TEXTE ET SOCIÉTÉ

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TEXTE ET SOCIÉTÉ
Du même auteur :
La Déconstruction. Une critique, Paris, PUF (1994), L’Harmattan,
2007.
What is Theory ? Cultural Theory as Discourse and Dialogue,
Londres-New York, Continuum, 2007.
Der europäische Künstlerroman. Von der romantischen Utopie zur
postmodernen Parodie, Tübingen, Francke, 2008.
Narzissmus und Ichideal. Psyche – Gesellschaft – Kultur, Tübingen,
Francke, 2009.
Modern / Postmodern. Society, Philosophy, Literature, Continuum,
Londres-New York, 2010.
Komparatistik. Einführung in die Vergleichende Literaturwissenschaft,
Tübingen-Basel, Francke-UTB, 2011 (2e éd.).
Komparatistische Perspektiven. Zur Theorie der Vergleichenden
Literaturwissenschaft, Tübingen, Francke, 2011.
© L’Harmattan, 2011
5-7, rue de l’École-polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-55926-4
EAN : 9782296559264
Pierre V. Zima
TEXTE ET SOCIÉTÉ
Perspectives sociocritiques
Collection Logiques Sociales
fondée par Dominique Desjeux et dirigée par Bruno Péquignot
Série Littératures et Société dirigée par Florent Gaudez
Au-delà de la seule analyse interne du texte littéraire et de la stricte étude de ses
conditions externes de production et de circulation, le paradigme des recherches
en littérature gagnerait à s'ouvrir davantage aux déterminants humains dans les
processus littéraires, tandis que les dimensions sociales des productions
symboliques, ici la littérature, mériteraient une meilleure prise en compte par les
protocoles sociologiques.
Considérant la littérature comme un fait social total susceptible d'interroger le
raisonnement sociologique, cette série se donne ainsi comme objectif de valoriser
la complémentarité des approches « littéraires » et sociologiques.
Elle est donc destinée à accueillir tant les démarches socioanthropologiques
ouvertes sur le questionnement de la littérature, que les approches "littéraires" à
forte ouverture socioanthropologique, en se fondant sur le postulat selon lequel la
littérature est un véritable processus de connaissance humaine et sociale et qu'il
existe entre l'activité de raconter une histoire et le caractère temporel de
l'expérience humaine une corrélation qui n'est pas purement accidentelle, mais
présente une forme de nécessité transculturelle.
Déjà parus dans cet esprit
Pierre BANNIER, Les microsociétés de la littérature pour la jeunesse. L'exemple de Fantômette.
Mohamed DENDANI, Les pratiques de la lecture.
Laurence ELLENA, Sociologie et Littérature. La référence à l'oeuvre.
Gérard FABRE, Pour une sociologie du procès littéraire. De Goldmann à Barthes en passant
par Bakhtine.
Florent GAUDEZ, Pour une socio-anthropologie du texte littéraire. Approche sociologique du
Texte-acteur chez Julio Cortázar.
Chantal HORRELOU-LAFARGE, Regard sur la lecture en France. Bilan des recherches
sociologiques.
Sabine JARROT, Le vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle.
Jacques LEENHARDT, Pierre JOZSA, Lire la lecture. Essai de sociologie de la lecture.
Aude MOUACI, Les poètes amateurs. Approche sociologique d'une conduite culturelle.
Isabelle PAPIEAU, La Comtesse de Ségur et la maltraitance des enfants.
Bruno PÉQUIGNOT, La relation amoureuse. Analyse sociologique du roman sentimental
moderne.
Marie-Caroline VANBREMEERSCH, Sociologie d'une représentation romanesque. Les
paysans dans cinq romans balzaciens.
Pierre VERDRAGER, Le sens critique. La réception de Nathalie Sarraute par la presse.
Pierre V. ZIMA, Pour une sociologie du texte littéraire.
Pierre V. ZIMA, Manuel de sociocritique.
Pierre V. ZIMA, L'ambivalence romanesque. Proust Kafka, Musil.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque. Sartre, Camus, Moravia.
Préface
Renouant avec les deux ouvrages sociocritiques de l’auteur – Pour une sociologie du texte littéraire (1978, 2000) et
Manuel de sociocritique (1985, 2000) – ce recueil d’articles
résume les résultats obtenus par une sociocritique orientée
vers la Théorie Critique de l’Ecole de Francfort. Il présente
des projets partiellement réalisés dans le Manuel et concrétisés ici dans la « Première partie ».
