L`application du savoir et l`autorégulation : deux approches pour

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L’application du savoir et l’autorégulation : deux
approches pour traiter les résistances chez les
troubles de personnalités
Jean-Pierre Marceau
Psychologue en pratique privée
[email protected]
RÉSUMÉ
Le présent article aborde le thème de la résistance dans le contexte de la relation d’aide
auprès des individus souffrant d’un trouble de la personnalité. Différentes manifestations
de résistance en cours d’intervention auprès de cette clientèle sont décrites puis deux voies
pour les gérer sont présentées. La première, l’application du savoir, permet, par
l’acquisition de connaissances et d’habiletés spécifiques à ce domaine d’intervention,
d’éviter certaines impasses typiques et de contourner certaines difficultés prévisibles. La
deuxième, l’autorégulation, permet, grâce au développement de la capacité de réflexiondans-l’action, d’inventer des solutions sur mesure aux problèmes de résistance. L’auteur
termine par une invitation à l’intégration de ces deux approches à l’intérieur d’un
paradigme de praticien-chercheur prenant en considération le savoir et les particularités
de chaque situation.
Les manifestations de résistance chez les troubles de la
personnalité
Le trouble de la personnalité désigne ce qu’on appelait les troubles caractériels ou
les névroses de caractère. Selon Livesley (2001b), l’éditeur du récent Handbook
of Personality Disorders, un ouvrage regroupant les plus grands chercheurs et
spécialistes actuels du domaine, le concept demeure encore mal défini et les
problèmes de classification sont loin d’être résolus. Néanmoins, les cliniciens
s’entendent généralement sur deux caractéristiques majeures de ces troubles : des
difficultés interpersonnelles chroniques et des problèmes rattachés au sens de soi
et à l’identité personnelle (Livesley, 2001b)1. La première caractéristique
1
Évidemment ces caractéristiques ne doivent pas être la conséquence d’autres troubles mentaux tels
que la dépression chronique ou la schizophrénie.
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L’application du savoir et l’autorégulation
s’observe par une tendance chronique et généralisée à engendrer des cercles
vicieux d’insatisfaction dans les relations avec les autres et dans le caractère
inflexible et inefficace des réactions typiques aux inévitables limites, frustrations
et conflits dans les relations interpersonnelles. La seconde caractéristique affecte
le domaine de l’identité et de l’estime de soi qui est marqué par la confusion, le
manque d’intégration entre des images de soi contradictoires et fluctuantes ou il
est caractérisé par une conception de soi rigide et défendue à grands coûts2.
Au niveau de l’intervention thérapeutique, le client qui présente un trouble de
personnalité constitue souvent un défi de taille pour les praticiens de la relation
d’aide. Le terme de résistance peut être utile pour désigner trois types de
phénomènes couramment rapportés par les praticiens : un sujet récalcitrant, le
sabotage défensif, la difficulté du changement.
Un sujet récalcitrant
La résistance peut se manifester d’abord dans des situations où les praticiens ne
réussissent pas à obtenir l’effet attendu et généralement obtenu par les procédés
habituels. Par exemple, des questions bénignes engendrent une attitude défensive
de méfiance chez une personnalité paranoïaque, des tentatives pour structurer la
démarche provoquent des discussions interminables avec une personnalité
obsessive-compulsive, une question d’exploration fait bondir un client narcissique
qui remet immédiatement en question la compétence de l’intervenant, l’utilisation
d’une tablette et la prise de notes suscitent un malaise insurmontable auprès d’une
personnalité évitante. Un sujet récalcitrant engendre souvent l’exaspération et la
frustration chez l’intervenant comme le suggère Livesley : « On dit que chaque
génération de professionnels de la santé mentale doit refaire à sa façon la
découverte de l’importance des troubles de la personnalité » (Livesley, 2001b, p.
3). Un livre de psychologie propose à la population générale, dans la même veine,
des moyens pour « gérer les personnalités difficiles » (Lelord et André, 1996).
Le sabotage défensif
La plupart des praticiens qui ont développé des modèles spécifiques
d’intervention pour les troubles de la personnalité constatent que, si les traits
2
Le lecteur désireux de s’initier rapidement aux troubles de la personnalité tels que
définis par le DSM-IV peut se rendre au site du Mental Help Net à l’adresse suivante
http://mentalhelp.net/poc/center_index.php ?id=8.
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problématiques se sont habituellement développés dans un contexte qui les rend
compréhensibles, ils finissent néanmoins par saboter les objectifs de la personne
adulte (Benjamin, 1993; Kernberg, 1984; Linehan, 1993; Masterson et Klein,
1987,1994; Young et Koslo, 1997). Il faut donc cibler ces modes inappropriés de
fonctionnement. Or, pour la personne avec un trouble de personnalité, les modes
de fonctionnement qui engendrent les problèmes ne suscitent aucun conflit en
elle, car ils sont justifiés par la situation. Par exemple, pour un client dont la
personnalité est de type paranoïaque, la méfiance ne constitue pas un problème;
elle est au contraire la solution au problème des intentions malveillantes que les
autres ont le plus souvent à son égard! Pour une personnalité de type narcissique,
le sentiment d’avoir droit à un traitement spécial ne constitue pas un problème,
mais plutôt le prolongement normal de sa conception de soi : il possède des
attributs extraordinaires et le problème est plutôt que les autres ne le reconnaissent
pas. Nous sommes loin du « bon » client qui se plaint de son trouble anxieux, de
sa dépression ou d’un trait de personnalité dont il souhaiterait se débarrasser à
tout prix. Nous trouvons donc un deuxième sens à la notion de résistance telle
qu’elle peut s’appliquer aux troubles de la personnalité durant une démarche de
relation d’aide : la résistance suscitée par les aspects défensifs de la personnalité
qui sabotent les objectifs mêmes du client sans que celui-ci ne s’en rende compte.
Par exemple, lors d’un atelier de praxéologie, un enseignant rapportait un
dialogue dans lequel il était inquiet par les conséquences prévisibles de l’attitude
arrogante et prétentieuse d’un étudiant narcissique. L’enseignant avait des indices
que cette attitude risquait de provoquer des problèmes à l’étudiant dans sa future
profession et avec ses collègues. Toutefois, ce dernier n’était aucunement dérangé
par l’effet de sa conduite sur les autres et il était persuadé que, concernant sa
profession, « il l’avait l’affaire ».
La difficulté du changement
Il existe enfin un troisième type de résistance qui concerne, de façon générale, le
changement des traits de personnalité. La plupart des spécialistes de la
psychothérapie, tout en reconnaissant l’utilité de leurs interventions sont humbles
quant aux réelles possibilités de changements en profondeur de la personnalité.
Stone (2001), un chercheur reconnu pour ses études longitudinales dans le
domaine explique que, dans la mesure où les définitions de certains troubles du
DSM-IV incluent des critères qui sont davantage des symptômes que de véritables
traits de personnalité, on peut effectivement observer des changements
importants. Toutefois, ajoute-t-il, « si on définit les troubles plus rigoureusement
sur la base de véritables traits de personnalité, ils semblent posséder une stabilité
plus grande sur de longues périodes. La stabilité, dans ce contexte, signifie une
résistance au changement. Ceci signifie que les troubles plus sévères […] sont
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difficiles à traiter et prennent plusieurs années, voire des décades pour qu’un
changement substantiel se produise » (p. 270). Quant aux troubles de la
personnalité moins sévères, Stone constate, là aussi, la difficulté du changement
radical. Il se produit plutôt, observe-t-il, des ajustements : « Les patients
hystériques étaient toujours hystériques, mais à un degré moindre, les patients
obsessionnels étaient encore obsessionnels, mais un peu moins; et ainsi de suite
pour l’ensemble du registre des variations de traits de personnalité qu’ils
manifestaient en début de démarche » (p. 270).
Pour apprendre à mieux gérer les résistances dans son travail avec les troubles de
la personnalité, le praticien peut s’alimenter à deux sources : le savoir accumulé
dans ce domaine et sa propre expérience durant l’intervention. La réaction initiale
est souvent de se former auprès de spécialistes afin d’acquérir des connaissances
sur les troubles de la personnalité et sur des modalités d’intervention qui ont fait
leur preuve. Plusieurs pages seront consacrées à l’analyse de cette première forme
de perfectionnement que nous appellerons la voie de l’application du savoir. Nous
en verrons ensuite les limites et introduirons une alternative : l’apprentissage de
l’autorégulation dans l’action par une démarche de « réflexion-dans-l’action ».
