Analyse institutionnelle de la dynamique d`évolution des politiques

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Analyse institutionnelle de la dynamique d'évolution des politiques cotonnières
au Bénin
Patrice Cokou KPADE
CESAER –UMR INRA –ENESAD
26 boulevard Docteur Petitjean
BP 87999, 21079 DIJON CEDEX
Tel. : 33 (0)3.80.77.23.56.
[email protected]
2èmes journées de recherches en sciences sociales
INRA SFER CIRAD
11 & 12 décembre 2008 – LILLE, France
1
Résumé
S'interrogeant sur la dynamique d'évolution des politiques cotonnières au Dahomey1 (Bénin),
cet article identifie quatre périodisations à partir des choix opérés durant les « critical
junctures ». L'analyse de trajectoire de développement montre également une succession de
périodes de rupture et de continuité de dépendances de sentier qui ont ponctué différents
modèles institutionnels. Le recours à une grille d'interprétation de la relation synchronique
marchande et non marchande situe et précise l'environnement socio-économique des paysans
de même que les évolutions endogènes des institutions de ces politiques cotonnières au cours
du temps. Les résultats soulignent deux modes de régulation des politiques cotonnières : une
régulation exclusivement marchande et une régulation par un processus d'encastrement de la
production pour limiter les effets non socialement souhaités du marché. L'encastrement de la
production a été déterminant pour préciser les dimensions du coton en tant que facteur de
socialité, d'action collective et de développement des zones cotonnières.
Mots-clés : Dépendance de sentier, politiques cotonnières, encastrement, institutions, marché.
1
Le Dahomey changea de dénomination le 30 novembre 1975 pour devenir Bénin.
2
Introduction
La dépendance de sentier est de plus en plus utilisée dans plusieurs disciplines des sciences
sociales sans une définition précise et claire (Pierson, 2000). Les travaux de North (1990) ;
David (1985, 2000) et Arthur (1989) ont montré la pertinence de la dépendance de sentier, son
implication et l'intérêt de son utilisation pour appréhender des phénomènes sociaux. De
même, les analyses récentes d'histoire comparée et sociologique de Mahoney (2000, 2001) ont
fait resurgir le rôle déterminant de ce concept en montrant que les principaux résultats en
terme d'analyses politiques et sociales ne s'inscrivent ni dans des processus de courte durée ou
uniques et encore moins dans des équilibres prévisibles.
En économie institutionnelle, la dépendance de sentier est apparue comme concept clé pour
comprendre des changements institutionnels souvent rigides (Cornelia, 2005). North (1990)
part de l’idée que lorsqu’une institution est mise en place, il est difficile voire impossible de la
démanteler, elle engage des dépendances de sentier. La dépendance de sentier apparaît comme
un élément explicatif des situations où un changement institutionnel souhaitable n'intervient
pas même si une amélioration du bien-être des individus concernés pourrait être envisagée
(Cornelia, 2005). Elle signifie que l'histoire importe « nous ne pouvons pas comprendre des
choix d'aujourd'hui sans tracer l'évolution incrémentale des institutions » ; les choix effectués
à l'instant (t) dépendent de ceux de (t – n). Mieux, la dépendance de sentier pour l'émergence
et le changement des institutions est façonnée par des effets de verrouillage (lock-in) et de
rétroaction (North, 1990).
Les sociologues historiens emploient la dépendance de sentier dans une conception plus large
se basant essentiellement sur le fait que « les événements passés influencent ceux futurs »
(Mahoney, 2000; Pierson, 2000) ou encore « les trajectoires de développement futur sont
empêchées ou verrouillées par celles du passé ». Cette conception selon laquelle les pas
précédents dans une trajectoire particulière induisent davantage de mouvement dans la même
trajectoire est bien capturée par le processus « increasing returns » ou d'auto-renforcement qui
exprime le fait qu'une fois un modèle institutionnel choisi, il devient de plus en plus difficile
de le transformer ou de choisir des options précédemment disponibles même si d'autres
options auraient été plus efficaces (Pierson, 2000). Cette tentative d'expliquer la dépendance
de sentier à partir de faits historiques « historical events2 » paraît moins précise pour
Mahoney qui ne distingue pas exactement ce qui change et ce qui demeure inchangé, ne
spécifie pas exactement comment une attention sur des processus, des séquences et le temps
soutiennent l'explication de la dépendance de sentier et dépouille le concept de sa portée
analytique. Les travaux théoriques féconds de Mahoney ou encore de Pierson ont apporté une
plus grande précision aux formulations en termes de "points de bifurcation" (critical
junctures) et de trajectoires historiques. Mahoney (2000, 2001) a contribué à plus de clarté
analytique en spécifiant divers mécanismes endogènes de reproduction institutionnelle
(Thelen, 2003). En adoptant une approche qui mobilise trois éléments d'analyse (critical
junctures, persistance structurelle et séquences réactives), il montre que la dépendance de
sentier implique en premier d'étudier les processus causant les événements passés ; ensuite
dans la séquence, les événements3 historiques récents « early historical events » sont des
occurrences contingentes qui ne peuvent pas être expliquées à partir des événements
antérieurs ou des conditions initiales ; enfin, une fois que les événements historiques
Arthur (1989) précise que les faits historiques peuvent être les intérêts politiques, les expériences antérieures des
développeurs, la synchronisation des contrats, les décisions prises lors de réunions.
3
Puisque ces événements historiques récents sont d'importance décisive pour les résultats finaux de la séquence, ce critère
élimine la possibilité de prévoir des résultats finaux sur la base des conditions initiales (Mahoney, 2000 p. 511).
2
3
contingents prennent place, les séquences de la dépendance de sentier sont relativement
marquées par des modèles déterministes qualifiés « d'inertie »4 ou plus précisément l'autorenforcement institutionnel.
L'objet de cet article est de revisiter les politiques cotonnières au Bénin en remontant à la fin
du 19è siècle afin d'apprécier la dynamique d'évolution des institutions. Le retour dans le
temps paraît important en ce sens qu'il est vecteur de faits historiques et factuels permettant
non seulement une meilleure compréhension de l'organisation particulière de la production
cotonnière en Afrique francophone (Bassett, 1988) mais aussi de préciser ce qu'a été la
politique cotonnière française dans ses colonies d'Afrique noire. Le fait que la Compagnie
Française de Développement des Fibres Textiles (CFDT) continue de travailler avec de
nombreux pays africains indique le rôle déterminant des facteurs politiques et économiques de
l'histoire coloniale dans les évolutions du secteur cotonnier dans cette partie de l'Afrique
noire.
Dans une première section, nous préciserons les fondements théoriques de la dépendance de
sentier de Mahoney puis nous l'appliquerons au cas des politiques cotonnières au Dahomey
(Bénin) de 1895 à 2008. Toutefois, nous estimons que le concept de dépendance de sentier,
malgré son intérêt et ses développements récents, reste néanmoins incomplèt pour traiter la
question intéressante des changements institutionnels endogènes. Nous l'appliquerons dans un
premier temps pour illustrer sa portée analytique et en même temps ses limites. En effet, les
notions de points de bifurcation et de dépendance de sentier qui ont structuré une grande part
des travaux historico-institutionnels en indiquant un modèle5 d'équilibre ponctué rendent
compte d'une part importante du développement institutionnel sur une longue période (Boyer,
2003 ; Thelen, 2003). Mais ces notions tendent à obscurcir certaines questions plus
intéressantes comme la séparation6 ou l'interdépendance institutionnelle, ou encore leur
incapacité à saisir la logique d'évolution endogène des institutions ou des changements
« souterrains », de manière à mieux rendre compte des faits historiques passés (Thelen, 2003).
En cela, notre critique rejoint celle de Boyer (2003) qui mentionne que les analyses en termes
de dépendance de sentier négligent en particulier la complexité des interactions qui régissent
le fonctionnement d'une institution. De même, le fait qu'elles soient trop centrées sur la notion
de rendement croissant pour expliquer les mécanismes de reproduction et de verrouillage
institutionnel (le clavier QWERTY est un exemple célèbre) ne permet pas de saisir la logique
du changement et par conséquent cachent une partie de l'histoire (Thelen, 2003).
Dans la seconde section, nous procéderons à une analyse dialectique de la relation marchande
et non marchande pour apprécier les changements institutionnels endogènes intervenus au
cours du temps dans la trajectoire de développement des politiques cotonnières au Dahomey
(Bénin). En effet, dans la Grande Transformation, la périodisation des faits historiques durant
les années 1920 en Angleterre a permis à Polanyi de montrer que le prestige du libéralisme7
économique a engendré des conséquences sociales sévères pour les populations : des
centaines de millions d'hommes ont subi le fléau de l'inflation, des classes sociales entières et
4
Avec la séquence d'auto-renforcement, « l'inertie » implique des mécanismes de reproduction particulière des modèles
institutionnels dans le temps ; mais par contre, avec les séquences réactives elle implique des mécanismes de réaction et de
contre-réaction (Mahoney, 2000, p. 511).
5
Une fois le choix effectué à une période donnée, s'ouvre une fenêtre d'opportunité au cours de laquelle peuvent émerger de
nouvelles institutions .
6
Boyer (2003) souligne que l'hypothèse d'une séparation fonctionnelle mais d'une interdépendance de fait des sphères
économiques et politiques a ouvert un chantier original permettant d'analyser les relations mutuelles entre crises politiques et
crises économiques.
7
Pour l'utilitariste type, le libéralisme économique est un projet social qui doit être mis en œuvre pour le plus grand bonheur
du plus grand nombre ; le laisser-faire n'est pas une méthode permettant de réaliser quelque chose, c'est la chose à réaliser
(Polanyi, 1983).
4
des nations entières ont été expropriées. Insistant sur l'utopie d'un tel principe régulateur de la
société et dénonçant ses effets destructeurs, Polanyi montre qu'un marché auto-régulateur
n'exige rien de moins qu'une division institutionnelle de la société en une sphère économique
et une sphère politique où la tendance à la marchandisation amène la société à se soumettre à
ses exigences, transforme les facteurs de la société non créés pour être vendus sur un marché
en marchandises fictives. Un système de marché auto-régulateur signifie un système capable
d'organiser la totalité de la vie économique sans aide ou intervention extérieure. Pour cet
auteur, les déterminismes économiques et sociaux sont nécessaires pour analyser les
changements institutionnels du 19è siècle, et ne doivent pas être distingués et séparés. Les
deux sphères sont encastrées et l'ordre économique est simplement fonction de l'ordre social
qui le contient. Par encastrement, Polanyi désigne l'inscription de l'économie définie comme
l'ensemble des activités dérivées de la dépendance de l'homme vis-à-vis de la nature et de ses
semblables, dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de
production et de circulation des biens et des services. Ce concept trouve son origine chez
Polanyi dans le constat et l'analyse dialectique qu'aucune société n'a jamais confié au seul
fonctionnement marchand la régulation de l'ensemble du fonctionnement économique et
social (Groupe Polanyi, 2008). Le principe organisateur de la société ne s'appuie donc pas sur
la seule logique marchande du profit et du gain. Il existe une pluralité de motivations chez les
acteurs, toute société étant organisée suivant le principe de réciprocité, de redistribution et de
l'échange.