Complétant une sociologie du texte qui cherche à corréler la littérature avec la société par l’intermédiaire des structures linguistiques (voir l’ « Introduction » et la « Première
partie »), ces projets peuvent être divisés en trois catégories : 1. rendre compte des discours théoriques dans le contexte social et linguistique dans lequel naissent – parallèlement aux théories et aux discours politiques – les discours
littéraires et redéfinir les périodes littéraires comme des situations socio-linguistiques ; 2. expliquer les discours théoriques et littéraires (ainsi que leurs multiples interactions)
dans les cadres institutionnels dans lesquels ils apparaissent
et évoluent ; 3. s’interroger sur les rapports entre le social et
le psychique en ébauchant des synthèses entre une sociologie critique et une psychanalyse orientée vers le langage.
Le premier projet s’impose dès que le théoricien de la
littérature se rend compte que son propre discours théorique
est produit, tout comme les discours littéraires, dans une situation sociale, idéologique et linguistique particulière :
qu’il n’est donc pas neutre, objectif ou tout simplement
« scientifique ». Cette réflexion sociosémiotique et sociocritique s’étend par la suite à tous les discours théoriques
qui coexistent et interagissent dans le domaine institutionnalisé des sciences sociales et culturelles.
6
Texte et société
Dans la « Première partie » de ce livre, il s’agit de démontrer à quel point les langages théoriques (scientifiques)
naissent dans des situations sociales et linguistiques concrètes dans lesquelles ils interagissent avec des langages
idéologiques dont ils s’inspirent sans pour autant s’identifier
avec eux. Qu’on pense au rôle du libéralisme et de l’individualisme dans le Rationalisme Critique de Popper ou dans
les théories de l’Ecole de Francfort.1 A ce niveau, les discours théoriques sont analysés parallèlement aux discours
littéraires et politiques avec lesquels ils interagissent sur le
plan de l’intertextualité. Cette intertextualité est caractéristique d’une certaine période comme le romantisme, le réalisme ou le postmodernisme qui apparaît, dans cette perspective, comme une situation à la fois sociale et linguistique issue du passé et ouverte sur l’avenir. (Voir la « Troisième partie ».)
Les expériences de revues comme Les Temps modernes
et Tel Quel montrent à quel point les théories philosophiques et sémiotiques sont liées aux pratiques littéraires.
Ce rapport symbiotique entre la théorie et la littérature est
aussi illustré par l’orientation d’un philosophe comme Adorno vers les poétiques de Mallarmé, Valéry, Hölderlin et
Beckett.2 Du point de vue d’une sociologie du texte, théorie
et littérature deviennent inséparables à cause de leur relation
symbiotique.
Cette relation se manifeste dans les politiques de revues
comme Tel Quel qui cherchent à faire institutionnaliser des
concepts particuliers de littérature et de théorie.3 C’est pourquoi le palier institutionnel pourrait devenir – dans le cadre
1
Cf. P. V. Zima, L’Ecole de Francfort. Dialectique de la particularité
(1974), Paris, L’Harmattan, 2005 (éd. revue et augmentée), ch. I : « Libéralisme et Théorie critique ».
2
Cf. P. V. Zima, La Négation esthétique. Le Sujet, le beau et le sublime
de Mallarmé et Valéry à Adorno et Lyotard, Paris, L’Harmattan, 2002.
3
Le volume collectif Théorie d’ensemble, publié dans la collection « Tel
Quel » des Editions du Seuil en 1968, illustre, à bien des égards, cette
tentative d’institutionnalisation d’un concept de théorie.
Préface
7
du second projet – le palier proprement sociologique de la
sociocritique. Comme la science institutionnalisée, l’institution littéraire fonctionne grâce à des groupes d’auteurs et de
critiques, des revues appartenant à des maisons d’édition,
des facultés et des instituts universitaires, etc. Il semble
donc nécessaire d’analyser l’interaction des discours littéraires, théoriques et idéologiques dans le cadre institutionnel
esquissé dans l’ « Introduction » et dans la « Seconde partie » du livre. Dans le quatrième chapitre, par exemple, il
s’agit de montrer comment le narrateur du roman Si par une
nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino cherche à institutionnaliser un certain mode de lecture fondé sur une esthétique de l’autonomie artistique. Considérées sous ce jour,
l’écriture et la lecture apparaissent comme des discours qui
fonctionnent dans l’institution littéraire qu’ils cherchent à
transformer.