La voie de l’application du savoir
Depuis vingt ans, nous assistons à un intérêt renouvelé pour les troubles de la
personnalité et, de façon générale, pour la psychopathologie de la personnalité. Le
savoir et le savoir-faire se sont beaucoup développés dans ce domaine. Au
Québec, diverses activités de formations sont régulièrement offertes afin de
présenter des modèles d’intervention spécialement conçus pour le travail auprès
de cette clientèle. Ainsi, l’adaptation de la thérapie cognitive-behaviorale aux
problématiques de troubles de la personnalité a donné lieu à différents traitements
(Beck et Freeman, 1990; Linehan, 1993;Young, 1990). Par ailleurs, plusieurs
thérapeutes québécois issus de la tradition humaniste-existentielle, cherchant à
mieux comprendre les avatars du développement psychique et ses répercussions
sur la personnalité adulte, se sont intéressés aux développements contemporains
de la psychanalyse comme le courant des relations d’objets, la psychologie du soi
et l’intersubjectivité (Bouchard, 1990; Delisle, 1993;1999, Lecomte, 1999;
Richard, 1999). La psychanalyse et la thérapie d’orientation analytique
s’intéressent à la psychopathologie de la personnalité depuis fort longtemps et des
intégrations récentes de diverses influences ont produit des modèles
d’intervention originaux (Benjamin,1993; Kernberg,1984, Masterson et Klein,
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1989, 1995)3. Néanmoins, tout savoir relève de la généralisation à partir de
l’expérience, ce que St-Arnaud (2001a) appelle le facteur G.
Le facteur G : Tous les hommes sont semblables,
certains se ressemblent…
Les modèles d’explication et d’intervention appliqués aux troubles de la
personnalité reposent sur trois idées justifiant le recours à la généralisation. Selon
une première idée, le développement de la personnalité peut s’expliquer par des
facteurs universels comme l’environnement, les facteurs constitutionnels et leur
interaction complexe (Livesley 2001a). En ce sens, tous les hommes sont
semblables, car ils sont soumis à des types d’influences similaires. Selon une
seconde idée, des similarités de conditions prévalant durant l’enfance conduisent
souvent à des similarités et des régularités dans la personnalité adulte. Certains se
ressemblent. Par exemple, des chercheurs s’intéressent à la façon dont les
différents styles d’attachement durant la première enfance se répercutent sur le
fonctionnement de l’adulte (Fonagy, 2000; Bartholomew, Kwong et Hart, 2001).
D’autres chercheurs essaient de trouver les similarités à partir de facteurs
fondamentaux. Ainsi, une classification validée par des années de recherche
empirique décrit cinq facteurs concourant à des degrés divers à la personnalité de
chacun : la tendance à l’extroversion, la tendance à l’amabilité, la tendance à
éprouver des affects négatifs, la tendance à l’ouverture d’esprit et la tendance à
être consciencieux (McCrae et John, 1992). D’autres chercheurs, enfin,
s’intéressent aux fondements biologiques des ressemblances entre certaines
personnalités (Cloninger, Svrakic et Przybeck,1993; Depue, 2001).
Selon une troisième idée justifiant le recours à la généralisation, certaines
personnalités sont plus saines que d’autres. Quelques soient les critères utilisés
pour tracer la limite entre la santé et la pathologie, la notion même d’un trouble
implique un jugement à ce niveau. Par exemple, le DSM-IV définit le trouble de
la personnalité par des modalités durables de l'expérience vécue et des conduites
qui dévient notablement de ce qui est attendu dans la culture de l'individu au plan
de la cognition, de l'affectivité (c'est-à-dire la diversité, l'intensité, la labilité et
l'adéquation de la réponse émotionnelle), du fonctionnement interpersonnel ou du
contrôle des impulsions. Ces modalités doivent être rigides et envahir des
3
Le lecteur pourra consulter Gabbard (2001) pour une revue récente de la contribution de l’approche
psychodynamique à ce domaine.
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situations personnelles et sociales très diverses et entraîner une souffrance
cliniquement significative ou une altération du fonctionnement social ou
professionnel (APA, 1995).
À partir de ces efforts de généralisations et de toutes les recherches théoriques et
empiriques qui en découlent, on peut chercher à classer un individu selon son
appartenance à un type de personnalité tout en caractérisant le degré de pathologie
qui l’affecte. Toutefois, il faut bien dire qu’à ce jour, les chercheurs ne
s’entendent pas sur la meilleure façon de définir un type de personnalité et son
degré de santé. Faut-il distinguer les personnalités à partir de comportements
observables ou en fonction des mécanismes d’organisation sous-jacents (structure
psychique, schèmes de pensée et d’action) ? Faut-il les décrire à partir de
dimensions, de catégories, de types idéaux ? Le DSM-IV utilise une approche par
catégorie (on fait partie de ceux qui ont le trouble ou non) contestée par les
partisans d’échelles dimensionnelles (on est plus ou moins extroverti, amable,
consciencieux, etc.). Et, comment définir la santé en matière de personnalité ? Où
tracer la démarcation entre la santé et la pathologie ? L’ouvrage de Livesley
(2001a), mentionné au début de cet article, consacre plusieurs chapitres à toutes
ces questions. Cela donne lieu à de profondes réflexions qui peuvent intéresser le
chercheur et le théoricien. Toutefois, le praticien de la relation d’aide est d’abord
en quête d’un savoir utile. Lorsqu’il applique un savoir durant son intervention, il
attend de ce dernier qu’il contribue à la production du changement visé dans une
situation particulière. St-Arnaud distingue deux types de données à considérer
lorsqu’il s’agit d’intervenir :
On peut distinguer dans toute situation que l’on cherche à changer un facteur G
(pour général) et un facteur P (pour particulier). Le facteur G désigne ce qui
permet de comparer une situation particulière à ce qu’on a observé ailleurs, dans
des cas relativement semblables. Ce facteur G permet d’analyser une situation
précise en se référant au savoir disciplinaire; grâce à lui, on peut contribuer au
changement visé en s’inspirant de conclusions basées sur l’expérience passée. On
présume en effet que, malgré le caractère unique de chaque situation dans laquelle
on intervient, on peut y trouver des éléments qui permettent de la comparer à
d’autres cas ayant fait l’objet de recherches et de réflexions professionnelles. La
généralisation consiste à recueillir des données sur le terrain, à en dégager des
constantes, à les analyser et à les organiser dans un tout cohérent qui devient une
loi, une théorie ou une modélisation du phénomène étudié. Lorsqu’on s’en sert
pour prédire un comportement humain, l’exactitude de la prédiction varie selon
l’influence relative du Facteur G et du Facteur P dans chaque situation.
Le Facteur P (pour particulier) désigne ce qui est propre à chaque situation et à
chaque client que l’on assiste dans son processus de changement. Ce Facteur P
comprend tout ce qui échappe à la généralisation et rend la situation
imprédictible. Lorsqu’on établit le rapport entre le Facteur P et le Facteur G, on
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peut présumer que l’importance relative de chaque Facteur variera selon les
situations et les individus (St-Arnaud, 2001, p. 220-221).
Pour le praticien en quête d’amélioration, l’application du savoir (Facteur G)
consiste à tenter d’augmenter son efficacité en cherchant à reconnaître, dans la
situation actuelle, un concept (« voilà une personnalité narcissique ») ou une
proposition théorique issue du savoir disciplinaire (« tous les narcissiques se
perçoivent comme des êtres grandioses et il n’est généralement pas efficace de
confronter cette perception »). Le concept ou la théorie permet de comprendre ce
qui se passe et d’agir en conséquence. Ainsi, lorsqu’à la suite d’une formation sur
les troubles de la personnalité, l’intervenant reconnaît chez la personne qui
consulte, le trouble dont il a entendu parler durant sa formation, il éprouve
l’impression d’une maîtrise accrue. Il lui reste à chercher à appliquer, à ce cas
particulier, les prescriptions générales pertinentes au trouble en question. Une
personne est d’autant plus experte dans un domaine qu’elle dispose de plusieurs
concepts et théories, dont elle peut se servir avec discernement, pour donner du
sens à ce qu’elle perçoit et pour diriger, de façon cohérente, ses interventions.