1. Dépendance de sentier et politiques cotonnières au Dahomey (Bénin)
Mahoney (2001) définit la dépendance de sentier comme une série séquentielle d’étapes où d'
événements. Le point de départ résulte de conditions historiques antécédentes qui définissent
un ensemble d’options disponibles à un moment donné nommé « critical jointures ». Ainsi,
les trajectoires de développement sont ponctuées de périodes critiques où des événements
mineurs ou contingents influencent profondément les événements futurs et les modèles de
changement. Le choix opéré durant le moment critique conduit à des modèles institutionnels
et d'une séquence réactive où les acteurs réagissent par une série de réponses et contreréponses prévisibles. Ce développement de chaînes réactives post critical junctures constitue
le résultat final et correspond à une résolution des conflits générés par les séquences réactives
(figure 1).
Figure 1. Structure analytique de la dépendance du sentier de Mahoney
Conditions
antécédentes
Facteurs historiques
définissant les options et
le processus de
sélections.
Moments critiques
Sélection d'une option
particulière parmi
plusieurs alternatives.
Persistance
structurelle
Modèle structurel ou
production et
reproduction
institutionnelle.
Séquences
réactives
Réactions et contreréactions aux institutions
ou modèles structurels.
Résultats
Résolution des conflits
générés par les réactions
et contre-réactions.
5
Les « Critical junctures »
Les « critical junctures » sont caractérisés par l’adoption d’un choix particulier parmi deux ou
plusieurs alternatives possibles. Le terme « critical» renvoie au fait qu'une fois qu'une option
particulière est faite, il devient progressivement plus difficile de faire marche arrière quand
bien même plusieurs alternatives demeurent toujours disponibles et possibles. Mahoney
distingue deux caractéristiques des « critical junctures » : la première résulte du choix d’une
option particulière parmi plusieurs alternatives et la seconde découle de l'irréversibilité de
l'option choisie. Par conséquent, si les alternatives avant le moment critique offrent une large
gamme de résultats possible, au stade post moment critique la trajectoire définie par le choix
réduit le domaine de possibilité des résultats. Les options disponibles durant les moments
critiques, aussi bien que les choix effectués sont typiquement enracinés dans des événements
antérieurs dont l'origine se trouve être souvent une crise structurelle, une guerre, un conflit
majeur. Mahoney (2001) utilise le terme de conditions antécédentes pour montrer le rôle de
ces événements antérieurs dans le processus décisionnel. Non seulement les conditions
antécédentes déterminent les choix mais aussi leur degré peuvent varier et déterminer la
vitesse de ce choix. Les moments critiques sont donc souvent caractérisés par des
contingences8 dans lesquelles des événements imprévus peuvent avoir des impacts
significatifs (figure 2).
Figure 2. Contingence dans une séquence d'auto-renforcement
A
B
C
Temps 1
(conditions initiales)
Options multiples (A,B,C) sont
disponibles. La théorie ne peut prévoir
ou expliquer l'option à adopter.
B
Temps 2
(Critical Juncture)
L'option B est initialement
favorable parmi les options
concurrentes, d'où l'événement
contingent.
B,B,B
Temps 3
(Auto-renforcement)
L'option B profite de
l'avantage initial et est
reproduite de manière
stable avec le temps
Source : Mahoney (2000)
La persistance structurelle
Les moments critiques produisent des effets « increasing returns » ou d'auto-renforcement
parce qu’ils conduisent à des institutions qui ont tendance à persister et sont difficilement
transformables, processus que Mahoney (2000, 2001) définit par persistance structurelle.
Dans l'analyse9 des facteurs de changements institutionnels, Mahoney distingue les causes de
la reproduction institutionnelle de celles qui les ont créées en premier lieu et par conséquent
les institutions ainsi produites peuvent perdurer en absence de tout processus responsables de
leur formation initiale.
8
Contingence renvoie à l'incapacité de la théorie de prévoir ou d'expliquer, de manière déterministe ou probabiliste,
l'occurrence des résultats spécifiques.
9
L'analyse non historique fonctionnaliste/utilitariste, culturelle et politique suggère que les mêmes facteurs qui compte pour
la genèse des institutions vont aussi compter pour l'analyse du changement institutionnel au cours du temps (Thelen, 2003).
6
Thelen (2003) en vient à critiquer cette séparation des causes de reproduction et d'innovation
institutionnelle, pour qui l'exemple du système allemand de formation professionnelle de 1897
et plus précisément la réponse du monde industriel au système d'apprentissage artisanal
suggère qu'il n'est peut-être pas si utile que cela de faire une stricte séparation entre la stabilité
institutionnelle et le changement, car quand le contexte change brutalement, la stabilité
institutionnelle peut impliquer une dose importante d'adaptation institutionnelle.
À la différence des périodes relativement contingentes de genèse des institutions, la
reproduction institutionnelle est expliquée par des mécanismes dérivés des théories
prédominantes. Durant les moments critiques, une séquence de facteurs contingents peut a
priori conduire à la sélection d’arrangements institutionnels donnés. En fait, ces mécanismes
de reproduction peuvent être tellement efficaces si bien qu'ils verrouillent un modèle
institutionnel donné qui devient stable et s'auto-renforce. Dans une autre perspective, celle par
exemple fonctionnaliste et utilitariste, la durabilité des institutions dépend de leur nature à
équilibrer les rapports de forces et les jeux d’intérêts entre les acteurs. Or, les institutions qui
assurent de manière inégale la distribution des coûts et bénéfices entre des individus en
position de pouvoir différente sont de potentiels facteurs de conflits d’intérêts (Mahoney,
2001). De ce fait, des arrangements institutionnels peuvent persister quand bien même des
individus rationnels préfèrent les changer en raison de l'existence d'un jeu de rapport de force
et d'une logique utilitariste entre les individus10 qui conduisent inévitablement à des conflits et
à des séquences réactives.
Les séquences réactives
En ce qui concerne la séquence réactive, Mahoney la définit comme une suite d'événements
reliés d'une manière causale ; autrement dit chaque événement produit une série d'autres
événements et un processus dynamique de réactions et de contre-réactions des acteurs. Les
séquences sont qualifiées de réactives en ce que chaque événement est en partie la réponse à
des événements antécédents. Mieux, les mécanismes conduisant aux séquences réactives
diffèrent substantiellement de ceux de la reproduction institutionnelle. Les premiers peuvent
être d'ordre endogènes ou exogènes (guerres, crises, interventions internes ou externes,
réactions des acteurs à des arrangements institutionnels internes à la dépendance de sentier,
etc.) alors que les seconds sont strictement d'ordre externes et montrent que le processus de
reproduction institutionnelle repose sur des chocs ou des facteurs exogènes. Ainsi, alors que
l'auto-renforcement et la rétroaction positive caractérisent la persistance structurelle, les
séquences réactives sont-elles ponctuées par des processus de transformation et de
« backlash » où il existe des possibilités de modifier les modèles institutionnels choisis. Un
exemple basique de ce phénomène dans le cas d'une analyse a-historique peut être les
arrangements institutionnels liant des individus aux rapports de force et de pouvoir inégaux et
deviennent ainsi des sources potentiels de conflits. Or, les conflits donnent rarement lieu à des
résultats finaux stables dans une séquence réactive, ils nécessitent souvent la formation de
nouveaux modèles institutionnels par des mécanismes de rétroaction (Mahoney, 2000).
10
Ceux dotés de pouvoir ou qui tirent bénéfices des arrangements institutionnels existants résistent à sa transformation quand
bien même ils sont inefficaces du point de vue collectif. L'explication utilitariste montre que les individus rationnels
choisissent la reproduction institutionnelle - comprenant peut-être la formation d'institution sub-optimale - parce que aucun
bénéfice potentiel de la transformation ne l'emporte sur les coûts générés (Mahoney, 2000, p. 517).
7
Application de la dépendance de sentier aux politiques cotonnières au Bénin
Nous avons périodisé les trajectoires des politiques cotonnières au Dahomey (Bénin) de la fin
du 19è siècle jusqu'en 2008 en quatre séquences. Jusqu'en 1960 la politique cotonnière de la
France était menée de manière globale en direction de l'ensemble des pays de l'Afrique
Occidentale Française (AOF) dont faisait partie le Dahomey avant son indépendance en 1960.
Nous avons donc choisi de décrire ces politiques d'abord dans un cadre plus global avant de
nous limiter au cas spécifique du Dahomey (Bénin).
Politique cotonnière 1895-1949
La première politique cotonnière du Dahomey et en AOF fut héritée de la France. Elle a
résulté du blocage des cotonnades françaises dans les ports américains du fait de la guerre de
sécession de 1861-1865 (Fok, 1993 ; Levrat, 2007). D'où le choix des industriels français de
diversifier leur source d'approvisionnement en coton en s'orientant vers l'AOF pour
développer la culture du coton et pour les besoins de sécurité de l'industrie textile française
(figure 3).
Figure 3. Dépendance de sentier 1895-1949
Conditions
antécédentes
Moment critique
Blocage des cotonnades
françaises dans les ports
américains en 1861-1865.
Option de développer la
culture cotonnière en AOF
en 1895.
Persistance structurelle
Libéralisme économique,
création de l'ACC en
1903, de l'UCEF en 1941.
Séquence réactive
Résultat
Conflits d'intérêts, culture
Faible production de coton.
cotonnière forcée,
désintéressement des paysans
pour le coton, suppression de l'ACC
et de l'UCEF .
Toutefois, la France est restée hésitante et les premières initiatives furent en général l'œuvre
d'individus, d'explorateurs, d'administrateurs, de compagnies privées ; le gouvernement se
contentant de suivre et d'entériner (Levrat, 2007 ; Fok, 1993). Si en 1895, l'AOF apparaît
moins prometteuse que d'autres territoires d'Outre-Mer et d'Afrique du Nord en particulier, à
la fin du 19èsiècle elle a suscité un certain intérêt grâce aux récits de quelques explorateurs.
Des missions organisées en AOF dont celle du Général Trentinian11 pour inventorier les
ressources naturelles disponibles et réaliser des études sur la culture cotonnière montraient
qu'elle était déjà pratiquée par de nombreux peuples. Quatre régions furent reconnues
propices à cette culture et donc choisies : la Sénégambie, la Guinée, le Soudan et le Dahomey.
