L`application du savoir et l`autorégulation : deux approches pour

L’application du savoir et l’autorégulation : deux
approches pour traiter les résistances chez les
troubles de personnalités
Jean-Pierre Marceau
Psychologue en pratique privée
RÉSUMÉ
Le présent article aborde le thème de la résistance dans le contexte de la relation d’aide
auprès des individus souffrant d’un trouble de la personnalité. Différentes manifestations
de résistance en cours d’intervention auprès de cette clientèle sont décrites puis deux voies
pour les gérer sont présentées. La première, l’application du savoir, permet, par
l’acquisition de connaissances et d’habiletés spécifiques à ce domaine d’intervention,
d’éviter certaines impasses typiques et de contourner certaines difficultés prévisibles. La
deuxième, l’autorégulation, permet, grâce au développement de la capacité de réflexion-
dans-l’action, d’inventer des solutions sur mesure aux problèmes de résistance. L’auteur
termine par une invitation à l’intégration de ces deux approches à l’intérieur d’un
paradigme de praticien-chercheur prenant en considération le savoir et les particularités
de chaque situation.
Les manifestations de résistance chez les troubles de la
personnalité
Le trouble de la personnalité désigne ce qu’on appelait les troubles caractériels ou
les névroses de caractère. Selon Livesley (2001b), l’éditeur du récent Handbook
of Personality Disorders, un ouvrage regroupant les plus grands chercheurs et
spécialistes actuels du domaine, le concept demeure encore mal défini et les
problèmes de classification sont loin d’être résolus. Néanmoins, les cliniciens
s’entendent généralement sur deux caractéristiques majeures de ces troubles : des
difficultés interpersonnelles chroniques et des problèmes rattachés au sens de soi
et à l’identité personnelle (Livesley, 2001b)1. La première caractéristique
1 Évidemment ces caractéristiques ne doivent pas être la conséquence d’autres troubles mentaux tels
que la dépression chronique ou la schizophrénie.
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s’observe par une tendance chronique et généralisée à engendrer des cercles
vicieux d’insatisfaction dans les relations avec les autres et dans le caractère
inflexible et inefficace des réactions typiques aux inévitables limites, frustrations
et conflits dans les relations interpersonnelles. La seconde caractéristique affecte
le domaine de l’identité et de l’estime de soi qui est marqué par la confusion, le
manque d’intégration entre des images de soi contradictoires et fluctuantes ou il
est caractérisé par une conception de soi rigide et défendue à grands coûts2.
Au niveau de l’intervention thérapeutique, le client qui présente un trouble de
personnalité constitue souvent un défi de taille pour les praticiens de la relation
d’aide. Le terme de résistance peut être utile pour désigner trois types de
phénomènes couramment rapportés par les praticiens : un sujet récalcitrant, le
sabotage défensif, la difficulté du changement.
Un sujet récalcitrant
La résistance peut se manifester d’abord dans des situations où les praticiens ne
réussissent pas à obtenir l’effet attendu et généralement obtenu par les procédés
habituels. Par exemple, des questions bénignes engendrent une attitude défensive
de méfiance chez une personnalité paranoïaque, des tentatives pour structurer la
démarche provoquent des discussions interminables avec une personnalité
obsessive-compulsive, une question d’exploration fait bondir un client narcissique
qui remet immédiatement en question la compétence de l’intervenant, l’utilisation
d’une tablette et la prise de notes suscitent un malaise insurmontable auprès d’une
personnalité évitante. Un sujet récalcitrant engendre souvent l’exaspération et la
frustration chez l’intervenant comme le suggère Livesley : « On dit que chaque
génération de professionnels de la santé mentale doit refaire à sa façon la
découverte de l’importance des troubles de la personnalité » (Livesley, 2001b, p.
3). Un livre de psychologie propose à la population générale, dans la même veine,
des moyens pour « gérer les personnalités difficiles » (Lelord et André, 1996).
Le sabotage défensif
La plupart des praticiens qui ont développé des modèles spécifiques
d’intervention pour les troubles de la personnalité constatent que, si les traits
2 Le lecteur désireux de s’initier rapidement aux troubles de la personnalité tels que
définis par le DSM-IV peut se rendre au site du Mental Help Net à l’adresse suivante
http://mentalhelp.net/poc/center_index.php ?id=8.