Ces quelques jalons posés, nous arrivons à la question suivante : lorsqu’il s’agit
de gérer les résistances des troubles de la personnalité jusqu’à quel point le
facteur G est-il utile ? Nous présentons d’abord certains avantages de
l’application du savoir, puis nous en présentons les limites. Nous examinons
ensuite l’autre voie possible de perfectionnement : l’utilisation optimale des
particularités du praticien, du client et de la situation par l’accroissement de la
capacité d’autorégulation permettant d’inventer des solutions sur mesure à chaque
cas de résistance.
Gérer les résistances par une meilleure connaissance
générale des troubles de la personnalité
Plus haut, nous avons décrit trois usages possibles de la notion de résistance que
nous avons appelés : le sujet récalcitrant, le sabotage défensif et la difficulté du
changement de la personnalité. Dans cette partie, nous présentons les avantages de
l’application du savoir pour gérer la relation avec un sujet récalcitrant, combattre
le sabotage défensif et composer avec la difficulté du changement de la
personnalité.
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L’expert et le sujet récalcitrant
Le savoir, la connaissance et l’expertise sont parfois des moyens efficaces d’éviter
de se retrouver démuni devant des clients qui étonnent par leurs réactions à nos
interventions habituelles. Lors de formations spécialisées sur les troubles de la
personnalité, des jeunes praticiens découvrent, par exemple, qu’un
client narcissique réagit très mal à tout ce qu’il perçoit comme une confrontation
ou une critique même lorsque l’intervention du thérapeute est bénigne et n’aurait
pas suscité cette réaction chez la plupart de ses clients habituels. Une meilleure
compréhension d’un trouble spécifique de la personnalité, de sa façon typique de
traiter son expérience, de ses préoccupations centrales, des ses modes privilégiés
de relations interpersonnelles peut permettre au praticien d’apprendre des façons
généralement efficaces d’entrer en relation avec lui et d’éviter certains pièges
(Delisle, 1993).
De plus, ce savoir peut aussi permettre d’éviter certaines erreurs. L’auteur de cet
article se souvient d’un procédé gestaltiste – celui de la chaise vide – utilisé il y a
une quinzaine d’années auprès d’un individu que l’on qualifierait aujourd’hui de
personnalité borderline. Ce procédé avait suscité beaucoup d’angoisse chez
l’individu et il avait fallu l’interrompre prématurément et consacrer du temps à la
récupération du client. Si nous avions connu et adhéré à la proposition théorique à
l’effet qu’une personnalité borderline tente souvent désespérément d’empêcher la
prise de conscience simultanée d’images de soi conflictuelles (ex. : bonnes et
mauvaises) (Kernberg, 1984) et que nous avions reconnu dans ce client les
caractéristiques de la personnalité borderline (passages à l’acte répétitifs,
sexualisation à outrance, identité diffuse), nous n’aurions pas emprunté un chemin
où la résistance était prévisible ou, à tout le moins en le réalisant, nous aurions
corrigé notre tir plus rapidement. L’expertise est parfois utile pour éviter
l’étonnement naïf devant la difficulté d’obtenir l’effet attendu d’une intervention.
En sachant à quoi s’attendre avec différents types de personnalité le praticien
devient un expert au sens où son domaine d’intervention lui réserve de moins en
moins de surprise. Les phénomènes se rattachant à un type de personnalité sont
reconnus plus facilement et il ajuste, plus rapidement, son intervention en
conséquence. L’acquisition de points de repères, un sentiment de maîtrise accrue,
voilà un premier bénéfice qui attend le praticien qui emprunte la voie de
l’application du savoir.
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L’expert et le sabotage défensif
Voici un exemple typique rapporté dans la littérature sur les troubles de la
personnalité (Benjamin, 1993) de risques associés à un manque d’expertise
lorsqu’il s’agit de prévenir et remédier au sabotage défensif. Une cliente se
présente en consultation dans un centre public de traitement pour alcooliques et
toxicomanes dans le but explicite de cesser toute consommation et reprendre sa
vie en main. Le récit d’une vie particulièrement difficile attendrit la jeune
thérapeute soucieuse de l’aider. La cliente se présente un jour dans un état de
détresse qui touche l’intervenante droit au cœur. La cliente commence, alors, à
adresser à l’intervenante des demandes qui sortent du cadre de la thérapie :
appeler son entourage pour influencer le cours des événements, répondre à des
appels en dehors des entrevues, garder la cliente plus longtemps en entrevue, car
elle ne se sent pas capable de quitter le bureau, etc. La thérapeute répond, de
bonne foi, du mieux qu’elle peut et tout va apparemment bien. Durant les
rencontres, la cliente semble collaborer. La thérapeute se voit bonne et aidante et
se représente la cliente comme une victime de circonstances malheureuses.
Jusqu’au jour où la thérapeute, de plus en plus envahie par les demandes
fréquentes et rapprochées de la cliente, tente d’aborder le sujet. La cliente se dit
alors trahie, abandonnée et commence à menacer l’intervenante de commettre des
actes autodestructeurs, de recommencer « à se geler », allant même jusqu’à faire
une tentative de suicide démontrant le sérieux de son état. De victime, la cliente
devient alors persécutrice aux yeux de l’intervenante qui vit de plus en plus de
culpabilité et d’impuissance ne sachant plus comment se sortir de l’impasse avec
une cliente de plus en plus récalcitrante. Plusieurs experts du domaine
commenteront que, lorsque la thérapeute se pliait aux demandes de la cliente,
celle-ci résistait en fait au changement visé au point de départ : se prendre en main
(Benjamin, 1993, Masterson et Klein, 1989). Inconsciemment, elle sabotait
l’intervention en cherchant à être prise en charge par l’intervenante.
Supposons que la jeune thérapeute, désemparée à la suite de cette expérience,
s’inscrive à une formation sur les troubles de la personnalité. Que lui diront les
experts au sujet de ce phénomène de sabotage ? Elle apprendra, entre autres, que
les tendances fragiles, mais pourtant bien réelles vers le changement, sont
rapidement sabotées par la mise en acte de patterns relationnels spécifiques. Il
existe divers modèles d’explication de ce sabotage chez nos experts. Débutons par
un énoncé de la configuration de peurs et de désirs propres au type de
personnalité borderline selon Benjamin (1993) :
Il existe une peur morbide de l’abandon et un désir de soins protecteurs reçus
préférablement par une présence physique constante du sauveur (amoureux ou
soignant). La position de base est la dépendance amicale à la personne qui prend
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L’application du savoir et l’autorégulation
soin qui devient du contrôle hostile si le soignant ou l’amoureux n’arrive pas à
donner suffisamment (et ce n’est jamais suffisant). Il y a une croyance selon
laquelle le fournisseur de soins favorise en secret sinon ouvertement la
dépendance et l’état de besoin, et une présence introjectée malveillante (vicious
introject) attaque la personne lorsqu’elle se donne les moyens de vivre des
expériences de bonheur ou de succès. (Benjamin, 1993 p.122 )
Cet énoncé est davantage descriptif qu’explicatif. Néanmoins, notre jeune
thérapeute pourrait reconnaître immédiatement le comportement de sa cliente et
découvrir que ce qu’elle a vécu avec sa cliente est typique d’un cercle vicieux
relationnel généré par la personnalité borderline. La jeune thérapeute ne sait pas
encore comment, mais elle se dit qu’on ne la reprendra pas! Pour augmenter son
efficacité, elle pourrait ensuite se former à l’utilisation de procédés utiles auprès
de cette clientèle; à titre d’exemples, la technique de la confrontation des défenses
d’agrippement et de passage à l’acte à la Masterson et Klein (1989) ou l’approche
cognitive-comportementale de Linehan (1993) suggérant de s’entendre sur les
limites du cadre thérapeutique avec la cliente tout en suscitant sa coopération dès
le début de l’intervention. Encore là, l’expertise permet de s’orienter dans un
domaine difficile en mettant à profit certaines généralisations de façon à vivre
moins de surprises désagréables.
