Comptabilités environnementales par J. RICHARD 1 C’est au début des années 1970 que les tous premiers travaux de comptabilité environnementale apparaissent ; en comptabilité nationale, les Américains Nordhaus et Tobin avec leur ouvrage « Is growth obsolete ? ( la croissance est-elle obsolete ? » (1971) marquent le point de départ d’une série de tentatives de réforme des indicateurs du PIB (Produit intérieur Brut) ; en comptabilité d’entreprise, le Suisse Müller-Wenk avec son essai « Ökologische Buchhaltung, eine Einführung » (Comptabilité écologique, une introduction), publié à St Gallen en 1972, peut être considéré comme le pionnier de la littérature mondiale en ce domaine. Cette période des années 1970 est, on le sait, (déjà) marquée par une réflexion sur les limites de la croissance (c’est le titre du rapport « dit Meadows » de 1972 du Club de Rome) et la nécessité d’une meilleure prise en compte du capital humain dans l’entreprise. Par la suite, la littérature en comptabilité nationale environnementale restera dominée par les publications de l’école américaine (voir notamment celles de Cobb and Cobb sur « The Green National Product (le produit national vert)» et de Cobb, Halstead and Rowe sur le GPI (Guenuine progress Indicator), malgré certaines percées européennes méconnues (voir infra). Par contre, la littérature en comptabilité d’entreprise environnementale se développera plutôt en Europe (et tout particulièrement en Europe continentale) avec, notamment, les publications des Français Labouze, Christophe, Antheaume, du Suisse Schaltegger et des Anglais Gray et Bebbington .Il faut toutefois souligner qu’une littérature très importante a également émergé au Japon et aux Indes mais la barrière de la langue joue un rôle dissuasif. En dépit de ces publications, la littérature en ce domaine reste pauvre. Pauvre quantitativement, mais riche intellectuellement : les rares ouvrages qui traitent de la question témoignent d’un foisonnement d’idées révélateur d’une matière en pleine gestation. Il est d’ailleurs parfois difficile de s’y retrouver dans la « jungle » des comptabilités environnementales ne serait-ce sans doute que parce que le concept d’environnement n’est pas immédiat ( Prieur , 2004, p. 6) et que le traitement de ce nouveau champ comptable pose de redoutables problèmes. Pour essayer d’y voir un peu plus clair, nous proposons une classification- type des comptabilités environnementales (figure 1-ci après), qui nous servira de trame pour exposer la diversité des solutions proposées. Elle est basée sur l’utilisation de 7 critères principaux permettant de juger la nature d’un système d’information environnementale. La présentation de ces critères constituera la première partie de cet article ; la seconde sera dévolue à l’examen de quelques comptabilités environnementales particulièrement intéressantes. I – Critères de classification et typologie des comptabilités environnementales Les sept critères proposés sont le sens de la relation avec l’environnement (1), la dimension de l’environnement (2), le mode de conservation du capital (3), la dimension spatiale de l’information (4), le degré de détail des informations (5), le type de valorisation des données (6) et le concept de résultat (7). 1.1. Le sens de la relation avec l’environnement Toute comptabilité est liée à un point de vue d’un acteur dominant qui impose sa vision propre. On peut, avec Schaltegger (et alii) distinguer deux visions fondamentalement différentes de cette comptabilité : une vision « Extérieur–Intérieur » et une vision 2 « Intérieur– Extérieur ». * La vision Extérieur-Intérieur (EI) cherche à savoir quels sont les impacts de l’environnement (extérieur) sur l’organisation (intérieur) Selon cette vision, l’organisation n’est « concernée » par l’environnement que dans la mesure où des règles s’imposent à elle (règles définies par une institution externe ou que l’entreprise s’impose) quant à la préservation de l’environnement et qui débouchent sur une sanction pécunière. Cette vision est celle de la comptabilité financière (ou manageriale) traditionnelle : l’environnement n’existe que si son impact sur l’entreprise change le résultat des capitalistes. On peut dès lors se demander en