des travailleurs sociaux, tout
comme réinterrogerait leur déontologie, comme dimension plus générale du travail à
réintégrer dans le champ des activités sociales, comme un pan négligé de l’activité
professionnelle nécessitant d’être réévalué (donc d’être mis en valeur).
« La place que l'éthique du care accorde aux sentiments et aux attachements propres
aux relations qui nous importent constitue une ligne importante de divergence avec
l'éthique de la justice. Cette perspective s'inscrit ainsi dans un mouvement plus large de
réhabilitation des émotions et des sentiments dans la théorie morale et sociale276. Il
n'est pas surprenant que les malentendus entourant sa réception restent tributaires de
273
Le terme « care » doit être pensé avec son pendant : le « cure ». — Cf. « Annexe V : La dualité du cure
et du care », p. XIII.
274
CORCUFF Philippe, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions au
guichet de deux caisses d’allocations familiales », Informations sociales, Recherches et prévisions, Caisse
Nationale des Allocations Familiales, n° 45, septembre 1996, p. 31.
275
Cf. infra, « Une compétence morale dans l’exercice professionnel », pp. 97-99.
276
« En dehors de la philosophie morale, et en particulier de l'éthique féministe, ce mouvement se
retrouve entre autres dans le domaine économique (par exemple Amartya Sen), en sociologie et
anthropologie depuis la fin des années soixante-dix avec, entre autres, Luc Boltanski, Arlie Hochschild,
Jack Katz, Catherine Lutz, Robert Solomon, Laurent Thévenot. » [N.d.A.]
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
la disqualification des émotions et des sentiments prévalant dans la théorie morale et
sociale depuis le XVIIIe siècle277. L'interprétation qui fait du care une forme sophistiquée
de sentimentalisme est l'un de ces malentendus que la traduction du terme anglais par
“sollicitude” ne contribue pas franchement à dissiper. En effet, cette traduction
accentue un aspect de cette éthique : la disposition à se soucier du bien-être d'autrui, la
sensibilité à l'égard de la vulnérabilité des autres, les attachements affectifs à ceux qui
nous sont chers. Elle ne permet pas de restituer un second aspect tout aussi important
de cette éthique : sa dimension pratique et sa face objective. Or, en l'absence des
activités concrètes et du travail qui répondent aux besoins des personnes particulières,
la signification éthique du souci d'autrui, et sa portée politique, se trouve
considérablement affaiblie. C'est parce qu'il ne dissocie pas ces deux aspects —
disposition et activité, sensibilité et travail —, que le care anglais, à la fois verbe et
substantif, reste, me semble-t-il, préférable au terme français de sollicitude. Son
indétermination n’est pas dans ce sens un défaut, un obstacle à son usage, mais
apparaît plutôt comme une condition d’une utilisation fructueuse, laissant ouverte la
question de l’articulation entre la sensibilité et l’activité pratique, question décisive
pour la revendication de justice qui anime le care comme perspective féministe. »278
Refaire le cheminement inverse pour revenir au point de départ : quitter la moralité (le
il faut, le prescrit) pour la morale professionnelle (la déontologie, la question des
impératifs et des lois), et enfin, en amont, reprendre une intention éthique pour la
profession se posant la question de nos valeurs, de la hiérarchie de nos préférences et
de notre idéal de justice ; d’une justice qui tienne compte, chez le travailleur social en
relation avec son public, de la tension entre « […] une mesure minimale, dans la
reconnaissance de la détresse d'autrui [et] les mesures communes de la justice [qui]
sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi privilégier l'autrui
singulier au détriment de tous les autres ?) »279 Ainsi, à l’interaction des trois pôles —
je, tu, il — serons-nous en possibilité d’évaluer l’ensemble de nos pratiques (en
interne, comme nous le demande la législation280), en étant à même de nous pencher
sur nos compétences autrement que par l’entrée de la technique (le savoir-faire), mais
également par la sensibilité, le tact (le savoir-y-faire). Les deux dernières parties de ce
mémoire traiteront de ces questions.
277
« Cf., en particulier, l'analyse des conditions historiques de cette disqualification et de son rapport
avec l'idée d'une “moralité des femmes”, que développe Joan Tronto. » [N.d.A.] — TRONTO Joan, Moral
Boundaries. A political argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993.
278
PAPERMAN Patricia, « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », in PAPERMAN Patricia et
LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de
l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, pp. 281-282.
279
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), p. 118.
280
Article L. 312-8 du Code de l’action sociale et des familles (extrait) : « Les établissements et services
mentionnés à l'article L. 312-1 procèdent à l'évaluation de leurs activités et de la qualité des prestations
qu'ils délivrent, au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes
pratiques professionnelles validées ou, en cas de carence, élaborées, selon les catégories
d'établissements ou de services, par l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des
établissements et services sociaux et médico-sociaux. Les résultats de l'évaluation sont communiqués
tous les cinq ans à l'autorité ayant délivré l'autorisation. »
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Une compétence morale dans l’exercice
professionnel du travailleur social
« Le terme compétence est un terme polysémique assez ambigu : son usage s’est
répandu ces dernières décennies dans diverses disciplines (linguistique, sémantique,
psychologie, pédagogie, ergonomie, etc.). C’est une notion qui fait fortune et ce n’est
probablement pas par hasard ! Mais il est toujours difficile de cerner ses multiples
facettes et ses enjeux épistémologiques. La compétence se réfère tour à tour à
l’aptitude, à la maîtrise, au savoir-faire, au pouvoir-agir, aux capacités cognitives, sans
se confondre avec l’une ou l’autre de ces acceptions. […] ce concept se trouve au cœur
des débats actuels, en sociologie, philosophie ou psychologie. L’enjeu est de savoir si
ces compétences sont “dans la tête” des acteurs, renvoyant à des mécanismes mentaux
qui les engendrent ou, au contraire, relèvent de l’expérience et de processus
d’apprentissage dont elles sont le produit. Nous retrouvons ici le clivage entre
l’innéisme ou mentalisme et le constructivisme. S’agit-il de dispositions permanentes
acquises par la force de l’habitude (se logeant dans l’esprit humain) ou de ressources
qui se cristallisent dans la créativité de l’agir ? On le voit, le débat est vaste et personne
n’est en mesure de prétendre lui apporter une réponse définitive. […] Telle qu’elle est
formulée, la question des compétences introduit une interrogation sur la compétence
éthique en tant que forme spécifique d’une compétence pratique. En cela, elle nous
rapproche des interrogations émises par Boltanski et Thévenot. L’hypothèse de ces
auteurs est que les personnes sont dotées de compétences pragmatiques qui leur
permettent d’agir dans un monde commun. À la différence de la thèse de la
procéduralisation qui met en avant les compétences cognitives rationnelles, Boltanski
et Thévenot insistent moins sur le caractère formel des compétences et avancent plutôt
l’argument d’une pluralité des modèles de compétences. En effet, le modèle des EG281
établi par ces auteurs est présenté comme un modèle de compétences qui postule
l’existence de capacités communes dont disposent les acteurs sociaux pour agir dans
un monde commun, coordonner leurs actions, les justifier, œuvrer à la formation
d’accords. »282
D’emblée, sur la base des éléments apportés par Mohamed Nachi sur la notion de
« modèle de compétences », un rappel s’impose : nous l’avons vu dès les prolégomènes et la présentation de la théorie des régimes d’action développée par Luc
Boltanski et Laurent Thévenot283, « Chaque régime d'action va essayer de rendre
compte de l'action dans certaines situations à travers l'équipement mental et gestuel
des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et avec les
choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et externes
aux personnes. »284 Le régime d’interpellation éthique dans la face-à-face — ou régime
de compassion – s’inscrit bien dans cette manière de considérer les acteurs sociaux et
le caractère complexe de leurs actions (sans prétendre couvrir tout le champ de la
281
« Économies de la grandeur », cf. supra, pp. 10-13.
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 39-40.
283
Cf. supra, pp. 13-15.
284
CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 112.
282
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
sociologie), et l’ensemble de l’enquête que j’ai pu mener par l’observation directe non
déclarée n’a eu pour autre ambition que de montrer ce régime à l’œuvre, système
actantiel dont j’ai tenté de déconstruire au mieux certains des mécanismes285. Ce qui
ressort de ces observations et de la réflexion sur le basculement dans le régime286,
c’est précisément l’ajustement des personnes dans la situation : « Nous partirons d'une
idée simple : il existe différents régimes d'action entre lesquelles les personnes peuvent
basculer, à condition de se plier aux contraintes différentes que leur posent chacun
d'entre eux. On peut faire l'hypothèse qu'une personne s'ajustera normalement au
régime demandé par la situation et au régime dans lequel sont les autres personnes
présentes. »287 ; et ce qui, inévitablement, me conduit ici à évoquer la question de la
compétence de ces acteurs à procéder à cet ajustement, que je nommerai tout
d’abord compétence pragmatique, en référence à la sociologie du même nom288. Mais
je ne m’arrêterai évidemment pas là, car après avoir réfléchi aux rapports entre
profession et compassion289, avoir articulé la pensée de Paul Ricœur sur l’éthique avec
la déontologie du travail social (sa morale, voire sa moralité290), je propose d’intégrer à
l’évaluation des savoir-faire (technicité) du travailleur social une réflexion sur ses
savoir-y-faire291, ou comment ce dernier est capable d’associer, dans son
accompagnement de la personne, « disposition et activité, sensibilité et travail292 ».
Pour reprendre la terminologie proposée par Mohamed Nachi, je vais ici inférer de
toute ma démarche de recherche que les professionnels du social sont des acteurs
sociaux qui, dans des situations délicates d’exposition à la souffrance de l’autre, sont
en capacité d’articuler sensibilité et activité professionnelle, pour tenter d’apporter à la
personne le soin, le care dont elle a besoin. La compassion, telle que problématisée et
étudiée tout le long de ce travail, ne serait qu’une des modalités de mise en œuvre de
cette compétence du travailleur social dans ce genre de situations, que je qualifierai de
compétence morale :
« […] chez Boltanski et Thévenot, la notion de “capacité” revêt une acception plus large
qui va au-delà de la compétence grammaticale ; elle n’est pas seulement langagière,
elle est aussi et surtout morale. C’est en quelque sorte un équipement mental dont
disposent les personnes pour exercer leur jugement, coordonner leurs actions pour
pouvoir s’ajuster aux situations ou mener des opérations de critique ou de justification.
[…] La sociologie pragmatique ne se préoccupe pas de la façon dont cette compétence
est acquise ni des modalités de son intériorisation, cela relèverait plutôt du domaine
des sciences cognitives ou de la philosophie de l'esprit. Le sociologue, quant à lui, se
charge d'explorer empiriquement la manière dont les personnes mettent à l'épreuve
leurs compétences, agissent en mobilisant des équipements mentaux spécifiques en
fonction des situations. C'est là qu'intervient, essentielle entre toutes, la question de la
285
Sur l’« observation directe non déclarée » et le « système actantiel », se reporter supra, pp. 33-35.
Cf. supra, « Du basculement dans la compassion », pp. 71-74.
287
BOLTANSKI Luc, « La présence des absents », Villa Gillet, cahier n° 2, Éditions Circé, mai 1995, p. 52.
288
Cf. supra, « Une sociologie pragmatique », pp. 9-12.
289
Cf. supra, « Profession et compassion », pp. 85-89.
290
Cf. supra, pp. 90-93.
291
J’emprunte ce terme à Jean-Paul Resweber, dont on trouvera l’occurrence, entre autre, dans sa
« Lettre ouverte aux éducateurs techniques spécialisés. » — RESWEBER Jean-Paul, « Lettre ouverte aux
éducateurs techniques spécialisés », Empan, n° 46, juin 2002, pp. 31-40.
292
Cf. supra, pp. 94-96.