L’expert et la difficulté du changement de la personnalité
Les praticiens expérimentés savent que l’on ne peut espérer de changements
miraculeux dans le cadre d’interventions à court ou moyen terme auprès de
personnes souffrant de troubles sévères de la personnalité. La troisième forme de
résistance mentionnée plus haut, la difficulté du changement, est d’emblée
acceptée. Il s’agit d’un avantage par rapport au jeune intervenant dont les attentes
irréalistes risquent de provoquer désillusion et déception. L’expertise, en ce sens,
qu’elle s’appuie sur les résultats de recherches longitudinales ou sur l’expérience
clinique, peut apporter une dose de sagesse.
En résumé, l’acquisition de points de repères et de balises générales pour
l’intervention auprès de certaines clientèles ainsi qu’une certaine dose de sagesse
sont les bénéfices associés à l’application du savoir. Nous allons maintenant en
examiner les limites.
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Les limites à l’application du savoir
Lorsque nous rencontrons la résistance durant l’intervention auprès d’une
personne souffrant d’un trouble de la personnalité, nous sommes très souvent en
contact avec l’une des trois zones d’indétermination qui caractérisent la pratique
professionnelle, selon Schön (1987), soit l’indétermination rattachée à la
définition du problème à résoudre, l’unicité de chaque cas particulier et les
conflits de valeurs.
L’indétermination rattachée à la définition même du problème à
résoudre
Dans le domaine de la relation d’aide, l’identification d’une pathologie
« officielle » de la personnalité ne permet pas d’échapper à la nécessité d’une
formulation spécifique des problèmes dans chaque cas. Le lecteur ayant consulté
le site Web suggéré précédemment et présentant les différents troubles de la
personnalité sera peut-être surpris de cette affirmation. Le problème est aisément
identifiable, pensera-t-il, c’est le trouble de la personnalité. Toutefois, la lecture
des recommandations de traitement, à l’intérieur du même site, lui permettra de
constater que, règle générale, on ne préconise pas tellement, en ce domaine, un
objectif de restructuration en profondeur de la personnalité. Cela ne signifie pas
que la psychothérapie visant le développement global de la personnalité ne soit
pas utile dans certains cas. Toutefois, elle implique en général des démarches
longues et coûteuses qui s’adressent à des clients capables de s’investir et d’en
profiter4. Cependant, même dans ces cas, les cibles du dialogue thérapeutique
portent sur des problèmes vécus par le client. On ne traite pas la personnalité en
général, mais des problèmes vécus par une personne concrète.
Au cours d’une relation d’aide avec une personne souffrant d’un trouble de la
personnalité, nous croyons que le professionnel et le client doivent s’entendre sur
la conception de ce qui doit changer pour que la situation problématique présentée
par le client évolue de façon favorable. Très souvent, les impasses relationnelles
en cours de route proviennent du fait que le professionnel et le client ne partagent
pas les mêmes objectifs ou la même conception du changement nécessaire. Le
client devient alors résistant aux yeux du professionnel. Par exemple, le
professionnel attribue les difficultés mentionnées par le client à ses traits de
4
Il faut mentionner que la littérature rapporte une possibilité de changement en profondeur assez
rapide pour certaines troubles du DSM-IV. Voir Magnavita (1997) et Mc Cullough (1997).
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L’application du savoir et l’autorégulation
personnalité et il cherche à aider le client à voir autrement, à composer
différemment avec ses réactions émotionnelles, à agir autrement, etc. Néanmoins,
le client, comme tout être humain, voit ses problèmes en fonction de sa
personnalité et celle-ci, toute troublée fut-elle, demeure son seul point de
référence. Aussi, il ne peut être d’accord au point de départ avec le professionnel
sur la définition du problème à résoudre. Par exemple, le client paranoïaque se
plaint de ne plus dormir et d’un stress insupportable à la suite de ses impressions
(non délirantes, mais préoccupantes) que ses collègues de travail échangent
secrètement à son sujet. Le professionnel, après évaluation, attribue, quant à lui, le
problème du client à sa personnalité paranoïaque qui lui fait interpréter des
intentions malveillantes chez ses compagnons de travail.
Le professionnel se voit donc confronté avec une difficulté qui, si elle est présente
dans toute relation d’aide, se trouve décuplée dans le cas des troubles de la
personnalité à cause des particularités du cadre de référence du client. Non
seulement doit-il construire sa compréhension des problèmes du client, mais il
doit s’attendre à ce que cette construction soit elle-même problématique pour le
client. Dans la mesure où le professionnel ne cherche pas à modifier la
personnalité, mais à aider le client à tenir compte de sa personnalité dans la
résolution de ses problèmes, il lui faut donc trouver une façon de construire le
problème qui soit acceptable dans le cadre de référence du client et qui permette
de résoudre la difficulté du client qui a conduit au motif de consultation. Dans
quelle direction doit-il chercher et trouver ce recadrage ? Dans le cas de la
personnalité paranoïaque mentionnée plus haut, le praticien utilisant la voie de
l’application du savoir atteint rapidement les limites de celle-ci. Ainsi, au sujet du
traitement de la personnalité paranoïaque, on mentionne sur le site Web déjà cité,
que le thérapeute doit conserver son objectivité quant aux idées paranoïdes du
client tout en évitant d’éveiller la suspicion du client envers lui. On prévient qu’il
s’agit d’une position difficile à maintenir même après l’établissement d’une
alliance thérapeutique. Très bien, ces indications sont précieuses, quoique
limitées, lorsqu’il s’agit de proposer à un client un recadrage particulier de son
problème et une démarche d’aide. Tout praticien expérimenté aura envie de
répondre que l’intervention spécifique dépendra de tellement de facteurs qu’il faut
certes se laisser influencer jusqu’à un certain point par les connaissances
générales, mais que c’est dans l’action que l’on déterminera vraiment notre action.
À chaque entrevue, il faut envisager le problème à traiter de façon singulière en
tenant compte du climat affectif, de l’état de crise, d’une multitude de facteurs liés
au client, au thérapeute et à la situation. Sans quoi, on risque de passer à côté ou
de rencontrer de fortes résistances.
Interactions
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L’application du savoir et l’autorégulation
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L’identification d’un trouble de la personnalité est parfois assimilée par le
praticien débutant à une formulation adéquate du problème à résoudre car, comme
nous le disions plus haut, le problème semble si évident. Il s’agit d’un piège à
notre avis. Le fait de détecter un aspect jugé malsain dans la personnalité, en
fonction de quelque critère que ce soit, ne conduit pas à une formulation adéquate
de ce qui doit changer. En effet, d’une part, les critères de santé mentale
demeurent contestables et, d’autre part, les connaissances actuelles sur les
possibilités de changement de la personnalité ne permettent pas de s’en remettre
aux généralisations lorsqu’il s’agit d’assister le changement pas à pas. Un autre
type de données est pris en considération dans l’intervention efficace : le facteur P
selon St-Arnaud (2001).
Le facteur P : l’unicité comme limite à la généralisation
Afin d’introduire le facteur P, nous présentons d’abord une vignette tirée d’un
ouvrage, fort intéressant, détaillant cinq psychothérapies réussies, d’orientation
psychanalytique, avec des personnalités borderline (Waldinger et Gunderson,
1987). Une de ces psychothérapies est dirigée par un analyste homme qui traite
une jeune femme durant plusieurs années. Un soir de tempête de neige, l’analyste,
qui pratique dans le sous-sol de son domicile, doit improviser avec une situation
très particulière, dans tous les sens du mot. En effet, alors qu’il rencontre sa
dernière patiente de la journée, la jeune femme borderline qui vient de terminer sa
séance décide, de ne pas rentrer chez elle, mais plutôt de jouer à l’extérieur de la
maison, avec les enfants de l’analyste qui s’amusent dans la neige. Après sa
dernière séance, alors qu’il rejoint sa famille pour le repas familial, l’analyste
découvre avec étonnement que sa cliente est là, qu’elle prend place à table avec
ses enfants, le plus naturellement du monde! Sa femme le prend à part et
l’informe que la cliente s’est faite invitée par les enfants. L’analyste est contrarié.
