Apprendre à construire son identité religieuse : la présentation de

Apprendre à construire son identité religieuse :
la présentation de soi comme musulman.
Approche ethnologique de l’apprentissage
religieux de l’Islam en France
Marie-Laure, BOURSIN-LEKOV, IDEMEC,
Aix-en-Provence
Dans un premier temps, les recherches sur le monde musulman, fort de
constater un Islam multiple se sont attachées à déconstruire le concept même
d’Islam. Puis en Europe, elles ont mis en évidence l’existence de plusieurs
« communautés » musulmanes sur un même territoire. La diversité de la
réalité sociale, tant à un niveau mondial que local, a imposé l’emploi de
l’expression « des Islams ». Ce débat se pose aussi en France : ainsi parle-t-
on d’Islam de France ou d’Islam en France. Comment, dans le contexte
français, apprend-on à construire son identité religieuse et à la verbaliser ?
Comment arriver à lui donner sens au sein d’une communauté universelle ?
Nous aborderons cette problématique liant les rapports entre identitaire et
universel en analysant la présentation de soi comme musulman.
Premièrement nous verrons les représentations des acteurs sociaux1 à travers
le processus de construction du sentiment d’appartenance. Puis, nous
étudierons l’usage vernaculaire du terme oumma2 pour voir si le musulman
« se construit » aussi dans l’universel.
Processus de construction du sentiment d’appartenance
1.1. La fitra ou être croyant
Une première représentation sociale apparaît dans le discours des
croyants : être musulman serait une appartenance dont on hérite, vue
comme une filiation « naturelle » acquise à la naissance3. On est musulman
1 Ce travail est issu, en partie, d’une recherche sur l’apprentissage religieux de l’Islam en France
avec des musulmans sunnites. Cet exposé rendra compte d’un terrain effectué entre 2001 et
2004 (Aix-en-Provence, Marseille et la banlieue parisienne) avec des personnes d’origine
maghrébine (malékite) et d’origine comorienne (chaféite).
2 Entendue comme communauté universelle, unissant tous les croyants.
3 Dans un contexte de conversion, l’héritage familial ne serait pas pertinent.
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parce que les parents sont eux-mêmes musulmans, c’est alors un état de fait.
Ce discours laisse percevoir deux conceptions, les parents transmettent un
héritage mais l’enfant reçoit aussi une hérédité. La notion d’hérédité est
d’autant plus prégnante que pour le dogme tout enfant naît musulman. La
Tradition4 musulmane parle d’un « état de la nature primordiale » appelé
aussi « degré d’excellence préétabli » (Chebel, 2000 : 171) ou encore
« disposition naturelle » (Sourdel, 2002 : 39) qui fait que « tout homme à sa
naissance porte, sceau imprimé par Dieu en son cœur, cette proclamation de
foi de la prééternité » (Gardet, 1970 : 33). Il est fait mention de cet « état de la
nature primordiale » dans un hadith :
« Chaque enfant est sur l’état de la nature primordiale (l’Islam). Ce
sont ses père et mère qui font de lui un juif, un chrétien ou un mage. De
même tout animal naît ayant un corps complet, en avez-vous vu, par
exemple, un animal quelconque naître avec les oreilles coupées ? ».5
Tout enfant possède en lui à sa naissance la foi en Allah, cette hérédité
apparaît donc naturelle et acquise de Dieu. Nous parlons d’hérédité6 parce
que cet état de la nature primordiale est inscrit dans les caractéristiques
humaines comme une donnée biologique. Elle est marquée dans la chair de
l’Homme puisque sans cela l’individu n’aurait pas « un corps complet »7.
Cette notion théologique se nomme en arabe fitra8, ce terme est employé une
seule fois dans le Coran, à la sourate 30 :
« Dirige tout ton être vers la religion exclusivement (pour Allah), telle est
la nature (fitra) qu’Allah a originellement donnée aux hommes - pas de
changement à la création d’Allah -. Voilà la religion de droiture ; mais la
plupart des gens ne savent pas » (Coran sourate 30, verset 30).
Dans les deux références hadith et Coran, la fitra renvoie à la même
conception d’une foi insufflée à la naissance. Une foi spécifiquement
4 La Tradition ou les Traditions avec un « T » majuscule sont entendues comme texte religieux
autre que le Coran : sunna, hadith.
5 Hadith numéro 1527 rapporté par 'Abû Hurayra / Classé par Al- Bukhâri dans Les funérailles.
Hadith numéro 1270, 1295 / Classé par Muslim dans Le destin. Hadith numéro 4303 / Classé par
At-Tirmidhî dans Le destin. Hadith numéro 2064 / Classé par 'Abû Dawûd dans La sunna.