Les expériences de développement commencèrent et furent diffusées dans ces territoires. Au
Dahomey, la culture cotonnière était déjà pratiquée partout exceptée la zone littorale trop
humide où dominait déjà le palmier à huile. Elle était concentrée dans la partie centrale, le
Moyen-Dahomey dans le cercle de Savalou, situé entre le parallèle de Paouignan et celui de
Savè, région qui au temps des rois dahoméens approvisionnait tout le Dahomey en ce textile.
11
Alors Lieutenant Gouverneur du Soudan français en 1898-1999.
8
L'exigence de développement la production cotonnière en AOF amena les industriels français
à fonder l'Association Cotonnière Coloniale (ACC12) le 14 janvier 1903 en vue de faire
pression sur les pouvoirs publics en faveur d'une politique et d'une promotion du coton
colonial. L'usinage et la commercialisation du coton étaient ses principales missions afin
d'assurer les importations de la métropole. L'ACC installa ses premières usines d'égrenage
dans les principales zones de production au Dahomey et au Soudan. Jusqu'en 1914, l'essentiel
des importations françaises provenait du Dahomey ; le reste venait du Soudan qui commença
à exporter à partir de 1907 (Tableau 1). Malgré le volontarisme affiché, les importations
françaises de coton étaient bien faibles à côté de celles des anglais ou des allemands qui furent
multipliées par cinq pour le Togo et dix pour le Nigeria entre 1904-1913.
Tableau 1. Évolution des importations de fibre (en tonnes) de l'AOF entre 1903-1914
Afrique Occidentale Française (AOF)
Année
1903
1904
1905
1906
1907
1908
1909
1910
1911
1912
1913
1914
Soudan
14
19
21
45
21
58
60
26
Côte
d'Ivoire
6
18
51
Dahomey
9
55
80
68
130
120
132
123
208
168
Total
9
55
94
87
151
165
153
187
286
245
Nigeria
Togo
122
280
613
1.203
1.826
1.024
2.247
1.106
999
1.952
2.810
2.523
32
108
134
193
278
417
510
464
517
548
502
500
Source : Données compilées à partir de Levrat (2007)
En 1914-1918, diverses publications sur les matières premières dans les colonies suivies de
missions montraient l'intérêt d'une réelle politique cotonnière en AOF qui manifestait déjà un
grand retard par rapport aux autres territoires français et colonies britanniques d'Afrique.
Deux questions se posaient toutefois : l'une portait sur le type d'exploitations à promouvoir et
l'autre sur la méthode à adopter pour amener les paysans à accepter le coton. Sur la première
préoccupation et contrairement aux autres territoires français, colonies allemandes et
anglaises, la France choisit la promotion d'une culture cotonnière se prêtant au système de la
petite exploitation agricole13. Sur la seconde, la liberté de choix plus conforme aux principes
officiels était risquée. La question était particulièrement épineuse pour le coton qui dès cette
époque faisait souvent figure de « culture pauvre », moins rémunératrice que d'autres cultures
telles que le café ou l'arachide avec lesquelles elle pouvait se trouver en concurrence. Le
coton devient une culture de « commandant », une culture obligatoire et imposée aux paysans
en 1912 (Fok, 1999).
12
Celle-ci publia un certain nombre d'articles pour informer l'opinion sur la question cotonnière et les raisons des succès de la
Grande Bretagne et de l'Allemagne dans leurs colonies.
13
Les grandes plantations obligeaient à des déplacements de main d'œuvre qui rebutaient les indigènes, ainsi que les
administrateurs contraints d'avoir recours au travail forcé. Les petites plantations permettent au contraire de maintenir les
populations sur place.
9
Le problème du coton français avait fait très peu de progrès jusqu'en 1923-1924. Les moyens
dont disposait l'ACC étant eux-mêmes des plus limités et les pouvoirs publics métropolitains
et coloniaux ne portant pas encore à la question tout l'intérêt nécessaire (Levrat, 2007).
L'année 1923-192414 marqua un tournant décisif avec un réel engagement du pouvoir public
métropolitain et des gouverneurs locaux aux côtés de l'ACC. Les importations de la métropole
en provenance des colonies sont cependant faibles avec toutefois une évolution relativement
positive et une nette domination du Dahomey15 et du Soudan (Tableau 2).
Tableau 2. Importations de fibre (en tonnes) de l'AOF de 1919-1930
Années
Soudan
Dahomey
Côte
d'Ivoire
Togo
1919
1920
1921
1922
1923
1924
1925
1926
1927
1928
1929
1930
137
156
63
77
140
186
911
694
208
475
456
292
213
145
422
276
314
321
680
1.024
n.d
n.d
n.d
1.069
n.d
n.d
n.d
95
198
272
457
737
920
1.038
1.168
1.925
1.006
958
791
679
766
997
1.602
1.231
1.661
1.536
2.045
1.909
Source : Données compilées à partir de Levrat (2007)
En 1929, l'ACC bénéficia d'une subvention de 5.400.000 francs à l'initiative du ministre des
colonies et d'une taxe spéciale de 1 franc par 100 kg sur le coton importé qui lui permirent de
juguler la crise économique de 1929. Une politique16 transitoire de soutien des prix des
produits coloniaux a été instituée pour acheter exceptionnellement le coton au-dessus des
cours mondiaux grâce à une prime de production (Levrat, 2007). Mais cette politique ne
durera pas longtemps puisque l'ACC ne bénéficia plus tard d'aucune autre contribution de
l'État lui permettant d'intensifier son action en AOF, encore moins celle de l'administration qui
préférait au coton d'autres cultures commerciales qui elles étaient subventionnées. Ainsi, alors
que le café, le maïs, l'arachide ou encore la banane se portaient bien sur le marché et
bénéficiaient d'un régime spécial de protection et de soutien des prix, le coton se défendait
mal17(Levrat, 2007) et les niveaux de production étaient en dessous des espérances pour faire
tourner l'industrie textile française qui dès ce moment fait penser à d'autres alternatives.
14
C'est à partir de cette date que l'on constate un véritable essor de la culture cotonnière en Algérie et au Maroc, dans les États
du Levant sous mandat français, en Afrique Occidentale Française, au Togo, territoire sous mandat et en Afrique Équatoriale
Française.
15
L'augmentation de la production au Dahomey est due principalement à l'organisation rationnelle de la production, à la
recherche et à la création de marchés et d'usines. En 1931, le Dahomey du fait de sa forte production comptait 14 usines, dont
2 seulement étaient la propriété de l'ACC et 1 de l'administration, les autres étant détenues par le secteur privé. Au Soudan, on
recensait 13 usines, dont 5 appartenant à l'ACC; en Côte d'Ivoire, 5 usines dont 4 pour l'ACC.
16
Contrairement aux autres cultures, le coton ne bénéficia que temporairement de cette politique du fait de la légère remontée
des cours de la fibre puis de leur stabilisation. Quelques mesures générales furent prises au plus fort de la crise, alors que le
prix de revient du coton d'Afrique noire (à peu près entre 8 et 9 francs le kilo, rendu en France était supérieur au cours
mondial (il a baissé depuis Juin 1930 de 10 et 11 francs le kilo à 6,50 et 7 francs) afin de maintenir la culture; une prime à
l'exportation fut accordée par un décret présidentiel du 8 mai 1931.
17
Son prix de revient était élevé mais aussi il devait supporter des taxes à l'exportation.
10
Les succès des premiers essais18 de coton irrigué dans la vallée du Nil orientèrent les
résolutions du congrès national du coton en 1931 qui se prononce clairement en faveur du
coton irrigué. L'office du Niger fut créée le 15 janvier 1932 pour mener à bien cette mission
d'aménager 960.000 ha dont 510.000 ha de coton et 450.000 ha de riz. Malgré d’importants
investissements financiers et de travaux forcés, le succès a été virtuellement absent (Levrat,
2007 ; Fok, 1993). Le bilan des importations des fibres de l'AOF et du Togo est
particulièrement médiocre à cette époque : après avoir culminé en 1930, elles déclinent
jusqu'en 1933 puis reprirent un mouvement ascendant sans toutefois retrouver leur niveau
antérieur en 1937 (Levrat, 2007). L'occupation d'une partie du territoire français en 1941 par
les allemands le coupait de ses autres sources d'approvisionnement sauf celle de l'AOF d'où
elle importa 85% de son coton en 1942. Cette occupation de l'armée allemande favorisa une
prise de conscience collective pour une réelle politique cotonnière de la France. L'ACC fut
supprimée et remplacée par l'Union Cotonnière de l'Empire Français (UCEF) en décembre
1941. Pour M. Rabault, alors président de l'UCEF, deux raisons économiques et une
administrative expliquent les échecs de la politique cotonnière de l'ACC. La première raison
tient au choix du libéralisme économique, interdisant toute discrimination de prix en faveur
du coton, livré sans défense aux vicissitudes du marché mondial.
La seconde raison résulte des mesures de protection accordées aux autres produits
commerciaux qui ont bénéficié successivement de droits ou de contingents. Enfin, la raison
administrative provient de l'incohérence des efforts pour la vulgarisation du coton auprès des
paysans. L'administration n'était pas elle-même convaincue de cette culture en la traitant de
« parent pauvre », ce qui a pour conséquence une désaffection des paysans pour sa
production. Par conséquent, les conditions étaient réunies pour que les paysans soient plus
attirés pour des productions plus susceptibles, en raison des protections dont elles
bénéficiaient, de leur assurer de plus fortes rémunérations avec de moindre efforts. Tous les
auteurs qui ont étudié la politique cotonnière de cette période se sont montrés très critiques à
son égard. Ils ont fustigé en particulier son insuffisance et plus encore ses incohérences liées à
la divergence des intérêts à prendre en compte (Fok, 1993, 1997 ; Levrat, 2007). Le
gouvernement, plus soucieux des intérêts de la métropole que de ceux des colonies était
partagé entre des points de vue contraire et les choix étaient de fait délicats entre les intérêts
généraux de la France, ceux des colonies – défendus de façon contradictoire par les
administrateurs – et enfin ceux de l'industrie métropolitaine portés vers la recherche de profit
individuel.
Politique cotonnière 1946-1972
Le second point de bifurcation de la politique cotonnière française en AOF fut l'année 1946
où le choix fut porté sur la création de deux institutions spécialisées : l'une dans la recherche
et l'autre en production cotonnière. L'UCEF céda la place à l'Institut de Recherche du Coton et
des Textiles Exotiques (IRCT) et à la Compagnie Française de Développement des Fibres
Textiles (CFDT), tandem chargé de mettre en œuvre une nouvelle politique cotonnière (figure
4).
18
Pour une même quantité de travail, le coton irrigué produirait 4 à 5 fois plus de rendements que le coton pluvial. Ces
résultats expliquent le choix d'une politique de grands travaux d'irrigation pour aménager au départ 750.000 ha non seulement
au profit du coton mais aussi au profit d'autres cultures.