286
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
compétence morale ou de la compétence au jugement. C'est que le modèle des EG
[économies de la grandeur] est un modèle orienté vers la question de la justice. C'est
un cadre d'analyse qui vise à fournir un modèle du genre d'opérations auxquelles se
livrent les acteurs lorsqu'ils se tournent vers la justice et des dispositifs sur lesquels ils
peuvent prendre appui, dans les situations concrètes où se déploient leurs actions, pour
asseoir leurs prétentions à la justice […]. La compétence morale est donc nettement
plus large que le sens moral. C'est une compétence cognitive générale concrète,
constatable empiriquement, et non abstraite, dont on présupposerait l'existence. […]
Boltanski et Thévenot affirment : la compétence morale, dont le modèle présuppose
l'existence, est une compétence cognitive largement partagée par les acteurs. C'est une
capacité du “général” dont font preuve les acteurs pour dépasser les particularismes, se
détacher des circonstances, pour opérer des rapprochements et s'accorder sur des
formes de généralité, constituant les fondements d'un accord dans ce que les deux
auteurs appellent un principe supérieur commun. Mais cette compétence ne se réduit
pas au sens moral. Car, écrivent-ils, “pour juger juste, il faut aussi être capable de
reconnaître la nature de la situation et de mettre en œuvre le principe de justice qui lui
correspond”293. »294
Lorsque que Mohamed Nachi nous rappelle l’acception de la compétence morale chez
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, on ne peut être que frappé par la concordance de
cette définition avec toute les réflexions et recherches empiriques dont il a été rendu
compte dans ce travail. On est bien, dans cette définition de la compétence morale, à
la fois sur le versant de la mesure — ou des mesures communes de la justice — qui vise
à donner la même chose à tous, et dans la capacité (dépassant le sens moral)
d’interpréter la singularité d’une situation, sa dé-mesure. C’est précisément le cas pour
le régime de compassion : « II s'agit d'un mode d'engagement dans l'action tendu entre
mesure et dé-mesure. Il présuppose d'abord une mesure minimale, dans la
reconnaissance de la détresse d'autrui, en entraînant au-delà de la mesure vers le don
total à l'autre (l'amour démesuré ou agapè modélisé par Boltanski), tout en frôlant une
violence elle aussi démesurée — puisque la présence de l'autre souffrant menace ma
tranquillité et peut susciter mon agressivité —, alors que les mesures communes de la
justice sont là pour tempérer la démesure de la relation singulière (pourquoi privilégier
l'autrui singulier au détriment de tous les autres ?) »295
Pour accomplir la dernière partie du chemin sur les effets et les usages de la
compassion dans l’exercice professionnel, je vais tenter, pour la compétence morale,
le même retour que j’évoquais plus haut pour l’évaluation : un retour en éthique, par
l’équipement des professionnels. Pour que de ce sentiment dans la relation avec la
personne accueillie, nous puissions faire quelque chose ?
293
BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
ère
Gallimard, 1991 (1 éd., 1987), p. 183.
294
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 43-44.
295
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), p. 118.
Page | 99
— Chapitre III : Les effets, les usages —
En faire quelque chose ?
C’est pourquoi je propose, en conclusion de ce chapitre, la thèse suivante : le régime
de compassion est une modalité de mise en œuvre de la compétence morale du
travailleur social. Dans certaines situations, particulièrement délicates, où la
vulnérabilité palpable de l’autre provoque chez lui une forte émotion, un différentiel
exacerbant sa sensibilité, il s’ajuste à la situation par ce régime d’action par souci de
l’autre — care —, en vue de soulager sa peine, donnant ce qu’il estime être juste en
fonction des besoins de la personne. Mais cette compétence morale, non négligeable
car relevant d’un certain savoir-y-faire en situation de face-à-face et de proximité des
corps, peut ne pas être considérée comme entièrement satisfaisante par la
profession296, ce qui conduit les compassionnés à n’en pas faire état, à le maintenir
dans une certaine invisibilité ; invisibilité qui a contrario, est peut-être même la
garantie de son succès. On est, par essence, dans des savoir-faire (au sens général)
« […] discrets au sens où, pour parvenir à leur but, les moyens mis en œuvre ne doivent
pas attirer l’attention de celui qui en bénéficie et doivent pouvoir être mobilisés sans en
attendre forcément de la gratitude. »297 On notera ici que je range la compassion dans
cette catégorie, se rappelant qu’immédiatement après le différentiel — l’« émotion de
compassion » —, le travailleur social passe à l’action, au soin de l’autre298, au care.
Ces savoir-faire discrets, ces savoir-y-faire, s’ils sont invisibles, ne devraient-ils pas être
pensés comme des compétences du travailleur social ? en tout cas, si l’on désirait
vraiment les reconnaître comme tels ? « L’invisibilité du travail de care, qui lui est donc
intrinsèque, qui participe de sa quiddité299, a pour conséquence un déficit chronique de
reconnaissance. En règle générale, la reconnaissance est difficile à obtenir parce qu’elle
doit porter sur le travail réalisé (et non sur sa représentation théorique sous forme
d’organigrammes, de protocoles, de fiches de postes…) et qu’elle s’obtient par la
médiation de deux jugements : le jugement de beauté évalue le travail en fonction de
sa conformité aux règles de l’art mais aussi en fonction de son originalité, c’est-à-dire
de la capacité à trouver des solutions ingénieuses aux problèmes rencontrés. Il est
délivré par les pairs avant tout sous les formes symboliques de l’intégration dans le
collectif et de l’admiration ; le jugement d’utilité porte sur l’utilité sociale, économique
ou technique du travail. Il n’évalue pas les moyens utilisés mais authentifie le fait que
les objectifs fixés ont été atteints. Il est délivré par la hiérarchie, et se matérialise sous
forme de salaire, qualification, avancement de carrière, attribution de moyens. »300
296
J’utiliserai, dans cette partie, le terme « profession » au sens général du terme. — Cf., « Annexe IV —
Les définitions du terme profession », p. XII.
297
MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous
la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons
pratiques », 2005, p. 303.
298
Sur ce point, cf. supra, « Du basculement dans la compassion », p. 61.
299
« PHILOS. L’essence d’une chose (en tant qu’exprimée dans sa définition). » — Le Nouveau Petit
Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert,
2007, p. 2090.
300
MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », op. cit., p. 304.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Autant dire que la compassion n’a guère de chances d’accéder dans le statu quo, à
cette reconnaissance par le travail social. Si l’on ajoute à cela les soupçons qui pèsent
sur elle301, la compassion, en tant que manifestation d’un sentiment de bienveillance
envers autrui, ne peut, en l’état, être considérée comme une compétence
professionnelle (au sens où on l’entend couramment dans la profession), à savoir, nous
l’avons vu, comme une compétence relevant plutôt de la technique. Le régime de
compassion troublant une certaine idée de la professionnalité, une certaine idée du
métier, des règles de l’art 302, y basculer, si le fait venait à être connu, exposerait au
jugement négatif de ses pairs et de sa hiérarchie. Pour être parfaitement clair sur ce
point : si elle devait rester une simple compétence morale (sans en dénigrer
aucunement la qualité pragmatique, mais qui n’est pas, en soi suffisante), je pense
également qu’on ne pourrait l’élever au rang de compétence professionnelle. Parce
qu’elle resterait dans les limbes de la profession, n’ayant pas été réfléchie par et pour
elle. En revanche, si la compassion était appréhendée dans un ensemble plus vaste de
travaux, de pratiques visant à prendre soin de l’autre — care —, qu’elle était intégrée
dans une réflexion globale, d’ordre éthique, sur cette part du travail invisible propre au
souci de l’autre, il n’est pas exclu qu’elle puisse être considérée comme un savoir-yfaire, un équipement. On ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans
certaines situations selon les termes de cette logique, comme je le posais en
hypothèse aux prolégomènes de cette recherche303.
« Le care n’est pas simplement une disposition ou une éthique, il s’agit avant tout d’un
travail. Un travail qui peut être fait ou ne pas être fait. Un travail qui peut, ou non, faire
l’objet d’un choix préférentiel. Un choix de civilisation. Parvenir à formaliser ce travail,
en produire la description et la théorie, me semble une condition indispensable à une
“éthique du care” qui atteindrait pleinement son but ; c’est-à-dire qui contribuerait à
faire reconnaître les personnes qui réalisent le travail de care dans les sociétés
occidentales […] et ne risquerait pas de porter préjudice à ceux et celles qui bénéficient
de leur travail. Nous tous. »304 « Éthique », « travail », « choix préférentiel », cette
recherche a eu pour ambition première de montrer la compassion dans l’exercice
professionnel du travailleur social, de rendre compte de l’action en situation d’un
mode particulier d’engagement dans l’action de travailleurs sociaux et, ainsi, de lui
redonner du relief, de le faire sortir de l’invisibilité en vue d’un enrichissement
qualitatif du savoir professionnel. Et si l’on se souvient — pour que la thèse évoquée
en début de cette partie aille jusqu’au bout se sa logique — que dans « […] le mot
“valeur”, il y a d’abord un verbe : évaluer, lequel à son tour renvoie à préférer »305, je
crois qu’en tant que compétence morale, la compassion doit être réinterrogée, en
intention éthique, par la profession.
301
Cf. supra, « Soupçons sur la compassion », pp. 81-84.
Cf. supra, p. 87.
303
Cf. supra, p. 16.
304
MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous
la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons
pratiques », 2005, p. 299.
305
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, p. 715. — Cf. supra, p. 91.
302
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Ce retour de la déontologie — ou morale professionnelle — à l’éthique « qui précède,
dans l’ordre du fondement, la notion de loi morale »306 permettrait, sans jugement a
priori, sans condamnation préalable, de réinterroger les valeurs de la profession, en
articulant sensibilité et activité pratique, question décisive pour la définition de l’acte
professionnel juste. Ce retour à l’intention éthique n’est pas une nouveauté, ni un
bouleversement. Il est de longue date prôné et mis en œuvre par le travail social, dans
tous ses métiers. Ce qui peut être considéré comme « novateur », c’est la prise au
sérieux du care dans le projet éthique du travail social. C’est la prise en considération,
la reconnaissance, de ce travail invisible, lorsque les professionnels sont pris entre
mesure et dé-mesure, dans un dilemme de justice307 et qu’ils s’ajustent au mieux dans
la situation, pour apporter du care à l’autre. Le grand intérêt de ce questionnement
serait de proposer une approche réflexive de ces situations de travail et, avec et pour
les professionnels concernés (ceux qui œuvrent au plus près des personnes en
souffrance, dépendantes), de réfléchir à ce qu’ils peuvent bien en faire, de ce vécu au
travail. C’est au bout de ce trajet éthique, de cette réflexion sur soi, les autres, les
valeurs et les règles que les travailleurs sociaux ne seraient pas moins professionnels à
s’engager dans l’action selon une logique de care, parce qu’ils se seraient dotés de
l’équipement nécessaire à sa compréhension et sa reconnaissance. L’invisibilité de la
compassion (pour ne citer qu’elle), et sa nature même (un sentiment), font que les
professionnels y sont très diversement exposés. Du moins peut-on raisonnablement le
penser. Raison de plus pour que cet « équipement mental », dont disposent les
professionnels pour exercer leur jugement308, rejoigne le domaine des équipements
professionnels incorporés, et donc de l’expertise.
« La professionnalisation d'une activité impose qu'elle soit séparable de celui qui
l'exerce (cela serait-il réduit à une seule personne) et donc de permettre une “montée
en généralité”, au point de sembler dotée d'une inertie propre. La question du sujet de
l'expertise (et de son devenir-sujet) est donc reliée fortement à celle des ressources qu'il
doit mobiliser, non seulement pour exercer cette expertise, mais encore pour la
constituer comme expertise, c'est-à-dire la légitimer. De ce point de vue, on peut dire
que l'expertise requiert un équipement et est à la fois un équipement pour une
formation sociale donnée. Explicitons le terme “équipement”, tel qu'il est utilisé ici. Il
vient en droite ligne de la notion d'investissement de formes : l'équipement est ce
dispositif, liant personnes, choses et actions selon une certaine loi, dans lequel les
partenaires acceptent d'investir et à propos desquels ils s'accordent (même si dans
certains cas, la mémoire des coûts d'investissement a disparu). La rigidité de la règle,
c'est bien sûr le prix de la stabilité, mais c'est plus que cela : c'est aussi le garant de la
reproductibilité des actes. […] L'acception du terme est donc large et va, en toute
rigueur, de l'équipement objectivé (bâtiment, machine, livre, film, algorithme, etc.) à
l'équipement incorporé (savoir ou savoir-faire, disposition éthique, etc.). L'expertise,
comme dispositif social (par exemple une étude de fiabilité mécanique) est donc bien
un équipement. » 309
306
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, p. 711. — Cf. supra, p. 90.
307
Cf. supra, p. 93.
308
Ibid.
309
TRÉPOS Jean-Yves, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1996, pp. 49-50.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Car les enjeux de ce retour par l’éthique ne se mesurent pas seulement en termes de
reconnaissance et d’enrichissement qualitatif du savoir professionnel (encore que cela
soit déjà énorme en soi) : deux problèmes concrètement se posent pour celles et ceux
qui ont basculé en régime de compassion ; problème pour les compassionnés euxmêmes dans l’exposition à la détresse d’autrui ; problème pour les personnes en
souffrance : cela les aide-t-elles ? Ce soin, ce care était-il le bon ?