Hadith numéro 4091 / Classé par 'Ahmad ibn Hanbal dans Partie 2 Pages 233, 253, 275, 315, 346,
393, 410 et 431 / Claspar Mâlik dans Les funérailles. Hadith numéro 507. On trouve aussi un
autre hadith, moins explicite, sur la nature primordiale : « 'Abû Hurayra (qu'Allah soit satisfait
de lui) a dit : Interrogé au sujet des enfants des polythéistes, l’Envoyé d'Allah (pbAsl) répondit :
“Allah sait mieux que personne quelles auraient été leurs œuvres” » (hadith numéro 1528).
6 Non pas que Dieu, créateur des hommes, soit le « père » de tout croyant, cette conception de
« paternité » divine est impropre en Islam. Cependant, il reste le Créateur universel.
7 Voir la seconde partie du hadith.
8 ةظ (racine f--r) Traduite dans le dictionnaire comme : nature, naturel, instinct, disposition
naturelle, état de nature. Sur cette même base, on forme : congénital, inné, natif, instinctif…
(Reig, 1999 : sous la racine 4020).
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islamique, et non pas seulement monothéiste puisque le hadith fait référence
aux juifs, chrétiens et mages et que le verset indique que le croyant doit
exclusivement se consacrer à Allah. De nombreux musulmans rencontrés
ont connaissance de cet « état de la nature primordiale » mais ne se réfèrent
ni au hadith, ni au Coran et ne connaissent pas le terme arabe. Pour eux, tout
enfant naît croyant mais pas spécialement islamique. Finalement, avoir en
soi la fitra ne suffit pas, car rapidement « l’état de la nature primordiale »
laisse place à l’éducation parentale. Etre musulman est alors seulement un
état et une foi particulière dont on hérite. L’affiliation religieuse s’effectue au
niveau de la famille, qui dans un premier temps, donne à l’individu une
identité de croyant. L’enfant sait par ses parents qu’il est musulman, mais
n’en connaît pas forcément les spécificités qui le différencient des autres
monothéismes. En effet, les musulmans nés au Maghreb et qui y ont passé
une partie de leur enfance ont le sentiment de ne pas avoir connu d’autres
religions. L’appartenance identitaire musulmane se réalise en continuité9
avec celle des parents, puisque pour le très jeune fidèle, la notion de « vérité
de Dieu » ou al-haqq10, est presque tautologique. En ce qui concerne les
musulmans nés en France ou arrivés à un jeune âge, ils sont plus sujets à être
confrontés à d’autres croyances11. Néanmoins, les musulmans soulignent
que l’appartenance n’est pas forcément explicite pour l’enfant. Il n’a pas
encore le sentiment d’appartenir à une communauté spécifique, celle des
musulmans partageant une croyance et des pratiques communes. La foi en
un Dieu étant commune aux trois grands monothéismes, le jeune fidèle
n’associe pas encore la croyance en fonction de l’appartenance à la
communauté. A ses yeux, il n’y a pas de différence. La rencontre avec
d’autres religions n’inclut pas de confrontation dès lors que les autres
croient aussi. L’enfant admet la vérité de Dieu, al-haqq, comme telle car elle
fait partie de sa vie depuis sa naissance. Dans un premier temps, la vie
familiale donne à l’individu une identité de croyant. Le rôle de la famille est
de pérenniser cet « état de la nature primordiale » en accompagnant l’enfant
dans la construction de sa foi. Comment se met en place ce sentiment
d’appartenance à une communauté spécifique que l’individu revendiquera
comme participant à son identité de musulman ?
9 Continuité ne signifie pas immuabilité, car : « Dans toutes les sociétés, la continuité s’assure
toujours dans et par le changement » (Hervieu-Léger, 2002 : 56).
10 « Métaphore désignant Allah en ce qu’il est principe de vérité transcendantale » (Chebel,
2000 : 194). Vérité est un des quatre-vingt-dix-neuf noms sacrés de Dieu.
11 Par exemple au restaurant scolaire, la proscription du porc peut être l’occasion pour l’enfant
d’être confronté à une autre « vérité ».
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1.2. Devenir musulman
La construction de l’identité religieuse s’effectue dans le rapport à l’autre.
La confrontation à l’existence d’une altérité religieuse révèle au croyant qu’il
se définit au-delà de lui-même, en fonction de ce qu’il n’est pas et de ce qui
va le différencier de l’autre. Mais l’autre peut aussi être un alter ego,
participant à la prise de conscience d’une appartenance commune. Ainsi,
cette affiliation unit le croyant à ses parents, puis à l’ensemble des
musulmans. C’est que le fidèle devient un musulman, il s’agit alors pour
lui de comprendre les caractéristiques de son appartenance religieuse. Ces
caractéristiques englobent le sentiment et la vie de foi, mais également les
valeurs, la morale, les pratiques religieuses, les comportements, les autres
croyances qui forment le dogme, etc. Il faut y ajouter les sélections et les
représentations que les acteurs vont moduler en fonction de leur histoire
personnelle, familiale, psychologique et culturelle. D’après Danièle Hervieu-
Léger, les identités religieuses sont la résultante « de trajectoires d’identification
qui se réalisent dans la durée. C’est l’individu lui-même qui donne à la succession
d’expériences disparates qu’il vit la valeur d’un parcours doté de sens. » (Hervieu-
Léger, 2002 : 57). En cela réside toute la différence exprimée par les croyants
entre savoir qu’on est musulman et dire de soi-même qu’on est musulman12.
