L`ultime Molière - content

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Introduction
Au lendemain de la mort de Molière, son ami Donneau de Visé a
déclaré :
[Molière] a le premier inventé la manière de mêler des scènes de
musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un
nouveau secret de plaire, qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a
donné lieu en France à ces fameux opéras, qui font aujourd’hui tant de
bruit, et dont la magnificence des spectacles n’empesche qu’on ne le
regrette tous les jours.1
Les comédies-ballets, le genre invoqué ci-dessus, restent le genre le plus
problématique de l’œuvre moliéresque tout entier. Dans une première étude
de ce genre (Music, Dance, and Laughter: Comic Creation in Molière’s
Comedy-Ballets), j’en ai analysé les partitions originelles et tâché
d’intégrer analyses musicales avec critique moliéresque à l’aide du travail
théorique surtout de l’ethnologue Gregory Bateson. La présente étude a
pour but d’élargir le champ analytique et théorique de ce premier travail et
ainsi, de mieux ancrer le genre dans le contexte de l’œuvre entier. Ce
faisant, je souhaite mieux rendre compte de certains aspects problématiques
au cœur du développement de la comédie-ballet vers une dramaturgie sans
exemple, source de ce « nouveau secret de plaire ».
Faut-il justifier encore une étude à ajouter au vaste flot d’écrits sur
Molière? Certes, il est difficile d’éviter le sentiment que tout est dit, que
l’on vient trop tard. Sauf qu’un auteur de cette stature ne saurait épuiser
l’attention critique, et que Molière reste à bien des égards un cas unique. Et
même si tout est dit (quelque part, à un certain moment, peut-être oublié),
ce n’est pas forcément exploré, mis au point, ni intégré dans une optique qui
mène à une compréhension globalement plus profonde. En effet, les
approches traditionnelles de Molière montrent de plus en plus leurs
limitations. Plus d’un demi-siècle après les ouvrages de René Bray et de
W.G. Moore, et en dépit de quelques douzaines d’études majeures qui en
prennent, de manière fort variée, la relève, Molière « homme de théâtre »
nous échappe toujours en grande mesure. Pour bien des critiques le
littéraire, domaine moins éphémère que le théâtral, constitue toujours le
1
Oraison funèbre de Molière par le Sieur de Vize, p. 18 ; c’est moi qui souligne. Les
références complètes se trouvent dans la Bibliographie.
Introduction
point de repère apparemment le plus solide, bien plus que les moments
privilégiés où se déroule, sous les feux de la rampe, le véritable Molière :
comédien, metteur en scène et chef de troupe avant d’être auteur, et jusqu’à
la mort. Négliger cette réalité historique, c’est risquer de parachever ce que
Noël Peacock appelle « son embaumement dans le mausolée littéraire »2.
Pour plus d’un metteur en scène distingué, l’idéal d’une mise en scène
fidèle à un texte définitif se voit carrément effriter, sinon renverser: pour
Jean-Marie Villégier, la scène reste le lieu d’un « éternel inachèvement »3
tandis que pour Dario Fo, « le texte lui-même s’écrit au moment de la mise
en scène »4. Dans une telle optique, remarque Peacock, « la représentation
devient le texte »5.
Mais l’assomption même d’un texte écrit définitif ne va pas de soi non
plus. L’équipe éditoriale de l’édition en Pléiade de 2010 rouvre avec force
la question — parmi les multiples éditions de son vivant ou de 1682, quel
Molière mérite d’être considéré le vrai? — et les études de C.E.J. Caldicott6
et de Michael Call7 rappellent les questions politiques, légaux, économiques
et personnels qui jouaient dans l’existence et l’évolution de ces éditions.
Cette étude, tout en optant de citer de préférence la nouvelle édition en
Pléiade, s’efforcera de privilégier aussi les questions entraînées par des
mises en scène variées, en invoquant des évidences disponibles sur bande
vidéo ou selon des professionels du théâtre. Les textes imprimés seront
traités ici comme des matrices à partir desquelles réaliser un rêve collectif,
plutôt que des textes sacrés en soi.
