Introduction
Au lendemain de la mort de Molière, son ami Donneau de Visé a
déclaré :
[Molière] a le premier inventé la manière de mêler des scènes de
musique et des ballets dans les comédies, et il avait trouvé par là un
nouveau secret de plaire, qui avait été jusqu’alors inconnu, et qui a
donné lieu en France à ces fameux opéras, qui font aujourd’hui tant de
bruit, et dont la magnificence des spectacles n’empesche qu’on ne le
regrette tous les jours.1
Les comédies-ballets, le genre invoqué ci-dessus, restent le genre le plus
problématique de l’œuvre moliéresque tout entier. Dans une première étude
de ce genre (Music, Dance, and Laughter: Comic Creation in Molière’s
Comedy-Ballets), j’en ai analysé les partitions originelles et tâché
d’intégrer analyses musicales avec critique moliéresque à l’aide du travail
théorique surtout de l’ethnologue Gregory Bateson. La présente étude a
pour but d’élargir le champ analytique et théorique de ce premier travail et
ainsi, de mieux ancrer le genre dans le contexte de l’œuvre entier. Ce
faisant, je souhaite mieux rendre compte de certains aspects problématiques
au cœur du développement de la comédie-ballet vers une dramaturgie sans
exemple, source de ce « nouveau secret de plaire ».
Faut-il justifier encore une étude à ajouter au vaste flot d’écrits sur
Molière? Certes, il est difficile d’éviter le sentiment que tout est dit, que
l’on vient trop tard. Sauf qu’un auteur de cette stature ne saurait épuiser
l’attention critique, et que Molière reste à bien des égards un cas unique. Et
même si tout est dit (quelque part, à un certain moment, peut-être oublié),
ce n’est pas forcément exploré, mis au point, ni intégré dans une optique qui
mène à une compréhension globalement plus profonde. En effet, les
approches traditionnelles de Molière montrent de plus en plus leurs
limitations. Plus d’un demi-siècle après les ouvrages de René Bray et de
W.G. Moore, et en dépit de quelques douzaines d’études majeures qui en
prennent, de manière fort variée, la relève, Molière « homme de théâtre »
nous échappe toujours en grande mesure. Pour bien des critiques le
littéraire, domaine moins éphémère que le théâtral, constitue toujours le
1 Oraison funèbre de Molière par le Sieur de Vize, p. 18 ; c’est moi qui souligne. Les
références complètes se trouvent dans la Bibliographie.
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point de repère apparemment le plus solide, bien plus que les moments
privilégiés où se déroule, sous les feux de la rampe, le véritable Molière :
comédien, metteur en scène et chef de troupe avant d’être auteur, et jusqu’à
la mort. Négliger cette réalité historique, c’est risquer de parachever ce que
Noël Peacock appelle « son embaumement dans le mausolée littéraire »2.
Pour plus d’un metteur en scène distingué, l’idéal d’une mise en scène
fidèle à un texte définitif se voit carrément effriter, sinon renverser: pour
Jean-Marie Villégier, la scène reste le lieu d’un « éternel inachèvement »3
tandis que pour Dario Fo, « le texte lui-même s’écrit au moment de la mise
en scène »4. Dans une telle optique, remarque Peacock, « la représentation
devient le texte »5.
Mais l’assomption même d’un texte écrit définitif ne va pas de soi non
plus. L’équipe éditoriale de l’édition en Pléiade de 2010 rouvre avec force
la question — parmi les multiples éditions de son vivant ou de 1682, quel
Molière mérite d’être considéré le vrai? — et les études de C.E.J. Caldicott6
et de Michael Call7 rappellent les questions politiques, légaux, économiques
et personnels qui jouaient dans l’existence et l’évolution de ces éditions.
Cette étude, tout en optant de citer de préférence la nouvelle édition en
Pléiade, s’efforcera de privilégier aussi les questions entraînées par des
mises en scène variées, en invoquant des évidences disponibles sur bande
vidéo ou selon des professionels du théâtre. Les textes imprimés seront
traités ici comme des matrices à partir desquelles réaliser un rêve collectif,
plutôt que des textes sacrés en soi.
Étroitement liées à leurs représentations, les comédies-ballets souffrent
plus que tout autre genre moliéresque d’une orientation critique
traditionnelle. On oublie trop facilement qu’après la première de l’Avare en
septembre 1668, dans les quatre ans et demi qui lui restaient — soit tout le
dernier tiers de sa carrière parisienne — Molière ne créa qu’une seule
grande comédie nouvelle, Les Femmes savantes, plus une comédie
d’intrigue farcesque, Les Fourberies de Scapin. Les sept autres œuvres
créées dans cette ultime période, de George Dandin au Malade imaginaire,
intégraient le travail des plus grands artistes de spectacle du grand siècle :
les compositeurs Jean-Baptiste Lully puis Marc-Antoine Charpentier, le
2 «La textualisation de la mise en scène et la place de l’auteur : mort barthésienne ou
spectre derridéen? » in G. Conesa et J. Emelina (dir.), Les mises en scène de Molière du
XXe siècle à nos jours, p. 36.