quoi ce type de vision peut-il déboucher sur une quelconque comptabilité environnementale ! La réponse est qu’il y aura bien une (certaine) comptabilité environnementale si l’entreprise isole au sein de la comptabilité traditionnelle les impacts qu’elle « reçoit » de l’environnement. Supposons par exemple qu’une entreprise doit payer une amende pour pollution ; si cette amende est noyée dans les frais généraux, il n’y aura pas de comptabilité environnementale ; si, par contre, elle est enregistrée dans une rubrique spécifique « charges environnementales », on pourra parler de comptabilité environnementale traditionnelle ou de comptabilité environnementalement différenciée (comme le propose Schaltegger). Selon cette vision, le seul capital à conserver reste le capital privé (ou financier) des capitalistes1. Nous parlerons donc pour notre part, d’une « comptabilité privée environnementalement différenciée ou de comptabilité environnementale chrématistique, pour reprendre la terminologie qu’Aristote uitilise pour qualifier la gestion de la richesse privée (Richard 2008)» * La vision Intérieur-Extérieur (IE) cherche à connaître tous les impacts de l’organisation sur l’environnement. Pour prendre un langage emprunté aux économistes le but n’est plus seulement de chiffrer les « internalités », c’est-à-dire les dommages à l’environnement mis à la charge du capital privé, mais aussi de tenir compte des externalités (dommages non remboursés) de façon à connaître le dommage total fait à l’environnement. Normalement, selon cette vision, il n’est plus possible de s’en tenir à la conception traditionnelle de la conservation du capital privé : un capital « environnemental » (voir infra) doit également faire valoir ses droits à conservation, ce qui correspond à une extension considérable de la conception classique de la conservation du capital (financier) telle qu’elle a été proposée par Hicks (1948). Cette comptabilité environnementale est donc a priori très différente de la précédente ; nous lui donnerons le nom de « comptabilité environnementale écologique et humaine ». Le choix de ces deux derniers attributs va être justifié ci-après. 1.2. La dimension de l’environnement Il est traditionnel d’opposer deux conceptions de la dimension environnementale • 1 selon une conception restrictive, l’environnement se limite au milieu naturel dans lequel évolue l’organisation ; dans ce cas la comptabilité environnementale non privée (vision intérieur-extérieur) devient une comptabilité essentiellement écologique avec pour seul objectif nouveau le maintien du capital fourni par la nature (capital naturel). Cette conception est généralement celle des ouvrages Historiquement il n’y a pas eu pratiquement d’exception à cette règle : les comptabilités soviétique et chinoise, par exemple, retiennent comme base de calcul le capital de la bureaucratie d’État même si celle-ci affirme gérer un capital « public ». 3 intitulés « comptabilité verte ». • Cependant, dans une conception extensive, l’environnement de l’organisation peut non seulement comprendre la nature mais aussi les hommes qui contribuent à son fonctionnement ; dans ce cas, la comptabilité environnementale non privée se voit pour mission de conserver à la fois un capital naturel et un capital humain. On pourra alors parler de comptabilité environnementale écologique et humaine. On notera que la philosophie de cette forme de comptabilité sociale n’a rien à voir avec la problématique qui animait (dans les années 60-70) le courant dit de la comptabilité des « ressources humaines ». A l’époque, il s’agissait essentiellement d’adapter la comptabilité privée financière pour permettre de mieux mettre en évidence les coûts liés à la fonction du personnel, notamment par une activation des investissements sociaux effectués par l’organisation. Dans le cas de la comptabilité environnementale-humaine il ne s’agit pas seulement de mesurer les dépenses sociales effectuées par l’organisation mais surtout d’apprécier les coûts du capital humain fourni à l’entrée dans l’organisation (masse des coûts antérieurs d’éducation primaire, secondaire et supérieure notamment) et d’évaluer la capacité de l’organisation à maintenir ce capital en état de bon fonctionnement (Richard 2008). • Si l’on veut se référer aux deux piliers traditionnels du développement durable, le pilier écologique et le pilier social, seule une conception englobante paraît de mise. C’est ce que nous supposerons dans les développements suivants. 