Étroitement liées à leurs représentations, les comédies-ballets souffrent
plus que tout autre genre moliéresque d’une orientation critique
traditionnelle. On oublie trop facilement qu’après la première de l’Avare en
septembre 1668, dans les quatre ans et demi qui lui restaient — soit tout le
dernier tiers de sa carrière parisienne — Molière ne créa qu’une seule
grande comédie nouvelle, Les Femmes savantes, plus une comédie
d’intrigue farcesque, Les Fourberies de Scapin. Les sept autres œuvres
créées dans cette ultime période, de George Dandin au Malade imaginaire,
intégraient le travail des plus grands artistes de spectacle du grand siècle :
les compositeurs Jean-Baptiste Lully puis Marc-Antoine Charpentier, le
2
«La textualisation de la mise en scène et la place de l’auteur : mort barthésienne ou
spectre derridéen? » in G. Conesa et J. Emelina (dir.), Les mises en scène de Molière du
XXe siècle à nos jours, p. 36.
3
Voir Martial Poirson, « Entretien avec Jean-Marie Villégier : De retour à la ComédieFrançaise: L’Amour médecin (1665) et Le Sicilien, ou l’Amour peintre (1667). » in G.
Conesa et J. Emelina, op. cit., p. 328.
4
Voir Laetitia Dumont-Lewi, « Dario Fo metteur en scène ». Les Nouveaux Cahiers de
la Comédie-Française, p. 77.
5
Noël Peacock, op. cit., pp. 39, 51 resp.
6
La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs.
7
The Would-Be Author: Molière and the Comedy of Print.
Introduction
chorégraphe et danseur Pierre Beauchamps, le machiniste Carlo Vigarani,
avec les meilleurs danseurs, chanteurs, et instrumentistes du royaume aux
côtés de la Troupe du Roi. Mais les critiques qui reconnaissent ce fait
peuvent tout autant le regretter que l’approuver : Molière ne serait-il pas
« comme malgré lui entraîné dans une spirale » qui l’aurait cantonné dans la
création de « simples divertissements » et ainsi détourné de sa vraie
vocation de créateur de grandes comédies, comme le suggèrent des critiques
aussi avisés que Michel Gilot et Jean Serroy8?
Cette étude se base sur la conviction qu’il faut soigneusement revoir le
bien-fondé de tels arguments, d’abord parce qu’à une exception près (La
Comtesse d’Escarbagnas), les créations du dernier Molière avec musique et
danse se révèlent d’un tel ordre de nouveauté, de beauté, et de plaisirs
complexes que je n’en connais de comparable en théâtre comique musical
avant la collaboration de Mozart et Da Ponte tout un siècle plus tard. Et puis
aussi parce qu’en dépit de plusieurs études portant sur la comédie-ballet
(dont celles notamment de Louis Auld, Claude Abraham, John Powell,
Charles Mazouer, Robert McBride, et Marie-Claude Canova-Green), ses
véritables dimensions et qualités théâtrales restent toujours d’une grande
difficulté à saisir. La thèse de cette étude se résume en la notion d’une
grande réorientation du théâtre de Molière, d’une évolution si rapide et
profonde qu’elle constitue à la fin une véritable révolution dans la
comédie9.
La thèse d’un « nouveau secret de plaire » intimement lié à la musique
et la danse n’est pas inconnue, elle se retrouve dans un certain nombre de
commentaires éparpilllés à partir de celui de Donneau de Visé. Mais elle
reste peu claire, sans élaboration, invoquée de temps en temps, entre autres
par Maurice Pellisson, qui écrit en 1914 de « la formule [des comédiesballets], restée secrète jusqu’à lui » et qui signale par là une « nouvelle
orientation » pour le théâtre moliéresque (p. 35), ou Robert Garapon dans
son étude Le dernier Molière de 1957, auquel le titre de l’étude présente fait
écho. Baudelaire entretemps avait signalé « quelques intermèdes de
Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu joués, entre autres ceux
du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme », qui représentent
pour lui le comique absolu, loin au-delà du comique « significatif »10. Il
n’en reste pas moins que seulement une petite poignée de critiques
moliéristes ont œuvré de manière soutenue pour éclairer ce domaine, qui
reste souvent mieux connu des musicologues que des critiques littéraires.
On tâchera donc ici d’explorer de manière plus exacte ce qu’ont dû vouloir
dire Donneau de Visé et les rares critiques particulièrement sensibles au
8
La Comédie à l’âge classique, pp. 157-160.
Le terme est de Moore, voir The French Idea of the Comic, p. 163.
« De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Œuvres
complètes t. II, p. 537.
9
10
Introduction
genre, tout en essayant d’en mieux préciser les problèmes théoriques et
esthétiques et d’affiner des concepts analytiques pour les aborder. Les
problèmes relèvent surtout de trois facteurs.
Le premier facteur, c’est que rien, au fond, n’était fixe dans ce théâtre.