Le troisième projet, qui vise une synthèse entre la sociocritique et la psychanalyse de Freud et Lacan, renoue
avec des projets anciens et récents dont les auteurs se proposent de rendre compte des structures psychiques dans un
contexte social.4 La « Seconde partie » de ce livre vise à
réinterpréter l’interaction des structures sociales et psychiques dans le cadre de la sociologie du texte ébauchée
dans la « Première partie » et à la lumière de la Théorie Critique dont les auteurs considèrent cette interaction par rapport à la domination humaine sur la nature qui entraîne une
répression de la nature dans l’individu.
Comme le Manuel de sociocritique, ce livre pourrait
être considéré comme une tentative pour réinterpréter et
développer la Théorie Critique sur les plans sociologique,
sémiotique et psychanalytique.
4
Voir par ex. : Critique sociologique et critique psychanalytique,
Bruxelles, Editions de l’Institut de Sociologie (ULB), 1970. E. Cros, Le
Sujet culturel. Sociocritique et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2005.
P. V. Zima, « Sociocritique et psychanalyse : société et psyché chez
Marcel Proust », in : idem, Manuel de sociocritique (1985), Paris,
L’Harmattan, 2000.
Introduction. La sociologie du texte : les acquis
et les projets
Depuis le marxisme et la sociologie de la connaissance
fondée par Karl Mannheim entre les guerres, la sociologie
s’efforce d’expliquer des textes politiques, philosophiques et
littéraires dans leur contexte social. Qu’on pense à la critique adressée par Marx à la philosophie hégélienne accusée
d’être une distorsion idéaliste des rapports sociaux concrets ; qu’on pense aussi à la reconstruction sociologique de
la vision du monde conservatrice par Mannheim.5 Renouant
avec la problématique de Mannheim et du « Cercle du dimanche » (Sonntagskreis) de Budapest6, Georges Lukács a
posé, une fois de plus, la question concernant le rapport
entre les idées politiques, philosophiques ou esthétiques et la
société qui les a engendrées. Pour lui, comme pour Marx, il
s’agit de dégager et critiquer les idées sous-jacentes aux
œuvres littéraires comme la Comédie humaine de Balzac, le
Docteur Faustus de Thomas Mann ou Le Procès de Kafka.
Lucien Goldmann, qui se réclame de l’œuvre du jeune
Lukács, développe certaines pensées fondamentales de
Lukács, Mannheim et Arnold Hauser (tous membres du
« Cercle du dimanche ») en postulant des homologies structurales entre des œuvres philosophiques ou littéraires et certaines visions du monde comme le « Jansénisme tragique »
auquel il relie les Pensées de Pascal et les tragédies de Racine comme des expressions particulière-ment cohérentes de
cette vision du monde. Héritiers de l’esthétique hégélienne7,
5
Cf. K. Mannheim, Konservatismus. Ein Beitrag zur Soziologie des
Wissens (éds. D. Kettler, V. Meja, N. Stehr), Francfort, Suhrkamp, 1984.
6
Cf. E. Karádi, E. Vezér (éds.), Georg Lukács, Karl Mannheim und der
Sonntagskreis, Francfort, Sendler, 1985.
7
Cf. P. V. Zima, « L’Esthétique hégélienne de Lucien Goldmann », in :
Pour une sociologie du texte littéraire (1978), Paris, L’Harmattan, 2000.
10
Texte et société
les trois sociologues de la littérature et de l’art partent d’un
présupposé commun : toute œuvre littéraire, qu’elle soit
ancienne ou moderne, a un équivalent conceptuel et peut
être « réduite en système »8, comme l’affirme Goldmann
dans une discussion avec Adorno. Il veut dire que, même
l’œuvre d’un auteur comme Beckett, peut être traduite de
manière univoque en un système conceptuel. C’est une idée
dont l’origine hégélienne ne saurait guère être dissimulée.
Indirectement, elle a été mise en question au XIXe
siècle, donc bien avant l’essor de la sociologie littéraire, par
Stéphane Mallarmé. Il avertit Degas qui s’applique à faire
des sonnets et se plaint à son ami de manquer d’idées :
« (…) Ce n’est pas avec des idées qu’on fait des vers, Degas… C’est avec des mots. »9
Comme la sociologie marxiste d’origine hégélienne,
comme la sociologie de la connaissance de Mannheim (aussi d’origine hégélienne), la sociologie des « contenus » littéraires avait toujours tendance à passer sous silence le rôle du
langage, du mot dans la littérature. Elle aussi s’obstinait a
réduire aux concepts les textes littéraires et à établir des
rapports univoques entre ces concepts et les référents sociaux : les groupes et les rôles sociaux se retrouvaient ainsi
dans les romans et les drames, voire dans des poèmes – et
les mots passaient inaperçus10
8
Cf. L. Goldmann, in : « Discussion extraite des actes du second colloque international sur la sociologie de la littérature tenu à Royaumont », in : Revue de l’Institut de Sociologie (Bruxelles) 3-4, 1973, p.
540. C’est à juste titre que Bruno Péquignot reproche à Lukács (et indirectement à Goldmann) de chercher à réduire les œuvres d’art à des
équivalents conceptuels : « L’échec de Georg Lukács et de ceux qui
l’ont suivi est d’avoir confondu l’œuvre d’art avec une traduction en
image d’un problème philosophique (…). » (B. Péquignot, La Question
des œuvres en sociologie des arts et de la culture, Paris, L’Harmattan,
2007, p. 137.)
9
S. Mallarmé, in : J.-L. Steinmetz, Stéphane Mallarmé. L’absolu au
jour le jour, Paris, Fayard, 1998, p. 290.
10
Cf. H. Zalamansky, « Etude des contenus, étape fondamentale de la
sociologie de la littérature contemporaine », in : R. Escarpit et al., Le
Introduction
11
En adoptant le point de vue mallarméen on tentera
d’inverser et de radicaliser la perspective en s’interrogeant
sur le caractère linguistique des idéologies, des philosophies
et des théories sociologiques. Ne sont-elles pas faites avec
des mots – tout comme les vers auxquels se réfère Mallarmé ? Et ces mots ne sont-ils pas à leur tour liés à des structures sémantiques qui décident, en dernière instance, des
parcours syntaxiques et narratifs d’un discours ? C’est à
partir de ces questions que se développe une sociosémiotique du texte dont l’objet n’est pas seulement la littérature, mais aussi l’idéologie et la théorie scientifique ellemême qui commence à réfléchir sur sa propre structure linguistique : lexicale, sémantique, syntaxique et narrative.
L’idée d’une sociologie du texte a donc deux aspects
essentiels : elle étend son champ de recherches à toute la
textualité en tentant compte des idéologies, des théories, des
littératures, des textes commerciaux et spécialisés. En même
temps, elle se propose d’analyser les aspects linguistiques,
discursifs de ces phénomènes. On verra qu’un troisième
aspect peut être ajouté à ce programme en partie réalisé11 :
l’institutionnalisation des discours et des langages collectifs
dont ils sont issus. Au lieu de réduire les textes littéraires à
des structures conceptuelles, « idéelles », la sociologie du
texte s’interroge donc sur sa propre structure linguistique et
sur celle des autres théories (des théories marxistes et sociologiques, par exemple).
Dans ce qui suit, les « acquis et les projets » de la sociologie du texte seront présentés en neuf points sous forme de
thèses. On verra que cette sociologie, loin d’être une simple
méthode d’analyse de textes ou une « technique », se conçoit elle-même comme une critique de la société et en partiLittéraire et le social. Eléments pour une sociologie de la littérature,
Paris, Flammarion, 1970.
11
Cf. P. V. Zima, Manuel de sociocritique (1985), Paris, L’Harmattan,
2000 (éd. augmentée) ainsi que : P. V. Zima, Théorie critique du discours. La discursivité entre Adorno et le postmodernisme, Paris,
L’Harmattan, 2003.
12
Texte et société
culier de son état actuel. Elle s’intéresse, par exemple, aux
contraintes qu’exercent certains langages hégémoniques –
que Bourdieu appelle les « langages autorisés » – qui décident de ce qui doit être dit et (de manière complémentaire)
de ce qui doit être passé sous silence.
