LNA#63 / mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte Histoire des sciences et formation scientifique : à propos de la quantique Par Bernard MAITTE Professeur émérite, Laboratoire SCité, Université Lille 1 Le 12 décembre 2012, Raffaele Pisano et Aleandro Nisati ont organisé un workshop par téléconférence entre le CERN et le laboratoire SCité de Lille 1 au sujet de l’événement détecté par le CERN, compatible avec l’existence du boson de Higgs. À cette occasion, je suis intervenu pour évoquer l’enseignement de la physique et notamment celui de la Quantique. L’enseignement de la physique ne fait nulle référence à l’histoire L’enseignement de la physique présente cette discipline comme étant achevée et dogmatisée. Il affirme comme vérités les pertinences constatées, apprend à appliquer les lois auxquelles la nature est censée obéir, forme à l’utilisation d’outils – qu’ils soient mathématiques ou appareils de mesures. Nulle place, en général, à l’éducation à la pensée scientifique. Nulle trace de l’histoire des voies que celle-ci a empruntées pour parvenir aux savoirs actuels. Cette manière d’enseigner possède la qualité de former à l’utilisation de savoirs concrets, mais la faiblesse de se limiter aux conclusions actuelles, placées au sein de disciplines étroites et étanches, sans vision générale. Ces caractéristiques de l’enseignement ne concernent que les sciences. L’enseignement de la philosophie se réduit à peu près à son histoire ; celui de la littérature convoque les grands auteurs. L’éducation musicale s’appuie sur l’écoute des œuvres majeures des grands compositeurs... Mais qui, parmi les scientifiques, a lu un paragraphe, un seul, des œuvres des pères fondateurs de la physique ? Certes, un effort considérable peut être nécessaire pour pénétrer les formalisations mathématiques, les logiques internes utilisées à diverses époques. Mais, surtout, la science fait des découvertes, se rature, se corrige, se précise, alors que l’art et la littérature créent des œuvres et atteignent « d’emblée les sommets, d’un coup d’aile » 1… Copernic est dépassé : pourquoi lirait-on son monde fermé et ses épicycles. Galilée est dépassé : une bille sans frottement ne parcourt pas une trajectoire circulaire. Newton est dépassé : la gravité n’est pas l’action constante de Dieu sur le monde. Laplace est dépassé : le temps et l’espace de la physique ne sont plus absolus. Maxwell est dépassé : le champ ne se mathématise pas comme des roues et des pignons, l’éther a été chassé de l’explication. Pourquoi les lirait-on ? L’oubli est constitutif de la science. Il est impossible de garder la mémoire de toutes les errances. La positivité de la science l’oblige à nier son passé. Rien de tel en art, un chef d’œuvre existe une fois pour toutes. Dante ne dépasse pas 1 10 Victor Hugo, L’art et la science, Paris, éd. Actes Sud, 1985. Homère. Manet n’efface pas Michel-Ange. Ils sont ailleurs. La nouveauté radicale marquerait donc la différence entre les connaissances scientifiques et les autres formes de connaissances humaines. L’enseignement de la quantique porte la trace de son histoire Pourtant, par exception, l’enseignement de la quantique et sa vulgarisation portent la trace du passé, de toutes ces ratures faites par ses Pères fondateurs, alors qu’elles sont effacées des travaux scientifiques contemporains. Cent dix ans après sa naissance, cette discipline n’a pas trouvé son mode d’enseignement et de diffusion, ce qui lui confère son étrangeté et explique l’incompréhension dont elle souffre. Que trouve-t-on dans les manuels ? Que les atomes sont formés par des électrons, des protons, des neutrons ; la lumière par des photons. Que ces électrons, protons, neutrons, photons sont des « particules quantiques », qui sont « à la fois des ondes et des corpuscules ». On lit aussi : « toute particule quantique de matière possède son antiparticule » ; « on ne peut connaître à la fois la position et la quantité de mouvement d’un électron : l’observation perturbe le système » ; « notre connaissance est limitée par le principe d’incertitude d’Heisenberg »… Toutes ces affirmations, et bien d’autres, sont inexactes. Ce sont les ratures contenues dans les œuvres des fondateurs, Einstein, Bohr, De Broglie, Heisenberg, Pauli, Schrödinger, Dirac. Ces hommes ont une formation en mécanique, que l’on appelle aujourd’hui « classique ». Cette mécanique ne distingue que deux objets, les ondes, continues en extension, continues en nombre, et les particules, discrètes en nombre, discrètes en extension. Ces Pères fondateurs ont aussi à leur disposition l’optique dans ses formalisations indépendantes de la théorie de Maxwell, la thermodynamique, l’électromagnétisme, qui usent de statistiques. Ils découvrent des effets nouveaux qui les surprennent, n’entrent pas dans les cadres de leur éducation et qu’ils tentent d’expliquer peu à peu en faisant appel à des notions qui ne remettent pas fondamentalement en cause leurs certitudes. En 1900, sans s’en rendre compte, Planck introduit la quanti- mémoires de sciences : rubrique dirigée