Au moment même du triomphe du classicisme, ce qui semblerait classé ne
l’était pas du tout (ni ne le semblait, certes, à l’époque). D’abord parce que
la carrière de Molière, si riche, si féconde, fut terriblement écourtée ; son
œuvre, qui semble si complet, si familier dans les belles éditions, était en
réalité brutalement tronqué par la mort d’un artiste âgé de cinquante et un
ans. La coïncidence de sa mort avec la représentation sur scène d’un
personnage obsédé par la maladie et la mort mène en quelque sorte à croire
que Molière lui-même destinait le Malade à servir de chant de cygne. Pour
ceux qui acceptent cette notion, point n’est besoin d’analyser de près ce que
Molière tramait réellement pendant ce qui allait devenir la dernière période
de sa carrière, en dépit des évidences claires d’une créativité plus énergique
que jamais.
Cette créativité s’exprimait dans un théâtre d’expérimentation constante.
En dépit des emprunts évidents parmi ses propres œuvres, l’auteur ne se
répète pas, il va de l’avant. Des petites farces provinciales aux fastes de
Psyché ou du Malade imaginaire, quelle distance parcourue, quelle
prodigalité, quelle variété de création musico-dramatique! En passant par
les débuts de la grande comédie renouvelée et approfondie, maîtrisée avant
d’être largement abandonnée ; une comédie héroïque ; les débuts puis
l’épanouissement de la comédie-ballet ; deux pièces à machines ; et une
tragédie-ballet, pour ne pas parler des œuvres finalement impossibles à
classifier, il faut reconnaître la justesse du jugement de Judd Hubert :
l’envergure du théâtre créé par Molière reste inégalée dans toute l’histoire
du théâtre français11. Pour Georges Forestier, Molière était durablement à la
recherche d’un spectacle total, voulant « s’imposer à la Cour et à la ville
comme le seul dépositaire d’un art qui regroupe la musique, la danse et le
théâtre — et le théâtre dans toute sa variété »12. Presque chaque œuvre
présente successivement les marques de cette incessante recherche de
nouveauté, finement analysée par C.E.J. Caldicott, qui reconnaît au cœur de
l’art de Molière le souci de « toujours rester neuf »13. Aucun genre comique
ne restait inchangé entre ses mains, dont la prestidigitation n’a fini qu’avec
sa mort. Inutile, certes, de chercher une évolution « rectiligne », comme le
reconnaît Marie-Claude Canova-Green14, d’autant que la comédie-ballet
était selon Christophe Deshoulières un genre par excellence « expérimental
11
Molière and the Comedy of Intellect, p. 268.
Molière en toutes lettres, pp. 30-31.
13
La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, pp. 151-2.
14
« Ces gens-là se trémoussent bien... » : ébats et débats dans la comédie-ballet de
Molière, p. 42.
12
Introduction
et ‘attrape-tout’ [...] qui disparaîtra quand l’opéra assumera cette fonction,
au lendemain de la mort de Molière »15.
Cette disparition du genre n’était pas déterminée d’avance, mais tout
comme sa floraison, le résultat de plusieurs contingences. Il faut rappeler
qu’à travers ce champ d’expérimentation, non seulement le nombre
d’œuvres musicales augmente, mais aussi la concentration de musique et de
danse au sein de chacune de ces œuvres croît sensiblement : des danses et
airs assez simples et courts du Mariage forcé (1664), Lully va multiplier le
nombre et la durée ainsi que raffiner ses interventions ; il aura atteint sa
véritable grandeur pendant les dix ans de collaboration accélérante avec
Molière. En tenant compte de l’aménagement à grands frais du Théâtre du
Palais Royal pour accommoder Psyché et les grands spectacles à venir ainsi
que de l’intention déclarée par la troupe d’engager douze musiciens pour
« toutes sortes de représentations tant simples que de machines »16, force est
de constater que la ligne majeure d’expérimentation constitue une évolution
générale vers un théâtre musical et dansé à grand spectacle, comme le note
Jean-Pierre Collinet17. En dépit de la rupture entre écrivain et compositeur,
et des privilèges arrachés au trône par ce dernier, Molière a vite et
énergiquement avancé ses projets avec le tout jeune Charpentier, âgé alors
de vingt-neuf ans et encore complètement inconnu : trois nouvelles
partitions pour remplacer celles de Lully, désormais la propriété du seul
Florentin, avant le chef-d’œuvre incontesté (mais trop peu connu) qu’est la
partition du Malade imaginaire. Dans l’espace de quelques huit mois de
travail avec Molière, Charpentier s’est hissé au rang d’un très grand
compositeur de musique de théâtre. L’un des aspects méconnus du génie de
Molière, c’est sa capacité à inspirer ses collaborateurs, et tout autant à se
laisser inspirer par eux.
