TROIS REMARQUES SUR LE LANGAGE ET LA MORALE 2
Étant donné la nature du présent propos, je m’en tiendrai à l’essentiel, ne revenant pas,
comme l’ont fait savamment les intervenants, sur l’arrière-plan historique du débat2, ni
d’ailleurs sur le contexte théorique des concepts pragmatiques mobilisés (les références
bibliographiques fourniront des pistes au lecteur intéressé). Je proposerai seulement trois
remarques rappelant les distinctions pragmatiques nécessaires à la clarification du débat
Hare/Geach.
PREMIÈRE REMARQUE : ASSERTION/CONSIDÉRATION
On sait qu’à l’aube du siècle précédent, Frege, puis peu après Russell, furent les
inventeurs de la logique standard contemporaine3. Ce faisant, ils construisirent un langage
artificiel pouvant servir d’outil efficace d’analyse du discours dans son usage rationnel. On
sait aussi qu’ils jetèrent les bases de la sémantique (théorie de la signification, de la référence,
de la vérité) que Tarski formalisa au début des années 1930. Mais il ne faut pas oublier qu’ils
contribuèrent à esquisser la pragmatique contemporaine comme théorie des multiples usages
du langage naturel. Ainsi, tous deux centrèrent leurs réflexions autour du concept d’assertion.
Sans reprendre le détail de ces analyses fécondes et riches4, nous devons en rappeler ce qui
est indispensable pour comprendre le débat en question.
Dans ses « Recherches logiques » de 1918-1919, Frege traite de l’usage du langage
ordinaire. Dès l’abord, il distingue et articule les fonctions logiques d’affirmation et de
négation, l’acte de saisie d’une pensée et l’acte d’assertion d’un jugement. Un simple « acte
de penser » peut porter sur une pensée affirmative, notée : – p, ou sur une pensée négative,
notée p. Affirmation et négation mettent en jeu des pensées : « Pour toute pensée, il en
existe une autre qui la contredit, en sorte qu’une pensée est dite fausse lorsque la pensée
contradictoire est dite vraie. La proposition énonçant la pensée contradictoire est construite à
partir de l’expression de la pensée initiale et au moyen d’un mot de négation »5. Ainsi, en
toute rigueur, à l’instar de la négation, l’affirmation est bien une simple fonction de vérité :
« La valeur de cette fonction sera le Vrai si le Vrai est pris comme argument, et le Faux dans
tous les autres cas […]. Cette fonction a donc pour valeur l’argument lui-même quand cet
argument est une valeur de vérité »6.
2. On pourra notamment consulter J. Searle, « How to Derive “ought” from “is”» et sa reprise avec
réponses aux objections comme chapitre 8 de ses Actes de langage & R. Hare : « Meaning and Speech Acts »
ainsi que plus récemment, F. Jacques « Remarques sur la promesse et le pardon, la théorie des actes de langage
à l’épreuve de l’éthique » et J. Searle : « Ethics and Speech Acts, Reply to Francis Jacques ».
3. Sur l’apport logique mais aussi pragmatique de Russell, cf. notre Bertrand Russell.
4. Cf. notre Du Discours à l’action, chap. 2 : « Genèse du concept d’assertion », p. 21 à 42 ainsi que notre
article « The Limits of a Logical Treatment of Assertion ».
5. « Recherches logiques, II, la négation », p. 209.
6. « Fonction et concept », p. 94. Dans The Language of Morals, R. Hare, appelle malencontreusement
« affirmation » l’assertion, cf. chap. 2, p. 19-20.