La cliente a volontairement transgressé les limites du cadre thérapeutique
prétextant que la tempête l’empêchait de prendre l’autobus et que son père allait
venir la chercher après le repas. L’analyste se résigne à contrecoeur à la laisser
partager leur repas, convaincu que cela aura des conséquences catastrophiques
pour le traitement. En effet, à cette époque et encore aujourd’hui, cette conviction
est appuyée par la recherche (Facteur G). Ainsi, Gabbard (2001) conclut que « le
thérapeute d’orientation psychanalytique doit être actif dans la confrontation de
tels comportements et leur mettre des limites de façon à éviter ce genre de
résultats négatifs » (p. 374). La plupart des auteurs s’entendent sur cette règle.
Néanmoins, dans ce cas-ci, l’analyste est surpris, d’une part, par la bonne
conduite de la cliente qui ne prend pas les libertés avec sa famille qu’elle
Interactions
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100
L’application du savoir et l’autorégulation
s’accorde durant les séances et, d’autre part, des effets sur la thérapie de cette
intrusion dans sa vie privée5. En effet, lors de la séance suivante, la cliente
mentionne que le thérapeute lui est apparu comme un homme bien ordinaire
possédant des qualités et des défauts et dont la famille est comme tout le monde.
La thérapie ne semble pas en souffrir. Toutefois, un an après cet incident, la
cliente récidive en commettant une seconde intrusion, encore plus audacieuse,
durant les vacances du thérapeute, cette fois-ci. Elle a insisté lors de plusieurs
appels téléphoniques d’urgence pour obtenir une rencontre à sa résidence d’été,
rencontre qu’il finit par lui accorder après plusieurs hésitations. Après la séance,
plutôt que de retourner en ville, elle va rejoindre les enfants de l’analyste à la
plage et joue avec eux. Ces derniers l’invitent à souper et à passer la soirée puis la
nuit dans leur maison d’été. Devant le fait établi, le thérapeute décide encore une
fois de le permettre. Elle prend le repas avec eux en famille, puis ils assistent tous
ensemble à une représentation au cinéma en plein-air. Elle dort dans la chambre
d’invité et le lendemain, après avoir remercié l’épouse de l’analyste, elle s’en
retourne paisiblement. Alors que le facteur G nous inciterait à craindre une
augmentation de ce genre de passage à l’acte, cette seconde intrusion marque un
point tournant dans le traitement de cette cliente. Elle prend conscience de son
idéalisation de l’analyste et le désir régressif et récurrent d’être son enfant
diminue. Dans son récit, l’analyste conclut ainsi cette période : « Après cet
incident, l’attitude de Ann envers moi et envers le traitement changea de
direction. Ses demandes incessantes de temps et d’attention supplémentaires
cessèrent et elle prit un intérêt sérieux à ses propres problèmes et à ce qu’elle
pourrait faire pour les régler. Elle commença à parler d’elle de façon plus
authentique et examina de façon plus volontaire où elle se trouvait dans sa vie et
où elle désirait aller » (Waldinger et Gunderson, 1987, p. 65). Ainsi, grâce à une
improvisation innovatrice, ce qu’on aurait pu associer à une tentative de sabotage
inconscient s’est transformé en une expérience positive pour la cliente. Une telle
vignette pourrait même conduire à nous demander s’il n’est pas erroné de toujours
concevoir de tels comportements comme des tentatives de sabotage. Même si l’on
ne doit pas ériger en système la conduite de l’analyste, cette histoire de cas est une
illustration poignante de l’unicité des situations et des personnes en présence ainsi
que des limites du facteur G lorsqu’il s’agit de faire des prédictions. Comme le
soutient St-Arnaud (2001a), chaque situation d’intervention étant unique, nous ne
pouvons échapper à l’influence de ce facteur P, « ce qui est propre à chaque
situation et à chaque client que l’on assiste dans son processus de
changement » (p. 221). Cette vignette fait aussi ressortir le fait que le praticien est
5
Évidemment, nous pourrions y voir une tentative de rationalisation de sa conduite.
Interactions
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L’application du savoir et l’autorégulation
101
aussi un individu unique possédant des particularités qui influencent son
interaction thérapeutique avec les personnes aux prises avec un trouble de la
personnalité. En fait, selon Stone (1993), un éminent spécialiste du domaine, les
différents modèles de traitement du trouble borderline reflètent les particularités
des thérapeutes qui les ont élaborés.
On ne peut donc échapper à la nécessité de créer son propre modèle
d’intervention dans le feu de l’action. Ce modèle intégrera diverses influences et il
devra prendre en considération le facteur P du client, de sa situation
problématique et du thérapeute. L’application du savoir est peu utile pour
favoriser cette intégration, car elle consiste à comparer une situation unique à des
situations similaires.
Les conflits de valeurs
Un autre limite à l’application du savoir est que le praticien qui travaille avec les
troubles de la personnalité peut facilement se retrouver aux prises avec des
conflits de valeurs. Par exemple, il veut favoriser les choix personnels du client
alors qu’il se pose en défenseur du bien du client ou de son entourage. Il valorise
l’autonomie du client, alors qu’il est tenté de lui dicter sa conduite. Il encourage le
client à se dévoiler et coopérer avec les autres, alors qu’il exerce un contrôle
unilatéral dans ses interventions en cachant ses véritables intentions. Ces conflits
sont souvent pénibles et, dans ce cas, l’application d’un savoir n’est d’aucun
secours. Le praticien doit apprendre à réfléchir sur la singularité de ses propres
actions.
En résumé, malgré ses avantages, la voie d’application du savoir est limitée
lorsqu’il s’agit de tenir compte de l’unicité des situations. Il faut alors une autre
approche permettant d’influencer l’action à partir d’une réflexion rigoureuse et
spécifiquement adaptée à la singularité de l’action professionnelle. Nous nous
tournons vers la seconde voie, celle de l’autorégulation.
La voie de l’autorégulation dans l’action
Pour aborder cette voie, nous devons introduire en premier lieu les notions de
« savoir-en-action » et de « réflexion-dans-l’action » qui désignent des processus
cognitifs impliqués dans toute pratique, qu’elle soit orientée vers l’application du
savoir ou vers l’autorégulation.
Interactions
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L’application du savoir et l’autorégulation
Nous savons tous qu’il existe un savoir tacite opérant dans le feu de l’action.
L’intervention en relation d’aide, comme toute forme d’intervention
professionnelle, se développe par la pratique et fait appel à ce que Schön (1987)
appelle le « savoir-en-action. » (knowing-in-action). Toute action est régulée par
une activité cognitive incessante dont une grande partie fait appel à la mémoire
procédurale. Prenons un exemple. Tout professionnel expérimenté sait d’instinct
comment diriger l’entrevue initiale avec un nouveau client, mais il lui faudra du
temps pour décrire tout ce qu’il sait à propos de la conduite d’une première
entrevue. Ce savoir tacite intervient en pleine action et une bonne partie de nos
interventions est composée de routines, stratégies, règles qui sont agencées
automatiquement dans ce que Bourassa, Serre et Ross (1999) appellent des
modèles d’action. Selon leur définition, ces modèles d’action sont des
« habitudes conditionnées par des représentations de la réalité, des intentions et
des stratégies récurrentes, élaborées à travers les années pour assurer le mieux
possible l’adaptation et l’apprentissage » (p. 60). Il n’y a pas que les relations
professionnelles qui font appel au savoir tacite. Toute relation interpersonnelle est
régulée par des modèles d’action qui se sont développés au cours de la
socialisation et qui permettent à chacun de gérer l’interaction de façon
relativement automatique et conforme à la culture d’une société.
Toutefois, nous rencontrons à l’occasion des situations surprenantes voire
déroutantes dans nos interventions professionnelles et dans les relations
interpersonnelles en général. L’expression « réflexion-dans-l’action » (reflectionin-action) de Schön (1987) désigne l’activité réflexive spontanée se produisant en
cours d’action lorsque nous faisons face à une situation qui ne répond pas selon
les prédictions implicitement contenues dans nos modèles d’action. Dans
l’interaction avec les troubles de la personnalité, le praticien s’étonne de réactions
surprenantes à des interventions habituelles et il est parfois carrément dérouté, au
plan interpersonnel, par une personne dont les perceptions et les comportements
ne cadrent pas avec ceux qui prévalent généralement dans la culture. Le praticien,
s’il poursuit l’efficacité, doit nécessairement apprendre à s’ajuster dans l’action et
à composer avec la surprise. Comme nous allons le voir, cette « réflexion-dansl’action » peut servir deux orientations fort différentes, l’application du savoir et
l’autorégulation.