Le second facteur, c’est que dans ce théâtre où la musique, la danse, et
le spectacle prennent une nouvelle importance, celle du texte dramatique,
point de mire principal sinon exclusif des critiques littéraires, change de
nature relative aux autres éléments, fruit en partie des collaborations qui
viennent d’être notées. La musique et la danse dépassent nettement un statut
de simple « ornement » pour devenir de plus en plus intégrale à la
construction dramatique. Pour la critique, la musique assume aussi une
importance redoublée, parce que la chorégraphie de Beauchamps est
15
Voir William Christie et les théâtres des Arts Florissants 1979-1999, p. 228, et aussi
Catherine Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 214.
16
Registre de La Grange pour le 15 mars 1671, in Œuvres complètes t. 2, éd. G.
Forestier et Cl. Bourqui, p. 1130. Toute référence aux œuvres de Molière non autrement
indiquée emploie cette édition.
17
Dictionnaire de littérature du XVIIe siècle, p. 100 ; voir aussi C.E.J. Caldicott, op.
cit., pp. 108-111, 151-153 ; Guy Spielmann, « La Comédie-ballet : petite histoire d’une
solution dramatique » ; et G. Forestier, op. cit.).
Introduction
perdue. Il y a donc non pas un texte pour chaque comédie-ballet, mais bien
deux, celui de Molière plus la partition musicale. Les quatrième et
cinquième chapitres tâcheront de mieux mettre au clair les questions qui
découlent de cette circonstance.
Le troisième facteur, c’est que le développement de ce théâtre si
novateur met en évidence les carences des théories du comique, thème qui
sera repris au chapitre suivant; car si, comme le notent Forestier et Bourqui
dans l’introduction à la nouvelle édition des Œuvres complètes, Molière a
su « réinventer toutes les formes du rire »18, cette nouvelle forme de
divertissement19 reste presque aussi difficile à préciser que pour ses
contemporains.
Sans précédent ni suite directe dans l’histoire du théâtre français, les
collaborations entre Molière, Lully puis Charpentier, Beauchamps et
Vigarani demeurent un travail unique rendu possible par la rencontre de
plusieurs artistes de tout premier rang, disposant de tous les moyens
possibles, garantis par des subventions princières exceptionnellement
généreuses : la moitié du budget annuel pour Versailles dépensée sur la
seule soirée dont le centre était la première de George Dandin! A partir
d’un simple divertissement de cour au moment des Fâcheux, Molière et son
« équipe » auront élaboré un genre à dimensions multiples et de plus en plus
purement théâtrales ; ils auront jeté les bases du futur opéra comique ainsi
que de la tragédie lyrique20. Au niveau des simples faits, les grandes lignes
de l’histoire du théâtre parisien autour de 1673 sont trop bien connues pour
receler des secrets d’importance ; mais l’impact profond et durable de cette
histoire reste trop souvent traité superficiellement, sous-estimé, voire tout
simplement oublié. Revenons donc brièvement sur ce qui devrait être
parfaitement évident, mais n’entre pas toujours dans la discussion critique.
La mort de Molière fut comme une immense bombe larguée sur la scène
parisienne. Déjà les premières ondes de choc causées par l’arrêt sans appel
de sa carrière si mouvementée ébranlèrent jusqu’au fond cette scène. D’un
jour à l’autre tout a changé, ou presque : expulsion sommaire de la Troupe
du Roi de son Théâtre du Palais-Royal pour faire place à l’Académie
Royale de Musique de Lully ; fusion de la troupe avec celle du Theâtre du
Marais ; restriction de son répertoire pour exclure toute œuvre créée avec la
collaboration de Lully, soit l’ensemble des comédies-ballets plus George
Dandin et Psyché ; défense à tout théâtre en France (autre que celui de
Lully) d’employer plus d’une petite poignée de musiciens et de danseurs
pour quelque représentation que ce soit, ce qui écartait la possibilité de
18
t. 1, p. lx.
Roger Herzel, « The Décor of Molière’s Stage: The Testimony of Brissart and
Chauveau », p. 951.
20
Catherine Cessac, Marc-Antoine Charpentier, p. 79; de même James Anthony,
French Baroque Music, p. 73.
