Pour une meilleure prise en compte des Anthophila (abeilles

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Pour une meilleure prise en compte
des
Anthophila
(abeilles sauvages) dans
les espaces naturels et forestiers - Partie 1
Des abeilles domestiques pour favoriser la biodiversité ?
par Guillaume Lemoine (Société entomologique du Nord de la France)
oggmm.lemoine@orange.fr
Introduction
Face à la diminution importante des pollinisateurs
sauvages et domestiques, et compte tenu
de l’importance du rôle qu’ils jouent dans la
pollinisation et la reproduction de la flore dans
les écosystèmes naturels et les agrosystèmes, de
nombreux acteurs se mobilisent pour leur prise en
compte et leur protection afin d’en enrayer le
déclin. Les pollinisateurs sauvages et domestiques
(abeilles de ruches) font l’objet d’une attention
particulière de la part de la Région wallonne (Plan
Maya à partir de 2011) et sont l’objet depuis de
nombreuses années de diverses études et suivis
de la part de différents laboratoires universitaires
ou de recherche de Mons, Gembloux, Liège…
ou de Bruxelles (ULB, Institut royal des sciences
naturelles) qui ont su conserver et développer
une véritable connaissance scientifique sur les
abeilles sauvages. Cette prise de conscience
n’est toutefois pas récente. Elle s’inscrit dans
le cadre d’une recommandation de 1991 du
Comité permanent de la Convention de Berne
(Conseil de l’Europe), qui concernait la protection
des insectes de l’ordre des Hyménoptères et de
leurs habitats. La Région wallonne a également,
dans ce sens, modifié par décret en date du
06 décembre 2001, la loi de la Conservation
de la nature (du 12 juillet 1973) pour la prise en
compte de la directive « oiseaux » de 1979, de
la directive habitats-faune-flore de 1992 et de
la Convention de Berne. Cette loi, qui définit
le statut de protection et les listes des espèces
concernées par une protection, impose ainsi
la protection de 47 taxons d’Hyménoptères
(ces taxons regroupent soit une espèce soit
l’ensemble des espèces d’un genre complet).
De l’autre côté de la frontière franco-belge, les
pollinisateurs sauvages font l’objet d’un plan
national d’actions (PNA) « France, Terre de
pollinisateurs » coordonné par le ministère français
de l’Écologie et du Développement Durable et
de l’Énergie et dont la rédaction a été confiée
à l’Office pour les insectes et leur environnement
(OPIE). Celui-ci a été présenté en conseil des
ministres le 20 mai 2015. La rédaction de ce PNA
était prévue dans le code de l’environnement
(article 129 de la loi dite « Grenelle 2 » du 12
juillet 2010) et a été rappelée dans la feuille de
route pour la transition écologique lors de la
conférence environnementale du gouvernement
des 14 et 15 septembre 2012. Ce plan a pour
vocation d’être complémentaire du Plan de
développement durable de l’apiculture mis en
œuvre au premier semestre 2013. Une initiative
similaire est également développée au Grand
Duché de Luxembourg (2014).
Le Dasypode à pied hérissés (Dasypoda hirtipes)
ou Abeille à culotte, une espèce protégée en Wallonie
© GUILLAUME LEMOINE
Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2
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L’objet du présent numéro de Parc et Réserves
est de présenter le groupe des Anthophila que
sont les Hyménoptères apocrites (caractérisés par
un net étranglement au niveau de l’abdomen),
aculéates (à aiguillon) et apiformes (abeilles),
et les principaux enjeux liés à leur préservation.
Il s’agit en effet d’insectes qui sont dans leur
majorité menacés. Après avoir présenté ce
groupe d’espèces (écologie, cycle de vie…), les
causes de leur déclin, leurs rôles et les menaces
qui pèsent sur lui… diverses pistes d’actions très
générales sont proposées pour préserver ou
renforcer les populations d’Anthophila dont
le rôle est stratégique pour la pollinisation des
plantes sauvages et cultivées, et la stabilité des
écosystèmes.
Abeille domestique et biodiversité
Où est passée l’abeille noire ?
Commençons notre présentation par la plus
connue : l’Abeille domestique, très médiatique
et qui fait l’objet de toutes les attentions. Les
apiculteurs se mobilisent contre l’effondrement
des colonies fragilisées par l’usage de nombreux
pesticides et la disparition progressive des
éléments écologiques et paysagers présents dans
les espaces agricoles. La situation de l’Abeille
domestique est préoccupante. Mais de quelle
espèce ou de quel taxon parle t-on ? Apis mellifera
est une espèce à large répartition. Présente
originellement en Afrique, Europe et Proche-Orient,
elle montre quatre lignées évolutives différentes et
forme un ensemble de 26 sous-espèces (Garnery,
2013). Chez nous c’est une espèce originaire de
la lignée ouest-méditerranéenne qui a réussi à
se réfugier dans le pourtour méditerranéen lors
de la dernière glaciation avant de reconquérir,
lors du réchauffement qui a suivi, une grande
partie de l’Europe jusqu’au sud de la Scandinavie
(60° de latitude) et jusqu’à l’Oural. Une aire de
répartition aussi vaste, aux climats très contrastés,
a vu apparaître diverses sous-espèces clairement
identifiées dont l’abeille noire (Apis mellifera
mellifera) pour l’Europe du nord-ouest et du nord
(Albouy, 2011) pour laquelle différents écotypes
existent dans les diverses régions européennes. Le
Nord – Pas-de-Calais et la Wallonie (Sud Hainaut)
partage la même « abeille ». Il s’agit de l’écotype
Chimay-Valenciennes décrit par Hubert Guerriat
et Jean Vaillant suite à des mesures biométriques
et des analyses réalisées sur l’ADN mitochondrial
(Demarcq, 2010).