1.3. Le mode de conservation du capital Dans le contexte de la comptabilité privée « environnementalement » différenciée, la conservation du capital se réduit à la conservation du capital privé. Dans le contexte de la comptabilité environnementale écologique et humaine, la situation devient beaucoup plus complexe car il faut en principe maintenir trois types de capitaux : non seulement le capital privé mais également le capital naturel et le capital humain. Les écrits des économistes (Daly, 1973, 1921) montrent qu’il existe deux modèles de conservation du capital naturel (que nous étendrons ici au capital humain) : - selon le modèle « faible » on admet qu’il peut y avoir une substitution du capital financier au capital naturel : autrement dit la conservation du capital est globale ; - selon le modèle « fort » on refuse au contraire en principe l’idée d’une substituabilité du capital financier au capital naturel ; dans ce cas il faut impérativement et séparément conserver le capital financier, le capital naturel et le capital humain ). Daly a démontré que la substituabilité du capital financier au capital naturel conduit à des aberrations et a souligné la priorité absolue du maintien du capital naturel comme base du développement humain. Daly a également montré que l’obtention d’une soutenabilité forte passe par la détermination de standards physiques (limites) de consommations de matières ou de pollution (émissions), à ne pas dépasser sous peine de porter atteinte à la soutenabilité (forte) du capital. L’existence ou non de ces standards constitue un élément-clef de l’identification des comptabilités environnementales écologiques « fortes ». On peut à cet égard distinguer deux types de comptabilités environnementales fortes plus ou moins évoluées : - les comptabilités qui déterminent des stocks de capital naturel minimaux et qui 4 - s’orientent donc vers l’élaboration de bilans normés, les comptabilités environnementales qui se limitent à la détermination de consommations (émissions) limites et qui ne visent qu’à l’obtention de comptes de flux ou comptes de résultats environnementaux. 1.4. La dimension spatiale de l’information (micro-macro) La subdivision de la comptabilité en comptabilité micro-économique (ou comptabilité d’organisations) et comptabilité macro-économique2 (ou comptabilité nationale) est ancrée dans la pratique, la théorie et l’enseignement : il est assez rare que des liens soient établis entre ces comptabilités. On retrouve cette séparation en comptabilité environnementale ; il existe, on l’a dit, un riche courant de comptabilité nationale environnementale ; en général ce courant est largement ignoré des auteurs spécialisés en comptabilité environnementale d’entreprise (et vice versa) ; ainsi Schaltegger et Müller(1996),qui citent pourtant une abondante littérature d’économistes, ne traitent pratiquement pas du cas des comptabilité nationales Cette césure ne se justifie pas en comptabilité environnementale, pour trois raisons principales : - premièrement, l’environnement est un problème global où les problèmes micro et macro-économiques sont inextricablement liés ; - deuxièmement, au fur et à mesure où la responsabilité environnementale des entreprises s’accroît, la dimension macro-économique de leur comptabilité s’étend : ainsi les organisations tendent de plus en plus à développer la technique des analyses de cycle de vie qui ont une vocation macro-économique (voir infra) ; - troisièmement, de nombreuses idées développées par des macro-économistes environnementaux, sont applicables à l’échelle micro-économique (voir le cas de BSO ci-après). Ces raisons nous conduisent à mener de environnementales macro et micro-économiques. front l’étude des comptabilités 1.5. Le degré de détail des informations Il est traditionnel, en comptabilité d’entreprise, de distinguer une comptabilité analytique (ou de gestion) et une comptabilité générale. La comptabilité environnementale n’échappe pas à cette partition : on pourra donc parler de comptabilités environnementales générales et de comptabilités environnementales analytiques et ceci aussi bien au niveau faible ou fort qu’au niveau micro ou macro-économique. Schaltegger et Müller ajoutent une troisième comptabilité, la comptabilité fiscale, mais il nous semble préférable de traiter de ce type de comptabilité à l’occasion de l’examen des types d’évaluation. Il faut cependant souligner dès maintenant qu’un même « phénomène environnemental » pourra être traité de façon très différente selon les deux (ou trois) comptabilités. 