Trois remarques sur le langage et la morale, ou l`apport de la

Trois remarques sur le langage et la morale,
ou l’apport de la pragmatique à la métaéthique
Denis VERNANT
« Élever un animal qui soit en droit de promettre,
n’est-ce pas la tâche paradoxale
que la nature s’est fixée eu égard à l’homme ?
N’est-ce pas le véritable problème de l’homme ? »
Nietzsche, Généalogie de la morale.
AVERTISSEMENT
Les quelques pages qui suivent ne constituent en rien une contribution académique au
colloque sur Richard Hare dans lequel je n’avais pas prévu d’intervenir. Toutefois, au terme
de la communication alerte et stimulante de Christine Tappolet, je n’ai pu m’empêcher de
prendre la parole pour remarquer que le débat Hare/Geach au début des années 1960 me
semblait pouvoir être clarifié en recourant aux outils de la pragmatique contemporaine. En
deux mots, alors que Hare insistait sur la distinction entre énoncés de faits descriptifs et
jugements moraux prescriptifs, Peter Geach contestait l’impossibilité de dériver un énoncé
prescriptif impliquant un impératif à partir d’un énoncé descriptif1. Geach s’appuyait sur
Frege. Depuis, les développements de la pragmatique permettent d’aller plus loin. Lors de la
discussion informelle qui suivit sa communication, ma collègue m’invita à préciser ce point
par écrit. C’est à cette aimable invitation que je veux répondre ici en profitant de l’accord
complice de mon ami Jean-Yves Goffi.
1. Cf. ici même la communication de Christine Tappolet : « Le prescriptivisme universel de Hare ».
TROIS REMARQUES SUR LE LANGAGE ET LA MORALE 2
Étant donné la nature du présent propos, je m’en tiendrai à l’essentiel, ne revenant pas,
comme l’ont fait savamment les intervenants, sur l’arrière-plan historique du débat2, ni
d’ailleurs sur le contexte théorique des concepts pragmatiques mobilisés (les références
bibliographiques fourniront des pistes au lecteur intéressé). Je proposerai seulement trois
remarques rappelant les distinctions pragmatiques nécessaires à la clarification du débat
Hare/Geach.
PREMIÈRE REMARQUE : ASSERTION/CONSIDÉRATION
On sait qu’à l’aube du siècle précédent, Frege, puis peu après Russell, furent les
inventeurs de la logique standard contemporaine3. Ce faisant, ils construisirent un langage
artificiel pouvant servir d’outil efficace d’analyse du discours dans son usage rationnel. On
sait aussi qu’ils jetèrent les bases de la sémantique (théorie de la signification, de la référence,
de la vérité) que Tarski formalisa au début des années 1930. Mais il ne faut pas oublier qu’ils
contribuèrent à esquisser la pragmatique contemporaine comme théorie des multiples usages
du langage naturel. Ainsi, tous deux centrèrent leurs réflexions autour du concept d’assertion.
Sans reprendre le détail de ces analyses fécondes et riches4, nous devons en rappeler ce qui
est indispensable pour comprendre le débat en question.
Dans ses « Recherches logiques » de 1918-1919, Frege traite de l’usage du langage
ordinaire. Dès l’abord, il distingue et articule les fonctions logiques d’affirmation et de
négation, l’acte de saisie d’une pensée et l’acte d’assertion d’un jugement. Un simple « acte
de penser » peut porter sur une pensée affirmative, notée : – p, ou sur une pensée négative,
notée p. Affirmation et négation mettent en jeu des pensées : « Pour toute pensée, il en
existe une autre qui la contredit, en sorte qu’une pensée est dite fausse lorsque la pensée
contradictoire est dite vraie. La proposition énonçant la pensée contradictoire est construite à
partir de l’expression de la pensée initiale et au moyen d’un mot de négation »5. Ainsi, en
toute rigueur, à l’instar de la négation, l’affirmation est bien une simple fonction de vérité :
« La valeur de cette fonction sera le Vrai si le Vrai est pris comme argument, et le Faux dans
tous les autres cas […]. Cette fonction a donc pour valeur l’argument lui-même quand cet
argument est une valeur de vérité »6.
2. On pourra notamment consulter J. Searle, « How to Derive “ought” from “is”» et sa reprise avec
réponses aux objections comme chapitre 8 de ses Actes de langage & R. Hare : « Meaning and Speech Acts »
ainsi que plus récemment, F. Jacques « Remarques sur la promesse et le pardon, la théorie des actes de langage
à l’épreuve de l’éthique » et J. Searle : « Ethics and Speech Acts, Reply to Francis Jacques ».