Ces langages limitent l’autonomie des sujets collectifs
et individuels. En exposant ces limitations imposées par des
discours idéologiques ou commerciaux, la sociologie du
texte prend partie pour une subjectivité menacée dans une
société postmoderne dont les grandes entreprises et les organisations politiques imposent leurs façons de parler et de
penser aux groupes et aux individus. A cet égard, cette sociologie est héritière de la Théorie Critique d’Adorno et
Horkheimer12 qu’elle développe dans une perspective sociosémiotique. C’est dans cette perspective qu’elle se définit
elle-même comme sociocritique.
1. Le point de départ formaliste
C’est grâce aux formalistes russes, en particulier à Tynianov, que l’idée d’une médiation linguistique entre le littéraire et le social a vu le jour. Loin de nier le caractère
social de la littérature, comme l’affirmaient certains marxistes russes des années 20, Tynianov et les formalistes ont
fait des efforts considérables pour élucider les rapports entre
littérature et société : ce que Tynianov appelle « la corrélation de la littérature avec les séries voisines ». S’opposant
à toute réduction de la littérature à la philosophie ou à
l’idéologie, c’est-à-dire à des structures conceptuelles, Tynianov insiste sur le caractère linguistique de la « corrélation » : « La vie sociale entre en corrélation avec la littérature avant tout par son aspect verbal. De même pour les
12
Cf. P. V. Zima, What is Theory ? Cultural Theory as Discourse and
Dialogue, Londres-New York, Continuum, 2007.
Introduction
13
séries littéraires mises en corrélation avec la vie sociale.
Cette corrélation entre la série littéraire et la série sociale
s’établit à travers l’activité linguistique, la littérature a une
fonction verbale par rapport à la vie sociale. »13
Malgré leurs nombreux travaux sur la littérature – en
particulier sur la littérature russe –, les formalistes n’ont
jamais vraiment tenté de penser la société comme un ensemble polyphonique de langages sociaux qui s’interpénètrent, se font concurrence et finissent souvent par entrer
en conflit. Ils n’ont surtout pas réfléchi sur le caractère linguistique des idéologies et des théories qui les rapproche du
texte littéraire. Car c’est en tant que langages que les idéologies et les théories scientifiques son absorbées, pastichées
ou parodiées par la littérature. (Qu’on pense aux idéologies
humanistes parodiées dans La Nausée de Sartre.)
2. Sémiotique et sociosémiotique : le discours
Bien plus tard, la sémiotique d’Algirdas J. Greimas, de
Luis J. Prieto, M. A. K. Halliday et quelques autres a repris
la thèse formaliste en la modifiant et en augmentant sa portée théorique. Les philosophies, les idéologies politiques et
les théories scientifiques sont considérées, à l’instar des
textes littéraires, comme des langages. Ce point de vue
« textuel » permet d’envisager toute la société sous son aspect verbal sans toutefois la réduire aux textes : les intérêts
de groupe ou de classe, loin d’être escamotés peuvent à présent être précisés au niveau linguistique, discursif.
Ainsi Prieto montre à quel point toute référence subjective à la réalité passe et doit nécessairement passer par
l’univers des discours et des constructions discursives :
13
Y. Tynianov, « De l’évolution littéraire », in : T. Todorov (éd.), Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, Paris, Seuil, 1965, p.
131-132.
14
Texte et société
« Cette réalité ‘totale’, par rapport à laquelle l’empirisme
définit l’univers du discours et qu’il met à la base de toute
construction d’une connaissance, n’est pourtant, nous
semble-t-il, que la somme logique des univers du discours
auxquels se réfèrent toutes les connaissances dont le sujet
est capable. »14
Toute l’œuvre sémiotique de Greimas pourrait être conçue comme une tentative de grande envergure pour définir
le concept de discours. Celui-ci est considéré comme unité
transphrastique et comme énoncé : « (…) Les phrases ne
sont plus alors que des segments (ou des parties éclatées) du
discours-énoncé (ce qui n’exclut pas, évidemment, que le
discours puisse parfois, du fait de la condensation, avoir les
dimensions d’une phrase). »15 L’un des mérites de la sémiotique greimasienne consiste à avoir dépassé l’approche syntaxique et inter-phrastique16 de Zellig Harris17 et d’avoir
conçu le discours comme une structure narrative fondée sur
un modèle actantiel et une structure profonde à caractère
logico-sémantique.