La « réflexion-dans-l’action » au service de l’application du savoir
Nous avons vu que les théories, les concepts et les modèles offrent des balises et
points de repères permettant d’éviter certaines surprises. Savoir qu’un client est
narcissique ou schizoïde ou paranoïaque permet d’en tenir compte dans nos
modèles d’action. Toutefois, cela ne permet pas d’échapper complètement aux
Interactions
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L’application du savoir et l’autorégulation
103
surprises, aux imprévus et à l’incertitude comme nous l’avons démontré dans la
section précédente. En cas de surprises, le praticien peut orienter sa « réflexiondans-l’action » dans deux directions : en cherchant dans son bagage de
connaissances une façon d’expliquer ce qui ne va pas ou en cherchant à
s’autoréguler en fonction des particularités. S’il cherche à tout prix à demeurer
dans la voie de l’application du savoir, il cherchera à interpréter la situation
surprenante en fonction de ce qu’il connaît déjà. Comme l’écrit St-Arnaud
(2001b) :
L’acteur qui agit selon le paradigme de l’expertise s’appuie sur le savoir
homologué (théories, concepts, modèles, grilles d’analyse, etc.) pour expliquer ce
qui se passe dans une interaction et planifier son action (Facteur G). Le cas
échéant, il attribue l’inefficacité de son dialogue à une mauvaise application du
savoir homologué et à des facteurs qui échappent à son contrôle : manque
personnel d’habileté ou d’expérience dans l’application du savoir homologué,
résistances ou limites de l’interlocuteur, contraintes de la situation, etc. Lorsque
les indices d’inefficacité apparaissent, pendant le dialogue, il modifie son action
en fonction des prescriptions du savoir homologué… Non seulement il tend à
laisser de côté les particularités de chaque situation, mais les modèles
sophistiqués qu’on lui a enseignés l’ont persuadé que s’il applique bien la théorie
et les procédés qui en découlent, il solutionnera le problème qu’on lui soumet.
Advenant un échec, il fait appel à d’autres modèles plus sophistiqués encore, il
multiplie les hypothèses explicatives et demeure certain de pouvoir contrôler la
situation. Il accepte aussi de se critiquer, mais en examinant s’il a bien appliqué
ce qu’on lui a appris. S’il ne trouve pas de faille dans son application, il peut
envisager de changer de théorie, de modèle ou d’approche, mais jamais il ne
remet en question la possibilité de contrôler la situation où il se trouve à partir du
savoir homologué (p. 22).
Voyons un exemple que j’ai présenté lors de l’atelier de praxéologie. Il s’agit d’un
cas où j’avais interprété le changement d’attitude d’un client schizoïde dans la
thérapie par une réflexion-dans-l’action orientée vers l’application du savoir. Ce
qui suit résume ma pensée dans le feu de l’action : « Que se passe-t-il ?… Ah
oui, comme il s’agit d’un client schizoïde et qu’il s’est dévoilé la semaine
dernière, il est défensif davantage cette semaine… Maintenant je comprends…
Que faut-il faire dans ce cas là… Ah oui… Interpréter le dilemme schizoïde, mais
comment formuler mon interprétation… Ah oui, je l’ai, c’est cela, toutefois, je
veux d’abord m’assurer de faire valider mon impression qu’il se sent angoissé de
vivre une situation d’intimité… Et je veux attendre le bon moment… Tiens… Il
manifeste une ouverture… J’y vais ». Toutefois, le client n’a pas du tout réagi
comme je l’attendais et sa réaction m’a complètement dérouté et désarçonné. Il
semblait totalement surpris de mon attribution à l’effet qu’il était angoissé par
l’intimité. Pourtant, le malaise relationnel persistait. Plus le temps avançait et plus
je me reprochais mon contre-transfert et mes interventions. J’étais incapable
Interactions
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104
L’application du savoir et l’autorégulation
d’innover et incapable de recourir au modèle qui m’inspirait (Masterson et Klein,
1995). Je me suis alors mis à l’écoute du client avec une certaine efficacité dans le
but de revenir sur ses objectifs de thérapie. Cependant, dès que le client a
mentionné des éléments confirmant mon diagnostic et mon interprétation, j’ai
repris de plus belle l’interprétation de ses mécanismes de défense malgré
l’impression de chercher à lui imposer un point de vue. J’étais alors en conflit
important de valeurs.
Voyons maintenant comment la « réflexion-dans-l’action » peut s’orienter dans
une direction différente afin de tenir compte du facteur P en relation d’aide.
La « réflexion-dans-l’action » au service de l’autorégulation
L’autorégulation signifie que le praticien s’ajuste à la surprise par ses propres
modèles implicites dont il valide l’efficacité en fonction de la réponse du client. Il
s’autorise ainsi à innover, à expérimenter à partir de lui-même et du client
particulier plutôt qu’en fonction du savoir homologué. Cela veut-il dire qu’il fait
n’importe quoi ? Non, car on présume qu’il respecte l’éthique propre à sa
profession, qu’il met son action au service du client et qu’il respecte les grands
principes de sa discipline. Mais, si le praticien veut s’autoréguler, sur quoi la
« réflexion-dans-l’action » portera-t-elle ? Les travaux de praxéologie de StArnaud invitent l’acteur à se centrer sur ses visées, ses stratégies et sur les besoins
qu’il cherche à satisfaire en faisant usage du test personnel d’efficacité. Le lecteur
intéressé à s’initier davantage à cet instrument pourra se référer à l’article de
Bellemarre, Mandeville et St-Arnaud (dans ce numéro) et à St-Arnaud (1995).
Un exemple permettra d’illustrer l’utilisation du test personnel d’efficacité en
pleine action. Un client narcissique explique au thérapeute que sa femme lui
reproche sans cesse de trop travailler et de négliger les enfants.
Client :
Je lui ai dit que si elle n’était pas contente, elle pouvait bien
essayer, avec sa faible intelligence, de se trouver un emploi aussi
payant que le mien.
Thérapeute :
Et qu’a-t-elle répondu ?
Client :
Quelle importance cela a-t-il ce qu’elle a répondu ?
Thérapeute :
Euh, j’imagine qu’elle n’était pas contente.
Client :
Interactions
Vous êtes tous pareils les psy, vous défendez les faibles et les
incapables…
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L’application du savoir et l’autorégulation
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Le thérapeute, frustré et un peu déboussolé, malgré sa formation sur les troubles
de la personnalité, reconnaît chez son client narcissique un comportement typique.
Dans le feu de l’action, pour identifier sa visée il se demande : Qu’est-ce que
monsieur Narcissique devrait dire pour que je puisse continuer mon intervention ?
Il faut s’être beaucoup exercé à ce type de question pour que, dans le feu de
l’action, la visée apparaisse rapidement dans le champ de la conscience.
Supposons que notre thérapeute utilise régulièrement le test personnel
d’efficacité. Quelques secondes lui suffisent pour imaginer la réponse souhaitée :
monsieur Narcissique reconnaissant qu’il a dû blesser sa conjointe et que cela
n’est pas correct. Le thérapeute prend alors conscience de ce qu’il attendait de son
intervention, soit que monsieur Narcissique manifeste un regret quelconque. Une
fois la visée bien en vue, il est possible, avec la pratique, de se questionner très
rapidement sur trois sources d’erreurs pouvant expliquer l’inefficacité : la
difficulté se situe-t-elle au niveau du moyen utilisé pour produire l’effet
recherché, du réalisme de la visée ou d’un besoin impossible à satisfaire dans ce
contexte ? Dans le cas présent, la stratégie du thérapeute était la suivante : si
j’incite monsieur Narcissique à prendre conscience de la réaction de sa femme en
inférant celle-ci (« j’imagine qu’elle n’était pas contente »), il reconnaîtra avec
regret qu’il a pu la blesser. Si l’inefficacité n’est pas due au moyen utilisé pour
produire l’effet visé, le thérapeute peut se demander si sa visée est réaliste.