par Rémi Franckowiak et Bernard Maitte / LNA#63 fication de l’énergie lumineuse émise par un « corps noir ». En 1905, Einstein est amené à introduire des « grains de lumière » pour expliquer cette émission. Cette audace au sein d’un électro-magnétisme uniquement décrit alors en termes d’ondes lui permet de rendre compte du seul effet photo-électrique. En 1913, Bohr donne un schéma de l’atome qui parle de résonateurs, d’orbites, d’états stationnaires… En 1924, après la caractérisation du « photon », Louis de Broglie remarque que la lumière est décrite comme étant à la fois ondes et corpuscules, alors que la matière est uniquement corpuscules. Pour rétablir la beauté dans la physique, il associe à toute particule une onde. Matière et lumière deviennent à la fois ondes et corpuscules, « tigre et requin » dira Thomson. En 1931, Dirac établit une équation relativiste décrivant l’électron et introduit la notion d’antiparticule. En énonçant toutes ces conjectures, les Pères fondateurs établissent des passerelles entre la mécanique « classique » et ce qu’ils découvrent. Leurs travaux marquent l’étape indispensable de la continuité entre ce qui est devenu la physique nouvelle et celle qui la précédait. Pour cela, ils n’ont pas introduit de noms nouveaux – ou peu –, pas d’objet physique différent. Les électrons et les photons sont « à la fois » ondes et corpuscules. Des notions dont l’enseignement doit être revisité Ces ratures continuent à être enseignées comme des concepts alors que toutes ces notions ont été revisitées et réinterprétées depuis. Par exemple, les « particules quantiques » sont discrètes en nombre, continues en extension, non localisées : elles ne sont ni ondes, ni corpuscules : pour éviter toute confusion, il serait pertinent de les désigner par un nom nouveau : les quantons. Au dualisme de la physique classique succède le monisme quantique 2. Le positron est dit antiparticule de l’électron : même masse, charge opposée ; de fait, il est le symétrique de l’électron, comme ma main droite l’est de ma main gauche. Appelle-t-on celle-ci une « anti-main droite » ? Un changement de terminologie éviterait de nombreuses confusions. Les atomes ne répondent pas à la description enseignée : ils sont formés d’un noyau, d’électrons et de ce qui le fait tenir ensemble, le champ électromagnétique, c’est-à-dire les quantons de ce champ, qui s’appellent justement des photons. Les échanges de photons entre le noyau chargé et les électrons chargés assurent la cohésion de l’atome. Les photons, de masses nulles, sont donc aussi substantiels que les électrons et les protons qui en ont une. La notion de substance s’élargit. Les traces de l’histoire dont témoignent les appellations et les notions qui sont utilisées dans l’enseignement et dans la vulgarisation brouillent, on le voit, la compréhension des conceptions modernes. Affirmant ceci, j’ai l’air de justifier que l’enseignement des sciences se réduise à la transmission des normes actuelles. Et pourtant, je soutiens que l’histoire des sciences doit faire partie intégrante de l’enseignement des sciences. Contradiction ? Non, si l’on veut bien admettre que cet enseignement ne peut se réduire à un dressage et à la disciplinarisation des savoirs actuels. Former à l’exercice de la pensée scientifique Je conçois l’enseignement des sciences comme devant être une éducation à la pensée scientifique, une pensée vivante qui porte en elle sa propre capacité de contestation : le recours à l’expérience. Une pensée qui apprend à poser des pertinences comprises entre des limites de validité. Une pensée qui est une œuvre collective, s’enrichit de « l’autre », ne saurait donc être ni universelle, ni hégémonique. Comment initier à cette pensée féconde ? En étudiant comment les hommes qui nous ont précédé ont pensé, hésité, échangé, reculé… sans souvent formuler ces « lois » qui leur sont aujourd’hui attribuées, maintenant que la décantation s’est effectuée. Les travaux du passé ne sont pas périmés : les approches modernes permettent de les re-visiter, d’en établir les limites de validité. La mécanique newtonienne est totalement incluse dans la Relativité, la Quantique ne l’est pas. Les théories successives ne sont pas des poupées russes qui s’empilent les unes dans les autres et, même lorsqu’elles le sont, leurs domaines de validité sont exploitables : il est plus qu’inutile de décrire la trajectoire d’une fusée au moyen de la Relativité ! Apprenons à penser... et aussi à analyser comment une logique, comment les réductions que nous opérons, comment les questions que nous posons dépendent de la culture, de la société, d’une époque. La science réussit parce qu’elle est réductionniste. Comme elle est réductionniste, elle n’a pas réponse à tout. Mieux vaut essayer de poser de nouvelles questions que d’apporter des réponses à des questions qui se révéleront mal posées. Voici le sens que renferme l’étude de l’histoire de la pensée scientifique. 2 Jean-Marc Lévy-Leblond, De la matière, relativiste, quantique, interactive, Paris, éd. du Seuil, Traces écrites, 2006. 11