Terrorisme islamiste, héritage de 14-18
Par Christophe Vuilleumier
Hebdo, Suisse 1/4/2016
En 1914, la Turquie, en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche,
minée de l’intérieur, ne laissait guère de doute quant à son destin. La
Grande révolte arabe, rendue célèbre par l’officier anglais Lawrence
d’Arabie, et dont le but était de créer un État arabe d’Aden à Alep, allait
lui faire plier l’échine de 1916 à 1918. Avec la défaite des Empires
centraux, l’Empire ottoman se retrouvait dans le camp des vaincus, une
défaite ne faisant qu’aggraver la déliquescence du pays. Mustafa Kemal
Atatürk devait mettre une fin à cette agonie en abolissant l’Empire en 1923
et en fondant la République de Turquie.
L’Occident, conscient de ce déclin inexorable qui se poursuivait depuis la
moitié du XIXème siècle allait devoir anticiper la désintégration de cette
puissance ancestrale qui maintenait sous sa coupe l’entier du Proche-Orient
depuis des siècles. Ainsi, alors que les Turcs tentaient pas la violence et
la terreur de maintenir un fragile équilibre politique au sein de leurs
territoires en liquidant les populations arméniennes et assyriennes, la
France et l’Angleterre, principaux acteurs occidentaux de cet Orient
exotique que Pierre Loti avait si magnifiquement dépeint, entamaient en
novembre 1915 une série de négociations. Celles-ci durèrent jusqu’en mars
1916. Le 16 mai de cette année-là, sous le regard approbateur de l’Empire
russe et du Royaume d’Italie, les représentants anglais Sir Mark Sykes et
français François Georges-Picot signaient à Downing Street un accord qui
allait déterminer le futur de ce Proche-Orient pour près d’un siècle.
Cet accord prévoyait le partage de ce territoire s’étendant de la mer Noire
à la Méditerranée, de la mer Rouge à l’océan Indien et à la Caspienne, en
déterminant des zones d’influence, dans la pure logique coloniale de ce
temps. Cinq zones allaient être dessinées sur les plans étendus devant les
ambassadeurs européens : une première zone placée directement sous
l’administration française comprenant le Liban actuel et la Cilicie, au sud
de la Turquie, face à Chypre ; une seconde zone gérée administrativement
par l’Angleterre regroupant le Koweït contemporain et la Mésopotamie ; une
troisième zone arabe mais soumise à l’influence française, dans le nord de
la Syrie et la province de Mossoul ; une quatrième zone arabe patronnée par
le Royaume-Unis, dans le sud de la Syrie, la Jordanie et la Palestine ; et
une dernière zone sous mandat international comprenant Saint-Jean-d’Acre,
Haïfa et Jérusalem.
Ce pacte réservait donc le futur pétrolier de la région à l’Europe, qui
avait pris conscience de sa richesse dès 1908, un enjeu de poids, important
plus que les promesses d'indépendance faites par les Anglais aux Arabes en
1915. Le chérif Hussein, de la Mecque, allait prendre connaissance du texte
de cet accord en 1918 grâce à une série d’indiscrétions russes et
ottomanes. Le secret qui avait entouré les négociations n’en n’était
d’ailleurs plus un puisque l’accord avait été rendu public en novembre 1917
par le biais de différents articles de presse. Le potentat arabe, agacé par
le manque de loyauté de la couronne britannique, allait s’adresser à celle-
ci en demandant des explications. Le 18 février 1918, le gouvernement
anglais confirmait les promesses passées précédemment concernant la
libération des peuples arabes.
Le chérif Hussein avait-il alors conscience qu’il possédait un allié
d’importance en la personne du président américain Woodrow Wilson ? N’ayant
pas participé aux négociations franco-anglaises, Wilson allait demander à
l’issue de la Première guerre mondiale, l’instauration d’une commission ad
hoc à la Jeune Société des Nations à laquelle n’appartenaient pas les
États-Unis. La proposition tendait à mener une consultation des peuples
concernés par les accords Sykes-Picot. Londres et Paris, sentant le vent
tourné, allaient se mettre d’accord rapidement et organiser une nouvelle
rencontre diplomatique, la conférence de San-Remo d’avril 1920, qui allait
permettre de finaliser les nouvelles frontières du Moyen-Orient. Le jeu des
alliances au sein de la Société des nations devait permettre de légaliser
et d’entériner les conclusions de cette conférence qui reprenait en large
partie les dispositions des accords Sykes-Picot du 16 mai 1916.