« L'exposition continue à la détresse d'autrui conduit à la sédimentation de ce qui est
appelé par les infirmières rencontrées un “blindage”, contribuant à préserver son
intégrité personnelle et la poursuite de son activité professionnelle. Dans le contexte
hospitalier, ce “blindage”, permettant d'échapper à l'interpellation éthique dans le
face-à-face, peut être saisi par différents canaux : les routines, l'habitude, la fatigue, les
médiations techniques avec les malades et leur souffrance (gants et appareillages), les
tactiques évitant les demandes et les regards (on a pu observer des infirmières faisant
un tour rapide de la chambre, en glissant le regard sur la feuille de température au pied
du lit et sur les appareils, sans jamais croiser le regard du malades ; des infirmières
confirmant après coup qu'il y avait là quelque chose d'intentionnel, pour ne pas se faire
“happer” par la détresse du malade), etc. Ce qui nous intéresse, ce n'est donc pas
uniquement la compassion au sens strict, ce sont aussi les écrans à la compassion. À
l'ANPE également, un minimum de “distance” est souvent souhaité par les agents, pour
des raisons d'efficacité professionnelle. […] “Faire la part des choses”, “mettre des
barrières”, “marquer des limites”, “avoir un garde-fou”, “prendre sur soi”, “ne pas tout
mélanger”... sont autant d'expressions utilisées par des agents d'accueil de caisses
d'allocations familiales pour indiquer la nécessité de la protection d'une intégrité
personnelle, notamment pour des raisons fonctionnelles de continuité du service et/ou
pour maintenir des frontières entre ses différentes vies (professionnelle, familiale, etc.).
[…] Pour le sociologue soucieux de mettre en rapport différentes dimensions de
l'expérience intervient donc une autre variable, traitée comme de moindre importance
par la philosophie lévinassienne : la question de la préservation de soi. À côté et en
tension avec le “ce qui est dû à un autrui singulier” et le “ce qui est dû à tous les
autres”, apparaît le ”ce qui m'est dû” (et, par association, le “ce qui est dû à mes
proches”). Le contact avec la misère des autres ferait ainsi jouer une double tension
quotidienne : d'une part, entre la singularité de la relation de face-à-face et le sens
d'une justice collective, au cœur de la problématique lévinassienne, et, d'autre part,
entre un sens ordinaire de la compassion et un sens non moins ordinaire de la défense
de son intégrité personnelle (et, partant, de manière fréquente, du cadre familial et
intime) ; cette préservation de soi étant pensée par Lévinas comme une vérité seconde
(par rapport à la vérité éthique), selon lui survalorisée par l'ontologie occidentale310.
Voilà donc, encore en pointillé, quelques-unes des dimensions empiriques éclairées par
notre modélisation. »311
310
« Lévinas exprime ainsi la prédominance qu'il accorde à l'éthique sur l'ontologie : « II y a un proverbe
juif qui dit que les "besoins matériels de l'autre sont mes besoins spirituels" ; c'est cette disproportion ou
asymétrie qui caractérise le refus éthique de la première vérité ontologique — la lutte pour être.
L'éthique est donc contre nature parce qu'elle interdit l'aspect meurtrier de ma volonté naturelle qui
accorde la priorité à ma propre existence » — LÉVINAS Emmanuel, « De la phénoménologie à l'éthique »
(entretien avec R. Kearney, 1981), Esprit, n° 234, juillet 1997, p. 132. » [N.d.A.]
311
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), pp. 120-122.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
J’évoquais dès mes prolégomènes la notion de « blindage » en observant que ce
conseil de « se protéger » émanait précisément de ceux dont le statut et la fonction les
tenaient éloignés des personnes accueillies312. Je réfléchissais alors au concept
goffmanien du « cycle de la compassion », et ce conseil était d’abord pour moi une
injonction de la hiérarchie visant à garantir un certain équilibre institutionnel. J’ai
ajouté, plus tard, à cette remarque, la réflexion que la profession elle-même — et les
instituts de formation en travail social — insistaient sur la notion de « distance » pour
préserver le professionnel et lutter contre certaines formes d’épuisement au travail. Je
dois donc pondérer mon propos de départ313. Car si hiérarchie et instituts de formation
prônent la distance avec les personnes accueillies, les professionnels les plus exposés,
eux-mêmes, se protègent derrière des « écrans de compassion » ainsi que les nomme
Philippe Corcuff. Et si la « distance » avec le public est, effectivement, une notion peu
ou pas stabilisée chez les travailleurs sociaux314, il n’en reste pas moins qu’y réfléchir
est indispensable non seulement à la construction d’une posture professionnelle, mais
également à l’essentielle question de la préservation de soi et de l’autre. Et ne pas
préparer les travailleurs sociaux à l’épreuve de la relation à un autrui qui vous
interpellera serait ne pas aider les professionnels à incorporer l’équipement
nécessaire315 pour assurer tout ou partie de leur mission. J’ajoute que cet équipement
ne sera pas livré au complet à la sortie des instituts de formation en travail social, qui
forment évidemment à l’analyse de pratiques, mais qu’il continuera de s’étoffer tout le
long de la vie professionnelle. Blindage, préservation de soi ? Des questions au cœur
du régime d’interpellation éthique dans le face-à-face ou de compassion ; un
cheminement, un questionnement à continuer de mener dans toute la profession.
On serait donc, chez certains, face à un phénomène d’usure de compassion, ou
d’épuisement compassionnel, à entendre de manière générique comme un
épuisement professionnel, ou forme d’affection guettant les personnes en proximité
quotidienne avec la souffrance d'autrui causée par l'accumulation d'expériences
émotionnelles intenses, telles celles évoquées par Philippe Corcuff. Je dois ajouter que
mes propres observations de la compassion ne me conduisent pas à poser un constat
aussi pessimiste sur les effets qu’elle produit. Mais les terrains de recherche ne sont
pas les mêmes, cela a été dit316, et un travail au guichet ou à l’hôpital n’exposera pas à
la souffrance d’autrui sous les mêmes modalités qu’un internat. Quoique. Ce serait là
aussi, hypothèses à vérifier.
Que faut-il en faire ? de cette compassion dans l’exercice professionnel du travailleur
social ? « Il faut en parler ! », sans aucun doute, nous disait Marie Tournier317 dans
l’entretien qu’elle m’a accordé, et chacun sait qu’on en parle entre soi de ce travail de
care : « Pour (faire) comprendre ce qu’elles font, les infirmières et les aides-soignantes
sont tenues de raconter une succession d’histoires tordues où vulnérabilité ne signifie
aucunement “innocence” ou “transparence” ou “bonté”. Cette succession d’histoire que
les soignantes se racontent inlassablement à chaque fois qu’elles en ont l’occasion vise
à construire une éthique commune indissociable d’une communauté de sensibilité. […]
312
Cf. supra, p. 9.
Qui, dans une analyse boltanskienne, avait certainement à voir avec une « topique d’indignation ».
314
Relire, à ce propos, l’extrait du Déclin de l’institution, cf. supra, pp. 87-88.
315
Sur l’équipement, voir infra,
316
Cf. supra, p. 70.
317
Cf. supra, p. 80.
313
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
La reconnaissance des pairs se déploie dans l’exercice même de cette communauté de
sensibilité, par la médiation des récits qui la constituent comme telle et à travers
lesquelles ne cessent de s’élaborer les règles de métier qui permettent d’arbitrer ce qui
appartient ou non au “bien travailler”. […] Cela peut-il s’énoncer publiquement ? Le
risque est grand, en voulant témoigner des effets du réel sur sa propre subjectivité, de
glisser sans le vouloir dans le piège de l’aveu où, dans un contexte de relations de
pouvoir inégales, l’autre se fait juge et censeur d’une subjectivité alors perçue de façon
unilatérale comme inconvenante ou déviante. »318
De la reconnaissance des pairs vers la reconnaissance de l’institution ? Sans risque
d’être mal jugé ? Je pense que les établissements et services sociaux et médico-sociaux
auraient tout à gagner, — si ce n’est déjà fait —, de « légitimer la réflexion éthique »
sur le care ainsi que le préconise le Conseil supérieur du travail social (CSTS), de
manière générale, tout en posant les principes suivants :
« Si l'éthique se situe sur le registre du questionnement et du moment de l'action pour le sujet,
et la déontologie sur le registre des règles instituées, des devoirs professionnels et de
l'inscription dans un collectif de référence, nous pouvons affirmer que :
la déontologie ne peut entièrement répondre à la nécessité de positionnement et de
questionnement éthique du sujet, ce qui implique qu'une formalisation de règles
professionnelles collectives, codes, chartes… n'épargnera à aucun travailleur social la
dimension de questionnement de sa pratique et de ses actes propres à tout
positionnement éthique d'un sujet ;
n'envisager aucune forme instituée favorisant le questionnement éthique et la
formalisation de règles déontologiques en renvoyant à l'individu seul la responsabilité de ce
positionnement évacuerait la dimension sociale et politique. Ceci implique que toute
pratique professionnelle d'intervention sociale s'inscrit dans des normes et des références
collectives et participe d'un espace politique démocratique.
Si l'effectivité des règles de conduite sociale ne réside pas tant dans leur origine ou leur
sanction que dans l'adhésion dont elles font l'objet par le corps social, cela permet d'affirmer
que la dimension multiforme actuelle des réponses et la pluralité des acteurs de la production
normative ne constituent pas une faiblesse mais un moment de richesse productive, à l'image
d'une action sociale qui ne se constitue pas comme territoire clos mais comme un front ouvert
d'actions, de pratiques et de réflexions :
cela implique que le dispositif à déployer permette d'initier et d'organiser des espaces
d'échanges et de réflexions où se débattent et s'élaborent des significations communes ;
cela nécessite que les diverses formalisations écrites {codes, chartes manifestes…) soient
pensées, analysées, élaborées comme des tentatives d'énonciation et de sécurisation des
normes, et de réaffirmation explicite des règles de conduite communes.
Si la demande de repères éthiques et déontologiques traverse l'ensemble de l'action sociale,
elle se déploie en fonction des modes d'exercices professionnels et se spécifie au regard des
organisations de travail. La demande existe bien mais elle prend des figures différentes qui
doivent être différenciées dans la prise en compte des réponses à apporter. Cependant, des
principes qui prennent en compte les expériences professionnelles et s'articulent aux valeurs
collectives et aux règles de droit auront toujours plus de force et de portée s'ils s'attachent
plus aux finalités de la mission qu'à la profession. […]
318
MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous
la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons
pratiques », 2005, p. 307.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
Le souci réitéré que soient prises en considération leurs interrogations et incertitudes, la
richesse et la diversité des instances mises en place et des formalisations écrites pour tenter de
répondre à cette préoccupation sont là pour témoigner de la force et de la présence, tant
individuelle que collective, des travailleurs sociaux dans cette dimension d'interrogation
éthique et déontologique. La commission souhaite néanmoins leur recommander encore de
privilégier les dimensions: du sujet, en résistant aux logiques de maîtrise de la vie de l'autre ; de
la mission en réinterrogeant régulièrement les méthodes d'intervention (le “comment faire”) au
regard des finalités des actions menées (le “pourquoi faire”). D'être vigilant à ce que les temps
et les espaces indispensables à la confrontation et l'analyse des pratiques dans leurs modalités
institutionnelles et ordinaires soient institués ou maintenus et ne disparaissent pas au nom
d'une “efficacité gestionnaire” ou ne soient externalisés au nom d'une “neutralité d'expertise” ;
qu'ils restent garants d'une éthique de la pratique quotidienne, processus d'élucidation, porteur
de sens. De revendiquer les marges de créativité et d'inventivité des pratiques comme un
positionnement éthique à prendre en compte collectivement et institutionnellement.