1.6. Le type de valorisation des données 2 On peut aussi faire ressortir un troisième terme qui serait une comptabilité méso-économique dont la comptabilité des groupes (ou consolidation) constituerait l’un des éléments fondamentaux ; nous utiliserons ici, pour simplifier, une partition duale. 5 On distinguera à ce niveau trois grandes familles de comptabilité environnementales : - les comptabilités environnementales qui se limitent à l’identification de quantités (par exemple l’indication des quantités émises de gaz à effet de serre) ; ces comptabilités, évidemment ne peuvent servir à l’agrégation des données (sauf à utiliser des systèmes de pondération très aléatoires), et ne débouchent pas sur un concept de capital et/ou de résultat global. - les comptabilités environnementales qui utilisent des systèmes de prix (lorsqu’ils existent) pour valoriser les quantités observées. On peut distinguer différents systèmes de prix : - les prix observables (éventuellement) sur un marché (PM) ; - les coûts de restauration (CR) des fonctions environnementales mises en péril ; - les prix « hédoniques (PH) attribués par des panels de consommateurs à certaines fonctions environnementales ; - les prix actuariels (PA) correspondant à l’utilité (valeur d’usage)3 des fonctions environnementales. Il est rare de trouver des prix de marché et de pouvoir attribuer objectivement une valeur hédonique ou d’usage à des biens environnementaux .C’est la raison pour laquelle certains économistes proposent de s’en tenir à l’élaboration de standards environnementaux, standards auxquels on fera correspondre des coûts de restauration des fonctions environnementales. Dans ce cas le capital naturel (et le capital humain) pourraient être évolués en termes de coût de restauration. Mais certains économistes ont essayé d’utiliser d’autres données que des prix du marché ou des coûts pour agréger les quantités : soit des éco-points, soit des surfaces ou même des unités d’énergie (voir infra). Comme on peut le constater le débat sur l’évaluation qui occupe déjà parallèlement les comptables « traditionnels » (voir la discussion sur la « juste valeur ») et encore plus aigu et plus riche en matière de comptabilité environnementale. 1.7. Le concept de résultat Toute comptabilité est subjective et donne, à la dernière ligne de son compte de pertes et profits, le résultat du sujet qui a le pouvoir ; dans les comptabilités traditionnelles existantes jusqu’à aujourd’hui, le sujet a généralement été le détenteur du capital financier et « son » résultat a été défini comme des produits nets de charges, c’est-à-dire nets des coûts de rémunération des autres parties prenantes. Dans une comptabilité environnementale interne-externe de type « fort » où le capital financier devrait céder son monopole au capital naturel et au capital humain, on devrait logiquement voir le concept de résultat s’élargir pour tenir compte de cette nouvelle situation ; l’idée selon laquelle une valeur ajoutée environnementale (valeur ajoutée après prise en compte des dégradations du capital naturel et du capital humain) serait de mise est déjà reconnue dans certaines innovations comptables environnementales (voir le cas de BSO infra). L’utilisation des critères précédents permet d’obtenir une classification des comptabilités environnementales dans laquelle nous avons fait figurer les exemples que nous avons choisis à titre d’illustration (insérer ici la figure1) 3 Cette méthode actuarielle est notamment préconisée par le SEEA (voir infra). 