11
Figure 4. Dépendance de sentier 1946-1972
Conditions
antécédentes
Échec de l'ACC et de l'UCEF.
Moment critique
Persistance
structurelle
Création d'institutions
Intégration économique
spécialisées : IRCT et CFDT de la production.
Séquence réactive
Elimination des opérations privés de la
commercialisation, CFDT devient acteur unique
de la production, adhésion des paysans à la
production du coton.
Résultat
Augmentation de la
production cotonnière.
D'un côté, la recherche apparaissait de plus en plus comme prioritaire. La France souffrait
dans ce domaine d'un retard de plus de vingt ans par rapport aux britanniques ou aux
allemands, se contentant le plus souvent d'utiliser des semences mises au point par d'autres
puissances occidentales (Levrat, 2007). Dès sa création le 18 avril 1946, l'IRCT établit un
réseau coordonné de stations19 de recherche dans l'ensemble de la zone cotonnière de l'AOF :
une station principale à Bouaké en Côte d'Ivoire ; une à Anié Mono pour la zone Togo et
Dahomey20; une autre à N'Tarla au Soudan. Il mit également un accent particulier sur la
formation de techniciens cotonniers qu'il déploya dans les zones de production. De l'autre
côté, les activités de commercialisation et d'égrenage de coton étaient réalisés jusqu'en 1949
par des maisons de commerce21 qui disposaient de leurs propres unités ou faisaient traiter le
coton dans les anciennes usines de l'ACC. A sa création en 1949, la CFDT avait pour mandat
de reprendre en charge l'organisation de ces activités. Créée sous forme de société d'économie
mixte dont l'État est majoritaire, les programmes d'action de la CFDT, définis conjointement
avec le Ministère de la France d'Outre-mer et les gouvernements généraux et locaux étaient
réalisés avec les subventions du Fonds International pour le Développement Économique et
Social (FIDES) et du Ministère de l'économie qui lui affecta une partie de la taxe
d'encouragement à la production textile. La CFDT prit en charge l'égrenage dès 1950,
réhabilita et créa de nouvelles usines plus modernes dans les nouveaux secteurs cotonniers.
Elle avait cependant un problème sur la qualité du coton graine qui était acheté aux paysans
par l'intermédiaire des maisons de commerce. En effet, les maisons de commerce achetaient le
coton sans porter attention à sa qualité qui était pourtant essentielle pour la qualité de la fibre.
La qualité de la fibre primait pour les industriels français (longueur de la fibre, propreté et
homogénéité) et le prix d'achat souvent dérisoire22 était fixé en fonction du marché français.
Dès 1950-1951, la CFDT s'efforça d'instituer un différentiel de prix suivant la qualité du coton
dans les zones qu'elle contrôlait afin d'inciter les paysans à trier leur coton ; une politique qui
trouva immédiatement un écho favorable auprès des négociants au Togo et au Dahomey.
L'impérieuse nécessité de ré-organiser le marché du coton amena la réunion des acteurs à la
Conférence de Dakar en juin 1952 en vue de déterminer un plan de développement de la
production, les moyens financiers pour sa réalisation ainsi que les questions de
commercialisation et de prix. Les principales recommandations concernaient la nécessité
absolue de garantir au paysan un prix stable et suffisamment rémunérateur, l'annonce précoce
19
Ces stations sont selon les cas, d'anciennes stations cédées par l'administration ou des créations nouvelles. À côté de ces
trois stations principales, d'autres secondaires existent comme celle de Bobo Dioulasso en Haute Volta et celle de M'Pesoba
au Soudan.
20
Au Dahomey, l'IRCT a procédé en collaboration avec les services de l'agriculture à une série d'essais variétaux au centre de
multiplication d'Ina.
21
On peut citer : CHAVANEL, CFCI, PEYRISSAC, etc.
22
Ce que les négociants justifiaient par les délais d'acheminement vers l'Europe et la nécessité de se prémunir contre les
éventuelles baisses des cours.
12
du prix d'achat avant le semis pour permettre aux paysans de faire des adaptations et des
anticipations, le versement d'avances aux paysans au moment de l'ensemencement et
l'organisation de marchés d'achat sous le contrôle de l'administration. Elle recommanda
également une assurance d'équilibre financier pour la CFDT en cas de chute des cours, qui
faute de pouvoir être assurée dans l'immédiat par une caisse locale fut prise en charge par les
industriels dans le cadre de la convention UNICO de 1952 qui a permis de sceller
l'engagement des industriels français à acheter effectivement le coton de l'AOF à un prix fixe,
stable et garanti (Fok, 1993, 2006a). La mise en application des recommandations fut
immédiate et dès 1953, en accord avec la CFDT, l'administration fixa le prix d'achat du coton
graine et un an plus tard la CFDT organise la collecte et le transport du coton vers les usines
d'égrenage. Une « caisse inter État » de stabilisation des cours du coton, subventionnée par le
Fonds de Soutien des Textiles d'Outre-mer fut établie en Haute Volta en 1955. Ainsi,
l'imbrication des activités depuis la diffusion et la vulgarisation de la culture jusqu'à
l'égrenage et la commercialisation de la fibre amena la CFDT à s'orienter progressivement
vers l'intégration économique de la production en AOF.
La CFDT n'intervient directement au Dahomey que dans le département du Borgou23. Il lui
furent confiées la culture cotonnière et la direction du développement agricole.
L'indépendance du Dahomey le 1er août 1960 qui manifestait un désir d'autonomie vis-à-vis
de la France ne remit en cause ni la politique de diffusion du coton encore moins les
arrangements institutionnels mis en place. La CFDT prit en charge l'encadrement cotonnier et
vivrier du Borgou en 1962 puis obtint du Fonds d'Aide à la Coopération (FAC), le
financement d'un programme de cinq ans (1964-1969) avec comme objectif le quadruplement
de la production24. De manière générale, les relations entre celle-ci et les nouveaux États
s'intensifièrent plutôt du fait de la volonté de ces derniers d'accroître leur production. Elles
furent régies par des conventions décennales qui furent reconduites dans certains États jusqu'à
la création de compagnies nationales avec le concours des Ministères français de la
Coopération, des affaires étrangères et des finances, du Fonds Européen de Développement
(FED) et de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) qui
fournissaient des avances de fonds pour leur démarrage. La Cotontchad fut créée en 1971, la
Société de Développement des Fibres Textiles du Sénégal (SODEFITEX) et la Compagnie
Ivoirienne de Développement des Textiles (CIDT) en 1973, la Sodécoton pour le Cameroun et
la Compagnie Malienne de Développement des Textiles (CMDT) en 1974, la Société
Burkinabé des Fibres Textiles (SOFITEX) en 1979. Toutes ces sociétés étaient des filiales de
la CFDT avec des participations initiales de 45% pour la CIDT, 40% pour la CMDT, 44%
pour la SOFITEX, 20% pour la SODEFITEX, 45% pour la Sodécoton et 17% pour
Cotontchad. En revanche, le Dahomey et le Togo optèrent pour des sociétés d'État sans la
participation financière de la CFDT (Pursell, 2001 ; Levrat, 2007). La Société Togolaise du
Coton (SOTOCO) fut créée en 1974 et la Société Nationale Cotonnière (SONACO) en 1972
au Dahomey.
En sommes, la politique cotonnière 1946-1972 a connu une rupture économique assez
marquée avec la dépendance de sentier précédente, liée principalement au modèle
d'intégration économique choisi par la CFDT qui tend à protéger le marché cotonnier des
vicissitudes du marché mondial et à garantir un prix suffisamment rémunérateur, stable et
garanti aux paysans puis résoudre définitivement l'appréhension négative de « culture pauvre
23
Dans les autres régions, elle assura à partir de 1959 la multiplication et la diffusion des semences (variétés hirsutum)
laissant de côté les Barbadense qui disparurent progressivement et apporta son concours technique aux sociétés de
développement régional créées en 1959 et regroupées dans la Société Nationale pour le Développement Rural (SONADER)
créée en 1958.
24
Ce qui permit de lancer la culture intensive avec la variété Allen dans cette région et une croissance régulière de la
production jusqu'en 1973.
13
attribuée au coton ». Dès lors, le coton se trouve être une culture sûre et attrayante (Fok,
1993) et les opérateurs privés étant évincés du marché de commercialisation et d'égrenage. En
définitive, cette phase a été caractérisée par une rigidité , un verrouillage (lock-in)
institutionnel de la production.
Politique cotonnière 1972-1991
L'organisation de la production cotonnière était particulière au Dahomey avec la création de la
SONACO en 1972. Les fonctions de production et d'usinage du coton étaient dissociées entre
elles de la commercialisation et de la stabilisation des prix payés aux paysans en cas de
déprime du marché. Les premières étant confiées à la CFDT et les secondes à la SONACO.
Le changement de trajectoire de politique eu lieu à la faveur du coup d'État militaire du 26
octobre 1972 qui prévoyait entre autres, la prise en charge par l'État des secteurs vitaux de
l'économie. Le discours programme du 30 novembre 1972 définissait les objectifs du
« gouvernement militaire révolutionnaire ». Le Dahomey changea d’idéologie en optant
résolument pour une économie de type socialiste le 30 novembre 1974 (Cuogo, 1985).
Figure 5. Dépendance de sentier 1972-1991
Conditions
antécédentes
Coup d'État militaire en
1972.
Moment critique
Nationalisation des
entreprises d'État, y
compris le secteur
coton.
Persistance
structurelle
Maintien du modèle
d'intégration et création
d'institutions nationales.
Séquence réactive
Expulsion de la CFDT, désaffection
pour le coton, promotion des
cultures vivriers, mise en oeuvre
de projets de développement rural
intégré.
Résultat
Augmentation des productions
cotonnières et vivrières,
développement économique et
social des zones cotonnières,
augmentation des revenus
d'exportation du Bénin.
L'orientation choisie fut celle d'un développement auto-centré, d'une économie centralisée et
planifiée donnant la priorité à la sécurité alimentaire. Le régime militaire rompit ses relations
avec la CFDT en 1975 (Cuogo, 1985). Il fut porté vers la promotion des cultures vivrières. La
production de coton, après avoir atteint 50.000 tonnes en 1972-1973, connut une régression25
sur 10 ans. Les exportations de coton furent confiées à la Société de Commercialisation et de
Crédit Agricole du Dahomey (SOCAD) créée en 1974 et à la Société Nationale de
Commercialisation et d’Exportation du Bénin (SONACEB) en 1975 (Ministère de la
Coopération, 1987). De nouvelles institutions furent introduites pour assurer la promotion
agricole et le développement des cultures vivrières. La Société Nationale des Produits
Agricoles (SONAGRI) remplaça la SONACO pour s'occuper du développement agricole. Les
Centres d’Action Régionale et de Développement Rural (CARDER) sont créés en 1975 pour
s'occuper de l'approvisionnement en intrants, de la vulgarisation, de l’encadrement, de la
formation agricole, de l'égrenage du coton et la mise en place de crédits agricoles aux
paysans. En clair, quatre structures à savoir les CARDER, la SOCAD, la SONACEB et la
SONAGRI composaient le dispositif institutionnel avec des rôles bien déterminés.