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Interactions Vol. 6, no 1, printemps 2002
problématiques se sont habituellement développés dans un contexte qui les rend
compréhensibles, ils finissent néanmoins par saboter les objectifs de la personne
adulte (Benjamin, 1993; Kernberg, 1984; Linehan, 1993; Masterson et Klein,
1987,1994; Young et Koslo, 1997). Il faut donc cibler ces modes inappropriés de
fonctionnement. Or, pour la personne avec un trouble de personnalité, les modes
de fonctionnement qui engendrent les problèmes ne suscitent aucun conflit en
elle, car ils sont justifiés par la situation. Par exemple, pour un client dont la
personnalité est de type paranoïaque, la méfiance ne constitue pas un problème;
elle est au contraire la solution au problème des intentions malveillantes que les
autres ont le plus souvent à son égard! Pour une personnalité de type narcissique,
le sentiment d’avoir droit à un traitement spécial ne constitue pas un problème,
mais plutôt le prolongement normal de sa conception de soi : il possède des
attributs extraordinaires et le problème est plutôt que les autres ne le reconnaissent
pas. Nous sommes loin du « bon » client qui se plaint de son trouble anxieux, de
sa dépression ou d’un trait de personnalité dont il souhaiterait se débarrasser à
tout prix. Nous trouvons donc un deuxième sens à la notion de résistance telle
qu’elle peut s’appliquer aux troubles de la personnalité durant une démarche de
relation d’aide : la résistance suscitée par les aspects défensifs de la personnalité
qui sabotent les objectifs mêmes du client sans que celui-ci ne s’en rende compte.
Par exemple, lors d’un atelier de praxéologie, un enseignant rapportait un
dialogue dans lequel il était inquiet par les conséquences prévisibles de l’attitude
arrogante et prétentieuse d’un étudiant narcissique. L’enseignant avait des indices
que cette attitude risquait de provoquer des problèmes à l’étudiant dans sa future
profession et avec ses collègues. Toutefois, ce dernier n’était aucunement dérangé
par l’effet de sa conduite sur les autres et il était persuadé que, concernant sa
profession, « il l’avait l’affaire ».
La difficulté du changement
Il existe enfin un troisième type de résistance qui concerne, de façon générale, le
changement des traits de personnalité. La plupart des spécialistes de la
psychothérapie, tout en reconnaissant l’utilité de leurs interventions sont humbles
quant aux réelles possibilités de changements en profondeur de la personnalité.
Stone (2001), un chercheur reconnu pour ses études longitudinales dans le
domaine explique que, dans la mesure où les définitions de certains troubles du
DSM-IV incluent des critères qui sont davantage des symptômes que de véritables
traits de personnalité, on peut effectivement observer des changements
importants. Toutefois, ajoute-t-il, « si on définit les troubles plus rigoureusement
sur la base de véritables traits de personnalité, ils semblent posséder une stabilité
plus grande sur de longues périodes. La stabilité, dans ce contexte, signifie une
résistance au changement. Ceci signifie que les troubles plus sévères […] sont
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difficiles à traiter et prennent plusieurs années, voire des décades pour qu’un
changement substantiel se produise » (p. 270). Quant aux troubles de la
personnalité moins sévères, Stone constate, là aussi, la difficulté du changement
radical. Il se produit plutôt, observe-t-il, des ajustements : « Les patients
hystériques étaient toujours hystériques, mais à un degré moindre, les patients
obsessionnels étaient encore obsessionnels, mais un peu moins; et ainsi de suite
pour l’ensemble du registre des variations de traits de personnalité qu’ils
manifestaient en début de démarche » (p. 270).
Pour apprendre à mieux gérer les résistances dans son travail avec les troubles de
la personnalité, le praticien peut s’alimenter à deux sources : le savoir accumulé
dans ce domaine et sa propre expérience durant l’intervention. La réaction initiale
est souvent de se former auprès de spécialistes afin d’acquérir des connaissances
sur les troubles de la personnalité et sur des modalités d’intervention qui ont fait
leur preuve. Plusieurs pages seront consacrées à l’analyse de cette première forme
de perfectionnement que nous appellerons la voie de l’application du savoir. Nous
en verrons ensuite les limites et introduirons une alternative : l’apprentissage de
l’autorégulation dans l’action par une démarche de « réflexion-dans-l’action ».