Car c’est précisément le fondement logico-sémantique
et actantiel qui relie le discours à la société en tant que
champ d’intérêts conflictuels. Les actants du discours – sujet, anti-sujet, objet, destinateur, anti-destinateur, adjuvant,
opposant – représentent des rôles sociaux dont la distribution reflète des hiérarchies sociales. Regardons de plus près
la définition greimasienne du « destinateur » qui apparaît
comme la figure dominante du discours en tant que structure
narrative : « Le destinateur (autorité sociale qui charge le
héros d’une certaine mission de salut) investit le héros du
rôle de destinataire, et établit ainsi une relation contrac14
L. J. Prieto, Pertinence et pratique. Essai de sémiologie, Paris, Minuit,
1975, p. 94.
15
A. J. Greimas, J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la
théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 102.
16
Cf. J.-Cl. Coquet (éd.), Sémiotique. L’Ecole de Paris, Paris, Hachette,
1982, p. 33.
17
Cf. Z. Harris, « Discourse Analysis », in : Language 28, 1952.
Introduction
15
tuelle, étant entendu que l’accomplissement du contrat sera
sanctionné par une récompense (…). »18
Ce qui vaut pour les contes fantastiques vaut aussi pour
l’idéologie : le destinateur peut également être l’Histoire qui
charge le sujet, le prolétariat en tant que classe révolutionnaire, d’une « mission de salut » : de la réalisation d’une
société sans classes (actant-objet dans le discours). Dans un
discours politique, cette « mission » peut être accomplie par
un parti qui annonce une nouvelle société ou un ordre nouveau. Tous ces discours peuvent être – et ont été – parodiés
par la littérature qui vise leur vocabulaire, leur rhétorique et
leurs stéréotypes caractéristiques. Elle réagit ainsi à une
situation sociale par la parodie, le pastiche ou un collage
textuel.
Ce qui compte du point de vue de la sociologie du texte,
c’est l’idée de Greimas partagée par Prieto, que ce sont les
structures sémantiques (« paradigmatiques » au sens de
Saussure) sous-jacentes aux discours qui articulent les intérêts collectifs et en même temps déterminent la direction du
parcours narratif. « C’est le paradigmatique qui organise le
syntagmatique »19, explique Greimas au cours d’une interview. C’est-à-dire que ce sont les décisions que prend le
sujet de l’énonciation au niveau de la pertinence, de la taxinomie et de la connotation qui décident de l’orientation de
son discours – de sa téléologie. Si je décide que le concept
de « champ » dans le sens de Bourdieu est pertinent, je finirai par raconter une histoire bien différente de celle d’un
collègue qui se sert du concept de « système » dans le sens
de Luhmann. Dans ce cas, il ne s’agit pas seulement de deux
concepts théoriques incompatibles mais aussi – et surtout –
des champs sémantiques et des modèles actantiels auxquels
ils appartiennent.
18
A. J. Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970, p. 234.
A. J. Greimas, in : H.-G. Ruprecht, « Ouvertures métasémiotiques :
entretien avec Algirdas Julien Greimas », in : RSSI 1, 1984, p. 9.
19
16
Texte et société
M. A. K. Halliday semble résumer le programme d’une
sociologie du texte en tant que sociosémiotique lorsqu’il
souligne, comme Greimas, l’importance du plan sémantique
et de l’organisation paradigmatique pour toute analyse sociologique : « Je choisis les rapports paradigmatiques (…) et
les considère comme étant prioritaires ; pour moi, l’organisation sous-jacente à tous les niveaux est paradigmatique.
Chaque niveau est un réseau de relations paradigmatiques,
d’un certain nombre de OU BIEN – d’un ensemble d’alternatives au sens sociologique du terme. »20 C’est-à-dire que
ce sont les choix sémantiques (ou bien / ou bien) qui déterminent la direction syntaxique et narrative du discours. Car
c’est sur le plan sémantique, sur le plan des sélections et des
classifications, que s’articulent les intérêts sociaux et les
idéologies dans les discours littéraires et théoriques. C’est
sur ce plan que les textes littéraires réagissent aux discours
idéologiques, religieux ou scientifiques.21
3. Le sociolecte : de la sémiotique à la sociologie du texte
Greimas, qui se sert du concept de sociolecte dans Sémiotique et sciences sociales (1976), tend à considérer les
sociolectes comme des « langages spécialisés »22 et à les
rattacher à des « groupes sémiotiques ». Et pourtant, un sociolecte semble être bien plus qu’un langage spécialisé dans
20
M. A. K. Halliday, Language as Social Semiotic. The Social Interpretation of Language and Meaning, Londres, Edward Arnold, 1978, p. 40.