6 7 2. Quelques exemples de comptabilités environnementales Compte tenu du fait que les comptabilités privées environnementalement différenciées (CPED), qu’elles soient de type général (CPEDG), analytique (CPEDA), ou fiscal (CPEDF) ne se distinguent pas fondamentalement des comptabilités privées traditionnelles (CPT), l’essentiel des développements suivants seront dédiés à l’étude des comptabilités environnementales écologiques et humaines. On distinguera à ce propos une « école hollandaise », une « école suisse » et une école américaine ; on terminera en évoquant ce qui constitue plus un courant qu’une véritable école : le courant « statistique ». 2.1 L’école hollandaise (vue intérieur-extérieur, modèle fort et valeurs-coûts) Le degré « maximal » de la comptabilité environnementale est représenté à l’extrême gauche de la figure 1 par des comptabilités écologiques (vue intérieur-extérieur) qui répondent à une optique forte tout en permettant d’obtenir un résultat global. L’école hollandaise est particulièrement à la pointe en ce domaine aussi bien au niveau macro que micro-économique. Hueting, Bosch et de Boer (identifiés par H) proposent en 1992 une méthodologie de calcul d’un revenu national soutenable (à partir du PIB classique) caractérisée par deux éléments fondamentaux : premièrement à toutes les fonctions environnementales existant en Hollande sont associées des limites à ne pas transgresser sous peine de ne pas respecter la soutenabilité ; deuxièmement, à ces limites (comparées avec les données réelles de non soutenabilité) sont annexés des coûts de restauration des fonctions environnementales qui viennent grever (réduire) le PIB (produit intérieur brut) actuel. L’avantage du système proposé est qu’il est systématique, cohérent dans ses estimations et étayé par une vaste banque de données établies à l’échelle hollandaise. L’inconvénient est qu’il ne vise que de l’aspect écologique (l’aspect social n’est pas traité) et accessoirement qu’il se focalise sur des flux (il n’y a pas de bilan). On trouve aussi en Hollande, au niveau microéconomique, une expérience du même type que celle proposée par Hueting ; la firme BSO/Origin (BSO), a présenté au cours des années 1990, un compte de résultat qui incorpore les externalités dues aux pollutions et aux consommations de matières non renouvelables ; on retrouve tous les ingrédients de la méthode Hueting, mais à l’échelle de la firme : détermination de limites de soutenabilité et valorisation des coûts de restauration notamment. Un trait marquant : les externalités sont déduites, non pas du résultat des actionnaires, mais de la valeur ajoutée 4 dégagée par l’entreprise pour obtenir une valeur ajoutée écologique, comme si la firme BSO faisait sien un nouveau concept de résultat orienté vers une optique « stakeholders » (et non stockholders). Ces deux expériences sont porteuses d’immenses potentialités : imaginons que chaque pays procède pour toutes ses entreprises de la même façon : on pourrait mesurer les atteintes à l’environnement des différents pays et des différentes entreprises à l’échelle mondiale. Franchissons un pas de plus : imaginons qu’à l’échelle mondiale chaque entreprise décompose sa valeur ajoutée écologique par produits, on pourrait alors déterminer la performance écologique mondiale de chaque produit par sommation des valeurs ajoutées écologiques dégagées par les fournisseurs de matières et de services (en amont) les producteurs du produit (au centre) et les distributeurs (aval) ayant contribué à un même produit. Cette opération n’est autre que ce que l’on appelle l’analyse du cycle de vie (ACV). La différence 4 Le texte original anglais ((Huezing et Dekker) parle de perte de valeur ajoutée (« loss of added value due to externalities ») ; la traduction française parle (en compliquant inutilement) de valeur ajoutée négative. 8 fondamentale avec la situation actuelle serait qu’au lieu de limiter l’ACV à quelques expériences ponctuelles qui résultent du bon vouloir d’entreprises « avancées », la généralisation de la technique « Hueting – BSO » permettrait une mise en pratique systématique et permanente de l’ACV en liaison avec une base comptable. La méthode Hueting – BSO permettrait également, grâce à son système de valorisations, de régler un des gros problèmes des ACV traditionnelles : celles-ci ne livrent généralement que des données quantitatives non susceptibles d’agrégation (- que faire par exemple si un produit est bon pour les émissions de CO2 mais mauvais pour la consommation de matières (non renouvelables). 