Dans ce passage, se situe la revendication d’appartenance. Avant elle est
connue, ensuite elle est acceptée et intégrée. Dans un deuxième temps,
l’individu élabore lui-même son identité religieuse. Les fidèles, dans le
discours, distinguent le « bon musulman » du « mauvais musulman » par le
degré d’observance de la pratique13. Si la pratique est un des critères de
l’identité musulmane, le « questionnement » participe aussi à l’élaboration
de l’identité religieuse. Ce questionnement concerne l’assimilation des actes
formant la vie religieuse et fait partie des étapes de l’apprentissage. Il est
même inculqué par les parents et formera le parcours de foi du fidèle. Pour
le fidèle, les questions posées et les ponses trouvées, grâce à l’éducation
reçue, donnent du sens à son identité musulmane. De ce fait, le discours
varie entre les individus, chacun ayant construit sa propre conception de
l’identité islamique. L’observance des pratiques diffère selon les individus
puisque chacun établit une hiérarchisation personnelle des obligations. Par
conséquent, si le discours change d’un musulman à un autre, que chacun
12 Saïd dit d’ailleurs :« Pour moi, on me le disait que j’étais musulman, mais je ne l’avais jamais
dit moi-même. Je n’avais jamais dit : “Moi je suis musulman”. […] Le fait d’être passé à l’état de
“on me dit” à “je l’affirme” ça a fait vivre ma foi effectivement » (25 ans, d’origine algérienne,
informaticien programmateur).
13 Principalement les cinq piliers : attestation de foi : shahâda, prière : salat, aumône légale : zakat,
jeûne : ramadan et le pèlerinage à la Mecque : hajj.
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adapte sa compréhension du religieux à son expérience, comment peut-on
parler de foi et de communauté musulmane ? Devenir musulman parmi les
musulmans, c’est savoir gérer sa propre conception identitaire islamique
pour qu’elle puisse être perçue comme recevable par les autres, être capable
de donner à voir et à entendre qu’on est musulman et que son
comportement l’est aussi au-delà des diversités. Des différences
apparaissent dans les pratiques et le discours des musulmans, mais les
justifications qu’ils formuleront seront le résultat d’une « manière de penser
comme un musulman » acquise pendant l’apprentissage religieux. C’est
pourquoi on doit parler d’Islams au pluriel, puisque la réalité sociale met à
jour une diversité culturelle tant dans l’appartenance que dans les
représentations14. Mais quels sont les processus identitaires qui permettent
aux musulmans de se retrouver sous une même foi ? Comment peut-on
parler de foi et de communauté islamique ? En effet, l’individu doit être
capable de donner à voir qu’il est musulman au-delà des différences
existantes entre les personnes constituant la communauté : « la “nouvelle
alliance”, celle de la oumma, ou communaude ceux qui ont fait allégeance et qui
doivent être solidaires et se protéger mutuellement, quelle que soit leur origine ou la
couleur de leur peau » (Balta, 1995 : 18).
1.3. Se sentir musulman
Pour être reconnu comme musulman, le croyant doit savoir exprimer son
appartenance en terme de « choix », faute de quoi il serait perçu comme un
musulman qui n’en aurait que le nom, c’est-à-dire uniquement par filiation
familiale. Nous ne nions pas que ce choix peut être le résultat de
déterminismes sociaux et d’influences familiales, mais nous nous intéressons
ici aux représentations sociales et aux verbalisations de ce choix. Tout
d’abord pour que le croyant puisse choisir, il faut qu’il ait à sa portée
plusieurs propositions15. Or, dans le discours des musulmans, quand le
14 « En Occident, on a généralement tendance à considérer l’islam comme un tout, une réalité
qui ne fait précisément qu’un, à la fois unifiée et unifiante. La réalité sociale se présente
pourtant sous un autre jour beaucoup plus diversifié et complexe, au point qu’il nous semblera
opportun de souligner plus loin à quel point il serait plus légitime de parler des islams,
sociologiquement et même dans une certaine mesure théologiquement parlant. » (ALLIEVI,
1998 : 13)
15 Malik dit à ce sujet : « Ça, c’est sûr, j’ai fait le choix de la foi, je suis l’auteur de ce choix,
réellement, je pense. Car une fois arrivé là, en France, à 18 ans, […] je suis allé en Angleterre
dans une famille protestante méthodique, on m’a emmené dans une église, […] on m’a montré
le bassin dans lequel on baptisait les gens, […] donc on m’a incité à me convertir. Mais encore
une fois, j’ai choisi l’Islam » (22 ans, d’origine marocaine, étudiant dans une grande école de
commerce parisienne ESSEC).
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