Dans cette démarche, la commission souhaite insister sur le rôle de l'encadrement et plus
particulièrement sur la nécessité pour lui de soutenir et garantir l'existence et la pérennité de
lieux et de temps de confrontation et d'élaboration de pratiques. D'assurer et assumer la
responsabilité de la transmission de valeurs et de leur traduction dans les pratiques, tant avec
les salariés de l'institution que les stagiaires en formation. D'accepter et de favoriser l'imprévu
et l'inventivité en mettant en place le cadre institutionnel et l'organisation de travail capables
319
de l'accueillir et de l'élaborer. »
Si j’ai cité ce long extrait du rapport du CSTS sur l’« Éthique des pratiques sociales et la
déontologie des travailleurs sociaux », c’est qu’il répond en tous points à la question
de l’équipement soulevée par la compassion dans l’exercice professionnel du
travailleur social, en préconisant ce retour à l’éthique pour les professionnels ;
individuellement bien sûr, mais aussi collectivement, dans les institutions. Nous avons
vu que ces professionnels en parlaient déjà entre eux, construisant une éthique
commune et élaborant les règles du métier. Il serait par surcroît utile, comme c’est
déjà le cas dans de nombreux lieux, de profiter de l’obligation légale qui est faite aux
établissements et services sociaux et médico-sociaux de s’évaluer en interne320 (puis
de l’être en externe), pour reprendre cette intention au collectif en lui intégrant la
dimension du care. Car le rapport du CSTS répond également au second problème
soulevé par l’exemple de compassion : celui de la dimension du sujet qu’il nous
demande de privilégier dans nos réflexions. « Est-ce que ça peut l’aider ? » nous disait
autrement Marie Tournier321.
Pour rappel, la compassion n'est pas une expression passive face à la souffrance de
l’autre, mais une réponse active à l’interpellation d’un sujet en souffrance. Et nous en
avons vu trois exemples par les comptes rendus des observations qui ont été présentés
dans ce travail de recherche. Et nous avons vu également que l’émotion suscitée par la
détresse de l’autre conduisait, parfois, le professionnel à basculer dans ce régime de
compassion, le poussant à agir dans un élan durable et bienveillant. Cette prise en
319
Conseil supérieur du travail social, Éthique des pratiques sociales et la déontologie des travailleurs
sociaux. La nécessaire question du sens et des limites des interventions sociales, Paris, Éditions ENSP,
2001, pp. 130-133.
320
Article L. 312-8 du Code de l’action sociale et des familles, cf. note de bas de page, p. 96.
321
Cf. supra, p. 79.
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
compte de la sensibilité des professionnels au travail, cette mise en acte de leur
compétence morale ferait que le travailleur social serait à considérer comme un
« professionnel composite », capable d’associer sensibilité et travail ; capable, en
réflexivité, d’agir dans un monde commun avec son public d’intervention. C’est la prise
au sérieux des compétences pragmatiques des personnes : « Chacune d’entre elles est
supposée capable de reconnaître, dans une situation, les êtres qui relèvent d’un monde,
en exerçant un jugement qui prend appui sur une exploration de l’environnement
entreprise selon les possibilités et les exigences qu’implique le choix d’un monde
d’action, et les êtres qui relèvent de ce monde dans la situation présente. Chaque
monde rassemble une collection d’êtres selon une cohérence (un principe de justice, un
état d’amour, un type de conventions, etc.), et contient les éléments d’une dynamique
interne. »322.
Mais cela suffit-il ? Cette volonté de bien faire ne serait-elle pas, en fin de compte,
nuisible à la personne comme le suggèrent les critiques faites à la compassion323 ou
ainsi que l’affirment certains ? Il manquerait de fait à la compassion une aide, un
soutien réels et efficaces, et partager sa souffrance pourrait peut-être même empirer
la condition de l’autre ? À cette objection, il convient de répondre point par point. Le
premier est qu’à l’opposé de la compassion se trouve l’indifférence, l’insensibilité, la
sécheresse de cœur. Mais nul ne revendique, à ma connaissance, l’application de ce
contraire. Ne resterait-il alors que la voie de l’illusoire contrôle et de la maîtrise totale
de soi ? de la technique souveraine ? qu’aucun professionnel travaillant en proximité
avec des personnes en souffrance ne saurait sérieusement soutenir ? Bien sûr, il nous
reste l’empathie324, mais cette « technique » ne garantit pas plus que la compassion
que l’on trouvera le mot, le geste juste dans la situation. Et on pourrait, à elle aussi, lui
adresser la critique de n’être qu’une forme douce de cynisme, sinon de domination…
Une autre voie serait celle de la justesse325, de la routine, qui nous ferait passer à côté
de celui qui souffre sans le voir (ou plutôt sans le regarder), comme l’évoque Philippe
Corcuff dans sa réflexion sur « blindage » et préservation de soi326. Rien, en tout cas,
ne paraît être totalement satisfaisant.
C’est pourquoi ces conflits éthiques sont nécessaires et doivent faire l’objet de débats
dans la profession, comme je viens de le rappeler sous l’égide du CSTS. Mais ils ne
doivent pas non plus conduire à la paralysie. Regardons ce Bon Samaritain vu par Luc
Boltanski327 : il ne passe pas son chemin lui, ni ne se noie avec l’autre. Pas plus que
Gilles (cf. p. 58.) ou Madeleine (cf. p. 64.). Par contre, une incertitude subsiste dans la
situation de Justine et de son éducatrice (cf. p. 67.). C’est l’adolescente, d’ailleurs, qui
met un terme au régime. Mais on ne sait rien non plus des motifs de cette requête. On
ne peut donc pas conclure, de manière péremptoire, que la compassion soit néfaste
pour les personnes accueillies, pas plus que toute autre forme de travail de care. Pour
aborder cette question autrement, il conviendrait d’entrer par la qualité des
322
DODIER Nicolas, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, n° 529-530, juin-juillet 1991, p. 433.
Cf. supra, pp. 82-83.
324
Cf. note de bas de page, supra, p. 7.
325
Cf. supra, « Figure : régimes d’action », p. 15.
326
Cf. supra, p. 103.
327
Cf. supra, pp. 71-73
323
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— Chapitre III : Les effets, les usages —
prestations délivrées328, ou de la relation d’aide329, ou de la bientraitance330, ou encore
du « bon care »331. Parce que la compassion, en tant que manifestation de care, est,
parfois, la seule chose à faire ? (Qui pourrait dire que Gilles a mal agi à l’égard de
Julien332 ? Qui ne jugerait pas juste, sa manière de répondre ?) On ne voudrait certes
pas ériger la compassion en système permanent de relation, mais on ne saurait non
plus l’évacuer pour autant. Car quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, la compassion
se produira. Le réel est têtu. C’est donc ici que je quitterai ce questionnement, après
l’avoir construit, posé et développé tout le long de ce travail, laissant simplement les
portes ouvertes, et ne résistant pas au bonheur d’en confier l’épilogue (provisoire) à
Albert Cohen, l’auteur de Belle du seigneur, dont le passage suivant extrait de ses
Carnets 1978 333 — évoquant sa « tendresse de pitié » — a aidé les inventeurs du
régime de compassion, Philippe Corcuff et Natalie Depraz, « […] à complexifier le
visage lévinassien avec ce qu’il [l’auteur] nomme l’ “identification à l’autre” »334 :
« La première voie qui mène à la tendresse de pitié, seul possible amour du
prochain, est ce que je nomme l’identification à l’autre. Lorsque je suis devant un
frère humain, je le regarde et soudain, je le connais, et soudain, étrangement, je
lui ressemble, je suis lui, pareil à lui, son semblable. Il est en moi. C’est une
transsubstantiation que je connais et que j’éprouve. Et parce que, en quelque
sorte, je suis l’autre, je ne peux pas ne pas avoir pour lui, non certes l’amour que
j’ai pour mes bien-aimés, mais une tendresse de connivence et de pitié. Ne me
dites pas absurde, car ce que je dis est vérité, une vérité ressentie par moi, tant de
fois ressentie. »
Albert Cohen, Carnets 1978.
« Ça, c’est peut-être le plus difficile du métier… »
(Marie Tournier, juillet 2007, cf. p. 80.)
328
Comme mentionné à l’article L. 312-8 du CASF sur l’évaluation : « […] procèdent à l'évaluation de
leurs activités et de la qualité des prestations qu'ils délivrent », cf. supra, note de bas de page, p. 96.
329
« Relation d’aide » et « bientraitance » seraient elles aussi à intégrer dans l’éthique du care, tout
comme la « figure communautaire » définie par Luc Boltanski. Cf. supra, p. 73.
330
Comme le rappelait récemment la Direction générale de l’action sociale, dans son instruction n°
2007-112 du 22 mars 2207 « relative au développement de la bientraitance et au renforcement de la
politique de lutte contre la maltraitance ».
331
« Derrière cette diversité, il est toutefois possible d’identifier un mouvement commun qui est
essentiel pour comprendre les formes du bon care dans le cadre du travail social. Ce mouvement
commun est celui d’une recherche de l’autonomisation et des la responsabilisation des personnes en
difficulté, devenue une thématique centrale du travail social. » — PATTARONI Luca, « Le care est-il
institutionnalisable ? », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres.
Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005, p. 183.
332
Cf. supra, p. 58.
333
COHEN Albert, Carnets 1978, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1979, p. 169.
334
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
ère
de la politique », 2001 (1 éd.), p. 117.
Page | 108
— Conclusion —
Rude chemin que celui de la recherche, escarpé et sinueux. Voici trois ans que ce
travail a commencé, des premières lectures et réflexions, jusqu’aux ouvertures et
propositions faites au monde du travail social d’intégrer la compassion dans une
réflexion, une intention éthique globale, comme part invisible du travail propre au
souci de l’autre, ou care335. Ce travail de care, qui dépasse la seule compassion, ou
plutôt la comprend dans un ensemble plus vaste de pratiques ou activités concrètes
répondant aux besoins des personnes singulières, peut être ou ne pas être fait, comme
nous le dit Pascale Molinier336. C’est un choix que doit faire la profession, et les
professionnels. Parce que les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel337 et qu’au
quotidien les travailleurs sociaux missionnés pour les accompagner doivent articuler
leur disposition avec leur activité, leur sensibilité avec leur travail. « C’est humain, tout
simplement ! » nous disait Marie Tournier de manière si frappante, et c’est bien dans
le face-à-face et la proximité des corps que ce concernement a lieu, car c’est en ce lieu
que s’exerce la tension entre une mesure minimale en la détresse d’autrui et les
mesures communes de la justice338. Le régime d’interpellation éthique dans le face-àface — ou régime de compassion —, est donc bien une question de justice ; il me fait
violence car la présence de l'autre souffrant menace ma tranquillité et peut susciter
mon agressivité, il m’oblige en ce qu’il me « […] faut par conséquent peser, penser,
juger, en comparant l'incomparable. La relation interpersonnelle que j'établis avec
autrui, je dois aussi l'établir avec d'autres ; il y a donc nécessité de modérer ce privilège
d'autrui ; d'où la justice », écrit Emmanuel Lévinas339. « Comment se fait-il qu’il y ait
une justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du
tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec
l’autre, je lui dois tout ; mais il y a le tiers. »340
Le tiers, nous l’avons vu avec Paul Ricœur, c’est la règle — le « pôle-il » —, qui
s’intercale entre l’affirmation de ma propre liberté et la reconnaissance de celle
d’autrui341. Pour ce qui concerne la compassion dans l’exercice professionnel, ce tiers,
cette règle, c’est la déontologie, ou morale professionnelle. Parfois, et c’est souvent le
cas pour notre compassion, cette morale fait preuve de formalisme, tombe dans la
sévérité et impose son « il faut », ne laissant plus sa place au cheminement nécessaire
pour départager le « normal » du « pathologique ». On entre dès lors dans la moralité ;
la règle est « […] devenue étrangère à mon projet de liberté et même à mon intention
de reconnaissance de la liberté d’autrui. L’origine de l’éthique dans la liberté en
première personne, dans la liberté en deuxième personne et dans les règles qui
335
PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du
care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2005.
336
Cf. supra, p. 101.
337
Cf. supra, pp. 95-96.
338
Cf. supra, pp. 18-19.
339
LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll.
ère
« Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982), p. 84.
340
Ibid.
341
Cf. supra, pp. 90-91.
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— Conclusion —
médiatisent ces dernières est tout simplement oubliée »342. Ce formalisme, on le
rencontre dans le cycle de la compassion, identifié par Erving Goffman : « […] quelle
que soit la distance que le personnel essaie de mettre entre lui et ces “matériaux” [les
reclus], ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d’amitié. Il
existe un danger permanent que le reclus prenne une apparence humaine. Le personnel
compatissant souffrira et il faudra le soumettre à un traitement rigoureux »343. On
observe à ce sujet « une sorte de système de réactions en chaîne »344 — ou cycle de la
compassion — : au départ l’employé se tient à une telle distance du reclus qu’il ne
peut prendre conscience de son éventuelle souffrance, puis il ne voit pas de contreindication à s’en rapprocher mais, de ce fait, se rend vulnérable par compassion en
menaçant l’équilibre des rapports fondé sur le maintien de la distance qu’il a rompue.