3 Voir Martial Poirson, « Entretien avec Jean-Marie Villégier : De retour à la Comédie-
Française: L’Amour médecin (1665) et Le Sicilien, ou l’Amour peintre (1667). » in G.
Conesa et J. Emelina, op. cit., p. 328.
4 Voir Laetitia Dumont-Lewi, « Dario Fo metteur en scène ». Les Nouveaux Cahiers de
la Comédie-Française, p. 77.
5 Noël Peacock, op. cit., pp. 39, 51 resp.
6 La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs.
7 The Would-Be Author: Molière and the Comedy of Print.
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chorégraphe et danseur Pierre Beauchamps, le machiniste Carlo Vigarani,
avec les meilleurs danseurs, chanteurs, et instrumentistes du royaume aux
côtés de la Troupe du Roi. Mais les critiques qui reconnaissent ce fait
peuvent tout autant le regretter que l’approuver : Molière ne serait-il pas
« comme malgré lui entraîné dans une spirale » qui l’aurait cantonné dans la
création de « simples divertissements » et ainsi détourné de sa vraie
vocation de créateur de grandes comédies, comme le suggèrent des critiques
aussi avisés que Michel Gilot et Jean Serroy8?
Cette étude se base sur la conviction qu’il faut soigneusement revoir le
bien-fondé de tels arguments, d’abord parce qu’à une exception près (La
Comtesse d’Escarbagnas), les créations du dernier Molière avec musique et
danse se révèlent d’un tel ordre de nouveauté, de beauté, et de plaisirs
complexes que je n’en connais de comparable en théâtre comique musical
avant la collaboration de Mozart et Da Ponte tout un siècle plus tard. Et puis
aussi parce qu’en dépit de plusieurs études portant sur la comédie-ballet
(dont celles notamment de Louis Auld, Claude Abraham, John Powell,
Charles Mazouer, Robert McBride, et Marie-Claude Canova-Green), ses
véritables dimensions et qualités théâtrales restent toujours d’une grande
difficulté à saisir. La thèse de cette étude se résume en la notion d’une
grande réorientation du théâtre de Molière, d’une évolution si rapide et
profonde qu’elle constitue à la fin une véritable révolution dans la
comédie9.
La thèse d’un « nouveau secret de plaire » intimement lié à la musique
et la danse n’est pas inconnue, elle se retrouve dans un certain nombre de
commentaires éparpilllés à partir de celui de Donneau de Visé. Mais elle
reste peu claire, sans élaboration, invoquée de temps en temps, entre autres
par Maurice Pellisson, qui écrit en 1914 de « la formule [des comédies-
ballets], restée secrète jusqu’à lui » et qui signale par là une « nouvelle
orientation » pour le théâtre moliéresque (p. 35), ou Robert Garapon dans
son étude Le dernier Molière de 1957, auquel le titre de l’étude présente fait
écho. Baudelaire entretemps avait signalé « quelques intermèdes de
Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu joués, entre autres ceux
du Malade imaginaire et du Bourgeois gentilhomme », qui représentent
pour lui le comique absolu, loin au-delà du comique « significatif »10. Il
n’en reste pas moins que seulement une petite poignée de critiques
moliéristes ont œuvré de manière soutenue pour éclairer ce domaine, qui
reste souvent mieux connu des musicologues que des critiques littéraires.
On tâchera donc ici d’explorer de manière plus exacte ce qu’ont dû vouloir
dire Donneau de Visé et les rares critiques particulièrement sensibles au
8 La Comédie à l’âge classique, pp. 157-160.
9 Le terme est de Moore, voir The French Idea of the Comic, p. 163.
10 « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques », Œuvres
complètes t. II, p. 537.
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genre, tout en essayant d’en mieux préciser les problèmes théoriques et
esthétiques et d’affiner des concepts analytiques pour les aborder. Les
problèmes relèvent surtout de trois facteurs.
Le premier facteur, c’est que rien, au fond, n’était fixe dans ce théâtre.
Au moment même du triomphe du classicisme, ce qui semblerait classé ne
l’était pas du tout (ni ne le semblait, certes, à l’époque). D’abord parce que
la carrière de Molière, si riche, si féconde, fut terriblement écourtée ; son
œuvre, qui semble si complet, si familier dans les belles éditions, était en
réalité brutalement tronqué par la mort d’un artiste âgé de cinquante et un
ans. La coïncidence de sa mort avec la représentation sur scène d’un
personnage obsédé par la maladie et la mort mène en quelque sorte à croire
que Molière lui-même destinait le Malade à servir de chant de cygne. Pour
ceux qui acceptent cette notion, point n’est besoin d’analyser de près ce que
Molière tramait réellement pendant ce qui allait devenir la dernière période
de sa carrière, en dépit des évidences claires d’une créativité plus énergique
que jamais.
Cette créativité s’exprimait dans un théâtre d’expérimentation constante.