25
La production baissa à 14.434 tonnes de coton graine en 1981-82.
14
Les CARDER ont suscité et accompagné à partir de 1976, la création des groupements
villageois, vus comme les institutions les plus importantes pour la production agricole à
l’échelle villageoise. Ces groupements villageois prirent en charge les activités de
commercialisation du coton, d'approvisionnement en facteurs de production des paysans et de
récupération des crédits (Pursell, 2001). Cette politique rencontra un franc succès auprès des
paysans, et plus intéressant les ristournes qui leur étaient versées à titre de rétribution par la
société cotonnière leur permettaient de réaliser des infrastructures socio-communautaires :
écoles, dispensaires, magasins de stockage, puits, pistes rurales. Elle a permis également
l'alphabétisation des paysans, la formation d'artisans ruraux pour aider à l'équipement et à
l'entretien des machines agricoles, et l'émergence d'une catégorie de paysans lettrés formés et
compétents dans les tâches de gestion (Levrat, 2007). Ainsi, les paysans et leurs organisations
sociales ainsi que la société cotonnière sont devenus les principaux acteurs de développement
des zones cotonnières (Pursell, 2001; Fok, 1993, 1999; Hugon, 2005).
Le retour au régime constitutionnel en 1978 et la mise en place des institutions prévues par la
loi fondamentale furent favorables à une conception plus pragmatique de l'économie formatée
par la philosophie marxiste léninisme. La production cotonnière fut à nouveau encouragée en
1982 avec le démarrage de projets de développement rural intégré dans le Borgou26, l'Atacora
et le Zou (Cuogo, 1985). Ce nouvel engagement en faveur du coton provoqua une
augmentation des surfaces et des productions qui atteignent 110.000 tonnes en 1988 (Figures
6a et 6b). Le Bénin fait de nouveau appel à la CFDT alors qu'il n'y avait plus qu'une seule
usine qui fonctionnait aux fins d'assistance technique à la nouvelle Société Nationale pour la
Promotion Agricole (SONAPRA) créée le 4 mars 1983 à la suite de la fusion de la Société
Nationale de Commercialisation et d'Exportation du Bénin (SONACEB), de la Société
Nationale des Produits Agricoles (SONAGRI) et du Fonds Autonome de Stabilisation et de
Soutien des Prix des Produits Agricoles (FAS). L'ensemble des fonctions d'appui à la
production, à la commercialisation, l'usinage, à la stabilisation et au soutien des prix agricoles
lui furent confiées. Ce qui conduit à une intégration complète27 de la production.
La crise28 cotonnière de 1984-1985 se fera sentir plus tard en 1987-1988 suite à l'épuisement
des fonds de soutien et de stabilisation des prix de la SONAPRA (Ministère de la
Coopération, 1987). La production et la superficie ensemencée chutèrent respectivement à
70.200 tonnes et 71.700 ha, mais reprendront rapidement leur croissance jusqu’en 1991-1992
(Figures 6a et 6b) malgré une seconde crise cotonnière. Le recours à des financements
internationaux est apparu incontournable pour la SONAPRA afin de préparer les prochaines
productions. La solution prévue étant celle d’une intervention des bailleurs de fonds engagés
dans les projets cotonniers (Ministère de la Coopération, 1987). De nombreuses mesures 29 ont
26
Le financement de ce projet fut assuré par plusieurs partenaires au développement : l'Association Internationale de
Développement (IDA) dans le Borgou, le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA) et l'Organisation des
Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) dans l'Atacora et l'IDA et la Caisse Centrale de Coopération Économique (CCCE) et le
Fonds d'Aide et de Coopération (FAC a remplacé le FIDES en 1960) dans le Zou.
27
L'intégration complète est entendue dérive du fait toutes les activités en amont et en aval de la production sont confiées à
une même entité.
28
La crise résulte d’une explosion de la production mondiale atteignant littéralement 19,1 millions de tonnes, dépassant ainsi
de 24% le record historique de 1981-1982. Cette hausse résultait à la fois d’un accroissement de 8% des surfaces plantées,
d’une augmentation de 20% des rendements moyens fibre par rapport aux deux années précédentes et à la flambée de la
production chinoise passant de 3 millions de tonnes en 1981-1982 à 6,3 millions en 1984-1985 (Ministère de la Coopération,
1987).
29
Des missions de la CCCE-BIRD en mai et décembre 1986, chargées d’évaluer le deuxième projet de
développement rural du Borgou et d’analyser l’importance des déficits de la filière coton ont fait des propositions
d’ajustement qui devaient permettre de prendre des mesures à court terme et de réduire de manière importante le déficit dès
1987-1988: limitation de la production à 80 ou 90.000 tonnes en 1987-1988 en raison de la capacité d’égrenage insuffisante ;
réduction du prix de coton au producteur ;suppression de la subvention aux engrais et limitation à 15% pour la subvention
15
été prises et tout laissait à penser à la mi-1987 que le Bénin ne conclurait pas rapidement un
accord de confirmation avec le Fonds Monétaire International pour résoudre les problèmes
financiers estimés à 8 milliards de francs CFA en 1987 (Pursell et Diop, 1998). Un plan de
réhabilitation sur la période 1988-1991 s'est mis en place et privilégiait une meilleure maîtrise
des coûts de revient, la construction de nouvelles usines, la réorganisation du système de
vente du coton fibre, et la création en 1989 d'un fonds de stabilisation et de soutien des prix
des produits agricoles (FSS). En définitive, la politique cotonnière 1972-1991 était conçue
dans une logique de continuité de la dépendance de sentier de 1946-1972 malgré le coup
d'État militaire.
Figure 6b. Évolution des productions (t) de
coton graine au Bénin entre 1953-2008
Figure 6a. Évolution des superficies (ha) de
coton graine au Bénin entre 1961-2008
450000
400000
400000
350000
350000
300000
300000
Production (tonnes)
450000
Superf icie (ha)
250000
200000
150000
100000
250000
200000
150000
100000
50000
50000
0
0
1950
1960
1970
1980
1990
2000
2010
1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020
Années
Années
Source : Association Interprofessionnelle du Coton (2008).
Politique cotonnière 1992- 2008
La succession des deux crises cotonnières et la demande prégnante de la SONAPRA à des
financements extérieurs ont remis en cause l'efficacité du modèle d'intégration de la
SONAPRA (Pursell, 2001; Pursell et Diop, 1998). Deux conceptions opposées sur
l'organisation de la production cotonnière en Afrique francophone s'affrontèrent au colloque
d'octobre 1987 à Paris : celle de la Banque mondiale donnant la priorité à l'économique et
défendant exclusivement une libéralisation économique contre celle sociale et de
développement rural préconisée par la France (Levrat, 2007). Si la résistance30 de certains
pays (Mali, Burkina Faso) avec le soutien de la France à la pression de la Banque mondiale et
du Fonds Monétaire International a retardé les changements institutionnels, en revanche le
Bénin31 a été le champ d'expérimentation d'une politique de libéralisation de la production.
aux insecticides ; élimination des zones marginales ; instauration d’une politique d’achat à la qualité et amélioration de
l’organisation de la commercialisation ; transfert des usines d’égrenage des CARDER à la SONAPRA ; réduction des frais
d’usinage et organisation des transports ; vente d’une partie du coton graine au Nigéria pour 1986-1987 ; passation d’un
contrat de gestion avec la CFDT.
30
Cette résistance ne devrait plus durer avec la privatisation de la Compagnie Malienne pour le Développement des Textiles
(CMDT) programmée pour 2008.
31
Les conditions s'y prêtaient aussi : la SONAPRA est une société 100% d'État. Ce qui expliquerait la moindre résistance de la
CFDT face à la pression des réformes de la Banque mondiale; le gouvernement de l'époque y était favorable (Levrat, 2007).
16
Les réformes économiques paraissaient être pour certains économistes la seule alternative
possible (Goreux, 2003 ; Baffes, 2004 ; Pursell, 2001 ; Pursell et Diop, 1998). La Lettre de
Déclaration de Politique de Développement Rural de juin 1991 définissait les grandes
orientations de la nouvelle politique agricole et cotonnière du Bénin : libéralisation de
l'approvisionnement en intrants et la privatisation de l'égrenage. Ce choix caractérise le
quatrième point de bifurcation de la dépendance de sentier (Figure 7).
Figure 7. Dépendance de sentier de 1992- 2008
Conditions
antécédentes
Moment critique
Crises cotonnières, épuisement Choix du libéralisme
des ressources financières de
économique.
la SONAPRA.
Persistance
structurelle
Création d'institutions de
régulation du marché : AIC,
CSPR, CAGIA .
Injonction de la Banque
Renforcement de capacité des
mondiale et du FMI .
associations paysannes.
Séquence réactive
Conflits d'intérêts entre acteurs,
abandon du coton par des
producteurs, création de
groupements dissidents,
suppression de la CAGIA.
Résultat
Fluctuation de la production
cotonnière, moins d'actions de
développement rural dans les
zones cotonnière.
Le processus de libéralisation et de privatisation a été progressif et s'est opéré sous le
parrainage de la SONAPRA (Baffes, 2002). Il a nécessité une recomposition et un
renforcement de capacités (capacity building) des associations de paysans. La Fédération des
Producteurs du Bénin (FUPRO- Bénin) fut créée en 1991 et regroupait environ 3.000
groupements villageois, 77 unions communales de producteurs et 6 unions départementales de
producteurs. L'approvisionnement en intrants a été partiellement et progressivement ouvert
aux privés à partir de 1992 pour être totalement libéralisé en 1998. Le secteur de l'égrenage a
subi le même changement institutionnel et fut ouvert partiellement aux investisseurs privés en
1995 et pour l'être totalement en 1998. Le Bénin devient en 1998 l'un des pays ayant accompli
le plus de progrès dans la mise en œuvre des changements institutionnels préconisés par la
Banque mondiale (Baffes, 2002). Avec l'ouverture du marché du coton aux fonds privés, des
innovations institutionnelles furent introduites avec l'aval du gouvernement. D'abord, la
Coopérative d’Approvisionnement et de Gestion des Intrants Agricoles (CAGIA32) fut créée
en 1998 par les paysans afin d'organiser la distribution des intrants aux paysans à travers une
procédure d'appel d’offre. Un an plus tard, l’Association Interprofessionnelle du Coton (AIC),
une structure de regroupement de paysans, d'égreneurs et de fournisseurs d'intrants, est créée
pour gérer les fonctions critiques33 ou les services joints de la production, servir d'interface
entre d'une part l'État et les familles professionnelles et de l'autre entre les familles
professionnelles elles-mêmes. Enfin, la Centrale de Sécurisation et de Recouvrement des
Paiements (CSPR) est mise en place en 2000 avec pour mission la répartition du coton graine
suivant un mécanisme d'attribution par quota de la production aux égreneurs, la récupération
des crédits intrants et le paiement du prix du coton aux paysans (Goreux, 2003 ; Baffes, 2002 ;
Fok et Tazi 2004).