3. Sur l’apport logique mais aussi pragmatique de Russell, cf. notre Bertrand Russell.
4. Cf. notre Du Discours à l’action, chap. 2 : « Genèse du concept d’assertion », p. 21 à 42 ainsi que notre
article « The Limits of a Logical Treatment of Assertion ».
5. « Recherches logiques, II, la négation », p. 209.
6. « Fonction et concept », p. 94. Dans The Language of Morals, R. Hare, appelle malencontreusement
« affirmation » l’assertion, cf. chap. 2, p. 19-20.
TROIS REMARQUES SUR LE LANGAGE ET LA MORALE 3
La saisie d’une pensée, affirmative ou négative, peut ensuite donner lieu à un jugement
qui consiste en la récognition de la valeur de vérité de la pensée7. L’assertion est alors la
« manifestation » de ce jugement8. L’assertion relève donc bien pour Frege – et ceci depuis
la Begriffsschrift9 – non de la proposition, mais d’un jugement conçu comme la récognition
de la vérité d’une pensée par le sujet. Logiquement, ceci se traduit précisément par le signe
d’assertion (littéralement barre de jugement : Urteilsstrich) : p. On obtient alors, par
exemple :
QUESTION : Socrate est-il mort ?
Affirmation : Que Socrate est mort — p
Saisie des pensées opposées
Négation : Que Socrate n’est pas mort p
RÉPONSE : Assertion : Socrate est mort p
Pour Frege donc, le jugement est exprimé par une phrase déclarative [Behauptungssatz]
qui a force assertive [behauptende Kraft]. Le secret de cette force assertive réside dans l’acte
de jugement effectué par le sujet, dans son engagement vis-à-vis de la vérité de la pensée en
question. La grande novation introduite par Frege est ici d’inaugurer une approche
actionnelle. Aussi insiste-t-il sur cette dimension d’acte du jugement : « On suivra
parfaitement l’usage si l’on entend par jugement l’acte de juger comme un saut est l’acte de
sauter »10. Dans cette perspective actionnelle, la référence à l’acteur et au contexte ne
sauraient dès lors être exclues : « Si le jugement est un acte, il se produit à un moment
déterminé, il appartient ensuite au passé. Un acte comporte un acteur, et l’acte n’est pas
entièrement connu si l’acteur n’est pas connu »11. Comme l’assertion est la manifestation du
jugement, il n’y avait plus qu’un pas à faire pour interpréter cette assertion en termes d’acte
de discours.
Quant à Russell, dès les Principles of Mathematics en 1903, il avait insisté sur la
nécessité logique de distinguer entre assertion et simple considération d’une proposition ;
7. « Recherches logiques, I, la pensée », p. 175, « Recherches logiques, II, la négation », p. 201 et « Sens et
dénotation », p. 110, note 2 : « Je tiens que le jugement est non pas la simple saisie d’une pensée, mais la
récognition de sa valeur de vérité ». Bien entendu, on se gardera d’interpréter cette « récognition de la vérité
d’une pensée » en termes de reconnaissance de la vérité d’une phrase par le locuteur, cf. « Recherches
logiques, II, la négation », p. 205 : « Pas plus qu’un promeneur gravissant une montagne ne crée cette montagne
par son ascension, l’homme qui juge ne crée une pensée tandis qu’il reconnaît sa vérité ». Pour Frege, la pensée
– différenciée de la représentation – a valeur objective et impersonnelle.
8. « Recherches logiques, I, la pensée », p. 176.
9. Cf. L’Idéographie, § 2, Le jugement, p. 103-104.
10. « Recherches logiques, II, La négation », note 1, p. 205.
11. Ibidem.
TROIS REMARQUES SUR LE LANGAGE ET LA MORALE 4
entre l’implication exprimée par « si… alors » et l’inférence déductive exprimée par
« donc ».