Voir également l’ouvrage plus récent de Theo van Leeuwen, Introducing Social Semiotics, Londres-New York, Routledge, 2005, p. 78-79 (la
critique adressée à Halliday).
21
Voir à ce sujet la sociocritique d’Edmond Cros qui s’oriente également vers les structures textuelles en tant que structures linguistiques :
E. Cros, La Sociocritique, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 52 : « Le texte
en tant qu’appareil translinguistique ».
22
A. J. Greimas, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p.
54.
Introduction
17
le sens de « langage technique » ou « scientifique ». Il pourrait être conçu comme un « système modélisant secondaire »
(Youri Lotman) qui constitue un répertoire lexical, sémantique et narratif permettant à un groupe social ou à plusieurs
groupes apparentés d’articuler leurs intérêts au niveau discursif.
De ce point de vue, le sociolecte, qui peut être relativement hétérogène, apparaît comme l’origine sociale des
discours. Ainsi le sociolecte marxiste-léniniste qui relie
entre eux des groupements sociaux dont l’affinité est variable, permet d’engendrer un nombre infini de discours qui se
ressemblent sur les plans lexical, sémantique et narratif.
Leur téléologie narrative – la « société sans classes » – est
relativement constante, bien que son importance puisse varier d’un discours à l’autre. Il en va de même du sociolecte
psychanalytique qui a produit un nombre très vaste de discours hétérogènes qui s’apparentent néanmoins par leurs
vocabulaires (« inconscient », « refoulement », « transfert »,
etc.), leurs structures sémantiques (conscient / inconscient)
et leurs parcours narratifs. Il existe également un sociolecte
surréaliste étroitement lié aux langages collectifs des marxistes et des freudiens : ce qui indique que, loin d’être séparés par des cloisons étanches, les sociolectes d’une époque
peuvent plutôt être compris comme des vases communicants… Ce rapport symbiotique entre langages théoriques et
littéraires confirme, d’ailleurs, la thèse formaliste selon laquelle la littérature est liée à la société (aux idéologies, aux
théories) par le langage. (Il vaudrait la peine d’analyser la
sémantique marxiste et freudienne dans les textes de Breton
ou Aragon.)
En tant que répertoire linguistique, le sociolecte ressemble à la « langue » au sens de Saussure : il est une construction théorique que l’on ne retrouve pas en tant que telle
dans la réalité sociale étant donné qu’elle se manifeste exclusivement dans des discours produits individuellement ou
collectivement.
18
Texte et société
4. La situation socio-linguistique comme rencontre
polémique de langages
La sociologie du texte doit autant à Mikhaïl M. Bakhtine et à son groupe qu’aux sémioticens cités plus haut.
L’élément fondamental de la théorie de Bakhtine est son
idée que la plupart des énoncés d’un discours ne peuvent
être compris que dans un contexte dialogique : comme des
réactions affirmatives, critiques ou polémiques aux discours
d’autrui. Ainsi le discours du sujet d’énonciation se constitue de prime abord par rapport à la voix de l’autre. Il s’en
suit que toute la société doit être envisagée comme un vaste
réseau de rapports dialogiques entre des discours (des énoncés, des voix, dirait Bakhtine).23
Bakthine et Volochinov décrivent ainsi la polyphonie
sociale et linguistique : « Dans la réalité, ce ne sont pas des
mots que nous prononçons ou entendons, ce sont des vérités
ou des mensonges, des choses bonnes ou mauvaises, importantes ou triviales, agréables ou désagréables, etc. Le mot est
toujours chargé d’un contenu ou d’un sens idéologique ou
événementiel. »24
Précisons, dans un contexte sémiotique, que c’est le
mot situé dans un discours qui est chargé d’un sens idéologique précis : car c’est la structure sémantique et transphrastique du discours (et en dernière instance du sociolecte
dont le discours est issu) qui décide de la valeur du mot.