Quatre mois plus tard, le 10 août 1920, un nouvel accord, le traité de Sèvres,
était passé entre les Européens et le Sultan Mehmet VI afin d’appliquer les
décisions prises lors de la conférence de San-Remo à la suite des accords
Sykes-Picot. Cette nouvelle négociation qui réservait des territoires aux
minorités kurdes et arméniennes, ne devait pas être ratifiée par l’ensemble
des parties et allait jeter de l’huile sur le feu kemaliste qui rongeait
déjà le pays.
La Turquie d’Atatürk allait tirer toutefois son épingle du jeu dans ce
chaos en signant un nouveau traité avec la Russie soviétique en octobre
1921 lui permettant de récupérer des territoires perdus plusieurs décennies
avant, autant que d’obtenir de l’armement soviétique destiné à la lutte
contre les Arméniens et les Grecs. Atatürk allait encore réaliser un tour
de force en faisant réviser les dispositions de Sèvres grâce au traité
signé au Château d’Ouchy à Lausanne, le 24 juillet 1923. Ce dernier
reconnaissait officiellement la République de Turquie et entérinait la
désintégration de l’ancien Empire ottoman. Condition formulée par la
Turquie, le Kurdistan et l’Arménie devaient renoncer à leur indépendance
prévue par le traité précédent. Enfin, des échanges de populations entre la
Grèce et la Turquie étaient décidés. Les Arabes, quant à eux, fort des
promesses anglaises de 1915 et 1918, étaient venus remplir le vide laissé
par les Ottomans en Syrie. Le fils du chérif Hussein, Fayçal, proclamé roi
du « Royaume arabe de Syrie » le 7 mars 1920 ne devait toutefois guère
profiter de Damas puisqu’il allait être contraint à l’exil en juillet. La
patience occidentale demeurait relativement limitée ! À peine trois mois
après la signature du traité de San-Remo, le souverain arabe était prié de
vider les lieux. Les Britanniques, conscients de l’importance de l’amitié
du roi des Arabes, et au bénéfice de leur sphère d’influence, allaient lui
donner l’Irak comme royaume l’année suivante. Fayçal devait obtenir
l’autonomie de l’Irak en 1932 ainsi que son adhésion à la Société des
Nations.
Avec la désintégration de l’empire ottoman, le Sultan disparaissait de
l’échiquier politique turc. Mehmet VI partait en exil ! Mais à son rôle
politique était cumulée une fonction religieuse, celle de calife, autrement
dit celle de commandeur des croyants. Ce titre, donnant à son bénéficiaire
un pouvoir spirituel autant que temporel, contesté par certaines
communautés musulmanes et disputé entre plusieurs dynasties au cours du
Moyen-âge, était détenu par les Sultans turcs depuis le XVIème siècle.
Reprise peu de temps par un cousin du dernier Sultan, Abdülmecid II, la
fonction de calife était à son tour abolie par Atatürk en 1924, créant un
vide au sein de la communauté musulmane. Avec l’absence d’un calife
reconnu, ne fût-ce que partiellement, des appétits allaient s’aiguiser !
Le Sultan d’Égypte Ahmed Fouad, devenu roi en 1922, allait ainsi songer à
reprendre le califat sans jamais trouver de légitimé suffisante hors de son
pays. Le roi Fouad se heurtait à un obstacle de taille ! L’éclatement
religieux du monde islamique ne lui permettait pas d’obtenir la
reconnaissance nécessaire des différents courants, chiites, sunnites,
kharidjites ou ibâdites, ainsi que des minorités religieuses comme les
Alévis, les Yézidis ou les Druzes. Ce d’autant plus qu’aux différences
religieuses allaient s’ajouter des luttes de pouvoir entre des potentats
locaux peu enclins à concéder une telle prérogative à un rival.
Sans régime autoritaire étendu à de larges territoires, point de calife !
Une réalité que les extrémistes radicaux de l’État islamique tâchent de
corriger depuis 2014. Le 29 juin de cette année-là, l’Irakien Abou Bakr al-
Baghdadi s’autoproclamait calife, commandeur des croyants, sans obtenir de
reconnaissance de la part des principales autorités musulmanes. La cruauté
et l’effroi instaurés par ce nouveau despote et ses sbires allaient abolir
en quelques mois la frontière entre la Syrie et l’Irak, réunissant les
territoires gérés jadis par la France et la Grande-Bretagne, et révisant de
facto par le fer et par le feu les traités du début du XXème siècle.
Cent ans après, l’Europe ressent encore la brutalité de l’héritage laissé
par la disparition de l’Empire ottoman, anéanti par le chaos de la Première
Guerre mondiale.
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