19
Introduction
mettre en scène de manière adéquate Le Malade imaginaire aussi,
désormais réduit dans sa matière (Charpentier forcé de recomposer sa
musique) comme dans sa représentation sur scène pour se conformer aux
privilèges royaux toujours plus exigeants obtenus par Lully.
Mais les ondes destructrices avaient tout juste commencé à se propager.
La Troupe du Roi, passée à l’Hôtel de Guénégaud et se renforçant avec des
membres de la troupe du Marais en 1673, fut rassemblée en 1680 avec celle
de l’Hôtel de Bourgogne pour former la Comédie-Française, théâtre
fièrement national. Celle-ci subit dès sa formation de fortes restrictions
institutionnelles. Face aux subventions royales octroyées à l’Académie
Royale de Musique, et, dans un Paris de plus en plus épris de l’opéra, la
Comédie-Française sera bientôt poussée jusque dans une « dépression »21
sans musique ni danse qui vaille, garantie donc — les intentions de Lully
étant transparentes — ne pouvoir jamais concurrencer avec ses tragédies
lyriques, mais incapable non plus de tenir tête au théâtre de la Foire ni aux
Italiens. Des deux côtés, le plus prestigieux et le plus populaire, la « Maison
de Molière » se trouva de plus en plus coincée dans une position de musée,
d’un conservatoire non pas de l’œuvre entier de Molière, impossible à
monter convenablement du vivant du Florentin (et après), mais d’un œuvre
réduit, voire défiguré :
Déjà quasiment privés de musique depuis 1672, limités par un budget
de fonctionnement modeste, [les Comédiens Français] ne pouvaient
pleinement exploiter leur fonds de comédies-ballets à grand spectacle
qui auraient pu leur assurer un large public et de confortables recettes ;
ils en ressentaient d’autant plus durement les contraintes que leur
imposait leur statut de conservatoire du théâtre « réglé ».22
Molière luttait jusqu’à sa mort contre les restrictions obtenues par
Lully ; et il faut croire que s’il avait vécu plus longtemps, il aurait continué
à le faire avec un certain succès, car son crédit auprès du roi n’était pas
épuisé : même après l’entrée en vigueur des premiers des privilèges
accordés à Lully, la couronne a invité la Troupe du Roi à Versailles
(septembre 1672) ; et elle n’a pas empêché les premières du Malade
imaginaire, en dépit de leur contravention aux privilèges du Florentin. Mais
une fois Molière disparu, la comédie-ballet telle qu’elle avait été conçue a
aussi largement disparu de la carte des genres admis dans les répertoires des
théâtres parisiens — ce qui relèverait de l’étonnant, vu ses grands succès
tout récents, si ce n’était pour une confluence de forces historiques
extraordinaires qui découlent en partie précisément de la grandeur artistique
21
22
G. Spielmann, Le Jeu de l’ordre et du chaos, p. 114.
G. Spielmann, op. cit., p. 135.
Introduction
de Molière, mais aussi de sa position unique tant pour la troupe que pour la
monarchie.
Au niveau personnel, la Troupe du Roi s’est vu priver à la fois de son
chef, son dramaturge, et son plus grand comédien. La douleur de cette perte
résonne encore dans la grande édition intégrale publiée neuf ans après sa
mort. Personne ne pouvant plus défendre avec force les intérêts de la troupe,
la comédie-ballet a surtout fourni son « ADN » à des recombinaisons
génériques, pour ainsi dire, dont surtout la tragédie lyrique. Suivant sa
nouvelle passion pour le théâtre lyrique, Louis XIV écoutera même Le
Bourgeois gentilhomme une fois en forme quasi-opératique, joué
uniquement par des musiciens.
Au niveau matériel, avant la création du Malade imaginaire seule la
couronne détenait les ressources nécessaires pour originer de tels spectacles.
Quarante mille livres ont garanti la création du Bourgeois gentilhomme en
1670 ; en effet de lourdes dépenses avaient permis à toutes les comédiesballets de divertir roi et cour de la manière attendue. Les sommes très
importantes dépensées à leur tour par la Troupe du Roi pour refaire le
théâtre du Palais-Royal confirme l’importance croissante accordée au
théâtre musical par la troupe dès 1671, quand après avoir ravi la cour,
Psyché connut un triomphe retentissant auprès du public parisien. La
seconde fortune dépensée par la troupe, pour monter le Malade imaginaire
en 1673 avec son prologue bourré de louanges destinées au roi, ne laisse pas
de doute que Molière pariait sur un regain de soutien de la part du souverain
grâce à ce grand spectacle, mais aussi sur la viabilité du genre de la
comédie-ballet au besoin sans subvention royale. Lully a tout fait pour que
ce double pari échoue ; il a tout gagné après la mort de son rival en
déterminant l’impossibilité pour autrui de monter convenablement les
comédies-ballets, seul genre théâtral à même de rivaliser en popularité avec
la tragédie lyrique.