2.2 L’école suisse (vue intérieur-extérieur, modèle fort et valeurs écologiques) D’autres économistes, suisses, également à la recherche d’un modèle « fort », proposent de globaliser les résultats environnementaux grâce à des valorisations propres à la discipline écologique. - Brunschweig et Müller-Wenk , en 1993, pondérent les quantités de pollutions ou de consommation de ressources non renouvelables avec des « éco-points » établis par des scientifiques qui reflètent le degré de toxicité des pollutions de la nature ou le degré de rareté des ressources non renouvelables consommées ; ils appliquent cette technique (« bilans en éco-points ») à des villes et même des entreprises (cas de Findus notamment). - Pillet (1998) inspiré par les travaux de Georgescu Roegen (1971) sur la loi de l’entropie, préfère ramener toutes les consommations énergétiques et les pollutions à des unités de consommation d’énergie solaire (émergies) : il applique cette technique à des unités macro-économiques (pays) ou micro-économiques (régions) ; - Wackernagel et d’autres auteurs5, quant à eux, ont jeté leur dévolu sur des unités de surfaces ; avec leur fameuse « empreinte écologique » ils comparent les capacités de production agricole, de pêche, d’absorption de CO2 et de certains déchets d’une unité (ce qu’ils appellent la capacité biologique de cette unité) avec les consommations réelles de l’unité (l’empreinte écologique) correspondante ; plus précisément, la capacité biologique est une surface offerte déterminée en multipliant les surfaces réelles disponibles par la productivité du sol correspondant alors que la surface demandée (empreinte écologique) est obtenue en divisant les consommations réelles (de produits agricoles notamment) par la productivité précédemment calculée ; tout écart négatif (déficit écologique) implique soit l’ « emprunt » de surfaces à d’autres unités, soit la destruction de la qualité écologique des surfaces concernées. Le trait commun de l’école suisse avec l’école hollandaise est la référence à l’existence de limites (standards de points, de surfaces, d’énergie à ne pas dépasser) ; la différence fondamentale se situe au niveau du refus de tout compromis à l’égard de valeurs prix ou même des coûts qui sont jugées inaptes à représenter les raretés écologiques (Rees et Wackernagel, 1999). 2.3 L’école des comptables nationaux environnementaux américains (vue intérieur-extérieur, modèle faible et prix du marché) Le premier trait commun de ces travaux est une volonté d’utiliser au maximum les prix du marché ; le deuxième trait commun est l’absence de toute référence systématique à 5 Bien que Wackernagel ait écrit le plus souvent en association avec d’autres auteurs (notamment Monfreda et Rees), nous mettons ici en exergue son rôle fondamental. 9 des limites (standards) : c’est ce qui nous permet d’affirmer que ces travaux débouchent in fine, pour l’instant, sur des « compromis » entre le capital financier et les capitaux naturels et humains et donc sur un modèle faible de la soutenabilité environnementale. Le travail le plus prometteur nous semble celui que proposent Cobb, Halstead et Rowe (1995) avec leur Genuine Progress Indicator (Indice de Progrès Véritable). L’idée est de prendre comme base de départ le PNB (Produit National Brut) d’une nation et de le corriger (de le réduire en fait) pour tenir compte de dégradations écologiques et humaines non prises en compte dans le calcul du PNB par les économistes « traditionnels ». Parmi les dégradations écologiques retenues figurent les dommages liés aux pollutions des eaux et des mers, à la consommation de ressources non renouvelables, à l’usure des sols et à la perte de forêts : l’idée de base semble être de chiffrer les dommages en considérant qu’ils sont proportionnels aux émissions (consommations) cumulatives mondiales (voir pp. 33 et 34) et affectés d’un certain prix du marché, éventuellement parfois approximé par un coût de remplacement (p. 31) ; à ce niveau on est loin du degré de précision