Les Rendez-vous de l’Histoire, Blois Dimanche 16 octobre 2011 SYRIE ET MÉSOPOTAMIE ANTIQUES: CE QUE NOUS LEUR DEVONS INTERVENANTS : FRANCIS JOANNÈS, professeur à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne, BRIGITTE LION, professeure à l’université de Tours, MAURICE SARTRE, professeur émérite à l’université de Tours, membre de l’Institut universitaire de France. M. Sartre anime le débat. Maurice SARTRE: Les nouveaux programmes du second degré ont rétabli la Mésopotamie et l’Orient ancien dans les nouveaux programmes. Pourquoi ce retour de la Mésopotamie et de l’Orient ancien, dont l’histoire apparaît si différente, si étrange? La Mésopotamie est en effet loin de faire rêver nos contemporains autant que l’Egypte... Que devons-nous à la Mésopotamie, aux niveaux des savoirs -notamment de savoirs techniques tels que l’écriture-, des idées, des mythes? Brigitte LION: L’écriture nous vient de Mésopotamie, ainsi que de l’Egypte et du Levant. Nos écritures d’Europe, mais également du Proche-Orient, proviennent notamment de Mésopotamie qui est le premier foyer d’invention de l’écriture, par l’intermédiaire du monde phénicien. M. S.: Quel lien existe-t-il entre les “clous” des tablettes et notre alphabet? Entre les “clous” et l’alphabet arabe? B. L.: Le système alphabétique existait déjà à Ugarit. Et le nom de nos lettres (et non pas la forme) provient du sémitique. M. S.: Pourquoi écrire? B. L.: L’écriture permet de conserver les choses dans la durée. Les Mésopotamiens pensaient que l’écriture avait été inventée pour permettre aux rois de communiquer entre eux. M. S.: L’on affirme que les premières tablettes servaient à conserver les comptes. Cette affirmation relève-t-elle du mythe ou bien de la réalité? B. L.: Elle relève plutôt de la réalité: l’on a retrouvé des tablettes qui conservent les comptes (même si l’écriture n’est pas forcément nécessaire pour conserver les comptes). M. S.: Pourquoi n’avons-nous pas adopté l’écriture égyptienne? B. L.: Nous avons emprunté aux Egyptiens la forme des signes. Francis JOANNÈS: Même si l’écriture est apparue dans le pays de Sumer, d’autres tentatives ont eu lieu à la même époque, notamment en Iran du Sud. Il est également important de considérer le support: les Sumériens, les Acadiens ont eu la très bonne idée d’écrire sur des tablettes d’argile, matériau qui s’est bien conservé notamment à la suite d’incendies. Par ailleurs, les premiers textes datent de 2600-2500 av. J.-C., époque de Gilgamesh. Trois siècles après, l’écriture est utilisée d’une manière tout à fait régulière en Syrie, dans la région d’Alep (actuelle). L’écriture s’est donc rapidement diffusée dans l’ensemble du Proche-Orient. En outre, pour ce qui concerne son emploi: il est rapidement très divers. A la fin du IIIème millénaire existe un système de gestion de l’Empire basé sur l’enregistrement par l’écriture, par un contrôle basé sur l’écriture. M. S.: L’écriture est au service notamment de l’Etat, dans ce qu’il a de fondamental, en particulier l’impôt. La vision que nous avons des structures de l’Etat -éloignées des formes modernes- est assez fausse. Qu’est ce que la Mésopotamie nous a légué du point de vue des formes politiques? F. J.: L’Histoire mésopotamienne s’inscrit dans la très longue durée: la dernière tablette cunéiforme datable remonte à 75 après J.-C. Durant deux milllénaires s’est développée une civilisation utilisant le même mode d’écriture. A l’intérieur de cet ensemble s’est développée une organisation sociale, économique, et du pouvoir. Le rôle du pouvoir royal est alors de guider et de protéger la communauté, mais également de sauvegarder une certaine harmonie sociale. Le monument qui symbollise le mieux cette fonction est la stèle du Code d’Hammurabi (qui est un recueil de jurisprudence): il incombe au roi le rôle de corriger les distorsions qui existent dans le domaine social (par exemple, ce code met fin à la pratique de la vendetta). Il protège les plus faibles. A la suite d’Hammurabi, l’on observe le roi intervenant dans le domaine économique. Par exemple, cette époque étant caractérisée par le développement de l’esclavage pour dettes et cette pratique étant une catastrophe -du point de vue économique- le roi tente de corriger ce système. B. L.: Effectivement, des édits royaux d’abolition des dettes sont promulgués, car un trop grand nombre de gens se trouvant appauvris sont finalement tombés dans l’esclavage. De tels édits témoignent de l’idée selon laquelle il est nécessaire de revenir à une harmonie, à une justice sociale. M. S.: Il existe des écrits politiques semblables à des “miroirs du prince”. Qu’en dire? B. L.: Certains écrits font allusion à un devoir moral du pouvoir royal. Ces allusions apparaissent d’abord sous la forme du prophète: dans des textes cunéiformes du XVIIIème siècle av. J.