Connaissant le client et son trouble de la personnalité, l’acteur réalise qu’il
demande au client quelque chose que ce dernier ne peut vraisemblablement pas
vivre : être pris en défaut et avoir de l’empathie. Il tente alors de viser autre
chose : que monsieur Narcissique parle de ce qui le dérange dans l’interaction
avec sa femme.
Thérapeute :
Client :
Votre femme vous apparaît faible et incapable.
Oui, depuis le début de notre mariage, elle n’a jamais travaillé
malgré toutes les opportunités que je lui ai offertes.
Thérapeute :
Vous trouvez aberrant qu’elle n’ait jamais saisi les chances que
vous lui avez données.
Client :
Effectivement.
Thérapeute :
Et, lorsqu’elle vous reproche de ne pas vous occuper des enfants,
c’est un peu comme si vous vous dites qu’elle n’a pas le droit de
vous reprocher cela.
Client :
Il faut bien que quelqu’un travaille.
Thérapeute :
Elle ne reconnaît pas la valeur de ce que vous faites et cela vous
choque.
Client :
Oui, elle me fait penser à mon père. Elle n’est jamais contente.
Interactions
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106
L’application du savoir et l’autorégulation
Supposons maintenant que le thérapeute ait ressenti de l’irritation à écouter le
client parler ainsi de sa femme et qu’il ait été incapable de modifier sa visée
initiale malgré une tentative en ce sens. Pour l’illustrer, reprenons la séquence à
partir de l’intervention suivante :
Thérapeute : Votre femme vous apparaît faible et incapable.
Client :
Oui, depuis le début de notre mariage, elle n’a jamais travaillé
malgré toutes les opportunités que je lui ai offertes.
Thérapeute (incapable de poursuivre la visée et revenant à sa première visée) :
Peut-être que cela ne lui convenait pas.
Client :
Pour qui me prenez vous… Un imbécile… Les emplois que je lui
trouvais à l’aide de mes clients corporatifs étaient tout à fait
convenables.
Le thérapeute prend alors conscience qu’il revient à une visée comportant un
blâme implicite envers monsieur Narcissique. Que faire ? Le savoir homologué
(facteur G) dit qu’il s’agit d’une réaction contre-transférentielle courante avec la
personnalité narcissique. Le thérapeute le sait et, pourtant, il est bel et bien
incapable de modifier son désir que monsieur Narcissique regrette sa façon de
traiter sa femme. Imaginons que, lors d’un atelier de praxéologie, le thérapeute ait
eu l’occasion de découvrir qu’il est sujet à ce type d’erreur d’aspiration; il
veut remettre à sa place le client qui se prend pour un autre et manque d’égard
envers sa femme. Il réalise alors qu’il est pris dans un dilemme : le client a des
valeurs différentes des siennes et il est tenté de faire la leçon plutôt que de
chercher à aider le client. Il applique alors une invention qu’il a produite lors de
l’atelier de praxéologie et qui lui permet de changer d’aspiration : expliquer son
dilemme au client.
Thérapeute :
En vous écoutant, je réalise qu’effectivement je suis porté à me
mettre dans la peau de votre femme et j’oublie alors que c’est
vous qui me consultez. Je m’excuse de cet écart. Je me demande si
nous pourrions chercher ensemble un moyen que cela ne se
reproduise plus.
Client :
J’espère bien que cela ne se reproduise plus.
Thérapeute :
Vous êtes en colère contre moi ?
Client :
Non, seulement déçu que vous ne compreniez pas plus vite.
Thérapeute : Désappointé.
Client :
Interactions
Oui.
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107
Thérapeute :
Je vous comprends. Vous attendez de moi une compréhension et
voilà que je suis à côté de la coche complètement. D’un autre côté,
je ne peux faire autrement. Cela me fait réagir.
Client :
Ma femme aussi ne me comprend pas.
Thérapeute :
Vous trouvez cela pénible lorsque votre femme ou moi ne sommes
pas sur la même longueur d’onde que vous.
Client :
Oui, c’est vrai, cela m’enrage à chaque fois…
L’exemple est fictif, toutefois, il comporte plusieurs éléments que j’ai eu
l’occasion de tester dans des interactions récentes avec des clients à la suite de
l’atelier de praxéologie. Le thérapeute expérimenté se dira peut-être à la lecture de
cet exemple, qu’un client narcissique ne pourrait tolérer que son thérapeute
manifeste une quelconque faiblesse. Il a peut-être raison et peut-être tort.
Souvenons-nous du cas de la cliente borderline mentionnée plus haut : elle aussi
ne devait pas tirer profit de ce qui s’est passé et pourtant ce fut bel et bien le cas.
En fait, tous les modèles contemporains de psychothérapie proviennent de
praticiens qui ont utilisé une forme de « réflexion-dans-l’action » centrée sur
l’autorégulation plutôt qu’orientée vers l’application du savoir. Ils ont accepté
d’être des praticiens-chercheurs plutôt que des consommateurs du savoir
(Bellemarre, Mandeville et St-Arnaud, dans ce numéro).
Résumons en quelques points, l’apport de l’autorégulation dans la pratique auprès
des troubles de la personnalité :
•
D’abord, l’autorégulation dans l’action permet de réagir rapidement avec
des sujets récalcitrants en centrant son attention sur sa visée plutôt que
sur l’interlocuteur.
•
Elle permet d’expérimenter sur le champ un changement de stratégie, de
visée ou d’aspiration.
•
Elle ouvre la porte à des innovations qui peuvent prendre en compte ses
propres zones de vulnérabilités. À la suite de l’atelier de praxéologie et
grâce à la « réflexion-sur-l’action », il devient possible de chercher à
créer des solutions sur mesure qui peuvent être intégrées éventuellement
dans sa « réflexion-dans-l’action » et ainsi contribuer à développer et
enrichir ses modèles d’action.
Interactions
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L’application du savoir et l’autorégulation
Vers un paradigme de praticien-chercheur
Tout professionnel, nous dit Schön (1987), doit s’accommoder de la réalité
suivante : dans la vraie vie, les problèmes ne se présentent pas comme dans les
livres. Souvent, les problèmes ne se présentent même pas dans un format
compatible avec l’approche thérapeutique dans laquelle nous avons été formé. De
plus, pour toute situation problématique vécue par un client, il existe plusieurs
façons de poser le problème et ce, même à l’intérieur d’une seule approche. Ce
qu’on appelle l’art de la pratique professionnelle consiste justement à construire à
partir d’une situation initiale (une demande du client comportant une foule
d’aspects) une définition du problème qui sera traitable avec le client. Cette
opération de construction du problème est désignée par l’expression de problem
setting (Schön, 1987). Elle est traduite par St-Arnaud (2001a) par le terme
« problémation » qui « met en évidence l’aspect dynamique de la définition d’un
problème ainsi que le rôle actif de toute personne qui formule ce problème ou la
situation à changer » ( p. 141). Qu’en est-il de la problémation dans le domaine
des troubles de la personnalité ?
L’indétermination, dont nous parlions plus haut, réfère non seulement aux limites
des connaissances accessibles dans le domaine, mais au fait que la problémation
est toujours une construction parmi d’autres possibles; on doit composer avec une
réalité dynamique et complexe. En effet, dans le cas des troubles de la
personnalité, les points de vue psychosociaux, biologiques, psychodynamiques
sont si nombreux actuellement qu’ils peuvent conduire à des problémations
différentes et parfois contradictoires. De plus, la problémation comprend plusieurs
éléments à considérer : le diagnostic du trouble de la personnalité, la demande du
client et son contexte, le caractère plus ou moins ego-syntone des traits
problématiques, la souffrance subjective rattachée au fonctionnement, les
ressources personnelles disponibles, les thérapies antérieures, la situation sociale,
etc. Enfin, un praticien-chercheur doit impliquer le patient dans la formulation du
problème et dans la gestion de la démarche afin de maximiser les chances
d’obtenir de l’information valide permettant de modifier les objectifs et les cibles
de l’intervention. Nous allons terminer cet article en présentant un extrait d’un
dialogue réel impliquant un praticien-chercheur avec une cliente souffrant d’un
sabotage défensif qu’elle-même considère comme tel : elle a tendance à se
coucher en plein jour plutôt que de s’activer dans des tâches qui lui apportent
pourtant une satisfaction.