32
Elle est supprimée en 2006 avec l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Yayi Boni en 2006 pour manque de
transparence et remplacée par la Commission Intrant Coton (CIC) avec les mêmes missions.
33
Ils désignent l'ensemble des services d'appui, techniques, commerciaux et d'infrastructures, dont les compagnies cotonnières
nationales assuraient jusqu'ici la prestation et dont le financement provenait des déductions effectuées sur le paiement du
coton au producteur. Les plus importantes de ces fonctions critiques sont les services de vulgarisation, de recherche, de
multiplication et de distribution des semences, de contrôle de la qualité, et de maintenance du réseau routier (Baffes, 2002).
17
Les changements institutionnels se sont accompagnés de nouvelles règles. Un nouveau
mécanisme de fixation du prix dit « formule de Waddell » a été initié en 2004. Son principe
repose sur l'alignement du prix payé aux paysans sur celui mondial, mais l'application soulève
encore des dissensions et des suspicions entre paysans et égreneurs (Fok, 2006b). Mieux, les
deux types d'acteurs n'arrivent pas le plus souvent à une entente de prix après plusieurs
concertations ; ce qui retarde parfois le démarrage de la commercialisation en attendant que le
prix d'achat soit fixé. Dès lors, le principe d'or de fonctionnement de l'organisation de la
production qui reposait sur l'annonce précoce du prix d'achat avant les semis se trouvait violé.
A plusieurs reprises, la fixation des prix eu lieu à la fin de la récolte et le paiement aux
paysans pouvait être effectif trois mois après la commercialisation (Kpadé, 2005). Également,
le financement des fonctions critiques a été confié aux paysans et aux égreneurs. Enfin une
politique34 de quota est introduite pour répartir la production entre les égreneurs.
Toutefois, ces règles collectives mises en place initialement avec l’adhésion de l’ensemble des
acteurs de la production ont fait l’objet de sévères critiques par les mêmes individus à partir
de 2002 (Waddell et al., 2004). Les réactions de contestations et de dissensions ont dérivé
d'abord en 2002 puis en 2003 du rejet du dossier d'appel d'offre de deux fournisseurs privés
(CSI et FRUITEX) par la CAGIA. L'élargissement des contestations aux égreneurs et ensuite
aux paysans et à leurs organisations sociales conjugué à l'incapacité des acteurs à trouver des
compromis semble révélateur de la manière avec laquelle les arrangements institutionnels ont
été mis en place. Ils placent le Bénin parmi les pays africains ayant le plus d'organisations et
de structures dans la production cotonnière. Le Bénin qui comptait jusqu'à la veille des
réformes une seule organisation paysanne, en compte aujourd'hui une dizaine35 et on peut
dénombrer jusqu’à cinq voire plus d'organisations paysannes à l'intérieur d'un même village.
Les dérives se sont multipliés à tous les niveaux : retard dans la distribution des intrants et de
paiement aux paysans (Kpadé, 2005), non remboursement des intrants par certains paysans et
achats directs aux paysans par certains égreneurs sans passer par le mécanisme de régulation
de la CSPR. En clair, les changements institutionnels pour le libéralisme économique a été
une rupture de dépendance de sentier par rapport aux deux derniers dépendances. Les
arrangements institutionnels qui en ont découlés ont révélé une fragilité et une incapacité des
acteurs locaux à résister aux effets du marché et justifieraient les conflits qui résultent d'un
désir d'appropriation du marché intrants par les fournisseurs privés et de contrôle du marché
de commercialisation du coton par les égreneurs privés.
2. Évolutions synchroniques des dimensions marchande et non marchande des politiques
cotonnières
Les analyses en terme de dépendance de sentier sont fondées généralement sur les notions de
rendements croissants, de modèles d'équilibres ponctués, de rupture ou de continuité, de
verrouillage ou de lock-in institutionnel. Elles semblent être restrictives pour saisir les
évolutions des institutions économiques (Thelen, 2003 ; Boyer, 2003). Ces travaux pour la
plupart recherchent la genèse de formes particulières d'organisation dans le cadre de
conjonctures ou de conditions historiques spécifiques et voient les institutions comme le
34
Le Bénin qui comptait avant la libéralisation 10 usines d'égrenage en compte aujourd'hui 18 dont 10 pour la SONAPRA
(Savalou, Glazoué, Parakou 1 et 2, Banikoara, Bembérékè, Kandi, Bohicon 1 et 2, Hagoumé ) et 8 pour les opérateurs privés.
Ce qui porte la capacité d'égrenage à 587.000 tonnes pour une production qui n'excède pas annuellement au mieux 350.000
tonnes.
35
On peut citer : l'Association des Groupements de Producteurs (AGROP, AGROP DEDE, AGROP Nouvelle Vision), la
Fédération Nationale des Groupements de Producteurs (FENAGROP), le Syndicat des Producteurs de Banikoara,
l'Association Communale des Producteurs du Bénin (ACPB), l'Union Nationale des Producteurs (UNAPRO).
18
résultat de périodes historiques spécifiques ou de points de rupture qui produisent des
configurations contraignants les développements postérieurs. Certes, la littérature
contemporaine mobilisant les travaux féconds de Mahoney et de Pierson a fait d'énormes
progrès de clarification en soulignant les moments d'innovation institutionnelle où les acteurs,
les choix et la contingence sont déterminants. Dans cette perspective, le changement
institutionnel est perçu comme le résultat de chocs exogènes qui viennent détruire des
arrangements institutionnels stables antérieurs et ouvrent la voie à des innovations
institutionnelles (Thelen, 2003). Toutefois, ils restent incomplets sur la manière dont les
institutions elles-mêmes se transforment et évoluent en compatibilité avec les conditions
économiques, politiques et sociales changeantes. C'est précisément ce qui fait l'objet de la
présente section, l'analyse de la dynamique d'évolution endogène des institutions en relation
avec les conditions socio-économiques de manière à apprécier pleinement l'importance
causale du passé (Thelen, 2003).
La question de la séparation ou de l'interrelation institutionnelle est centrale dans les travaux
d'auteurs institutionnalistes comme Polanyi qui procède par une approche dialectique. Polanyi
combine une analyse diachronique et synchronique d'actions et de réactions pour aboutir à
l'encastrement, c'est-à-dire une imbrication étroite (embedded) de phénomènes socioéconomiques et politiques (Caillé, 2007). Le développement plus récent du Groupe Polanyi
(2008) insiste sur le fait que tout développement marchand s'accompagne toujours d'un
développement non marchand et inversement. Dans cette conception et posées ainsi, les
relations marchandes et non marchandes ne peuvent exister de façon pure, toute situation est
le résultat d'une hybridation ou d'une confrontation dialectique (Groupe Polanyi, 2008). En
tant que telle, la grille d'analyse de la relation dialectique marchande et non marchande peut
compléter les analyses par la dépendance de sentier pour révéler l'autre face cachée de
l'analyse, c'est-à-dire la dimension sociale mise en œuvre derrière les arrangements
institutionnels de l'activité économique. La séquentialisation des politiques cotonnières
indique deux formes de régulation de la production entre 1895 et 2008 : une régulation
marchande en 1895-1946 et 1992-2008 puis une intégration ou un encastrement de la
production en 1946-1971 et 1972-1991.
La dynamique institutionnelle 1895-1946
La politique de 1895-1946 était conçue dans une perspective d'économie de marché, rejetant
tout interventionnisme étatique ou toute action de protection sociale ; d'où l'absence de
protection du coton par les industriels ou les pouvoirs publics contrairement aux autres
cultures commerciales qui bénéficiaient d'une protection (Levrat, 2007). Le coton fut inséré
plus d'un demi siècle durant dans une économie formelle privilégiant exclusivement la
logique de la relation des moyens aux fins et l'individualisme méthodologique (Polanyi,
1983 ; Groupe Polanyi, 2008). La minimisation des dépenses sous contrainte d'une
maximisation de production à court terme interdisait toute initiative réelle de développement
de la production cotonnière et des services joints ; l'ACC se limitant essentiellement à installer
des usines d'égrenage. Ce principe est doublé dans la même vision d'esprit d'une divergence
des intérêts des acteurs : les industriels attirés par le profit et le gouvernement français plus
soucieux des intérêts de la métropole. Les arrangements institutionnels, verrouillés par les
considérations économiques et les principes du marché auto-régulateur n'accordaient que peu
de place aux organisations et aux règles sociales ou collectives. L'analyse polanyienne des
facteurs de la vie humaine et sociétale transformés en marchandises fictives du fait de
l'utilitarisme individualiste souligne les conséquences sociales d'une régulation économique et
sociale confiée exclusivement aux seules forces du marché : transformation de l'individu en
19
homo oeconomicus cherchant par tous les moyens le profit et le gain, isole la terre 36, la
monnaie37 et le travail38 pour former des marchés autonomes dont le prix résulterait de la
confrontation entre l'offre et la demande (Polanyi, 1983). L'appréhension du concept de
marchandise devient d'une extrême simplicité : est marchandise toute chose, matérielle ou
immatérielle, réelle ou virtuelle, qui a un prix. Toute chose qui vaut au sens économique,
c'est-à-dire qui a un prix ou qui entre dans le champ transactionnel (Henochsberg, 2001).