-C., des prophètes transmettent au roi de Mari les paroles du dieu Adad qui lui conseillent une certaine manière de se conduire moralement. C’est donc une littérature de sagesse politique qui explique comment doit se comporter le bon roi. M. S.: Il faut souligner que -contrairement à l’idée communément admise- les rois de Mésopotamie ne sont pas divinisés. Pourriez-vous rappeler la conception de la royauté dans l’Orient ancien? B. L.: Le roi est légitimé par son ascendance -c’est évident par exemple chez les Assyriens- et surtout par l’appui des dieux. Le bon roi appuyant son pouvoir sur l’accord des dieux doit donc accomplir les rites religieux et se comporter moralement en adéquation avec ce que pensent les dieux. F. J.: Dans le Code Hammurabi, les dieux donnent le pouvoir au roi, puis celui-ci gouverne et fait les lois (dans la Bible, au contraire, c’est Dieu qui fait la loi). M. S.: A propos de la conquête, de la formation d’une forme de rationalité: nous devons à la Mésopotamie une part notable de nos connaissances en Mathématiques, en Astronomie, ainsi que la recherche d’une compréhension rationnelle du monde. Qu’en pensez-vous? B. L.: Les habitants de Mésopotamie pensent qu’aucun élément de la nature n’est présent d’une manière aléatoire. Il existerait dans l’Univers des correspondances qu’il faut découvrir, et dont la connaissance permet à l’homme d’adapter sa manière de se conduire -y compris de diriger l’Etat-. Les Mésopotamiens ont dressé des listes, par exemples de pierres, de végétaux. En outre, ces mêmes personnes raisonnent sur une base binaire (par exemple, dans le domaine religieux, le devin enregistre les signes négatifs et positifs pour formuler sa réponse, qui elle-même est soit négative, soit positive). Par ailleurs, dans le domaine des Mathématiques, ils se dotent d’une série d’outils permettant d’appliquer un système de numération utilisant la base 60 en géométrie, notamment dans le domaine agricole (arpentage). Enfin, il a été démontré qu’ils manipulent des formes d’algorithmes, notamment appliqués en Médecine, dont l’approche est semblable à l’informatique. F. J.: A propos de la divination, la démarche des Mésopotamiens est rationnelle -même si la divination n’est pas rationnelle en elle-même-: il s’agit souvent de mettre en relation des événements les uns avec les autres. De très nombreux ouvrages de prédictions sont basés sur de telles mises en relation. M. S.: Existe-t-il une filiation entre les connaissances grecques et mésopotamiennes? B. L.: Nous sommes confrontés à un problème historique, par exemple en Astronomie: celle pratiquée en Mésopotamie a longtemps été une astronomie d’observation, jusqu’au moment où les Mésopotamiens ont pris conscience de l’existence d’une mécanique céleste. Or ce fut précisément à cette même époque qu’apparut la géométrie euclidienne. Cependant, nous ne savons pas quelle civilisation a influencé l’autre. M. S.: Les Grecs pensaient que leurs dieux provenaient d’Egypte. Peut-on cependant attribuer à la Mésopotamie des influences ayant marqué le monde gréco-romain dans les domaines du divin, des mythes, et des épopées? B. L.: Effectivement. L’Epopée de Gilgamesh comporte par exemple un épisode dans lequel Gilgamesh perd son ami le plus proche, cette perte le conduisant ainsi à une crise, laquelle le mène à la quête de l’immortalité. Il organise pour son ami des funérailles qui sont justement très proches de celles de Patrocle dans L’Iliade! Il semble que l’Anatolie ait joué un rôle de région de liaison entre la Mésopotamie et le monde grec. Donc, des échanges entre les deux civilisations ont certainement eu lieu. F. J.: Dans un autre épisode de L’Epopée de Gilgamesh, celui-ci appelle son ami défunt, qui remonte du monde des morts et qui lui décrit ce qu’il s’y passe. Nous pouvons rapprocher ce passage d’un épisode de L’Odyssée. M. S.: N’existe-t-il pas une autre chaîne de transmission, telle que la chaîne biblique, avec notamment le passage du Déluge? B. L.: Il existe dans certains épisodes bibliques la reprise de mythes orientaux. Et le Déluge est effectivement un élément clé. A la question de l’immortalité est associée une leçon similaire, entre le destin de Gilgamesh et celui d’Adam et d’Eve: chassés du Paradis, Adam et Eve sont punis: la femme accouchera désormais dans la douleur, mais elle assurera pourtant ainsi la survie de l’Humanité; Adam devra certes cultiver la terre, mais cette punition a pour conséquence le fait que l’Humanité pourra désormais assurer sa subsistance. Dans L’Epopée de Gilgamesh, celui-ci rencontre un être humain survivant du déluge. Cet homme lui explique que l’espèce humaine est sûre de subsister car les dieux ont besoin de la présence des hommes. M. S.: Il existe également dans le monde mésopotamien des choses radicalement différentes de notre propre civilisation, des éléments que nous ne comprenons pas. Pourriez-vous nous en donner des exemples? B. L.: Certains phénomènes témoignent d’une vision du monde que nous avons perdue. Par exemple, sur le site d’Ur, des fouillles ont dégagé des tombes royales riches en matériel funéraire remontant au milieu du IIIème millénaire. Dans ces tombes se trouvaient les restes d’un roi et d’une reine, mais également d’une grande partie de leur cour, qui a été sacrifiée durant les funérailles royales: les soldats, les musiciennes, des boeufs... S’agissait-il d’un suicide collectif? Peut-être pas... F. J.: Effectivement, lorsque l’on a procédé à l’examen de ces restes, l’on s’est rendu compte que ces hommes et ces femmes avaient peut-être été tués. Compte-rendu rédigé par Guillaume LAVAUD, professeur d’Histoire-Géographie à la Cité scolaire J.-B. Darnet, Saint-Yrieix-La-Perche, Académie de Limoges