La voie de l’application du savoir
Depuis vingt ans, nous assistons à un intérêt renouvelé pour les troubles de la
personnalité et, de façon générale, pour la psychopathologie de la personnalité. Le
savoir et le savoir-faire se sont beaucoup développés dans ce domaine. Au
Québec, diverses activités de formations sont régulièrement offertes afin de
présenter des modèles d’intervention spécialement conçus pour le travail auprès
de cette clientèle. Ainsi, l’adaptation de la thérapie cognitive-behaviorale aux
problématiques de troubles de la personnalité a donné lieu à différents traitements
(Beck et Freeman, 1990; Linehan, 1993;Young, 1990). Par ailleurs, plusieurs
thérapeutes québécois issus de la tradition humaniste-existentielle, cherchant à
mieux comprendre les avatars du développement psychique et ses répercussions
sur la personnalité adulte, se sont intéressés aux développements contemporains
de la psychanalyse comme le courant des relations d’objets, la psychologie du soi
et l’intersubjectivité (Bouchard, 1990; Delisle, 1993;1999, Lecomte, 1999;
Richard, 1999). La psychanalyse et la thérapie d’orientation analytique
s’intéressent à la psychopathologie de la personnalité depuis fort longtemps et des
intégrations récentes de diverses influences ont produit des modèles
d’intervention originaux (Benjamin,1993; Kernberg,1984, Masterson et Klein,
L’application du savoir et l’autorégulation 91
Interactions Vol. 6, no 1, printemps 2002
1989, 1995)3. Néanmoins, tout savoir relève de la généralisation à partir de
l’expérience, ce que St-Arnaud (2001a) appelle le facteur G.
Le facteur G : Tous les hommes sont semblables,
certains se ressemblent…
Les modèles d’explication et d’intervention appliqués aux troubles de la
personnalité reposent sur trois idées justifiant le recours à la généralisation. Selon
une première idée, le développement de la personnalité peut s’expliquer par des
facteurs universels comme l’environnement, les facteurs constitutionnels et leur
interaction complexe (Livesley 2001a). En ce sens, tous les hommes sont
semblables, car ils sont soumis à des types d’influences similaires. Selon une
seconde idée, des similarités de conditions prévalant durant l’enfance conduisent
souvent à des similarités et des régularités dans la personnalité adulte. Certains se
ressemblent. Par exemple, des chercheurs s’intéressent à la façon dont les
différents styles d’attachement durant la première enfance se répercutent sur le
fonctionnement de l’adulte (Fonagy, 2000; Bartholomew, Kwong et Hart, 2001).
D’autres chercheurs essaient de trouver les similarités à partir de facteurs
fondamentaux. Ainsi, une classification validée par des années de recherche
empirique décrit cinq facteurs concourant à des degrés divers à la personnalité de
chacun : la tendance à l’extroversion, la tendance à l’amabilité, la tendance à
éprouver des affects négatifs, la tendance à l’ouverture d’esprit et la tendance à
être consciencieux (McCrae et John, 1992). D’autres chercheurs, enfin,
s’intéressent aux fondements biologiques des ressemblances entre certaines
personnalités (Cloninger, Svrakic et Przybeck,1993; Depue, 2001).
Selon une troisième idée justifiant le recours à la généralisation, certaines
personnalités sont plus saines que d’autres. Quelques soient les critères utilisés
pour tracer la limite entre la santé et la pathologie, la notion même d’un trouble
implique un jugement à ce niveau. Par exemple, le DSM-IV définit le trouble de
la personnalité par des modalités durables de l'expérience vécue et des conduites
qui dévient notablement de ce qui est attendu dans la culture de l'individu au plan
de la cognition, de l'affectivité (c'est-à-dire la diversité, l'intensité, la labilité et
l'adéquation de la réponse émotionnelle), du fonctionnement interpersonnel ou du
contrôle des impulsions. Ces modalités doivent être rigides et envahir des
3 Le lecteur pourra consulter Gabbard (2001) pour une revue récente de la contribution de l’approche
psychodynamique à ce domaine.
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