L'économie de marché est un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls
marchés ; la tâche d'assurer l'ordre dans la production et la distribution des biens étant confiée
à ce mécanisme autorégulateur (Polanyi, 1983). De ce fait, elle implique une séparation
institutionnelle et une société dont les institutions sont subordonnées aux exigences du
mécanisme marchand. Ainsi, les prix commandent la production, la distribution des biens et
les revenus en dépendent. L'importance vitale du facteur économique exclut tout autre
résultat, une dépendance complète à l'égard des caprices du marché (Polanyi, 1983) et au lieu
que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont ces dernières qui sont
encastrées dans le système économique. L'organisation de la production cotonnière découlant
d'une telle régulation était menacée par tout changement du niveau des prix. Car dans un
système de marché, si les prix tombent, les affaires sont compromises, à moins que tous les
éléments du coût ne tombent en proportion de la chute des prix. Par conséquent et malgré le
volontarisme affiché des industriels français et des pouvoirs publics pour assurer la
production cotonnière, les résultats obtenus furent largement en dessous des attentes afin de
répondre aux besoins de l'industrie textile française. Les acteurs étaient aussi contraints par la
logique et l'action du marché au contenu39 social vide : le laisser-faire et le libre-échange qui
interdissait toute intervention en faveur de la production. Polanyi (1983) révélait dans son
ouvrage la Grande Transformation, le caractère utopique de ce principe auto-régualteur,
préférant raisonner en terme d'économie substantive pour manifester l'existence d'autres
formes d'organisations économiques. L'économie substantive par opposition à l'économie
formelle souligne le fait élémentaire que les hommes tout comme les autres êtres vivants ne
pourraient vivre durablement sans entretenir des relations entre eux et en dehors d'un
environnement naturel qui leur fournisse leurs moyens de subsistance (Polanyi, 1983 ; Groupe
Polanyi, 2008). Le marché auto-régulateur signifie qu'il s'autonomise, qu'il se régule luimême, qu'il n'a pas besoin d'intervention extérieure, il stipule l'hégémonie de la raison
économique sur la société. Les institutions régulatrices de la production cotonnière durant
cette période ont été formatées par ce principe marchand qui n'a pas aidé à atteindre l'objectif
de développer la production cotonnière.
36
La terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacée avec les institutions de l'homme, et de ce fait elle
n'est pas produit pour être vendu dans un marché que seuls les tenants d'une régulation marchande tentent d'instituer. Et selon
Polanyi, la main d'œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main d'œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de
la nature, la vie et la nature forment un tout qui s'articule.
37
Avec la monnaie, la menace était dirigée contre l'entreprise productrice dont l'existence était mise en péril par toute chute
du niveau des prix causée par l'utilisation de la monnaie marchandise. Or, c'est précisément en matière de monnaie que la
séparation institutionnelle des sphères économiques et politiques a été incomplète (Polanyi, 1983).
38
Le postulat du travail comme marchandise a des implications significatives pour l'homme : ce n'est pas à la marchandise de
décider où elle sera mise en vente, à quel usage elle servira, à quel prix il lui sera permis de changer de mains et quelle
manière elle sera consommée ou détruite. Il n'est venu à l'idée de personne, qu'absence de salaire serait une
meilleure expression qu'absence de travail, car ce qui manque à la personne sans emploi, ce n'est pas le travail, mais la
rémunération du travail (Polanyi, 1983).
39
Pour le Groupe Polanyi (2008), la valeur sociale du marché est une valeur d'abstraction qui permet à l'individu de s'extraire
du réseau des relations interpersonnelles, des normes de fonctionnement de groupe pour développer sa seule puissance
d'action au regard de ses seuls intérêts.
20
La dynamique institutionnelle 1946-1991
La notion d'économie substantive, centrale chez Polanyi permet de réinterpréter le contremouvement intervenu pour encastrer la production en 1952. Le contre-mouvement consiste à
contrôler l'action du marché en ce qui concerne les facteurs de production et résulte de
l'interventionnisme (Polanyi, 1983). Il a découlé d'abord de la résolution d'évincer les
opérateurs privés dans la commercialisation du coton par la CFDT en instaurant un principe
de différentiel de prix en fonction de la qualité du coton qui permit de limiter le laisser-faire
(Fok, 1993 ; 1999), l'application d'une juste rémunération des prix, la garantie et la stabilité du
prix qui ne dépend plus directement de la confrontation de l'offre et de la demande. Ce
processus de contre-mouvement a s'est revélé favorable pour aboutir à l'encastrement de la
production. La CFDT devient l'acteur unique en amont et en aval de la production. Cet
encastrement de la production, dont le mérite revient à la CFDT, avait pour but d'attirer les
paysans pour la cause du coton, de restaurer l'environnement des paysans, de leur donner une
certaine sécurité de statut, de donner de la stabilité aux revenus pour éviter les fluctuations
inquiétantes dans le niveau des prix (Fok, 1993). En tant que telle, l'action d'intervention de la
CFDT fut une réaction en réponse aux effets ravageurs et corrosifs du marché auto-régulé. Ce
genre de changement institutionnel qui s'opère dans le temps et dans l'espace sous l'impact de
sa propre dynamique interne procède de l'endométabolisme (Boyer, 2003). Dans ce cas, les
transformations s'extériorisent peu et peuvent engendrer de grandes transformations que la
théorie de la dépendance de sentier ne prend pas en compte, du moins dans sa conception
actuelle (Boyer, 2003).
Il résulte de cet encastrement une augmentation de la production et des importations
françaises, consécutive à une adhésion des paysans qui permit de comprendre le bien-fondé de
l'action de protection sociale contre les effets et les principes d'une auto-régulation
marchande. La CFDT a semble-t-il bien compris à sa création l'importance de la protection
sociale ou plus généralement du « processus non marchand » qui peut paraître à la fois précis
et imprécis (Groupe Polanyi, 2008). Il est précis en ce qu'il est antinomique du marchand,
imprécis en ce qu'il peut représenter beaucoup de choses différentes. Il peut s'agir
d'institutions de régulation du marché, de protection des membres des collectivités nationales,
des valeurs y afférentes (solidarité, identité, concertation, famille, etc.) et des moyens d'y
parvenir (intervention de l'État, coopération) nécessaires à la perpétuation des groupes
sociaux. A l'opposé, la catégorie du marchand représente un mode de relations sociales dans
lequel l'individu poursuit la recherche de la satisfaction de ses besoins personnels par la
concurrence. Dit autrement, c'est un mouvement d'abstraction de tout ce qui pourrait relever
de la protection et de la solidarité collective (Groupe Polanyi, 2008). La réponse positive des
paysans à l'encastrement de la production souligne le rôle de la protection sociale comme
mécanisme accompagnant la production marchande. Caillé (2007) estime dans la même veine
qu'il n'est pas possible de séparer l'économique du social et des autres domaines de la société ;
l'économie s'inscrit dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines
formes de production et de circulation des biens et services.
L'encastrement de la production a favorisé plus tard, le processus d'identification économique
et sociale des paysans en 1976, le paysan devenant membre d'un groupement villageois et
soumis à des règles collectives. Le processus d'identification économique et sociale renvoie à
des groupes plus ou moins étendus, dans lesquels les relations entre membres reposent sur
l'inter-connaissance et l'adhésion à des règles et principes d'actions spécifiques à chaque
groupe concerné. Dit autrement, ce sont des dispositifs de soutien aux spécificités non
marchandes pour accompagner le processus marchand (Groupe Polanyi, 2008). Ainsi,
21
l'individu ou le paysan décidant librement d'être membre d'un groupe ou plus précisément
d'un groupement villageois est contraint par les règles collectives définies qui viennent
contrôler et libérer l'action individuelle mais garantit en retour une place à chacun de ses
membres ; ce que Commons définit par institutions (Bazzoli, 1999 ; Corei, 1995). Ainsi, le
paysan apparaît comme un individu non uniquement utilitariste poursuivant son intérêt
personnel et égoïste, mais aussi inséré dans des réseaux sociaux pour des motifs socioéconomiques et de développement communautaire. Les trois formes d'organisation
économique à savoir la réciprocité, la redistribution et l'échange semblent justifier le
comportement des paysans par rapport aux conditions socio-économiques et aux besoins
d'innovations institutionnelles à la production cotonnière. En conséquence, l'analyse
diachronique et synchronique offre un autre cadre analytique qui situe l'activité économique
comme partie prenante des relations sociales, par laquelle l'ensemble des pratiques d'échange,
de don, de prélèvement ou de redistribution est accompli en conformité avec les principes
d'existence du groupe (Groupe Polanyi, 2008). D'où la relation dialectique suivante : toute
production de coton s'accompagne nécessairement d'un processus d'identification et
inversement tout processus d'identification ne peut exister seul, il nécessite un processus
marchand pour maintenir son équilibre, sa persistance afin d'assurer la solidarité et la
cohésion entre les membres du groupe et avec l'extérieur.
Les missions des groupements villageois concernaient d'abord l'organisation de la
commercialisation du coton et l'approvisionnement en intrants des membres avec l'appui des
CARDER. Puis viennent se greffer à ces activités, la défense des intérêts communs des
paysans, la solidarité et l'appartenance à un groupe. En effet, l'approvisionnement en facteurs
de production et la commercialisation du coton étaient entre autres, des activités exercées
auparavant par les CARDER. Ce qui obligeait ces derniers à supporter d'importants coûts de
transaction. Elles furent donc transférées aux groupements villageois et répondaient aux
nécessités d'une communauté de se responsabiliser par rapport à des activités qui ne pouvaient
pas être satisfaites de manière efficace par le marché en raison de l'importance des coûts de
transaction. Plus encore, la majeure partie de ces interventions n'avait aucune portée directe
sur les revenus des paysans. Les objectifs des groupements étaient donc doubles : d'abord
économiques ensuite sociaux et de développement communautaire. La rétribution des services
d'appui à la production par la SONAPRA sous forme de « ristourne » est utilisée non pas
individuellement mais collectivement par le groupe pour des actions de développement
communautaire et social dans les zones cotonnières : construction d'écoles, de centres de
santé, de magasins, de routes. Le coton conquit depuis lors l'appellation «coton, moteur de
développement » et consacre les paysans, la SONAPRA et les CARDER, acteurs de
développement agricole et rural. Ainsi, l'analyse du processus d'identification révèle pourquoi
au cours du temps des arrangements institutionnels peuvent en venir à remplir des fonctions
qui sont très éloignées de celles pour lesquelles ils étaient initialement conçus, comment ils
peuvent affecter (plus que simplement refléter ou renforcer) l'équilibre des pouvoirs prévalant
au sein des groupes sociaux, et comment ils peuvent devenir des ressources (plutôt que de
simples contraintes) pour des acteurs. En effet, une telle remarque fait appel à des interactions
entre différents sentiers et permet d'être plus qualitatif sur le terme de « rupture » : toutes les
ruptures ne sont pas identiques dans leurs effets.
Mieux, dans une perspective de distribution de pouvoir, les groupements villageois sont vus
comme le reflet de la force des paysans en ce sens qu'ils sont devenus des espaces socialisés
et d'actions collectives des paysans. L'action collective a procédé à préciser la nature des
relations entre les paysans et le coton et précisément la nature de l'activité économique : la
production cotonnière qui résultait de l'interaction exclusive entre l'homme et la nature dans
une régulation marchande est progressivement apparue comme une relation entre des
22
individus organisés au sein des communautés de paysans.