Thérapeute :
Interactions
Selon une théorie que j’affectionne beaucoup, votre difficulté à
vous activer proviendrait de l’incapacité de vivre la frustration
qu’exige toute action dans la réalité. Selon cette théorie, vous vous
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L’application du savoir et l’autorégulation
109
réfugiez dans un monde de fantaisies afin d’éviter de vivre les
émotions pénibles déclenchées par la frustration.
Cliente :
Cela a de l’allure. J’ai déjà pensé à quelque chose comme cela.
Thérapeute :
On pourrait chercher différentes raisons pour lesquelles l’effort et
la frustration engendrent la rage et le découragement chez vous,
mais si je vous ai bien compris, après des années de thérapie dans
diverses approches, vous souhaitez surtout trouver une façon de
changer cela, car pour le moment, il n’est pas question pour vous
d’apprendre à vivre avec cela.
Cliente :
Exactement. J’ai beau savoir que cela me nuit et que c’est un
évitement, je continue quand même et je constate tout le tort que
cela me cause.
Thérapeute :
J’ai quelque chose à vous suggérer pour changer cela. Il pourrait
être utile de voir qu’en faisant cela, vous vous attaquez car,
comme vous venez de me l’expliquer, il y a un prix élevé à payer
pour ce genre de comportement. Si vous réussissiez à visualiser ce
prix à payer en pensant à ce que vous allez perdre comme
opportunité de satisfaction et à vous dire que vous attaquez ce
potentiel de satisfaction en allant vous coucher pour ne rien faire,
peut-être que cela changerait quelque chose dans votre état du
moment.
Cliente :
C’est curieux ce que vous dites, mais à quelque part cela me
rejoint.
Thérapeute :
Cependant, l’idée que cette façon de voir pourrait vous être utile
doit être vérifiée dans votre quotidien. Si cela ne marche pas, cela
voudra dire qu’il s’agit d’une idée à rejeter. Qu’en pensez-vous ?
Cliente :
Il faudrait que je réussisse à garder en tête les buts que j’ai au
moment où cette espèce de fatigue et d’engourdissement s’empare
de moi. C’est difficile, car cela se passe automatiquement.
Thérapeute :
Faisons tout de suite l’essai. Vous m’avez dit que vous aviez
l’impression que, à la suite de notre rencontre, vous alliez entrer
chez vous, que vous avez des buts conscients pour l’après-midi,
mais que, cependant, vous seriez tout de suite comme attirée par
votre lit et qu’une fois dedans, il serait trop tard.
Cliente :
Oui.
Thérapeute :
Pourriez-vous arriver à vous dire qu’il s’agit d’une sorte d’attaque
déguisée en un apparent désir de repos ? Est-ce réaliste ?
Cliente :
Interactions
Juste d’y penser augmente mon désir de me coucher. C’est comme
lorsqu’on se dit qu’on va maigrir et que cinq minutes après on se
jette dans le frigo.
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L’application du savoir et l’autorégulation
Thérapeute : L’hypothèse est que si vous parvenez à visualiser le bien-être qui
résulterait de l’atteinte de vos buts et qui sera sacrifié au profit du
soulagement immédiat et de voir qu’il s’agit d’une partie de vous
qui cherche à attaquer votre bien-être. Vous pourriez vous
retrouver en colère contre cette partie et devenir davantage capable
de lui résister.
Client :
Cela me rappelle quelque chose que j’avais déjà utilisé dans mes
groupes de support et qui fonctionnait lorsque j’étais plus jeune. On
parlait de vivre sobrement. En tout cas, je vais l’essayer et je vous
en reparlerai.
La cliente se présente à l’entrevue suivante en mentionnant qu’elle n’a eu aucune
difficulté à se mobiliser. La cliente rapporte les trucs qu’elle a utilisés pour « vivre
sobrement ». L’utilisation de la suggestion du thérapeute a fonctionné pour
demeurer en contact avec ses buts, toutefois les moyens qu’elle a trouvé pour
vaincre la tendance habituelle sont propres à elle. Elle semble donc avoir surtout
retenu le processus de recherche dans l’action en fonction de ses objectifs de
changement que le contenu de la suggestion du thérapeute. Néanmoins, lors d’une
entrevue subséquente, elle affirme qu’au moment où la fatigue s’empare d’elle,
elle n’a qu’à se dire que c’est une attaque pour opérer le recadrage et un
changement d’aspiration chez elle : elle s’active alors vers d’autres buts et elle
utilise ensuite ses propres trucs pour se maintenir dans ce qu’elle appelle la
sobriété. L’important ici est que la collaboration soutenue par une approche de
praticien-chercheur ont contribué à faire de la cliente une « cochercheuse » dans
le traitement d’une forme de résistance importante chez elle, un sabotage défensif.
Conclusion
Dans ce texte, trois manifestations de la résistance rattachées à l’intervention
auprès de troubles de la personnalité ont été présentées ainsi que les avantages et
les inconvénients d’une approche fondée sur l’application du savoir pour les
gérer. L’approche de l’autorégulation et du praticien-chercheur a ensuite été
introduite en montrant comment celle-ci peut aider à gérer les résistances d’un
sujet récalcitrant et à traiter le sabotage défensif. En définitive, les deux approches
nous paraissent utiles et complémentaires. Il importe de mettre à contribution le
savoir homologué, cependant l’autorégulation est essentielle pour fabriquer des
solutions sur mesure avec les clients.
Nous aimerions terminer en présentant trois découvertes effectuées lors de notre
cheminement visant à s’approprier l’approche du praticien-chercheur. Ce
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cheminement nous a conduit à modifier notre façon d’appliquer le savoir sans
toutefois en renier l’utilité évidente dans plusieurs situations.
La première découverte a trait au surmoi professionnel. Il est très tentant de
considérer que la résistance ponctuelle, les difficultés au niveau des mécanismes
de défense et même la difficulté du changement de la personnalité sont reliées à
une mauvaise application d’un modèle ou à l’utilisation d’un modèle inadéquat.
Cette critique, émanant d’une sorte de surmoi professionnel, conduit à un mea
culpa souvent inefficace pour changer les choses, car notre propre personnalité est
aussi difficile à changer que celle de notre client! Par ailleurs, notre surmoi
professionnel ne nous encourage pas à prendre en considération notre
idiosyncrasie, c’est-à-dire, ce qui fait de chacun de nous un thérapeute unique.
Cette unicité est suspecte. Nous en avons honte, nous nous sentons coupable et
nous cherchons à la camoufler ou à cacher ce qui pourtant pourrait conduire,
parfois, à des trouvailles thérapeutiques intéressantes.
La seconde découverte touche les besoins personnels du thérapeute. L’atelier de
praxéologie permet de prendre conscience, d’accepter et de prendre en
considération un peu plus nos besoins personnels même névrotiques ou excessifs
dans notre travail professionnel. Cela ne signifie évidemment pas d’accorder une
priorité à la satisfaction de nos besoins au détriment des besoins du client.
Cependant, il nous arrive maintenant de prendre conscience de chercher à
provoquer chez le client une réponse valorisante ou une appréciation de notre
travail. Cette prise de conscience nous conduit plus souvent désormais à un
ajustement créatif où nous pouvons nous permettre, par exemple, de vérifier plus
directement, auprès du client, sa satisfaction.
La troisième découverte concerne les attentes par rapport au professionnel de la
relation d’aide. L’approche de l’application du savoir domine dans notre société.
Elle conduit les clients à consulter en espérant obtenir une évaluation puis une
solution au problème identifié par un expert. Nous tenons à dire toutefois que les
personnes avec un trouble de la personnalité sont parfois les plus ouvertes face à
l’approche du praticien-chercheur, surtout lorsqu’elles ont été victimes d’une
approche d’expert appliquée rigidement et sans résultat satisfaisant.
Après plusieurs années à développer et valoriser l’expertise, l’atelier de
praxéologie fut l’occasion, pour nous, d’approcher autrement le perfectionnement
professionnel et l’intervention auprès d’une clientèle difficile. Il reste maintenant
à approfondir le défi que représente l’intégration de ces deux approches. En effet,
si l’application du savoir et l’autorégulation peuvent entretenir des rapports
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complémentaires, elles peuvent aussi, parfois, se contredire et s’opposer. Il y a là,
matière à réflexion… praxéologique.
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