En dépit des emprunts évidents parmi ses propres œuvres, l’auteur ne se
répète pas, il va de l’avant. Des petites farces provinciales aux fastes de
Psyché ou du Malade imaginaire, quelle distance parcourue, quelle
prodigalité, quelle variété de création musico-dramatique! En passant par
les débuts de la grande comédie renouvelée et approfondie, maîtrisée avant
d’être largement abandonnée ; une comédie héroïque ; les débuts puis
l’épanouissement de la comédie-ballet ; deux pièces à machines ; et une
tragédie-ballet, pour ne pas parler des œuvres finalement impossibles à
classifier, il faut reconnaître la justesse du jugement de Judd Hubert :
l’envergure du théâtre créé par Molière reste inégalée dans toute l’histoire
du théâtre français11. Pour Georges Forestier, Molière était durablement à la
recherche d’un spectacle total, voulant « s’imposer à la Cour et à la ville
comme le seul dépositaire d’un art qui regroupe la musique, la danse et le
théâtre — et le théâtre dans toute sa variété »12. Presque chaque œuvre
présente successivement les marques de cette incessante recherche de
nouveauté, finement analysée par C.E.J. Caldicott, qui reconnaît au cœur de
l’art de Molière le souci de « toujours rester neuf »13. Aucun genre comique
ne restait inchangé entre ses mains, dont la prestidigitation n’a fini qu’avec
sa mort. Inutile, certes, de chercher une évolution « rectiligne », comme le
reconnaît Marie-Claude Canova-Green14, d’autant que la comédie-ballet
était selon Christophe Deshoulières un genre par excellence « expérimental
11 Molière and the Comedy of Intellect, p. 268.
12 Molière en toutes lettres, pp. 30-31.
13 La Carrière de Molière entre protecteurs et éditeurs, pp. 151-2.
14 « Ces gens-là se trémoussent bien... » : ébats et débats dans la comédie-ballet de
Molière, p. 42.
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et ‘attrape-tout’ [...] qui disparaîtra quand l’opéra assumera cette fonction,
au lendemain de la mort de Molière »15.
Cette disparition du genre n’était pas déterminée d’avance, mais tout
comme sa floraison, le résultat de plusieurs contingences. Il faut rappeler
qu’à travers ce champ d’expérimentation, non seulement le nombre
d’œuvres musicales augmente, mais aussi la concentration de musique et de
danse au sein de chacune de ces œuvres croît sensiblement : des danses et
airs assez simples et courts du Mariage forcé (1664), Lully va multiplier le
nombre et la durée ainsi que raffiner ses interventions ; il aura atteint sa
véritable grandeur pendant les dix ans de collaboration accélérante avec
Molière. En tenant compte de l’aménagement à grands frais du Théâtre du
Palais Royal pour accommoder Psyché et les grands spectacles à venir ainsi
que de l’intention déclarée par la troupe d’engager douze musiciens pour
« toutes sortes de représentations tant simples que de machines »16, force est
de constater que la ligne majeure d’expérimentation constitue une évolution
générale vers un théâtre musical et dansé à grand spectacle, comme le note
Jean-Pierre Collinet17. En dépit de la rupture entre écrivain et compositeur,
et des privilèges arrachés au trône par ce dernier, Molière a vite et
énergiquement avancé ses projets avec le tout jeune Charpentier, âgé alors
de vingt-neuf ans et encore complètement inconnu : trois nouvelles
partitions pour remplacer celles de Lully, désormais la propriété du seul
Florentin, avant le chef-d’œuvre incontesté (mais trop peu connu) qu’est la
partition du Malade imaginaire. Dans l’espace de quelques huit mois de
travail avec Molière, Charpentier s’est hissé au rang d’un très grand
compositeur de musique de théâtre. L’un des aspects méconnus du génie de
Molière, c’est sa capacité à inspirer ses collaborateurs, et tout autant à se
laisser inspirer par eux.
Le second facteur, c’est que dans ce théâtre où la musique, la danse, et
le spectacle prennent une nouvelle importance, celle du texte dramatique,
point de mire principal sinon exclusif des critiques littéraires, change de
nature relative aux autres éléments, fruit en partie des collaborations qui
viennent d’être notées. La musique et la danse dépassent nettement un statut
de simple « ornement » pour devenir de plus en plus intégrale à la
construction dramatique. Pour la critique, la musique assume aussi une
importance redoublée, parce que la chorégraphie de Beauchamps est
15 Voir William Christie et les théâtres des Arts Florissants 1979-1999, p. 228, et aussi
Catherine Kintzler, Théâtre et Opéra à l’âge classique, p. 214.
16 Registre de La Grange pour le 15 mars 1671, in Œuvres complètes t. 2, éd. G.
Forestier et Cl. Bourqui, p. 1130. Toute référence aux œuvres de Molière non autrement
indiquée emploie cette édition.
17 Dictionnaire de littérature du XVIIe siècle, p. 100 ; voir aussi C.E.J. Caldicott, op.
cit., pp. 108-111, 151-153 ; Guy Spielmann, « La Comédie-ballet : petite histoire d’une
solution dramatique » ; et G. Forestier, op. cit.).
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