Les réponses ? la distance et le blindage, comme mises en garde émanant précisément
de ceux dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; les
professionnels les plus exposés eux-mêmes lorsqu’ils se préservent derrière des
« écrans de compassion » ; la profession toute entière, lorsqu’elle fait de ces impératifs
autant de lieux communs, alors qu’il n’est pas dit autre chose par le Conseil supérieur
du travail social345 qu’il convient de « légitimer la réflexion éthique » dans nos
établissements et services sociaux et médico-sociaux346. L’idée serait ici que notre
déontologie — « […] le registre des règles instituées, des devoirs professionnels et de
l'inscription dans un collectif de référence »347 — s’enrichît d’une réflexion sur ces
pratiques dites de care comme autant de compétences morales348 à mobiliser, comme
équipement incorporé349, pensé, réfléchi, construit. C’était toute l’intention des
deuxième et troisième hypothèses de cette recherche350 : montrée telle qu’elle est à
l’œuvre entre un travailleur social et une personne accueillie en souffrance et,
contrairement à ce qui peut être avancé en matière de bonne distance et de
professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire, la compassion serait intéressante
à assumer en tant que régime d’action permettant d’agir dans des situations délicates
et particulières, quand même de lourds soupçons pèsent sur elle et qu’elle n’échappe
pas aux plus sévères critiques sur la sincérité de ses intentions351. Nul doute que ce
travail aura aussi été, dans ses conclusions, une œuvre de réhabilitation des émotions
et sentiments des travailleurs sociaux au travail352.
La compassion est un régime d’action, un système actantiel353 qui va tenter de « […]
rendre compte de l'action dans certaines situations à travers l'équipement mental et
342
RICŒUR Paul, « Éthique», in Dictionnaire de la Philosophie, Paris, Encyclopædia Universalis et Albin
Michel, 2006, p. 717.
343
ère
GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 2005 (1 éd., 1968
pour la trad. fr.), p. 129.
344
Ibid., p. 129.
345
Cf. supra, pp. 18-19.
346
Cf. supra, pp. 105-106.
347
Conseil supérieur du travail social, Éthique des pratiques sociales et la déontologie des travailleurs
sociaux. La nécessaire question du sens et des limites des interventions sociales, Paris, Éditions ENSP,
2001, p. 130.
348
Cf. supra, « Une compétence morale dans l’exercice professionnel du travailleur social », pp. 97-99.
349 349
Cf. supra, p. 102.
350
Cf. supra, pp. 16 ;20.
351
Cf. supra, « Soupçons sur la compassion », pp. 81-84.
352
Cf. supra, pp. 95-96.
353
Cf. « Annexe II — Protocole d’observation », p. VI.
Page | 110
— Conclusion —
gestuel des personnes, dans la dynamique d'ajustement des personnes entre elles et
avec les choses, en recourant donc à des appuis préconstitués tout à la fois internes et
externes aux personnes. »354 Ma première hypothèse de recherche355 aura été de
mettre à l’épreuve ce modèle sociologique, ni en dénonçant, ni en célébrant, mais en
montrant le régime de compassion à l’œuvre en tant qu’il tente de rendre compte de
l’action en situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action de travailleurs
sociaux en exercice. Cette démarche scientifique aura continuellement occupé ma
réflexion356, tant il ne m’apparaissait pas souhaitable d’aborder une recherche sur la
compassion — « sociologie de l’intime » par excellence, s’agissant d’un sentiment —
sans l’encadrer rigoureusement dans une problématique, une épistémologie et une
méthodologie que nos grands prédécesseurs nous ont laissées pour héritage, nous
invitant à modestement les rejoindre au carrefour de la philosophie, de la sociologie et
de la littérature : Hannah Arendt, Luc Boltanski, Pierre Bourdieu, Albert Cohen,
Philippe Corcuff, Natalie Depraz, Erving Goffman, Emmanuel Lévinas, Pierre Livet,
Jean-Claude Passeron, Paul Ricœur, Alfred Schütz, Laurent Thévenot, Max Weber…
pour ne citer que ceux-là. Sans ces longues réflexions et mes nombreuses lectures357,
je n’eusse pas pu délimiter la compassion comme objet de recherche et, par voie de
conséquence, l’observer comme je m’y suis essayé : via un instrument d’optique
devant me permettre, tout d’abord, de m’extraire des situations d’observation dont
j’étais partie prenante — ma « position privilégiée » — en vue de rendre compte, de
manière objectivée, de ma propre subjectivité358. La restitution de mes observations
aura ensuite été proposée par le truchement de comptes rendus ethnographiques
rédigés principalement selon une figure de rhétorique précise, l’hypotypose359, propre
à rendre vraisemblables les situations montrées et, par-là même, à produire un effet
sociologique360 sur le lecteur avisé.
Des éducateurs d’internat — des travailleurs sociaux — ont été par mes soins, et de
manière scientifiquement motivée et justifiée, observés alors qu’ils basculaient — ou
venaient de basculer — en régime de compassion. Ainsi à l’œuvre, on aura pu les voir
donner le meilleur d’eux-mêmes, en toute humanité. Car la compassion est
délibérément active ; elle est, sans aucun doute, manifestation de miséricorde361 et de
dilection362. Elle s’illustre parfaitement dans la parabole du Bon Samaritain dont Luc
Boltanski nous a proposé l’exégèse363, sans être l’apanage du religieux (nous l’avons
vue pragmatiquement à l’œuvre chez des éducateurs d’internat), mais sans pour
autant passer sous silence l’intérêt que la religion peut lui porter, en tant que vertu. La
compassion est délibérément active, et aucun de tous les termes employés pour cette
action — ou « métamorphose du réel par négation du donné » (Philippe Muray) — ne
354
CORCUFF Philippe, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan Université, coll. « 128 », 1995, p. 112.
Cf. supra, p. 16.
356
Cf. « Chapitre I : Une démarche scientifique », pp. 24-55.
357
Se reporter, notamment, à ce sujet, aux « Prolégomènes » à cette recherche, supra, pp. 4-23.
358
Cf. « Une technique d’enquête : l’observation directe non déclarée», pp. 33-48.
359
Cf. supra, pp. 44-46.
360
Cf. supra, pp. 47-48.
361
MISÉRICORDE n.f. — 1120 latin misericordia, de misericors « qui a le cœur (cor) sensible au malheur (miseria) » 1. VIEILLI
Sensibilité à la misère, au malheur d’autrui. — Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et
analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, p. 1609.
362
DILECTION n.f. — 1160 latin dilectio, de diligere « chérir » RELIG. Amour tendre et spirituel. — Ibid., p.
739.
363
Cf. supra, pp. 71-72.
355
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— Conclusion —
l’aura qualifiée sans avoir, au préalable, été soigneusement pensé et pesé. La
compassion est un objet esthétiquement et moralement beau, il eût été ingrat de ne
pas lui rendre justice. J’aurai, par ailleurs et comme il l’aura certainement été
remarqué, employé bon nombre d’italiques. Ce procédé typographique m’a paru utile
chaque fois que j’ai voulu appuyer tel terme ou tel groupe de mots en ce qu’ils
jalonnaient l’avancement de ma recherche. J’aurai de même souvent cité de longs
passages d’auteurs dont je n’ai voulu équarrir la pensée ; mieux que je ne l’eusse pu
moi-même en les paraphrasant, ces extraits ont fondé et étayé ce travail de leurs
propres matériaux de recherche ; opérer des coupes n’eût pas donné plus de lumière
par concision, dès lors que je me suis toujours efforcé de ne citer que ce qui me
paraissait essentiel à la bonne compréhension de mon cheminement, et à l’aperçu des
nombreuses pistes qu’il me semblait tracer. Plus largement, j’ai voulu rendre la lecture
de ce mémoire aussi agréable et vivante que possible, conservant intact mon style
dont je n’ai rien voulu sacrifier et tenant compte de l’objet même de cette recherche.
Une écriture dense mais, je l’espère, cohérente et utile.
Les acteurs, les personnes impliquées dans le régime de compassion ont été
considérées capables d’agir de manière compétente en situation. C’est tout le projet
du paradigme présidant à cette recherche : « L’horizon pragmatique de la sociologie,
son exigence première, est de prendre au sérieux les actions et justifications des
personnes ordinaires et, ce faisant, d’éviter de confisquer leur parole au nom d’une
prétendue objectivité scientifique, cherchant toujours à être au plus près de leurs
préoccupations et expériences immédiates. »364 La question de la scientificité, de la
validité opératoire de la sociologie des régimes d’action se pose en référence au
constructivisme social d’Alfred Schütz, ou courant de pensée définissant la réalité
sociale comme le résultat d’une construction par les acteurs sociaux eux-mêmes. En
conséquence, les productions des chercheurs en sciences sociales sont des
constructions du second degré puisque fondées sur le stock des connaissances
préalables déjà construites par les acteurs sociaux eux-mêmes, dans le souci de ne pas
totalement disqualifier la connaissance produite par le sens commun et, par une
reconstruction de cette connaissance, d’un point de vue épistémologique, de dépasser
l’opposition entre objectivisme et subjectivisme. Luc Boltanski et Laurent Thévenot,
depuis leur ouvrage De la justification paru pour la première fois en 1987 et faisant
aujourd’hui référence365, ont ouvert la voie vers un « nouveau style sociologique »366.
« De nombreux travaux ont en effet emprunté la voie d’une théorie de l’action où la
notion de convention occupe une place privilégiée, ce qui a contribué au
renouvellement de l’analyse sociologique en remettant en question certains clivages
classiques tels acteur/système, individuel/collectif… L’un des traits remarquables de
cette thématisation est de reconsidérer la question de l’action dans une optique
pluraliste. Chacun à sa manière, les auteurs se sont attelés à rendre compte des
conduites humaines en insistant sur la multiplicité des logiques d’action et sur la
pluralité des formes de rationalité »367
364
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, p. 212.
BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris,
ère
Gallimard, 1991 (1 éd., 1987).
366
NACHI Mohamed, « L’invention d’un style sociologique », in Introduction à la sociologie pragmatique,
op. cit., pp. 19-22.
367
Ibid., p. 19.
365
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— Conclusion —
Je n’ai pas eu d’autre souci, en tant que praticien de la sociologie des régimes d’action,
de m’efforcer de dépasser l'opposition traditionnelle entre l'individuel et le collectif,
de mettre par parenthèses les catégories sociologiques usuelles — classe sociale,
statut, rôle, culture, société, pouvoir, etc. — pour mettre à l’épreuve des outils
d'analyse — observations, entretien — visant à éclairer un mode d’engagement de
travailleurs sociaux dans leur monde, refusant de me situer dans une logique exclusive
de rupture avec le sens commun, récusant enfin l'idée d'un individu rationnel
uniforme, calculateur et utilitariste, préférant recourir à des notions comme celle
d'actants, de personnes, d'êtres, qui peuvent être tout autant des personnes
singulières que des objets… comme j’ai tenté d’en montrer l’évidente participation au
régime, au système actantiel. Cette recherche s’est voulue appliquée et
programmatique pour le travail social, construite comme une boîte à outils à l’usage
des professionnels, laissant les portes grandes ouvertes à toutes entrées, critiques et
développements souhaitables ou possibles ; l’intérêt étant selon moi, à une époque où
l’on demande aux établissements et services d’ « […] évaluer leurs activités la qualité
des prestations qu'ils délivrent au regard notamment de procédures, de références et
de recommandations de bonnes pratiques professionnelles »368, de lire l’acte professionnel dans toute sa complexité, ce à quoi je souhaite avoir pu contribuer dans un
souci d’enrichissement qualitatif du savoir disponible pour toute la profession.
Naturellement, je n’ai pas pu tout dire, ni tout faire, et il me sera peut-être loisible de
poursuivre. Toutes limites propres à un travail de cet ordre — individuelles, nature de
l’objet, difficultés de recueillir des matériaux, etc. — ont été évoquées et soulignées ;
elles sont intrinsèques à toute recherche, et la connaissance n’est jamais que la reprise
d’une question là ou d’autres l’avaient laissée, en l’état, avant vous. C’est pourquoi je
me suis particulièrement tenu à la rigueur et à la cohérence de mon propos, essayant
de ne jamais perdre le fil de ma problématique — ou ensemble construit
d’hypothèses —, procédant avec méthodologie pour vérifier ou infirmer ce que j’avais
d’abord pressenti, puis conceptualisé, et enfin circonscrit : mon objet de recherche, la
compassion dans l’exercice professionnel du travailleur social. Pour ce faire, j’ai fait
usage sociologique de ressources phénoménologiques369, comme le proposaient
Philippe Corcuff et Natalie Depraz en inventant le régime d’interpellation éthique dans
le face-à-face370, ce régime de compassion que j’ai désiré montrer pour connaître et
comprendre, et non pour dévoiler ou arborer. La compassion dans l’exercice
professionnel du travailleur social — si je ne devais conclure que par cette assertion —,
n’est ni une maladie honteuse, ni un emblème, mais un savoir-y-faire en situation
particulière, face à un frère humain singulier.