Sur le plan créatif, Henry Prunières affirme dans sa grande édition de
Lully qu’il fallait « tout le génie » de Molière et de Lully pour réussir les
comédies-ballets23 — le génie de Lully étant tout à fait égal à celui de
Molière, selon Prunières et bien d’autres musicologues24. Charles Mazouer
note pour sa part que Molière y était néanmoins indispensable, puisque lui
seul savait produire l’« unité profonde » qui échappait aux épigones25. Si le
souvenir de Molière était omniprésent pour comédiens et écrivains de
théâtre dans les années suivant sa mort, sa disparition et les privilèges de
Lully garantirent la quasi-impossibilité de créer de nouvelles comédiesballets. Le genre s’est vite borné à des reprises de temps en temps à la cour
23
Préface aux Comédies-ballets t. 1, p. xvi.
Voir, p. ex., Georgia Cowart, The Triumph of Pleasure: Louis XIV and the Politics of
Spectacle, p. 117.
25
Molière et ses comédies-ballets, p. 10.
24
Introduction
sous le haut patronat du sieur de Lully lui-même, à quelques pastiches
comme La Fête de l’Amour et de Bacchus (la diversité et la vivacité des
intermèdes s’y prêtait déjà du vivant de Molière), ou sous forme réduite à
Paris. Les comédies-ballets commencèrent une longue carrière de mises en
scène sans musique ou danse du tout ; avec d’autres musiques subsituées ;
ou avec des forces et souvent aussi, des partitions réduites26. Dans chaque
cas la conception originelle devait sensiblement souffrir.
Par une ironie historique, les musiciens gardaient parfois un souvenir
des comédies-ballets mieux que les intendants de théâtre. Avec la « Marche
turque », « Lully créa la première turquerie musicale, devenue populaire et
imitée jusqu’à l’époque de Gluck, Haydn et Mozart. A la satire sociale de la
comédie, Lully joignit la satire musicale dans la musique de la cérémonie
turque ». Les inventions de Lully dans cette œuvre en particulier
influencèrent chez des musiciens longtemps après sa mort, comme la suite
virtuose des danses variées du premier intermède du Bourgeois, reprise
jusqu’au temps d’Offenbach27.
Quant à la postérité, l’édition intégrale des œuvres de Molière de 1682,
si soignée par La Grange et Vivot, tout en consolidant sa réputation
littéraire, scella aussi la disparition de ses plus grandes mises en scène avec
musique, danse, et machines. Le prestige littéraire accru a même dû aider à
obscurcir la véritable nature de ces grandes œuvres, puisque leur lecture
fournit très peu de notion de leur présence sur scène, beaucoup moins que
pour un Misanthrope ou un Tartuffe, comme l’indique Canova-Green28 —
et comme le notait Molière lui-même dès la publication des Précieuses
ridicules29. La perte irréparable de connaissance détaillée des mises en
scène originales pèse d’autant plus lourdement sur le fond même de nos
interprétations de ces œuvres. Et le genre qui avait exigé le génie
collaboratif de Molière, Lully et Beauchamps ensemble est largement resté,
pour bien des historiens et des critiques, une sorte de laissé-pour-compte
« méprisé, négligé »30, tandis que la tragédie lyrique lullienne reprenait à
son profit les éléments spectaculaires si importants dans les plus grands
succès du maître défunt.
26
Voir Jacqueline Razgonnikoff, « La représentation des comédies-ballets ‘avec tous
leurs ornements’ à la Comédie-Française. Exemples et contre-exemples » pour un
survol historique.
27
Voir Jérôme de La Gorce, introduction au Bourgeois gentilhomme in Lully, Œuvres
complètes Série II, 4, pp. xxix-xxxi.
28
Op. cit., p. 23.
29
Œuvres complètes t. 1, pp. 1226, 1229-1230. Voir Michael Call, The Would-Be
Author, pour une analyse récente des problèmes que posaient la publication pour
Molière.
30
Ibid., p. 13.
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