Dans un discours libéral, le mot « cosmopolitisme » est accompagné, dans la plupart des cas, de connotations positives
23
Cf. M. M. Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970,
p. 270.
24
M. M. Bakhtine (V. N. Volochinov), Le Marxisme et la philosophie
du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit, 1977, p. 102-103.
Introduction
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qui disparaissent dans un discours marxiste-léniniste où le
mot prend un sens nettement péjoratif.25
La notion de situation linguistique ou socio-linguistique
introduite par Bakhtine et Volochinov devrait donc être
concrétisée par les concepts de sociolect et discours. Sous
ce jour, elle se présente comme une polyphonie historiquement délimitée (romantique, réaliste, moderniste, postmoderne) dans laquelle s’affrontent des sociolectes et leurs
discours. Une telle situation en tant que constellation de
discours ouverte sur l’avenir décide de ce qui peut (doit)
encore être dit et de ce qui ne peut (ne doit) plus être dit.
C’est elle qui décide de l’actualité ou de l’anachronisme
d’un discours, d’un vocabulaire ou d’un mot. Elle apparaît
en même temps comme un conflit permanent dont l’enjeu
est un mot comme « cosmopolitisme », « société multiculturelle », « démocratie » ou « liberté ».
Cette situation socio-linguistique est comparable à ce
que Michel Pêcheux appelle, en suivant Foucault, « formation discursive » : « Nous appellerons dès lors formation
discursive ce qui, dans une formation idéologique donnée,
c’est-à-dire à partir d’une position donnée dans une conjoncture donnée déterminée par l’état de la lutte des classes,
détermine ‘ce qui peut et doit être dit (articulé sous la forme
d’une harangue, d’un sermon, d’un pamphlet, d’un exposé,
d’un programme, etc.)’. »26
La « situation socio-linguistique » diffère de la « formation discursive » sur les points suivants : elle décrit une
situation historique ouverte sur l’avenir et changeante qui
n’est pas nécessairement liée au concept marxien (althussérien) de « lutte des classes », concept issu de la société
industrielle du XIXe siècle ; elle est inséparable de l’analyse
bakhtinienne de la polyphonie sociale et littéraire ; enfin,
25
Cf. O. Reboul, Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980, p. 66-67.
M. Pêcheux, Les Vérités de La Palice, Paris, Maspero, 1975, p. 144145.
26
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Texte et société
elle repose sur les concepts de sociolecte et de discours qui
concrétisent sont caractère sémiotique et sociolinguistique.
Dans la « Troisième partie » de ce livre, les périodes littéraires – romantisme, réalisme, modernisme et postmodernisme – sont conçues comme des situations socio-linguistiques dans lesquelles des langages du passé coexistent
avec des langages émergeants qui annoncent l’avenir. Au
cours de l’évolution sociale, les nouveaux langages occupent le centre de la scène, tandis que les langages de
l’époque révolue sont relégués à la périphérie de la société.
Qu’on pense à la transition du modernisme au postmodernisme dans les années 60 et 70 au cours desquelles le
marxisme, l’existentialisme et le structuralisme sont peu à
peu remplacés par le féminisme, l’éco-féminisme, la théorie
des systèmes et la déconstruction (le post-structuralisme).
La littérature réagit à cette transition par des textes féministes, des romans écologiques (ceux d’Ernest Callenbach,
par exemple) et une écriture expérimentale qui met en question la notion (existentialiste) de sujet. Pensons au Nouveau
Roman, à la prose expérimentale de Jürgen Becker en Allemagne, à l’œuvre de Daniele Del Giudice en Italie et aux
romans de Thomas Pynchon aux Etats-Unis. Les auteurs de
ces textes fort hétérogènes sont d’accord pour mettre en
question l’idée moderne et moderniste d’un sujet individuel
autonome et homogène. Sur ce point, ils ont l’air de compléter l’évolution de la philosophie et de la science sociale.
5. L’intertextualité comme lien entre le texte et le contexte
social
Le concept d’intertextualité a été introduit dans la discussion par Julia Kristeva qui s’inspire de la théorie du dialogue social et littéraire développée par Bakhtine. Pour elle,
le texte n’est pas une monade isolée mais un croisement
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