« D’abord on perd pied, puis on trouve un sol » — (Alain Finkielkraut)
« Vous le voyez, impossible de prendre des raccourcis.
Ceux-là ne laissent pas voir comment tremble le terrain. » — (Jean-Pierre Faye)
368
Cf. note de bas de page, p. 96.
« […] la phénoménologie décrit ce qui apparaît » — LÉVINAS Emmanuel, Éthique et infini, (dialogues
ère
avec P. Nemo), Paris, LGF – Le Livre de poche, coll. « Biblio/Essais », 1990 (1 éd., 1982), p. 79.
370
CORCUFF Philippe, « Usage sociologique de ressources phénoménologiques : un programme de
recherche au carrefour de la sociologie et de la philosophie », in BENOIST Jocelyn et KARSENTI Bruno,
sous la dir.de, Phénoménologie et sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements
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369
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ROUSSEAU A. et WRIGHT P., « La sociologie politique et morale de Luc Boltanski : la
question des rapports entre l'individuel et le collectif », in site Internet [en ligne],
adresse : http://boltanski.chez-alice.fr/sociologie1.htm, (consulté le 15 mars 2006)
YAHIA Christophe (janvier 2001), « Analyse conceptuelle du vraisemblable », in
Prefigurations.com, Site du Mensuel gratuit des Arts figuratifs sur Internet, [en ligne],
adresse :
http://www.prefigurations.com/numero2vraisemblable/htm2vraisemblable/vrai_III.4
%20yahia.htm (Consulté le 22 août 2007)
Page | 119
— Sommaire des annexes —
Annexe I — Glossaire et réflexions …………….……………………………………..
……………………………………………………
Annexe II — Protocole d’observation ……………………………………………….
VI
…………………….……………………………………
VIII
Annexe IV — Claude Dubar, Pierre Tripier
—
..….……………………………………
Les définitions du terme profession
XII
………..……………………..………
XIII
Annexe III — Guide d’entretien
Annexe V — La dualité du care et du cure
I
— Annexe I —
Glossaire et réflexions
DICTIONNAIRE NICOT, THRESOR DE LA LANGUE FRANÇAISE, 1606
COMPASSION Compassion, Miseratio.
Pitié et compassion qu'on a d'aucun, Commiseratio.
Qui a pitié et compassion de la misere d'aucun, et luy aide, Misericors.371
LE DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇOISE, 1ÈRE ÉDITION,
1694
COMPATIR. v. n. Estre touché de pitié pour les maux d'autruy. Je compatis à vostre douleur, à
vostre affliction.
Il signifie aussi, Souffrir les fautes, les foiblesses de son prochain avec indulgence, au lieu de
s'en fascher. Il faut compatir aux infirmitez de son prochain. compatir à la foiblesse humaine.
Il signifie encore, S'accorder bien, s'accommoder avec quelqu'un, vivre bien avec luy. Il est
d'une si meschante humeur & si bizarre que personne ne peut compatir avec luy, qu'il ne
sçauroit compatir avec personne. […] En ce sens il se met ordinairement avec la negative.
COMPASSION. s. f. v. Pitié, commiseration, mouvement de l'ame qui compatit aux maux
d'autruy. Avoir compassion de la misere d'autruy. avoir pitié & compassion. estre touché de
compassion.372
RICHELET PIERRE, DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇOISE
ANCIENNE ET MODERNE, 1732
COMPASSION, s. f. [Miseratio, Commiseratio] Afliction qu’on a pour un mal, qui
semble menacer quelcun de la perte, ou du moins de le faire beaucoup soufrir,
quoiqu’il ne mérite nullement qu’un tel malheur lui arrive, à condition toutefois que
celui qui a de la compassion, se trouve en un tel état, que lui-méme apréhende qu’il ne
lui en arrive autant, ou à quelcun des siens, comme n’en étant pas trop exemt, ni bien
éloigné. […] On a compassion des personnes qu’on connoît.373
371
« Compassion », Dictionnaire Nicot, Thresor de la langue française (1606), in Dictionnaires
d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne],
adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/TLF-NICOT/ (Consulté le 19 novembre
2006).
372
ère
« Compassion », Le dictionnaire de l’Académie françoise, 1
édition 1694, in Dictionnaires
d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la langue française (ATILF), [en ligne],
adresse : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/ACADEMIE/PREMIERE/ (Consulté le
19 novembre 2006).
373
« Compassion », Richelet Pierre, Dictionnaire de la langue françoise ancienne et moderne, in Gallica,
site de la bibliothèque numérique de la BNF, [en ligne], adresse :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50933f (Consulté le 21 juin 2007).
Page | I
Annexe I — Glossaire et réflexions
JEAN-FRANÇOIS FÉRAUD, DICTIONAIRE CRITIQUE DE LA LANGUE
FRANÇAISE. MARSEILLE, MOSSY, 1787-1788
COMPASSION, s. f. COMPATIR, v. n. COMPATISSANT, ANTE, adj. [Konpa-cion, konpati,
konpati-san, sante] Compassion, est un mouvement de l'âme, qui compatit aux misères
d'autrui. — Compatir, c'est être sensible à la douleur, à l'afliction des aûtres. Compatissant,
porté à la compassion; humain, sensible. Exciter la compassion; être touché, ému de
compassion. Ah! pourquoi la nature n'a-t-elle placé la compassion que dans le cœur des
persones indigentes? 374
LAROUSSE — GRAND DICTIONNAIRE UNIVERSEL DU XIXE SIÈCLE,
1866-1876
COMPASSION s. f. (kon-pa-sié — lat. compassio ; de cum, avec, et patior, je souffre).
Sentiment pénible que nous fait éprouver le malheur d’autrui : Un état digne de COMPASSION.
Etre digne de COMPASSION. Etre touché de COMPASSION. La COMPASSION sert d’aiguillon à la
clémence. (Montaigne.) Pour bien sentir la COMPASSION, il faudrait en avoir été digne. (StEvrem.) C’est par orgueil que nous plaignons le malheur de nos ennemis, et nous ne leur
donnons des marques de COMPASSION, que pour leur faire sentir que nous sommes au-dessus
d’eux (La Rochef.) La COMPASSION qui accompagne l’aumône est un don plus grand que
l’aumône même. (Fléch.) Il est des moments d’effroi où toute COMPASSION cesse, où l’homme,
absorbé en lui-même, n’est plus sensible que pour lui. (Marmontel.) L’aveuglement de l’esprit
est aussi digne de COMPASSION que celui du corps. (Chesterfield.) Les hommes sont plus faibles
que méchants, plus dignes de COMPASSION que de haine. (Palissot.) La COMPASSION est aussi
naturelle à l’homme que la respiration. (J. de Maistre.) La COMPASSION est une sensation
précordiale qu’on éprouve quand on voit souffrir son semblable. (Brill.–Sav.) La COMPASSION est
une habitude chez les hommes bons, une distraction chez les autres. (Latena.)
Ouf ! je me sens déjà pris de compassion. — RACINE
… Le grand César blâme votre action,
Avec moins de courroux que de compassion. — CORNEILLE
L’humanité séduit le cœur de l’innocence,
Et la compassion va plus loin qu’on ne pense. — DEMOUSTIER
— Faire compassion, Inspirer la compassion. Inspirer une pitié méprisante : Taisez-vous,
vous me FAITES COMPASSION. Cela FAIT COMPASSION d’entendre raisonner ainsi.
Il est vrai, le pauvre homme, il fait compassion. — BOURSAULT
— Syn. Compassion, commisération, miséricorde, etc.
— Antonymes. Dureté, insensibilité, indifférence, sécheresse de cœur.
COMPASSIONNER (SE) v. pron. (kon-pa-sio-né — rad. compassion). Se prendre de
compassion : Je ME COMPASSIONNE fort aisément des afflictions d’autrui. (Montaigne.) Vieux
mot.375
374
« Compassion », Jean-François FÉRAUD: Dictionaire critique de la langue française. Marseille, Mossy,
1787-1788, 3 vol. Fol., in Dictionnaires d’autrefois, Site de l’analyse et traitement informatique de la
langue française (ATILF), [en ligne], adresse :
http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/dicos/FERAUD/ (Consulté le 19 novembre 2006).
375
e
LAROUSSE Pierre, sous la dir.de, Grand dictionnaire universel du XIX siècle, Paris, Librairie classique
Larousse et Boyer, 1869, Tome quatrième, p. 775.
Page | II
Annexe I — Glossaire et réflexions
LITTRÉ PAUL-ÉMILE, DICTIONNAIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE,
1863-1877
COMPASSION / kon-pâ-sion ; en poésie, de quatre syllabes / s.f.
1. Sentiment qui nous fait compatir. Vous n'avez pas assez de compassion pour ceux... Pasc.
Prov. 8. Si vous pouvez trouver dans ma compassion... Corn. Hor. V, 2. Le grand César blâme
votre action Avec moins de courroux que de compassion, id. Pomp. IV, 2. Votre rébellion
Mérite plus d'horreur que de compassion, id. Rod. IV, 3. Je ne demande point que par
compassion Vous assuriez un sceptre à ma protection, id. Nicom. IV, 2. Ouf 1 je me sens déjà
pris de compassion, Rac. Plaid. III, 3. Le peuple touché de compassion pour l'enfant, Fén. Tél. V.
Ce qui pouvait lui donner de la compassion, id. ib. IV. Combien devez-vous avoir plus de
compassion pour le peuple, id. ib. XXIV. Votre compassion, lui répondit l'arbuste, Part d'un bon
naturel; mais quittez ce souci, La Font. Fabl. I, 22. La santé, la richesse ôtent aux hommes
l'expérience du mal, leur inspirent la dureté pour leurs semblables ; et les gens déjà chargés de
leurs propres misères sont ceux qui entrent davantage, par leur compassion, dans celles
d'autrui, La Bruy. XI. / Faire compassion, être digne de pitié. / Fig. Cela fait compassion, cela ne
mérite que du mépris. / Terme de liturgie. Fête en mémoire des douleurs de la Vierge, le
vendredi de la semaine de la Passion.
2. Etat de celui qui est à plaindre. Quand vous verrez tous ces cajoleurs qui vous diront qu'il y a
bien de la compassion en votre fait, pensez plutôt à ce que vous sentez qu'à ce que vous
voyez, Malh. Lexique, édit. L. Lalanne.
COMPASSIONNER (se) /kon-pa-sio-né/ v. réfl. Avoir compassion.
R. Ce mot est formé comme affectionner l'est d'affection, et n'a contre lui que d'être peu usité.
COMPATIR v. tr. ind., d'abord compatizer (v. 1630), par croisement avec le français
sympathiser (en moyen français sympathizer), puis compatir (1635), est emprunté au bas latin
compati, littéralement « souffrir avec », de cum « avec » ( co-) et pati ( pâtir).
Le mot a éliminé un doublet moyen français compatir (1541) « se concilier, être
compatible », formé sur compatible. Il exprime le fait de « prendre part à la souffrance
d'autrui » et se construit avec un complément désignant soit la personne en question, soit le
sentiment qu'elle éprouve.
Son participe présent COMPATISSANT, ANTE est employé comme adjectif depuis 1692. 376
CONDOULOIR (se) /kon-dou--loir/ v. réfl. Employé seulement à l’infinitif. Se condouloir avec
quelqu'un, lui témoigner qu’on prend part à sa douleur.
376
LITTRÉ Paul-Émile, sous la dir.de, Dictionnaire de la langue française, Versailles, Encyclopædia
ère
Britannica, 2003 (1 éd., 1863–1877), Tome 1, pp. 1043-1044 ; 1079.