Utilisées comme source de miel depuis la
Préhistoire, comme l’atteste une scène d’une
peinture rupestre trouvée en Espagne dans la
Cueva de la Araña datant de 5 ou 6000 ans
avant J.C. (Darchen, 2003 ; Marchenay, 1979),
puis domestiquées au cours de l’Antiquité comme
le montrent les traces écrites de son exploitation
figurant sur des tablettes de Mésopotamie (3000
ans avant J.C.) et sur le temple du soleil à Abu
Ghorab (Egypte) datées de 2400 ans avant J.C.
(Darchen, 2003), les abeilles sont exploitées par
l’homme dans les régions méditerranéennes
depuis bien longtemps.
Dans nos régions, le développement de
l‘apiculture semble plus récent. Il a été
encouragé par Charlemagne en 799. Dans
son célèbre Capitulaire « de Villis » l’empereur
donne ses instructions : « Que chaque intendant
ait autant d’hommes employés à nos abeilles,
pour notre service, qu’il a de terres dans son
ressort » (Marchenay, 1979). Pourtant, depuis
Des abeilles noires de plus en plus rares
© GUILLAUME LEMOINE
Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2
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quelques décennies, l’abeille noire s’est faite rare
dans les ruchers de nos régions, voire disparaît
de certaines régions d’Europe d’où elle était
native. Les apiculteurs l’ont délaissée au profit
de sous-espèces importées à partir de 1850
originaires d’autres régions d’Europe comme les
sous-espèces suivantes : l’italienne (Apis mellifera
ligustica), la carniolienne (Apis mellifera carnica)
originaire des pays de l’ex-Yougoslavie, de la
Hongrie, de l’Autriche…, et la caucasienne (Apis
mellifera caucasica) originaire du Caucase
(Géorgie), et de leurs hybrides comme la buckfast,
une race issue de multiples croisements, créée
au début du XXème siècle (Albouy, 2011, Astier,
2014). Ces introductions ont été faites dans le
but de donner des colonies plus productives,
plus fortes en nombre d’individus et ayant une
plus longue période d’activité (et parfois des
individus plus doux !). La « course » à la production
de miel est d’autant plus regrettable lorsqu’elle
est faite par des apiculteurs « amateurs » qui
pratiquent l’apiculture par plaisir et comme loisir.
La sélection artificielle, l’élevage et le clippage
des reines… ainsi que le déplacement des
colonies (transhumance) sont monnaie courante
dans l’apiculture moderne. Les différentes races
d’abeilles domestiques utilisées depuis le début
du XXème siècle peuvent donc être considérées
comme des sous-espèces pas forcément
régionales ou de moins en moins régionales.
Les ruchers de certaines régions françaises
sont formés d’abeilles « importées » à 90 %. Le
taux moyen d’abeilles exogènes en France est
proche de 30 % (Garnery, 2013). L’abeille noire
devient rare dans les ruchers et nombreuses sont
les initiatives qui visent à la conserver (ruchers
conservatoires) et en faire la promotion. L’Abeille
domestique est, comme son nom le rappelle, une
espèce « domestique » que l’on peut facilement
manipuler, déplacer, contrôler et élever en grand
nombre dans une promiscuité qui n’a souvent
rien de naturelle. Elle est ainsi
« domestique » même si l’homme
n’en a pas profondément modifié
ni la forme, ni le comportement. On
estime à 16 millions le nombre de
ruches en Europe. Elles produisent
12 % de la production mondiale
de miel. Les abeilles sont élevées
et « exploitées » dans les ruchers
dont une partie est placée à
proximité de cultures industrielles
(verger, colza, tournesol…), et
sont fortement dépendantes de
l’homme qui prélève leur miel
et doit souvent le remplacer par
un succédané pour assurer la
nourriture hivernale de la colonie.
Les traitements anti-parasitaires,
contre l’acarien Varroa destructor
Colonie d'abeilles nombreuses et plus douces
Inspection d’un cadre de hausse
© GUILLAUME LEMOINE
© GUILLAUME LEMOINE
Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2
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et contre diverses maladies, sont quasiment
obligatoires si les apiculteurs souhaitent conserver
une partie de leurs cheptels tant la mortalité des
colonies est importante en fin d’hiver (entre 30
et 70 % en fonction des régions et des années).