et d’homogénéité qu’offre Hueting avec son système de standards et de coûts de restauration. Par contre, Cobb et alii vont beaucoup plus loin que Hueting pour ce qui est du volet social environnemental puisqu’ils déduisent du PIB les dégradations sociales liées notamment à la progression de l’inégalité des revenus, du chômage, de la perte de temps libre, des divorces et des crimes, des accidents de circulation et des temps perdus dans la circulation ainsi qu’à la réduction du temps consacré aux enfants : ils parviennent donc à prendre en compte, au niveau des flux, à la fois le capital naturel et le capital social dans un agrégat unique ; mais il paraît difficile de savoir, faute de standards régulièrement mis à jour, quelles sont les rétentions de fonds nécessaires pour conserver séparément chaque type de capital. Le SEEA (2005) (System of Integrated Environmental and Economic Accounting) proposé conjointement par les Nations Unies, l’Union Européenne, l’OECD et la Banque mondiale, et largement initié par des macro-économistes américains, se réduit à une comptabilité écologique (il n’y a pas de volet social) ; ce travail est marqué par une référence prioritaire aux prix du marché et secondairement à des valeurs d’utilité (actuarielles) ; la valeur actuarielle est notamment utilisée par le SEEA pour calculer la valeur (et l’usure) des gisements de ressources non renouvelables ; l’idée est de calculer la rente actualisée (somme des cashflows net actualisés) dégagée par un gisement sur sa période d’exploitation et de la comparer à une rente normale (résultant de l’activité industrielle classique) pour dégager une super rente qui correspond au « cadeau » reçu de la nature ; cette super rente « naturelle » sera capitalisée pour obtenir la valeur du gisement (capital naturel) et son amortissement ; cette méthode a fait l’objet de nombreuses critiques (voir notamment El Serafy) ; Hueting et Cobb préfèrent calculer la valeur des gisements de ressources non renouvelables à partir de leur coût de remplacement en ressources renouvelables équivalentes. A l’initiative de Hamilton (2000) la Banque mondiale a aussi proposé un indicateur macroéconomique écologique : l’indicateur d’Epargne Véritable (Genuine Saving as a Sustainability Indicator). Cet indicateur est très proche de celui du SEEA. L’ensemble de ces travaux ont fait l’objet de nombreuses critiques dont celles de Vanoli qui leur consacre un chapitre entier de sa fresque sur l’histoire de la 10 comptabilité nationale (2002, pp. 421-457). 2.4 Le courant des données statistiques Les différentes écoles de comptabilité environnementale (non privée) présentent, malgré leurs fortes différences, deux points communs ; elles procèdent d’une vue intérieurextérieur et donnent un résultat global, grâce à un système de valorisation. Les études qui vont être décrites maintenant procèdent aussi, au vu de leur contenu, d’une vue intérieur-extérieur mais ne proposent aucun système de valorisation permettant de globaliser les résultats obtenus ; elles se bornent, pour l’essentiel, à une juxtaposition de données quantitatives relatives à des phénomènes disparates ; nous dirons donc que ces études concernent plus des questions de statistique que de comptabilité. Nous avons regroupé dans ce courant quatre types de réglementations relatives à l’information environnementale (mais de portée très inégales) : le GRI, l’EMAS, la loi NRE et le bilan carbone. Le GRI, Global Reporting Initiative, est un corpus de recommandations de publication d’informations environnementales à l’usage des multinationales émanant d’une organisation privée ; ce corpus comprend trois batteries d’indicateurs principaux qui correspondent aux trois piliers assignés traditionnellement au développement durable : des indicateurs de type économique, des indicateurs de types écologiques et des indicateurs de type social ; pour l’essentiel les indicateurs de type écologique et social sont d’ordre quantitatif (par exemple nombre de tonnes de gaz à effet de serre émises, nombres d’employés avec des contrats de travail à durée indéterminée etc…) Bien que GRI affirme à plusieurs reprises la nécessité de faire prévaloir les intérêts des « stakeholders » sur ceux des « stockholders » (ce qui le différencie nettement des normes IFRS (International Financial Reporting Standards) et ce, dans un « contexte de soutenabilité », cette pétition de principe ne débouche sur aucune proposition concrète de détermination d’un résultat global approprié. L’utilisateur de ces données est donc livré à lui-même et dans la plupart des cas dans l’impossibilité de se faire une idée sur la performance globale environnementale de l’entreprise ni même sur les performances écologiques et sociales prises séparément : comment, par exemple, juger de la performance écologique d’une entreprise si celle-ci progresse au niveau de la quantité de déchets solides émis mais régresse au niveau de son bilan carbone ? Ce qui vient d’être dit vaut pour l’EMAS (Eco Management Audit Scheme) qui est la copie conforme du GRI à ceci près qu’il émane des autorités de l’Union Européenne et ne concerne que le volet écologique ; cela vaut aussi, à une échelle plus réduite, pour la loi française sur les Nouvelles Régulations Economiques (NRE) qui limite son propos essentiellement à des informations quantitatives relatives au domaine écologique et social ; on peut pour « clore le bal » ajouter ce qu’on appelle le bilan carbone que l’on peut considérer comme la réponse à l’une des questions que pose la loi NRE : combien de tonnes de dioxide de carbone une organisation émet-elle ? Le panorama que nous venons de dresser ne doit pas donner une image trompeuse de la réalité ; ce n’est pas parce que nous avons donné la priorité à Hueting et aux responsables de BSO que pour autant ces types de propositions, extrêmement ambitieuses et intéressantes, sont majoritaires en pratique ; bien au contraire, elles restent malheureusement des initiatives minoritaires. Par contre les propositions du courant statistique, qui ne restent qu’à un niveau d’informations brutes parcellaires (ce qui n’est 11 déjà pas mal), sont de plus en plus prisées par les entreprises, peut-être parce qu’elles ne remettent pas en cause leurs critères de gestion. Mais nous pensons que le « vert ! » est dans le fruit ; le fait même qu’il y ait un (riche) débat sur les comptabilités environnementales associé à une critique fondamentale de la comptabilité traditionnelle, laisse augurer des changements fondamentaux, d’autant plus que la progression, lente mais persistante, des ACV (Analyses du cycle de vie), constitue l’ossature de la nouvelle comptabilité analytique (écologique) de demain. Il est vrai que le chemin est encore long. Daly, comme Boulding, regrettent depuis déjà les années 1970 que les économistes traditionnels ne s’intéressent qu’aux flux (dont le fameux PIB) et non aux stocks (au bilan) comme le font les comptables traditionnels (pour une fois mis à l’honneur) .Aucune des expériences que nous avons décrites n’ose dresser un bilan environnemental 6 avec au passif un capital humain et un capital naturel : cette solution ne semble avoir été envisagée que sur « le papier » (Richard 2008) ! Mais rien n’est impossible en ce domaine avec le temps : l’histoire des révolutions de la comptabilité traditionnelle montre que des solutions inimaginables à certains moments de l’histoire peuvent paraître banales à d’autres moments ! Boulding disait qu’il n’y a que deux catégories de gens qui puissent croire possible une croissance économique exponentielle dans un monde fini : les fous et les économistes ; peut-être les comptables environnementaux – les « vrais », ceux de la vision « intérieur-extérieur» parviendront-il à ramener la raison sur terre en redonnant au capital naturel et au capital humain la priorité sur le capital financier ? 6 Curieusement, le terme « éco-bilan » est utilisé à « tout bout de champ » et galvaudé à un point qui le rend incompréhensible ; on pourra baptiser éco-bilan aussi bien les renseignements quantitatifs fournis dans le cadre de la loi NRE que les comptes de résultats en éco-points proposés par l’école suisse, voire même le compte de résultat de BSO (en coûts). 12 BIBLIOGRAPHIE ANTHEAUME N., CHRISTOPHE B., BOULDING K., BRAUNSCHWEIG, A., Comptabilité environnementale, Gualino 2007. The economics of the coming spaceship Earth, 1966. 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