Page | III
Annexe I — Glossaire et réflexions
LE ROBERT, DICTIONNAIRE HISTORIQUE DE LA LANGUE
FRANÇAISE, 1998
COMPASSION n. f. a été emprunté dès le XIIe s. (v. 1155) au latin chrétien compassio, dérivé
de compati. Le mot désigne le sentiment qui incline à partager les souffrances d'autrui, sens
avec lequel il correspond à l'hellénisme sympathie. À la différence de ce dernier, il continuer
de réaliser l’idée de « douleur » que passion, du moins dans l’usage commun, a perdue. Le mot
a donné, par métonymie, le sens religieux et archaïque de « fête célébrée en mémoire des
douleurs de la Vierge ». (1771, Compassion de la Sainte Vierge). Il s’est imposé et a éliminé
les noms dérivés de COMPATISSEMENT n. m. (1649 ; puis 1884) et COMPATISSANCE n. f. (1792).
Son dérivé COMPASSIONNER (SE) v. pron. (1569) « éprouver de la compassion », employé
au XVIe s., est à nouveau utilisé occasionnellement au XIXe s. par archaïsme littéraire.377
LE NOUVEAU PETIT ROBERT, DICTIONNAIRE ALPHABÉTIQUE ET
ANALOGIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 2007
COMPASSION n. f. — 1155 ; lat. chrét. compassio, de compati « souffrir » compatir LITTÉR.
Sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui. apitoiement, commisération,
miséricorde ; pitié. Avoir de la compassion pour qqn. Cœur accessible à la compassion. Être
touché de compassion. Être digne de compassion. « on l’épargnait par compassion de son
état » SAND. CONTR. Cruauté, dureté, indifférence, insensibilité.378
COMPATIR v. tr. ind. — 1541 ; bas latin compati « souffrir avec », d’après pâtir « souffrir ».
1. VX S’accorder, être compatible. « Mais enfin nos désirs ne compatissent point » CORNEILLE. 2. MOD. COMPATIR À : avoir de la compassion pour (une souffrance). s’apitoyer, s’attendrir,
plaindre. « On ne compatit qu’aux misères que l’on partage » THIBAUDET. Il compatit à notre
douleur ( condoléances). — Sans compl. Croyez bien que je compatis.
COMPATISSANT adj. — 1692 ; de compatir. Qui prend part aux souffrances d’autrui. miséricordieux ; bon, charitable, humain, sensible. « Cette charité si compatissante » RACINE.
Un regard compatissant. CONTR. Dur, insensible.
377
REY Alain, sous la dir.de, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert,
1998, p. 822.
378
REY Alain et REY-DEBOVE Josette, sous la dir.de, Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaire alphabétique
et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2007, pp. 482-483.
Page | IV
Annexe I — Glossaire et réflexions
Quelques réflexions me semblent utiles quant à l’illustration chronologique (et non
exhaustive) qui vient d’être proposée du vocable compassion et de ses dérivés, par le
truchement de dictionnaires choisis des XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles :
Compassion voit sa première occurrence au XIIe siècle par emprunt au latin chrétien et,
contrairement à l’hellénisme sympathie, continue de réaliser l’idée de « douleur » que
passion a perdue dans le langage courant (Dictionnaire historique de la langue
française, Le Robert). Ce premier élément est d’autant plus intéressant qu’il a déjà été
introduit une distinction entre compassion et empathie (elle-même composée d’après
sympathie au XXe siècle) fondée sur la séparation entre le sentiment et la technique,
distinction qui peut aussi s’entendre par un éloignement, dans l’empathie, de l’idée de
« souffrir avec » que l’on retrouvait également autrefois dans le verbe pronominal se
condouloir (Littré), aujourd’hui disparu.379
Au hasard de mes pérégrinations sur Gallica, le site de la Bibliothèque nationale de
France, j’ai déniché une véritable merveille : la définition de la compassion selon le
Dictionnaire de la langue françoise de Pierre Richelet, en date de 1732. Je ne sache pas
que jamais plus, on pût l’exprimer avec autant de bonheur et de concision.
Si le verbe dérivé se compassionner est employé au XVIe siècle puis semble s’effacer, il
est à nouveau occasionnellement utilisé au XIXe siècle par archaïsme littéraire
(Dictionnaire historique de la langue française). Si j’ai choisi la reviviscence de cet
usage — se compassionner —, ce n’est pas tant par amour du beau langage que par la
volonté de montrer la dimension délibérément active de la compassion et son
inscription, pour ma recherche, dans un régime d’action. Quoi d’autre, en effet, qu’un
verbe pour illustrer un élan, une conduite, une action ?
La raison de l’emploi du verbe se compassionner dans cette recherche tient également
au fait que son semblable du langage usuel, compatir, est un terme, me semble-t-il,
beaucoup trop marqué par le soupçon d’insincérité du sentiment qu’il évoque.
Lorsqu’on nous dit : « Je compatis… », on a la plus grande peine d’y croire vraiment ;
ou bien accepte-t-on cette formule comme de simple politesse, à l’occasion du décès
d’un proche par exemple. J’ai estimé, dans mon travail, que la compassion méritait
mieux que cela. C’est la même chose (et peut-être pis) pour l’adjectif dérivé
compatissant qui, lui, évoque irrésistiblement la commisération, l’apitoiement. En
voulant mettre à l’abri le professionnel de ce soupçon a priori, j’ai choisi logiquement
d’utiliser le participe passé « compassionné » qui comme substantif, qui comme
adjectif. Nous l’avons vu, c’est en nommant que se produit la rupture épistémologique.
Au XVIIe siècle on définit compassion par pitié ou commisération, les tenant
apparemment pour synonymes ; le XVIIIe y voit « un mouvement de l'âme » et les XIXe
et XXe « un sentiment que nous fait éprouver le malheur d’autrui ». De nos jours
encore, il est extrêmement fréquent que compassion soit employé pour pitié — et
inversement — dans le langage courant. Les dictionnaires non spécialisés — dont les
définitions sont d’abord des périphrases —, n’ont pas la vocation d’entrer dans des
distinguos ni dans des conceptualisations mais de donner des usages, analogies et
synonymies, des définitions précises mais de portée ordinaire (comme le Petit Robert
par exemple). En revanche, la distinction entre compassion et pitié conceptualisée par
Hannah Arendt dans son Essai sur la Révolution, puis reprise par Luc Boltanski dans La
souffrance à distance, est fondamentale pour cette recherche.
379
Sur la distinction entre compassion et empathie, cf. supra, p. 7.
Page | V
— Annexe II —
Protocole d’observation
Hypothèse de recherche
L’observation directe non déclarée doit me permettre ni de dénoncer, ni de célébrer,
mais de montrer le régime de compassion à l’œuvre, de rendre compte de l’action en
situation, d’un mode particulier d’engagement dans l’action des éducateurs au travail
et, ainsi, de redonner du relief à cette pratique, de la faire sortir d’une certaine
invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel.
Système actantiel
« […] c’est-à-dire un ensemble d’actants disposant de caractéristiques spécifiques, se
présentant selon des modalités différentes et entretenant des relations évidentes entre
eux. La sociologie pragmatique suppose également l’existence de compétences
s’incarnant dans des actions et paroles. Les personnes sont dès lors considérées à la
lumière de ce qu’elles font et disent, à partir de la mise en œuvre des actions et des
justifications qu’elles déploient. Cette sociologie se préoccupe des contraintes morales,
des conventions et des connaissances tacites qui pèsent sur les personnes et orientent
leurs actions et la formation des accords entre elles. »380
lieux
Le lieu ou l’espace habité, là où je peux
regarder la réalité pour pouvoir la nommer ;
pour nourrir, recréer mon regard.
Le lieu en ce qu’il peut être significatif pour le
régime : lumière, ambiance sonore, décor,
heure de déroulement…
personnes
Le compassionné et la personne qui souffre ; leurs
mots.
Le non-verbal : les gestes, mimiques, attitudes.
objets
Les objets qui participent vraisemblablement au
régime de compassion.
380
NACHI Mohamed, Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006, pp. 52-54.
Page | VI
Annexe II — Protocole d’observation
typologie (Hannah Arendt) 381
La compassion s’adresse à des êtres souffrants singuliers, dans des situations particulières
faisant se rencontrer et mettre en présence ceux qui ne souffrent pas et ceux qui souffrent.
La compassion n’est pas « loquace » et ne porte pas grand intérêt aux émotions. Elle se
satisfait d’une « curieuse mutité ». La compassion n’est pas muette, mais son langage consiste
en gestes et expressions du corps plutôt qu’en mots.
La compassion ne parle que dans la mesure où il lui faut répondre directement aux sons et
gestes expressifs par lesquels la souffrance se fait visible et audible au monde.
381
Cf. supra, p. 34.
Page | VII
— Annexe III —
Guide d’entretien
Hypothèse de recherche
La compassion, montrée telle qu’elle est à l’œuvre entre un travailleur social et une
personne accueillie en souffrance et, contrairement à ce qui peut être avancé en
matière de bonne distance et de professionnalisme en ce qu’elle leur serait contraire,
est intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant de faire son travail,
de la considérer comme une compétence morale du professionnel ouvrant des enjeux
en termes de reconnaissance et de valorisation du travail d’accompagnement,
d’enrichissement du travail social. Régime d’action parmi d’autres, il ne s’agit pas
d’adopter une posture normative en prétendant que la compassion serait
indispensable à la professionnalité de l’éducateur, mais de ne pas nier qu’elle puisse
être considérée comme l’un de ses savoir-faire pour autant qu’il sache et puisse la
reconstruire avec et pour la profession. On ne serait dès lors pas moins professionnel à
être engagé dans certaines situations selon les termes de cette logique.
Enquêtée et discours recherché
Afin de faire produire du discours professionnel sur cet aspect du travail il a été
recouru à un entretien semi-directif, et à un seul, en tant qu’il me paraissait être
particulièrement significatif d’un discours professionnel largement répandu dans le
travail social (pour autant que quatorze années d’expérience dans ce champ
m’autorisent à l’avancer.) Ici, le parti pris méthodologique est qu’un acteur peut être
porteur d’un mode de pensée collective, en laissant de côté l’objectif de
représentativité. Il s’agit donc bien de mettre à jour les rhétoriques professionnelles
que la relation de compassion provoque.
Page | VIII
Annexe III — Guide d’entretien
Consigne
« Avant de commencer cet entretien, je me dois de préciser certaines choses. Dans le
cadre de mon travail de mémoire en DSTS, je m’interroge sur l’exercice professionnel
des éducateurs d’internat et, plus largement, des travailleurs sociaux, lorsqu’ils sont en
relation de face-à-face avec leur public.
Comme support à notre discussion, je vais te présenter deux situations éducatives382,
volontairement modifiées pour respecter l’anonymat des personnes, que je vais te
demander de bien vouloir lire avant de me dire ce qu’elles t’inspirent. Ces deux
situations, ou l’une plutôt que l’autre à ton choix, serviront de base à notre entretien.
J’ajoute enfin que je garantis également ton anonymat dans toute suite que je pourrais
donner aux éléments que j’aurai recueillis au cours de cet entretien. »
Renseignements divers
Quel est ton âge ?
Quel est ton niveau de qualification et en quelle année as-tu été diplômée ?
Depuis quand travailles tu dans notre établissement ?
Désires-tu ajouter quelque chose ?
382
Cf. pp. XI et XII.
Page | IX
Annexe III — Guide d’entretien
Une chambre. La deuxième du couloir qui en distribue les entrées à sa gauche ; sur sa
droite : une petite cuisine, une salle d’eau et des toilettes. Il est 22 heures trente et le
silence règne, à peine troublé par de lointains bruits de coucher : portes de placard, lits
tirés, heurts contre murs et meubles, paroles assourdies. Je me suis avancé dans ce
couloir, comme d’ordinaire, à l’heure où je dis mon dernier mot aux adolescentes pour
leur souhaiter une bonne nuit. Peu après, je m’arrête dans la faible lumière des
veilleuses pour observer la scène. Je me tiens, debout, dans l’embrasure de la porte,
légèrement en retrait de la pièce.
Une chambre rectangulaire de quatre mètres sur trois et deux mètres cinquante sous
plafond. La porte est grande ouverte. Deux lits parallèles sont disposés
perpendiculairement à ma position, à deux mètres de l’entrée et à un mètre l’un de
l’autre. Justine et ma collègue sont assises face à moi, sur le lit du fond. Une lumière
douce se diffuse depuis ma droite, repoussant l’ombre dans les recoins de la chambre,
depuis les ampoules de l’encadrement du petit cabinet de toilette lui-même flanqué
de deux armoires. Derrière les protagonistes, la grande fenêtre aux deux panneaux
vitrés coulissants est aveuglée par un volet roulant hermétiquement baissé. Quelques
affaires éparpillées rendent compte de l’occupation de la chambre par une
adolescente : vêtements, accessoires, petits objets personnels éparpillés alentour et
jusque sur le second lit, inoccupé du fait de l’absence de la seconde interne.