Les colonies « sauvages » des nombreuses sous-
espèces introduites et leurs hybrides peuvent
difficilement survivre seules l’hiver (Layec, 2010)
contrairement à l’abeille noire, notamment dans
les régions du nord-ouest européen, à hivers froids
et humides. L’abeille noire étant une sous-espèce
adaptée au climat frais et aux hivers longs. Les
colonies sauvages pérennes sont probablement
inexistantes en métropole (Vaissière, 2015) ou
dehors de la région méditerranéenne. Même
dans cette région, l’indigénat de l’abeille peut
être discuté tant le mélange entre les souches
domestiques et sauvages est important (Rasmont,
2012 in Aubert, 2014). L’Abeille domestique
actuellement utilisée est ainsi un animal d’élevage
continuellement « amélioré » et suivi par l’homme.
Considérer l’Abeille domestique, actuellement
utilisée, comme une espèce sauvage, se résume
à comparer un groupe de chiens errants à une
meute de loups.
Une espèce menacée
Le complexe représenté par ce que l’on appelle
l’« Abeille domestique », stratégique pour les
services de pollinisation des cultures et la
production de miel, n’en est pas moins menacé
par diverses pratiques agricoles. L’intensification
de l’agriculture et les changements dans
l’utilisation des terres agricoles sont les menaces
principales auxquelles cette espèce est
confrontée. La pollution découlant des déchets
agricoles et la destruction des milieux naturels
liée à l’urbanisation contribuent aussi à leur
régression (Magiera & Pullen, 2014). En France,
l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire
de l’alimentation, de l’environnement et du
travail) cite diverses causes de mortalité des
abeilles domestiques qui ici sont brièvement
présentées. Les principales sont de deux ordres :
l’exposition aux produits chimiques et la perte
des ressources alimentaires. La première cause
de déclin correspond très probablement à
l’exposition des abeilles, comme l’ensemble des
organismes vivants, aux divers agents chimiques
susceptibles d’être présents dans l’environnement.
Dans les zones cultivées, la majeure partie de
ces agents chimiques appartient à la catégorie
des produits phytopharmaceutiques, encore
appelés produits phytosanitaires ou pesticides.
Les abeilles sont exposées directement lors de
l’application des traitements, mais également
via les résidus de pesticides contenus notamment
Des abeilles mortes retrouvées sur un cadre de ruche
L’usage généralisé des traitements biocides est la première
cause de disparition des abeilles
© GUILLAUME LEMOINE© GUILLAUME LEMOINE
Parcs & Réserves, vol. 71, fasc. 2
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dans les matrices récoltées par les abeilles
(ANSES 2013). Les pesticides, notamment les
neurotoxiques désorientent les abeilles, modifient
leur comportement et fragilisent leurs systèmes
immunitaires. La seconde raison du déclin des
abeilles correspond à la diminution des ressources
alimentaires. Les abeilles ont besoin pour assurer
leur cycle de vie, d’un pollen de qualité issu d’une
flore diversifiée (source de protéines) et de nectar
(source d’énergie). La diminution de la biodiversité
dans les espaces agricoles, liée notamment à la
monoculture a pour conséquence une réduction
du nombre d’espèces de plantes disponibles et
un raccourcissement de leur temps de floraison.
Au manque de pollen qui entraîne l’absence
de réserves suffisantes, s’ajoute un manque de
diversité dans les pollens récoltés qui affecte la
bonne santé des populations d’abeilles (ANSES,
2013). Le syndrome d’effondrement des colonies
d’abeilles (colony collapse disorder) est constaté
à l’échelle mondiale sur tous les continents
avec plus ou moins d’importance, mais plus
particulièrement dans les pays industrialisés,
notamment aux Etats-Unis. Deux grands types
de facteurs peuvent l’expliquer. En plus des
facteurs liés à l’environnement (pesticides et
érosion de la biodiversité) s’ajoutent ceux, moins
connus, liés aux pratiques des apiculteurs. Celles-
ci correspondent :
en l’échange de cheptels apicoles entre
pays et continents, principalement des reines,
mais aussi des essaims entiers qui apportent
et disséminent nombreux parasites auprès de
populations locales n’ayant pas développé
les résistances naturelles ad hoc au cours du
temps,
aux difficultés que rencontrent les apiculteurs
pour les soigner, accompagnées de
mauvaises pratiques en matière de lutte et
de disséminations des vecteurs pathogènes, et
à des pratiques de sélection qui privilégient
les lignées d’abeilles peu agressives et très
productrices au détriment de caractères
rusticité.
Le syndrome d’effondrement des colonies résulte
très probablement de l’effet cumulatif de différents
facteurs (pesticides, carences alimentaires et
attaques des parasites et virus favorisées par le
Varroa qui agirait comme une « porte ouverte »
La simplification des cultures et l’extension
des parcelles limitent les ressources disponibles
Des reines ou des essaims échangés entre les continents
© GUILLAUME LEMOINE
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