Cet arrangement institutionnel gouverné par l'esprit de solidarité et de cohésion sociale,
insérant l'homme et la nature pratiquement dans la même sphère culturelle fut déterminante
dans le développement de la production cotonnière, fut incontestablement un facteur de
succès et une particularité des politiques cotonnières en Afrique francophone. Le boom du
coton, des productions vivrières et des actions de développement agricole et rural du milieu
des années 80 illustrent les conséquences légitimes du processus synchronique marchand et
non marchand. Leur reconnaissance légitime par certains économistes justifie le concept de
« multifonctionnalité du coton » (Hugon, 2005) mobilisé de plus en plus par eux pour récuser
une libéralisation économique de la production cotonnière en Afrique par un contremouvement de désencastrement qui séparerait d'un côté la production cotonnière dans la
sphère marchande et de l'autre la production de biens publics et d'identification dans la sphère
non marchande supposée génératrice d'inefficacité économique (Barthélémy et Nieddu, 2003).
Pour Barthélémy et Nieddu (2007), la production de biens marchands et non marchands
résulte d'un même processus institutionnel. Jusqu'à la fin des années 80, cet encastrement de
la production a semble t-il bien fonctionné.
La dynamique institutionnelle depuis 1992
La libéralisation de 1992 s'est opérée par l'ouverture des marchés des intrants et d'égrenage du
coton aux opérateurs privés. Trois principaux types d'acteurs interagissent pour assurer la
production et la vente : les paysans pour produire le coton, les fournisseurs d'intrants qui
assurent l'approvisionnement en facteurs de production et les égreneurs dont le rôle est
d'égrener la production et de la commercialiser sur le marché mondial. Dès lors la production
et les facteurs de production se trouvent insérer directement sur le marché, sans protection,
alors que précédemment, les prix du coton étaient stabilisés et garantis, ceux des facteurs de
production subventionnés (Fontaine, 1987) grâce au principe d'encastrement. Les prix payés
aux paysans furent indexés sur ceux mondiaux, dont rappelons-nous, la baisse a été la cause
de l'effondrement des filières cotonnières africaines. La Banque mondiale remettant en cause
le niveau faible des prix payés aux paysans, envisageait son augmentation par le seul jeu du
marché. Les prix des intrants furent aussi indexés sur ceux mondiaux, l'objectif affiché étant
d'arriver à les baisser par le jeu de la concurrence du marché. Le raisonnement mis en œuvre
fut essentiellement fondé sur une analyse micro économique, sur les effets d'incitation par les
prix ou sur l'utilitarisme individuel. Pour Fontaine (1987), ces analyses ne pouvaient tenir et
produire les effets escomptés compte des dépendances de sentier en Afrique. Le modèle
d'agent rationnel néo-classique ne peut s'appliquer en Afrique compte tenu de l'existence de
nombreuses interrelations entre les individus, ensuite même si le prix doit influer sur les
décisions, il exige pour jouer de peser sur les structures sociales. La dévaluation 40 du franc
CFA intervenue en 1994 avec le soutien du Fonds Monétaire International fut un événement
majeur dans la dynamique de la production cotonnière. Elle explique aussi le rôle de
l'intervention sur le marché de la monnaie. Nous faisons fi des analyses faites par les
défenseurs du libéralisme économique pour autonomiser le marché de la monnaie. En effet, la
dévaluation a généré une progression remarquable de la production entre 1994-1995 et
1995-1996 : la production passe de 265.822 tonnes avec un prix d'achat de 140 F/kg pour le
coton de première qualité en 1994-1995 à 349.619 tonnes avec un prix d'achat de 165 F/kg en
1995-1996, puis à 348.765 tonnes avec un prix de 200 F/kg en 1996-1997.
40
La dévaluation de 1994 diminue la valeur du franc CFA de moitié par rapport au franc français. Elle permit de rendre le coût de
revient de la production cotonnière plus compétitif.
23
La caractéristique des changements institutionnels de 1992 fut la séparation institutionnelle et
la tendance à l'autonomisation du marché. Dans cette perspective, le fonctionnement
économique, la production et la répartition des biens sont supposés pouvoir être réalisés par le
seul jeu des marchés, pourvu que ceux-ci soient dégagés de toute influence sociale ou
politique (Barthélémy et al., 2005) par l'élimination des politiques de protection qui pouvaient
compromettre la liberté du marché. Alors que les valeurs d'échange étaient subordonnées aux
valeurs d'usage dans l'encastrement de la production, elles s'inversent dans le mécanisme de
marché. Le principe du double-mouvement précise davantage la dialectique entre processus
marchand et processus identitaire qui a suivi la dynamique institutionnelle. En effet, le
double-mouvement peut être personnifié comme l'action de deux prinicipes organisateurs de
la société, chacun se fixant des visées institutionnelles spécifiques, ayant le soutien de forces
sociales déterminées et employant ses méthodes propres. Le premier est le principe du
libéralisme économique qui adopte le principe du laisser-faire. L'autre, est le principe de la
protection sociale qui vise à conserver l'homme et la nature aussi bien que l'organisation de la
production, et compte sur les soutiens de ceux qui sont le plus directement affecté par l'action
déleterre du marché (Polanyi, 1983). Le double-mouvement polanyien oppose le principe du
libéralisme économique à celui de protection sociale dans une démarche qui tend plutôt à
donner l’initiative au premier et un rôle de défense au second, ce qu’illustre nettement la
structure de l’analyse développée dans la Grande Transformation (Groupe Polanyi, 2008). La
matérialisation de l'autonomisation de la production cotonnière a engendré un mouvement
dialectique de renforcement de capacité des paysans pour protéger les acteurs les moins
puissants contre les forces du marché (Boyer, 2003), une stratégie d'actions collectives par la
structuration des organisations41 paysannes (Gafsi et M'Betid-Bessane, 2003), et une création
d'institutions de régulation de la production à savoir la CAGIA, l'AIC et la CSPR. La CAGIA
est une coopérative créée par les paysans afin de contrôler le marché des intrants, l'AIC est
une organisation interprofessionnelle d'intermédiation entre les différents acteurs impliqués
dans la production, la CSPR est elle créée pour répartir la production cotonnière entre les
égreneurs et redistribuer les revenus aux paysans.
Avec le processus d'abstraction marchand qui caractérise la production, cette dernière a
montré des fragilités dont les conflits d'intérêts entre les acteurs, à l'intérieur d'un même type
d'acteur, un affaiblissement de la solidarité, un déclin de la production qui en vient affaiblir les
productions non marchandes. Au sein des paysans et de leurs organisations, la concurrence
pour l'accès aux ressources a désocialisé les relations inter-individus, a fragilisé les liens
sociaux entre les membres des associations de paysans. Certains membres peuvent être
exclus en cas de non respect des règles collectives. Cette division interne au sein des paysans,
conséquence de l'action et de la logique marchande justifie l'éclatement des associations de
paysans et la multiplication des entités collectives paysannes. Les dissensions s'expriment
aussi dans les autres catégories d'acteurs, les fournisseurs d'intrants et les égreneurs de coton
grâce au jeu de la concurrence. Le déséquilibre entre la capacité d'égrenage (portée à 587.000
tonnes) devant une sous-offre annuelle de coton (moins de 350.000 tonnes) exacerbe la
concurrence et le désir d'appropriation de la production par les égreneurs, cette production
étant devenue au cours du temps une ressource rare. En définitif, les conflits et l'incapacité
des acteurs à parvenir à un compromis sont le résultat du désir d'appropriation de ressources
rares, créées par un certain rapport asymétrique entre une demande et une offre collectives,
une lutte de « chacun contre chacun » pour s'approprier les rares biens disponibles. Elle
émane donc du marché, d'une logique du marché (Henochsberg, 2001).
41
L'organisation paysanne peut être appréhendée comme un instrument de l'action collective que se donnent les producteurs pour
parvenir à une coopération nécessaire à l'atteinte de buts partagés; et ce, à des fins de coordination interne et vis-à-vis de
l'extérieur, pour renforcer leurs capacités de négociation avec d'autres acteurs de l'environnement (Bosc et al., 2003).
24
La grille de lecture de la relation dialectique marchande et non marchande a deux implications
essentielles. La première découle de l'échec d'une régulation par le marché, appelant par ellemême un contre-mouvement d'encastrement de la production. La seconde implication, celle
de la Grande42 Transformation polanyienne de la politique cotonnière, a résulté d'un processus
de désencastrement, d'autonomisation du marché. Il désigne en fait une inversion générale qui
fait passer d'une configuration où l'économie était subordonnée au politique et au social, à un
système global où l'économie est l'instance dominante et déterminante (Henochsberg, 2001).
L'action et la logique marchande qui ont résulté de cette configuration génèrent des conflits et
des dissensions entre les individus dans leur désir individuel inintentionnel, dans leur
comportement solitaire et égoïste de s'approprier des ressources rares.
Conclusion
L'analyse par la dépendance de sentier indique des trajectoires de développement qui résultent
des choix opérés durant les « critical junctures ». Certes, elles n'ont pas été linéaires et
découlent des évolutions institutionnelles assez marquées associant rupture et continuité et
reproduction institutionnelle. Cependant, l'analyse offre moins d'éléments sur les dynamiques
endogènes des changements institutionnels. Le recours à une grille de lecture de la relation
marchande et non marchande de la production identifie deux grandes transformations qui se
sont opérées dans des sens opposés : la première date de 1946 avec l'amorce d'un processus
d'encastrement de la production et la seconde en 1992 avec un processus de libéralisation
économique instituant le marché auto-régulé.
L'institution d'une organisation sociale et d'un processus d'identification économique et
sociale a révélé une autre dimension du coton (la multifonctionnalité du coton) qui est
aujourd'hui d'actualité dans les débats sur les enjeux des changements institutionnels des
politiques cotonnières en Afrique. D'un côté, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire
International privilégiant une régulation exclusivement marchande désencastré de l'action
sociale et des mécanismes collectifs de soutien à la production ; de l'autre, la Coopération
française défendant le modèle d'encastrement de la production cotonnière dont l'application
pendant plus de trois décennies a favorisé le développement de la production et des zones
cotonnières. Les changements institutionnels initiés depuis 1992 et non achevés à ce jour
soulignent l'épineuse question de conception des politiques publiques à partir de corpus
théoriques et la tendance malheureusement erronée et fréquente pour assimiler l'économie au
marché. Et pour Polanyi (1983) « rien n'obscurcit aussi efficacement notre vision de la
société que le préjugé économiciste, qui a été à la source à la fois de la grossière théorie de
l'exploitation des débuts du capitalisme et de la conception fausse, non moins grossière, mais
plus savante, qui a par la suite nié l'existence d'une catastrophe sociale ». Nous faisons nôtre,
l'analyse non moins pertinente du Groupe Polanyi que le retour en faveur de la question des
institutions remet en lumière les travaux de l'école pragmatiste américaine dont les principaux
tenants sont John R. Commons, Veblen Thorstein et Wesley Clark Mitchell.
42
En nous fondant sur l'analyse polanyienne, la grande transformation est celle de 1992 qui consacre une régulation par le marché.
25
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