Une chambre la nuit ; autour de nous le calme s’est fait ; tout indique
l’endormissement. L’une près de l’autre et face à moi, les deux jeunes femmes
peuvent me voir et distinguer mon visage — quoique je sois dans la pénombre — mais,
si tel est le cas, elles n’en laissent rien paraître. Assise à sa gauche, l’éducatrice ceint
l’épaule de Justine de son bras droit dont la main se crispe sur le haut du bras de
l’adolescente. On peut en distinguer les jointures légèrement blanchies et les veines
saillantes. Sur sa cuisse gauche repose le revers de sa seconde main dont les doigts se
mêlent et se démêlent dans une danse anxieuse.
Penchée en avant, Justine a les coudes qui reposent sur ses genoux serrés, le visage
enfoui dans ses mains que ses cheveux baignent de blond. De ma place, on n’entend
que respirations, entrecoupées des sanglots de Justine qui secouent ses membres de
spasmes. Le visage de l’éducatrice est comme figé, lisse ; tout aussi immobiles sont ses
yeux embués qui semblent fixer le lit devant eux. Les secondes s’égrènent, sans qu’il
soit possible d’en faire le décompte car je n’ose bouger de peur de déchirer l’instant.
Puis, soudainement, ma collègue se rassemble pour sortir un mouchoir de sa poche et,
s’en étant servi, elle demande : « Parle-moi Justine, dis quelque chose… ».
L’adolescente redresse la tête, regarde ma collègue puis se tourne dans ma direction
et nous dit : « Laissez-moi ».
Page | X
Annexe III — Guide d’entretien
Marina est en colère. Et quand Marina est en colère, on le voit tout de suite au nuage
noir qui semble passer devant ses yeux, assombrissant ses pupilles, fixant ses traits
comme dans la pierre, plissant ses lèvres pour qu’elles ne forment plus qu’un pli
réprobateur. Je sais que mon refus qu’elle sorte seule dans le quartier en est la cause,
car ce sujet a souvent été évoqué, mais sûrement devra-t-il être longtemps mis sur le
tapis pour qu’une solution satisfaisante soit trouvée.
— Marina, je t’ai déjà expliqué pourquoi ce n’était pas possible pour le moment, non ?
— J’en ai marre, on ne me fait pas confiance !
— Tu sais bien que ce n’est pas si simple, et que tu n’es toujours pas allée demander
ton autorisation de sorties dans le quartier à qui tu sais383. Mais nous ne te faisons
confiance, sinon nous ne serions pas d’accord, le tout est que comme les autres tu dois
aller en parler d’abord avec Mme B. et puis ça se fera progressivement. C’est pareil
pour tout le monde.
— Je ne veux pas lui parler. Je n’ai rien à lui dire !
— Alors ça n’ira pas, et tu le sais. Pourquoi ne veux-tu pas les lui demander ?
—…
— Bon, écoute, si tu veux j’en parlerai à mes collègues et nous demanderons pour toi
des sorties libres à Mme B., mais tu dois savoir que pour le principe, parce que c’est le
règlement, il faudra tout de même que tu passes la voir, même cinq minutes, pour que
cela se fasse.
— J’en ai marre ! J’en ai marre ! C’est toujours pareil ici, on ne me fait pas confiance !
Je veux sortir moi ! On est en prison ici !
— Arrête de dire ça, tu sais que ce n’est pas vrai. Mais nous sommes aussi
responsables de toi, et c’est normal que nous nous souciions de toi et que nous
voulions savoir où tu vas, avec qui, et si tu te comportes bien à l’extérieur.
— Moi je sais tout ça, je n’ai pas besoin de vous ! Tiens ça m’énerve, j’en ai marre, je
vais dans ma chambre !
— On en reparlera plus tard…
Marina tourne les talons et, dans une envolée de cheveux, part dans sa chambre. Une
porte claque et, quelques instants plus tard, une musique hurle au loin. Je quitte le
bureau du groupe de vie et retourne dans la salle commune auprès des autres
adolescentes.
383
Le médecin psychiatre de l’établissement qui accorde ou non ce genre d’autorisations dites de
« sorties libres » ou « sorties non accompagnées », sur proposition de l’équipe éducative d’internat.
Page | XI
— Annexe IV —
Les définitions du terme profession
« Nous résumerons par un schéma qui sera justifié, espérons-le, tout au long de ce livre, le parti
pris terminologique que nous avons adopté et qui consiste à tenter de spécifier quatre sens
différents du terme français « profession » correspondant à quatre contextes d'utilisation du
terme, mais aussi à quatre points de vue différents sur l'activité de travail. On y retrouvera les
trois sens précédents ainsi qu'un autre — plus récent — correspondant à la notion de fonction
ou de “position professionnelle” (dans un organigramme). On découvrira, chemin faisant, à
quel point chacun de ces sens est lié à des qualificatifs (qualification, compétence, etc.) ayant
des significations différentes qui engagent souvent de véritables conceptions du monde (du
travail mais aussi de l'organisation, du marché et de la société (tout entière).
Le lecteur peut se livrer au petit jeu consistant à tenter de définir son activité professionnelle
(s'il en a une...) de quatre points de vue successifs, soit comme profession déclarée (au
recensement, par exemple “enseignant chercheur”), soit comme spécialité considérée comme
un métier (par exemple, “sociologue”, soit comme un emploi (un grade s'il est fonctionnaire ou
ce qui est inscrit sur sa feuille de paie, par exemple “maître de conférences”) et, enfin, par la
fonction qu'il remplit dans son entreprise, son administration ou son collectif de travail (par
exemple, “chef de projet” ou “responsable de filière”). On voit facilement que ces points de vue
dépendent des systèmes de référence que l'on choisit, des modes de classification en vigueur au
sein de ces systèmes (la population active, la fonction publique, l'organisation) mais aussi des
valorisations affectives de chacun... Tous les points de vue ne sont pas nécessairement
possibles sur toutes les activités de travail qu'on appelle, en français, professionnelles. On voit
donc à quel point déclarer sa profession (en particulier) ou définir les professions (en général)
engage un travail à la fois cognitif (des savoirs sur les appellations, les spécialités, les filières),
affectif (des valeurs et des préférences) et conatif (des actions pour défendre ses intérêts, des
références à des mouvements collectifs). »384
Le terme « Profession » : Quatre sens = Quatre points de vue
384
PROFESSION = DECLARATION
PROFESSION = FONCTION
Vocation professionnelle
(sens 1)
Position professionnelle
(sens 4)
PROFESSION = MÉTIER
PROFESSION = EMPLOI
Spécialisation professionnelle
(sens 3)
Classification professionnelle
(sens 2)
ère
DUBAR Claude et TRIPIER Pierre, Sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 2005 (1
1998), pp. 6-7.
éd.,
Page | XII
— Annexe V —
La dualité du cure et du care
« En anglais, il existe deux termes pour qualifier le soin : cure et care, le premier
désignant le volet curatif du soin. Alors que le cure ne concerne que les personnes
malades, le care concerne tout un chacun, du début de la vie jusqu'à la fin. Pas de vie
possible sans care. Dans la perspective d'une éthique du care, la vulnérabilité et la
dépendance à autrui sont au centre de la définition de l'être humain. C'est dire que l'on
a un seul et même modèle de l'être humain pour le pourvoyeur de soin (care giver)
comme pour celui qui est bénéficiaire de son travail, que ce dernier soit ou non défini
comme “adulte compétent” 385.En ce sens, la “compétence” désigne un certain degré
d'autonomie, toujours provisoire et partielle, et ne signifie donc pas que l'adulte
compétent serait invulnérable — l'idée en est absurde — ou qu'il serait sorti du régime
de la dépendance qui le caractérise au moins autant que celui de l'autonomie. […]
Est-ce le contenu des tâches qui définit le travail de care ? Ou bien est-ce lai manière de
les accomplir ? En français, il n'existe pas de terme approprié pour traduire le concept
de care. Le terme de soin est nettement réducteur. Ce n'est pas la sollicitude ou le
dévouement non plus. Le concept de care englobe une constellation d'états physiques
ou mentaux et d'activités laborieuses en rapport avec la grossesse, l'élevage et
l'éducation des enfants, les soins des personnes, le travail domestique. Sans dissocier
les tâches matérielles du travail psychologique qu'elles impliquent. En outre, le care
dénote la dimension proprement affective mobilisée par un type d'activités dont la
plupart nécessitent d'être réalisées avec “tendresse” ou “sympathie”. […]
Si l'on pense que le travail domestique a longtemps été considéré comme un travail
bête ne réclamant aucun talent particulier, le changement de perspective est radical :
le care définit conjointement certaines activités ainsi que l'intelligence mobilisée par
leur réalisation. Si cette intelligence et ses concrétisations ont été objet de peu d'intérêt
tant sur le plan scientifique que philosophique, c'est en grande partie du fait que le
rapport avec l'expérience concrète du care est rendu malaisé 1 ) par l'invisibilité qui
caractérise ses conditions de succès, 2) par sa naturalisation dans la féminité, 3) par les
formes pathétiques de son expression discursive, 4) par les défenses viriles des
décideurs. »386
385
PAPERMAN Patricia, « Perspectives féministes sur la justice », L’année sociologique, vol. 54 (2), août
2004, pp. 413.434.
386
MOLINIER Pascale, « Le care à l’épreuve du travail », in PAPERMAN Patricia et LAUGIER Sandra, sous
la dir. de, Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons
pratiques », 2005, pp. 301-303.
Page | XIII
NOM : DAVID
PRÉNOM : Jean-François
DATE DU JURY : 5
février 2008
Diplôme Supérieur en Travail Social
— Promotion 2007 —
La compassion
dans l’exercice professionnel du travailleur social
RÉSUMÉ : Ne s’est jamais vu reprocher de manquer de distance, ne s’est jamais vu
recommander de se blinder celui qui n’a jamais travaillé au plus proche de personnes en
souffrance. Et ces injonctions, sommations et autres mises en garde émanent précisément de
ceux dont le statut et la fonction les tiennent éloignés des personnes accueillies ; gardiens de
la bonne et juste distance, ils arguent du professionnalisme pour rappeler à l’ordre les
personnels qui rompraient avec la bonne attitude professionnelle dans une acception
technicienne, qualifiée, totalement maîtrisée, non parasitée par des interférences affectives
propres à mettre en péril un équilibre institutionnel par la crainte qu’elles inspireraient de ne
pouvoir être contenues.
Or, des travailleurs sociaux, dans l’exercice de leur profession, basculent parfois dans un
régime de compassion, ou régime d’interpellation éthique dans le face-à-face et la proximité
des corps. Ce modèle sociologique, mis à l’épreuve dans cette recherche, se proposera ni de
dénoncer, ni de célébrer, mais de montrer la compassion à l’œuvre, de rendre compte, en
situation, de ce mode particulier d’engagement dans l’action et, ainsi, le faire sortir de
l’invisibilité en vue d’un enrichissement qualitatif du savoir professionnel.
Antiprofessionnelle la compassion ? Contrairement à ce qui peut être couramment avancé en
référence à bonne distance et au professionnalisme et en ce qu’elle leur serait contraire, la
compassion serait-elle intéressante à assumer en tant que régime d’action permettant d’être
juste, dans des situations particulières ? d’être considérée comme une compétence morale du
professionnel ouvrant des enjeux en termes de reconnaissance et de valorisation de ce travail,
invisible, propre au souci de l’autre ? Très probablement, mais à la condition qu’elle ait, via la
réflexion éthique, été réintégrée par la profession dans un ensemble plus vaste d’activités
dites de care. Dans ce mémoire, il ne s’agira pas d’adopter une posture normative en
prétendant que la compassion serait indispensable à la professionnalité du travailleur social,
mais de ne pas nier non plus qu’elle puisse être considérée comme l’un de ses savoir-faire (ou
savoir-y-faire) pour autant qu’il sache et puisse la reconstruire avec et pour la profession. On
ne serait dès lors pas moins professionnel à être engagé dans certaines situations selon les
termes de cette logique, à condition que l’on ait l’équipement nécessaire.
MOTS CLÉS : — compassion — sociologie pragmatique — régime d’action —face-àface — proximité — basculement — profession — éthique — justice — morale —
déontologie — compétence morale — savoir-faire — care —équipement —.
NOMBRE DE PAGES : 119 – plus annexes
VOLUME ANNEXÉ : 0
CENTRE DE FORMATION : Institut Régional du Travail Social de Lorraine — Site de Metz
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