– « la proposition “p implique qasserte une implication, quoiqu’elle n’asserte ni p ni
q »12. L’implication ne met en jeu que des propositions simplement considérées ;
– tout autre est l’inférence qui porte sur des propositions assertées, ce qu’exprime
initialement Russell ainsi : « L’hypothèse vraie d’une implication peut être abandonnée
[dropped] et le conséquent asserté »13. Ce schéma d’inférence déductive, qui n’est autre que
le bon vieux modus ponens (ou le premier trope des Stoïciens), peut se représenter ainsi :
1 (p q)
2 p
–––––––
3 q
C’est le passage d’une assertion à l’autre et la possibilité de détacher l’assertion du
conséquent de l’implication dans la mesure où l’antécédent est lui-même antérieurement
asserté qui résout le paradoxe d’Achille et la tortue proposé par L. Carroll14. Dans ce procès
logique d’inférence, Russell souligne que la proposition p simplement considérée en 1, puis
assertée en 2, doit rester la même sous peine de tomber dans un cas de sophisme de
l’équivoque [fallacia aequivocationis]. En fait, les propositions ne changent pas, mais, selon
le contexte, sont considérées ou assertées : « Si l’assertion changeait d’une façon ou d’une
autre une proposition, aucune proposition pouvant figurer dans un contexte quelconque sans
être assertée ne pourrait être vraie puisque, une fois assertée, elle deviendrait une
proposition différente. Mais ceci est manifestement faux ; car dans “p implique q”, p et q ne
sont pas assertées, mais peuvent cependant être vraies »15. La proposition doit posséder par
elle-même une unité et le fait qu’elle soit assertée ou simplement considérée relève
seulement de « relations externes », autrement dit de son seul usage contextuel. Ceci,
comme on vient de le voir, est crucial pour rendre compte de l’usage rationnel (logique) ou
simplement argumentatif (rhétorique) du discours. Mais qu’en est-il du « langage de la
morale » ?
12. Cf. Principles of Mathematics, (PoM), § 38, p. 35.
13. Ibidem, § 18, p. 16.
14. Cf. « Ce que se dirent Achille et la tortue » et PoM, § 38, p. 35.
15. PoM, § 38, p. 35.
TROIS REMARQUES SUR LE LANGAGE ET LA MORALE 5
DEUXIÈME REMARQUE : ASSERTIF/ENGAGEANT
Au début des années 1960, John Austin, traducteur anglais de Frege, allait faire de
l’analyse frégéenne de la force assertive le paradigme des forces illocutoires qui composent
les actes de discours16. Dénonçant l’« illusion descriptive » qui ne voulait admettre que
l’usage constatif du discours, il reconnut d’autres usages possibles. En particulier, il insista
sur le rôle des performatifs qui avaient pour objet de réaliser une action par le simple fait de
prononcer dans les circonstances appropriées une formule rituelle, tels : « Je vous
baptise … », « La séance est ouverte », etc. Abandonnant cette distinction initiale entre
constatifs et performatifs, Austin proposa ensuite une analyse des énonciations qui se
déployait sur trois niveaux : celui locutoire (ou sémantique) où il s’agissait de combiner
référence et prédication pour composer un énoncé ayant signification ; celui illocutoire (ou
pragmatique) où intervenait une force spécifique caractérisant l’énonciation ; enfin celui
perlocutoire (ou praxéologique) où l’on considérait les effets produits sur l’auditeur. Ces
effets peuvent répondre aux objectifs visés, mais aussi être des suites inattendues.
ANALYSE DE L'ACTE D'ASSERTION
NIVEAU LOCUTOIRE : signification : (référence + prédication)
« Le ciel est bleu » : attribuer la couleur bleu à une portion de ciel
[sémantique]
NIVEAU ILLOCUTOIRE : force
(6 conditions de réussite)
« Le ciel est bleu » : condition de sincérité : croire en ce que l'on dit
[pragmatique]
NIVEAU PERLOCUTOIRE :
effet sur l'auditeur
objectif attendu
suite produite
conventionnel
non
conventionnel [praxéologique]
« Le ciel est bleu » : chercher à informer l'auditeur
conventionnel
Généralisation du concept frégéen de force assertive17, la force illocutoire peut prendre
différentes formes : à une même signification locutoire peuvent correspondre différentes
forces. Ainsi en est-il de « La porte est fermée » qui a force assertive, de « Fermez la
porte ! » qui a force directive d’ordre, « Je fermerai la porte » qui a force de promesse, etc.
Désormais, toute énonciation s’interprète en termes d’acte de discours [speech act] produit
par un locuteur déterminé en un contexte spécifié. Les conditions de vérité régissant le
contenu propositionnel, loin d’être abstraitement appréhendées, sont tributaires de conditions
16. Cf. Quand dire, c’est faire, huitième conférence.
17. Chez Frege, la question de l’assertion est celle de la logique même. L’enjeu est celui de la vérité et le jeu
est celui dialogique de la question et de la réponse. Ordres, souhaits, etc. ne sauraient en faire partie,
cf. « Recherches logiques, I, la pensée », p. 174-175.
1 / 16 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !