Analyse institutionnelle de la dynamique d'évolution des politiques cotonnières au Bénin Patrice Cokou KPADE CESAER –UMR INRA –ENESAD 26 boulevard Docteur Petitjean BP 87999, 21079 DIJON CEDEX Tel. : 33 (0)3.80.77.23.56. [email protected] 2èmes journées de recherches en sciences sociales INRA SFER CIRAD 11 & 12 décembre 2008 – LILLE, France 1 Résumé S'interrogeant sur la dynamique d'évolution des politiques cotonnières au Dahomey1 (Bénin), cet article identifie quatre périodisations à partir des choix opérés durant les « critical junctures ». L'analyse de trajectoire de développement montre également une succession de périodes de rupture et de continuité de dépendances de sentier qui ont ponctué différents modèles institutionnels. Le recours à une grille d'interprétation de la relation synchronique marchande et non marchande situe et précise l'environnement socio-économique des paysans de même que les évolutions endogènes des institutions de ces politiques cotonnières au cours du temps. Les résultats soulignent deux modes de régulation des politiques cotonnières : une régulation exclusivement marchande et une régulation par un processus d'encastrement de la production pour limiter les effets non socialement souhaités du marché. L'encastrement de la production a été déterminant pour préciser les dimensions du coton en tant que facteur de socialité, d'action collective et de développement des zones cotonnières. Mots-clés : Dépendance de sentier, politiques cotonnières, encastrement, institutions, marché. 1 Le Dahomey changea de dénomination le 30 novembre 1975 pour devenir Bénin. 2 Introduction La dépendance de sentier est de plus en plus utilisée dans plusieurs disciplines des sciences sociales sans une définition précise et claire (Pierson, 2000). Les travaux de North (1990) ; David (1985, 2000) et Arthur (1989) ont montré la pertinence de la dépendance de sentier, son implication et l'intérêt de son utilisation pour appréhender des phénomènes sociaux. De même, les analyses récentes d'histoire comparée et sociologique de Mahoney (2000, 2001) ont fait resurgir le rôle déterminant de ce concept en montrant que les principaux résultats en terme d'analyses politiques et sociales ne s'inscrivent ni dans des processus de courte durée ou uniques et encore moins dans des équilibres prévisibles. En économie institutionnelle, la dépendance de sentier est apparue comme concept clé pour comprendre des changements institutionnels souvent rigides (Cornelia, 2005). North (1990) part de l’idée que lorsqu’une institution est mise en place, il est difficile voire impossible de la démanteler, elle engage des dépendances de sentier. La dépendance de sentier apparaît comme un élément explicatif des situations où un changement institutionnel souhaitable n'intervient pas même si une amélioration du bien-être des individus concernés pourrait être envisagée (Cornelia, 2005). Elle signifie que l'histoire importe « nous ne pouvons pas comprendre des choix d'aujourd'hui sans tracer l'évolution incrémentale des institutions » ; les choix effectués à l'instant (t) dépendent de ceux de (t – n). Mieux, la dépendance de sentier pour l'émergence et le changement des institutions est façonnée par des effets de verrouillage (lock-in) et de rétroaction (North, 1990). Les sociologues historiens emploient la dépendance de sentier dans une conception plus large se basant essentiellement sur le fait que « les événements passés influencent ceux futurs » (Mahoney, 2000; Pierson, 2000) ou encore « les trajectoires de développement futur sont empêchées ou verrouillées par celles du passé ». Cette conception selon laquelle les pas précédents dans une trajectoire particulière induisent davantage de mouvement dans la même trajectoire est bien capturée par le processus « increasing returns » ou d'auto-renforcement qui exprime le fait qu'une fois un modèle institutionnel choisi, il devient de plus en plus difficile de le transformer ou de choisir des options précédemment disponibles même si d'autres options auraient été plus efficaces (Pierson, 2000). Cette tentative d'expliquer la dépendance de sentier à partir de faits historiques « historical events2 » paraît moins précise pour Mahoney qui ne distingue pas exactement ce qui change et ce qui demeure inchangé, ne spécifie pas exactement comment une attention sur des processus, des séquences et le temps soutiennent l'explication de la dépendance de sentier et dépouille le concept de sa portée analytique. Les travaux théoriques féconds de Mahoney ou encore de Pierson ont apporté une plus grande précision aux formulations en termes de "points de bifurcation" (critical junctures) et de trajectoires historiques. Mahoney (2000, 2001) a contribué à plus de clarté analytique en spécifiant divers mécanismes endogènes de reproduction institutionnelle (Thelen, 2003). En adoptant une approche qui mobilise trois éléments d'analyse (critical junctures, persistance structurelle et séquences réactives), il montre que la dépendance de sentier implique en premier d'étudier les processus causant les événements passés ; ensuite dans la séquence, les événements3 historiques récents « early historical events » sont des occurrences contingentes qui ne peuvent pas être expliquées à partir des événements antérieurs ou des conditions initiales ; enfin, une fois que les événements historiques Arthur (1989) précise que les faits historiques peuvent être les intérêts politiques, les expériences antérieures des développeurs, la synchronisation des contrats, les décisions prises lors de réunions. 3 Puisque ces événements historiques récents sont d'importance décisive pour les résultats finaux de la séquence, ce critère élimine la possibilité de prévoir des résultats finaux sur la base des conditions initiales (Mahoney, 2000 p. 511). 2 3 contingents prennent place, les séquences de la dépendance de sentier sont relativement marquées par des modèles déterministes qualifiés « d'inertie »4 ou plus précisément l'autorenforcement institutionnel. L'objet de cet article est de revisiter les politiques cotonnières au Bénin en remontant à la fin du 19è siècle afin d'apprécier la dynamique d'évolution des institutions. Le retour dans le temps paraît important en ce sens qu'il est vecteur de faits historiques et factuels permettant non seulement une meilleure compréhension de l'organisation particulière de la production cotonnière en Afrique francophone (Bassett, 1988) mais aussi de préciser ce qu'a été la politique cotonnière française dans ses colonies d'Afrique noire. Le fait que la Compagnie Française de Développement des Fibres Textiles (CFDT) continue de travailler avec de nombreux pays africains indique le rôle déterminant des facteurs politiques et économiques de l'histoire coloniale dans les évolutions du secteur cotonnier dans cette partie de l'Afrique noire. Dans une première section, nous préciserons les fondements théoriques de la dépendance de sentier de Mahoney puis nous l'appliquerons au cas des politiques cotonnières au Dahomey (Bénin) de 1895 à 2008. Toutefois, nous estimons que le concept de dépendance de sentier, malgré son intérêt et ses développements récents, reste néanmoins incomplèt pour traiter la question intéressante des changements institutionnels endogènes. Nous l'appliquerons dans un premier temps pour illustrer sa portée analytique et en même temps ses limites. En effet, les notions de points de bifurcation et de dépendance de sentier qui ont structuré une grande part des travaux historico-institutionnels en indiquant un modèle5 d'équilibre ponctué rendent compte d'une part importante du développement institutionnel sur une longue période (Boyer, 2003 ; Thelen, 2003). Mais ces notions tendent à obscurcir certaines questions plus intéressantes comme la séparation6 ou l'interdépendance institutionnelle, ou encore leur incapacité à saisir la logique d'évolution endogène des institutions ou des changements « souterrains », de manière à mieux rendre compte des faits historiques passés (Thelen, 2003). En cela, notre critique rejoint celle de Boyer (2003) qui mentionne que les analyses en termes de dépendance de sentier négligent en particulier la complexité des interactions qui régissent le fonctionnement d'une institution. De même, le fait qu'elles soient trop centrées sur la notion de rendement croissant pour expliquer les mécanismes de reproduction et de verrouillage institutionnel (le clavier QWERTY est un exemple célèbre) ne permet pas de saisir la logique du changement et par conséquent cachent une partie de l'histoire (Thelen, 2003). Dans la seconde section, nous procéderons à une analyse dialectique de la relation marchande et non marchande pour apprécier les changements institutionnels endogènes intervenus au cours du temps dans la trajectoire de développement des politiques cotonnières au Dahomey (Bénin). En effet, dans la Grande Transformation, la périodisation des faits historiques durant les années 1920 en Angleterre a permis à Polanyi de montrer que le prestige du libéralisme7 économique a engendré des conséquences sociales sévères pour les populations : des centaines de millions d'hommes ont subi le fléau de l'inflation, des classes sociales entières et 4 Avec la séquence d'auto-renforcement, « l'inertie » implique des mécanismes de reproduction particulière des modèles institutionnels dans le temps ; mais par contre, avec les séquences réactives elle implique des mécanismes de réaction et de contre-réaction (Mahoney, 2000, p. 511). 5 Une fois le choix effectué à une période donnée, s'ouvre une fenêtre d'opportunité au cours de laquelle peuvent émerger de nouvelles institutions . 6 Boyer (2003) souligne que l'hypothèse d'une séparation fonctionnelle mais d'une interdépendance de fait des sphères économiques et politiques a ouvert un chantier original permettant d'analyser les relations mutuelles entre crises politiques et crises économiques. 7 Pour l'utilitariste type, le libéralisme économique est un projet social qui doit être mis en œuvre pour le plus grand bonheur du plus grand nombre ; le laisser-faire n'est pas une méthode permettant de réaliser quelque chose, c'est la chose à réaliser (Polanyi, 1983). 4 des nations entières ont été expropriées. Insistant sur l'utopie d'un tel principe régulateur de la société et dénonçant ses effets destructeurs, Polanyi montre qu'un marché auto-régulateur n'exige rien de moins qu'une division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique où la tendance à la marchandisation amène la société à se soumettre à ses exigences, transforme les facteurs de la société non créés pour être vendus sur un marché en marchandises fictives. Un système de marché auto-régulateur signifie un système capable d'organiser la totalité de la vie économique sans aide ou intervention extérieure. Pour cet auteur, les déterminismes économiques et sociaux sont nécessaires pour analyser les changements institutionnels du 19è siècle, et ne doivent pas être distingués et séparés. Les deux sphères sont encastrées et l'ordre économique est simplement fonction de l'ordre social qui le contient. Par encastrement, Polanyi désigne l'inscription de l'économie définie comme l'ensemble des activités dérivées de la dépendance de l'homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables, dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de production et de circulation des biens et des services. Ce concept trouve son origine chez Polanyi dans le constat et l'analyse dialectique qu'aucune société n'a jamais confié au seul fonctionnement marchand la régulation de l'ensemble du fonctionnement économique et social (Groupe Polanyi, 2008). Le principe organisateur de la société ne s'appuie donc pas sur la seule logique marchande du profit et du gain. Il existe une pluralité de motivations chez les acteurs, toute société étant organisée suivant le principe de réciprocité, de redistribution et de l'échange. 1. Dépendance de sentier et politiques cotonnières au Dahomey (Bénin) Mahoney (2001) définit la dépendance de sentier comme une série séquentielle d’étapes où d' événements. Le point de départ résulte de conditions historiques antécédentes qui définissent un ensemble d’options disponibles à un moment donné nommé « critical jointures ». Ainsi, les trajectoires de développement sont ponctuées de périodes critiques où des événements mineurs ou contingents influencent profondément les événements futurs et les modèles de changement. Le choix opéré durant le moment critique conduit à des modèles institutionnels et d'une séquence réactive où les acteurs réagissent par une série de réponses et contreréponses prévisibles. Ce développement de chaînes réactives post critical junctures constitue le résultat final et correspond à une résolution des conflits générés par les séquences réactives (figure 1). Figure 1. Structure analytique de la dépendance du sentier de Mahoney Conditions antécédentes Facteurs historiques définissant les options et le processus de sélections. Moments critiques Sélection d'une option particulière parmi plusieurs alternatives. Persistance structurelle Modèle structurel ou production et reproduction institutionnelle. Séquences réactives Réactions et contreréactions aux institutions ou modèles structurels. Résultats Résolution des conflits générés par les réactions et contre-réactions. 5 Les « Critical junctures » Les « critical junctures » sont caractérisés par l’adoption d’un choix particulier parmi deux ou plusieurs alternatives possibles. Le terme « critical» renvoie au fait qu'une fois qu'une option particulière est faite, il devient progressivement plus difficile de faire marche arrière quand bien même plusieurs alternatives demeurent toujours disponibles et possibles. Mahoney distingue deux caractéristiques des « critical junctures » : la première résulte du choix d’une option particulière parmi plusieurs alternatives et la seconde découle de l'irréversibilité de l'option choisie. Par conséquent, si les alternatives avant le moment critique offrent une large gamme de résultats possible, au stade post moment critique la trajectoire définie par le choix réduit le domaine de possibilité des résultats. Les options disponibles durant les moments critiques, aussi bien que les choix effectués sont typiquement enracinés dans des événements antérieurs dont l'origine se trouve être souvent une crise structurelle, une guerre, un conflit majeur. Mahoney (2001) utilise le terme de conditions antécédentes pour montrer le rôle de ces événements antérieurs dans le processus décisionnel. Non seulement les conditions antécédentes déterminent les choix mais aussi leur degré peuvent varier et déterminer la vitesse de ce choix. Les moments critiques sont donc souvent caractérisés par des contingences8 dans lesquelles des événements imprévus peuvent avoir des impacts significatifs (figure 2). Figure 2. Contingence dans une séquence d'auto-renforcement A B C Temps 1 (conditions initiales) Options multiples (A,B,C) sont disponibles. La théorie ne peut prévoir ou expliquer l'option à adopter. B Temps 2 (Critical Juncture) L'option B est initialement favorable parmi les options concurrentes, d'où l'événement contingent. B,B,B Temps 3 (Auto-renforcement) L'option B profite de l'avantage initial et est reproduite de manière stable avec le temps Source : Mahoney (2000) La persistance structurelle Les moments critiques produisent des effets « increasing returns » ou d'auto-renforcement parce qu’ils conduisent à des institutions qui ont tendance à persister et sont difficilement transformables, processus que Mahoney (2000, 2001) définit par persistance structurelle. Dans l'analyse9 des facteurs de changements institutionnels, Mahoney distingue les causes de la reproduction institutionnelle de celles qui les ont créées en premier lieu et par conséquent les institutions ainsi produites peuvent perdurer en absence de tout processus responsables de leur formation initiale. 8 Contingence renvoie à l'incapacité de la théorie de prévoir ou d'expliquer, de manière déterministe ou probabiliste, l'occurrence des résultats spécifiques. 9 L'analyse non historique fonctionnaliste/utilitariste, culturelle et politique suggère que les mêmes facteurs qui compte pour la genèse des institutions vont aussi compter pour l'analyse du changement institutionnel au cours du temps (Thelen, 2003). 6 Thelen (2003) en vient à critiquer cette séparation des causes de reproduction et d'innovation institutionnelle, pour qui l'exemple du système allemand de formation professionnelle de 1897 et plus précisément la réponse du monde industriel au système d'apprentissage artisanal suggère qu'il n'est peut-être pas si utile que cela de faire une stricte séparation entre la stabilité institutionnelle et le changement, car quand le contexte change brutalement, la stabilité institutionnelle peut impliquer une dose importante d'adaptation institutionnelle. À la différence des périodes relativement contingentes de genèse des institutions, la reproduction institutionnelle est expliquée par des mécanismes dérivés des théories prédominantes. Durant les moments critiques, une séquence de facteurs contingents peut a priori conduire à la sélection d’arrangements institutionnels donnés. En fait, ces mécanismes de reproduction peuvent être tellement efficaces si bien qu'ils verrouillent un modèle institutionnel donné qui devient stable et s'auto-renforce. Dans une autre perspective, celle par exemple fonctionnaliste et utilitariste, la durabilité des institutions dépend de leur nature à équilibrer les rapports de forces et les jeux d’intérêts entre les acteurs. Or, les institutions qui assurent de manière inégale la distribution des coûts et bénéfices entre des individus en position de pouvoir différente sont de potentiels facteurs de conflits d’intérêts (Mahoney, 2001). De ce fait, des arrangements institutionnels peuvent persister quand bien même des individus rationnels préfèrent les changer en raison de l'existence d'un jeu de rapport de force et d'une logique utilitariste entre les individus10 qui conduisent inévitablement à des conflits et à des séquences réactives. Les séquences réactives En ce qui concerne la séquence réactive, Mahoney la définit comme une suite d'événements reliés d'une manière causale ; autrement dit chaque événement produit une série d'autres événements et un processus dynamique de réactions et de contre-réactions des acteurs. Les séquences sont qualifiées de réactives en ce que chaque événement est en partie la réponse à des événements antécédents. Mieux, les mécanismes conduisant aux séquences réactives diffèrent substantiellement de ceux de la reproduction institutionnelle. Les premiers peuvent être d'ordre endogènes ou exogènes (guerres, crises, interventions internes ou externes, réactions des acteurs à des arrangements institutionnels internes à la dépendance de sentier, etc.) alors que les seconds sont strictement d'ordre externes et montrent que le processus de reproduction institutionnelle repose sur des chocs ou des facteurs exogènes. Ainsi, alors que l'auto-renforcement et la rétroaction positive caractérisent la persistance structurelle, les séquences réactives sont-elles ponctuées par des processus de transformation et de « backlash » où il existe des possibilités de modifier les modèles institutionnels choisis. Un exemple basique de ce phénomène dans le cas d'une analyse a-historique peut être les arrangements institutionnels liant des individus aux rapports de force et de pouvoir inégaux et deviennent ainsi des sources potentiels de conflits. Or, les conflits donnent rarement lieu à des résultats finaux stables dans une séquence réactive, ils nécessitent souvent la formation de nouveaux modèles institutionnels par des mécanismes de rétroaction (Mahoney, 2000). 10 Ceux dotés de pouvoir ou qui tirent bénéfices des arrangements institutionnels existants résistent à sa transformation quand bien même ils sont inefficaces du point de vue collectif. L'explication utilitariste montre que les individus rationnels choisissent la reproduction institutionnelle - comprenant peut-être la formation d'institution sub-optimale - parce que aucun bénéfice potentiel de la transformation ne l'emporte sur les coûts générés (Mahoney, 2000, p. 517). 7 Application de la dépendance de sentier aux politiques cotonnières au Bénin Nous avons périodisé les trajectoires des politiques cotonnières au Dahomey (Bénin) de la fin du 19è siècle jusqu'en 2008 en quatre séquences. Jusqu'en 1960 la politique cotonnière de la France était menée de manière globale en direction de l'ensemble des pays de l'Afrique Occidentale Française (AOF) dont faisait partie le Dahomey avant son indépendance en 1960. Nous avons donc choisi de décrire ces politiques d'abord dans un cadre plus global avant de nous limiter au cas spécifique du Dahomey (Bénin). Politique cotonnière 1895-1949 La première politique cotonnière du Dahomey et en AOF fut héritée de la France. Elle a résulté du blocage des cotonnades françaises dans les ports américains du fait de la guerre de sécession de 1861-1865 (Fok, 1993 ; Levrat, 2007). D'où le choix des industriels français de diversifier leur source d'approvisionnement en coton en s'orientant vers l'AOF pour développer la culture du coton et pour les besoins de sécurité de l'industrie textile française (figure 3). Figure 3. Dépendance de sentier 1895-1949 Conditions antécédentes Moment critique Blocage des cotonnades françaises dans les ports américains en 1861-1865. Option de développer la culture cotonnière en AOF en 1895. Persistance structurelle Libéralisme économique, création de l'ACC en 1903, de l'UCEF en 1941. Séquence réactive Résultat Conflits d'intérêts, culture Faible production de coton. cotonnière forcée, désintéressement des paysans pour le coton, suppression de l'ACC et de l'UCEF . Toutefois, la France est restée hésitante et les premières initiatives furent en général l'œuvre d'individus, d'explorateurs, d'administrateurs, de compagnies privées ; le gouvernement se contentant de suivre et d'entériner (Levrat, 2007 ; Fok, 1993). Si en 1895, l'AOF apparaît moins prometteuse que d'autres territoires d'Outre-Mer et d'Afrique du Nord en particulier, à la fin du 19èsiècle elle a suscité un certain intérêt grâce aux récits de quelques explorateurs. Des missions organisées en AOF dont celle du Général Trentinian11 pour inventorier les ressources naturelles disponibles et réaliser des études sur la culture cotonnière montraient qu'elle était déjà pratiquée par de nombreux peuples. Quatre régions furent reconnues propices à cette culture et donc choisies : la Sénégambie, la Guinée, le Soudan et le Dahomey. Les expériences de développement commencèrent et furent diffusées dans ces territoires. Au Dahomey, la culture cotonnière était déjà pratiquée partout exceptée la zone littorale trop humide où dominait déjà le palmier à huile. Elle était concentrée dans la partie centrale, le Moyen-Dahomey dans le cercle de Savalou, situé entre le parallèle de Paouignan et celui de Savè, région qui au temps des rois dahoméens approvisionnait tout le Dahomey en ce textile. 11 Alors Lieutenant Gouverneur du Soudan français en 1898-1999. 8 L'exigence de développement la production cotonnière en AOF amena les industriels français à fonder l'Association Cotonnière Coloniale (ACC12) le 14 janvier 1903 en vue de faire pression sur les pouvoirs publics en faveur d'une politique et d'une promotion du coton colonial. L'usinage et la commercialisation du coton étaient ses principales missions afin d'assurer les importations de la métropole. L'ACC installa ses premières usines d'égrenage dans les principales zones de production au Dahomey et au Soudan. Jusqu'en 1914, l'essentiel des importations françaises provenait du Dahomey ; le reste venait du Soudan qui commença à exporter à partir de 1907 (Tableau 1). Malgré le volontarisme affiché, les importations françaises de coton étaient bien faibles à côté de celles des anglais ou des allemands qui furent multipliées par cinq pour le Togo et dix pour le Nigeria entre 1904-1913. Tableau 1. Évolution des importations de fibre (en tonnes) de l'AOF entre 1903-1914 Afrique Occidentale Française (AOF) Année 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913 1914 Soudan 14 19 21 45 21 58 60 26 Côte d'Ivoire 6 18 51 Dahomey 9 55 80 68 130 120 132 123 208 168 Total 9 55 94 87 151 165 153 187 286 245 Nigeria Togo 122 280 613 1.203 1.826 1.024 2.247 1.106 999 1.952 2.810 2.523 32 108 134 193 278 417 510 464 517 548 502 500 Source : Données compilées à partir de Levrat (2007) En 1914-1918, diverses publications sur les matières premières dans les colonies suivies de missions montraient l'intérêt d'une réelle politique cotonnière en AOF qui manifestait déjà un grand retard par rapport aux autres territoires français et colonies britanniques d'Afrique. Deux questions se posaient toutefois : l'une portait sur le type d'exploitations à promouvoir et l'autre sur la méthode à adopter pour amener les paysans à accepter le coton. Sur la première préoccupation et contrairement aux autres territoires français, colonies allemandes et anglaises, la France choisit la promotion d'une culture cotonnière se prêtant au système de la petite exploitation agricole13. Sur la seconde, la liberté de choix plus conforme aux principes officiels était risquée. La question était particulièrement épineuse pour le coton qui dès cette époque faisait souvent figure de « culture pauvre », moins rémunératrice que d'autres cultures telles que le café ou l'arachide avec lesquelles elle pouvait se trouver en concurrence. Le coton devient une culture de « commandant », une culture obligatoire et imposée aux paysans en 1912 (Fok, 1999). 12 Celle-ci publia un certain nombre d'articles pour informer l'opinion sur la question cotonnière et les raisons des succès de la Grande Bretagne et de l'Allemagne dans leurs colonies. 13 Les grandes plantations obligeaient à des déplacements de main d'œuvre qui rebutaient les indigènes, ainsi que les administrateurs contraints d'avoir recours au travail forcé. Les petites plantations permettent au contraire de maintenir les populations sur place. 9 Le problème du coton français avait fait très peu de progrès jusqu'en 1923-1924. Les moyens dont disposait l'ACC étant eux-mêmes des plus limités et les pouvoirs publics métropolitains et coloniaux ne portant pas encore à la question tout l'intérêt nécessaire (Levrat, 2007). L'année 1923-192414 marqua un tournant décisif avec un réel engagement du pouvoir public métropolitain et des gouverneurs locaux aux côtés de l'ACC. Les importations de la métropole en provenance des colonies sont cependant faibles avec toutefois une évolution relativement positive et une nette domination du Dahomey15 et du Soudan (Tableau 2). Tableau 2. Importations de fibre (en tonnes) de l'AOF de 1919-1930 Années Soudan Dahomey Côte d'Ivoire Togo 1919 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 1929 1930 137 156 63 77 140 186 911 694 208 475 456 292 213 145 422 276 314 321 680 1.024 n.d n.d n.d 1.069 n.d n.d n.d 95 198 272 457 737 920 1.038 1.168 1.925 1.006 958 791 679 766 997 1.602 1.231 1.661 1.536 2.045 1.909 Source : Données compilées à partir de Levrat (2007) En 1929, l'ACC bénéficia d'une subvention de 5.400.000 francs à l'initiative du ministre des colonies et d'une taxe spéciale de 1 franc par 100 kg sur le coton importé qui lui permirent de juguler la crise économique de 1929. Une politique16 transitoire de soutien des prix des produits coloniaux a été instituée pour acheter exceptionnellement le coton au-dessus des cours mondiaux grâce à une prime de production (Levrat, 2007). Mais cette politique ne durera pas longtemps puisque l'ACC ne bénéficia plus tard d'aucune autre contribution de l'État lui permettant d'intensifier son action en AOF, encore moins celle de l'administration qui préférait au coton d'autres cultures commerciales qui elles étaient subventionnées. Ainsi, alors que le café, le maïs, l'arachide ou encore la banane se portaient bien sur le marché et bénéficiaient d'un régime spécial de protection et de soutien des prix, le coton se défendait mal17(Levrat, 2007) et les niveaux de production étaient en dessous des espérances pour faire tourner l'industrie textile française qui dès ce moment fait penser à d'autres alternatives. 14 C'est à partir de cette date que l'on constate un véritable essor de la culture cotonnière en Algérie et au Maroc, dans les États du Levant sous mandat français, en Afrique Occidentale Française, au Togo, territoire sous mandat et en Afrique Équatoriale Française. 15 L'augmentation de la production au Dahomey est due principalement à l'organisation rationnelle de la production, à la recherche et à la création de marchés et d'usines. En 1931, le Dahomey du fait de sa forte production comptait 14 usines, dont 2 seulement étaient la propriété de l'ACC et 1 de l'administration, les autres étant détenues par le secteur privé. Au Soudan, on recensait 13 usines, dont 5 appartenant à l'ACC; en Côte d'Ivoire, 5 usines dont 4 pour l'ACC. 16 Contrairement aux autres cultures, le coton ne bénéficia que temporairement de cette politique du fait de la légère remontée des cours de la fibre puis de leur stabilisation. Quelques mesures générales furent prises au plus fort de la crise, alors que le prix de revient du coton d'Afrique noire (à peu près entre 8 et 9 francs le kilo, rendu en France était supérieur au cours mondial (il a baissé depuis Juin 1930 de 10 et 11 francs le kilo à 6,50 et 7 francs) afin de maintenir la culture; une prime à l'exportation fut accordée par un décret présidentiel du 8 mai 1931. 17 Son prix de revient était élevé mais aussi il devait supporter des taxes à l'exportation. 10 Les succès des premiers essais18 de coton irrigué dans la vallée du Nil orientèrent les résolutions du congrès national du coton en 1931 qui se prononce clairement en faveur du coton irrigué. L'office du Niger fut créée le 15 janvier 1932 pour mener à bien cette mission d'aménager 960.000 ha dont 510.000 ha de coton et 450.000 ha de riz. Malgré d’importants investissements financiers et de travaux forcés, le succès a été virtuellement absent (Levrat, 2007 ; Fok, 1993). Le bilan des importations des fibres de l'AOF et du Togo est particulièrement médiocre à cette époque : après avoir culminé en 1930, elles déclinent jusqu'en 1933 puis reprirent un mouvement ascendant sans toutefois retrouver leur niveau antérieur en 1937 (Levrat, 2007). L'occupation d'une partie du territoire français en 1941 par les allemands le coupait de ses autres sources d'approvisionnement sauf celle de l'AOF d'où elle importa 85% de son coton en 1942. Cette occupation de l'armée allemande favorisa une prise de conscience collective pour une réelle politique cotonnière de la France. L'ACC fut supprimée et remplacée par l'Union Cotonnière de l'Empire Français (UCEF) en décembre 1941. Pour M. Rabault, alors président de l'UCEF, deux raisons économiques et une administrative expliquent les échecs de la politique cotonnière de l'ACC. La première raison tient au choix du libéralisme économique, interdisant toute discrimination de prix en faveur du coton, livré sans défense aux vicissitudes du marché mondial. La seconde raison résulte des mesures de protection accordées aux autres produits commerciaux qui ont bénéficié successivement de droits ou de contingents. Enfin, la raison administrative provient de l'incohérence des efforts pour la vulgarisation du coton auprès des paysans. L'administration n'était pas elle-même convaincue de cette culture en la traitant de « parent pauvre », ce qui a pour conséquence une désaffection des paysans pour sa production. Par conséquent, les conditions étaient réunies pour que les paysans soient plus attirés pour des productions plus susceptibles, en raison des protections dont elles bénéficiaient, de leur assurer de plus fortes rémunérations avec de moindre efforts. Tous les auteurs qui ont étudié la politique cotonnière de cette période se sont montrés très critiques à son égard. Ils ont fustigé en particulier son insuffisance et plus encore ses incohérences liées à la divergence des intérêts à prendre en compte (Fok, 1993, 1997 ; Levrat, 2007). Le gouvernement, plus soucieux des intérêts de la métropole que de ceux des colonies était partagé entre des points de vue contraire et les choix étaient de fait délicats entre les intérêts généraux de la France, ceux des colonies – défendus de façon contradictoire par les administrateurs – et enfin ceux de l'industrie métropolitaine portés vers la recherche de profit individuel. Politique cotonnière 1946-1972 Le second point de bifurcation de la politique cotonnière française en AOF fut l'année 1946 où le choix fut porté sur la création de deux institutions spécialisées : l'une dans la recherche et l'autre en production cotonnière. L'UCEF céda la place à l'Institut de Recherche du Coton et des Textiles Exotiques (IRCT) et à la Compagnie Française de Développement des Fibres Textiles (CFDT), tandem chargé de mettre en œuvre une nouvelle politique cotonnière (figure 4). 18 Pour une même quantité de travail, le coton irrigué produirait 4 à 5 fois plus de rendements que le coton pluvial. Ces résultats expliquent le choix d'une politique de grands travaux d'irrigation pour aménager au départ 750.000 ha non seulement au profit du coton mais aussi au profit d'autres cultures. 11 Figure 4. Dépendance de sentier 1946-1972 Conditions antécédentes Échec de l'ACC et de l'UCEF. Moment critique Persistance structurelle Création d'institutions Intégration économique spécialisées : IRCT et CFDT de la production. Séquence réactive Elimination des opérations privés de la commercialisation, CFDT devient acteur unique de la production, adhésion des paysans à la production du coton. Résultat Augmentation de la production cotonnière. D'un côté, la recherche apparaissait de plus en plus comme prioritaire. La France souffrait dans ce domaine d'un retard de plus de vingt ans par rapport aux britanniques ou aux allemands, se contentant le plus souvent d'utiliser des semences mises au point par d'autres puissances occidentales (Levrat, 2007). Dès sa création le 18 avril 1946, l'IRCT établit un réseau coordonné de stations19 de recherche dans l'ensemble de la zone cotonnière de l'AOF : une station principale à Bouaké en Côte d'Ivoire ; une à Anié Mono pour la zone Togo et Dahomey20; une autre à N'Tarla au Soudan. Il mit également un accent particulier sur la formation de techniciens cotonniers qu'il déploya dans les zones de production. De l'autre côté, les activités de commercialisation et d'égrenage de coton étaient réalisés jusqu'en 1949 par des maisons de commerce21 qui disposaient de leurs propres unités ou faisaient traiter le coton dans les anciennes usines de l'ACC. A sa création en 1949, la CFDT avait pour mandat de reprendre en charge l'organisation de ces activités. Créée sous forme de société d'économie mixte dont l'État est majoritaire, les programmes d'action de la CFDT, définis conjointement avec le Ministère de la France d'Outre-mer et les gouvernements généraux et locaux étaient réalisés avec les subventions du Fonds International pour le Développement Économique et Social (FIDES) et du Ministère de l'économie qui lui affecta une partie de la taxe d'encouragement à la production textile. La CFDT prit en charge l'égrenage dès 1950, réhabilita et créa de nouvelles usines plus modernes dans les nouveaux secteurs cotonniers. Elle avait cependant un problème sur la qualité du coton graine qui était acheté aux paysans par l'intermédiaire des maisons de commerce. En effet, les maisons de commerce achetaient le coton sans porter attention à sa qualité qui était pourtant essentielle pour la qualité de la fibre. La qualité de la fibre primait pour les industriels français (longueur de la fibre, propreté et homogénéité) et le prix d'achat souvent dérisoire22 était fixé en fonction du marché français. Dès 1950-1951, la CFDT s'efforça d'instituer un différentiel de prix suivant la qualité du coton dans les zones qu'elle contrôlait afin d'inciter les paysans à trier leur coton ; une politique qui trouva immédiatement un écho favorable auprès des négociants au Togo et au Dahomey. L'impérieuse nécessité de ré-organiser le marché du coton amena la réunion des acteurs à la Conférence de Dakar en juin 1952 en vue de déterminer un plan de développement de la production, les moyens financiers pour sa réalisation ainsi que les questions de commercialisation et de prix. Les principales recommandations concernaient la nécessité absolue de garantir au paysan un prix stable et suffisamment rémunérateur, l'annonce précoce 19 Ces stations sont selon les cas, d'anciennes stations cédées par l'administration ou des créations nouvelles. À côté de ces trois stations principales, d'autres secondaires existent comme celle de Bobo Dioulasso en Haute Volta et celle de M'Pesoba au Soudan. 20 Au Dahomey, l'IRCT a procédé en collaboration avec les services de l'agriculture à une série d'essais variétaux au centre de multiplication d'Ina. 21 On peut citer : CHAVANEL, CFCI, PEYRISSAC, etc. 22 Ce que les négociants justifiaient par les délais d'acheminement vers l'Europe et la nécessité de se prémunir contre les éventuelles baisses des cours. 12 du prix d'achat avant le semis pour permettre aux paysans de faire des adaptations et des anticipations, le versement d'avances aux paysans au moment de l'ensemencement et l'organisation de marchés d'achat sous le contrôle de l'administration. Elle recommanda également une assurance d'équilibre financier pour la CFDT en cas de chute des cours, qui faute de pouvoir être assurée dans l'immédiat par une caisse locale fut prise en charge par les industriels dans le cadre de la convention UNICO de 1952 qui a permis de sceller l'engagement des industriels français à acheter effectivement le coton de l'AOF à un prix fixe, stable et garanti (Fok, 1993, 2006a). La mise en application des recommandations fut immédiate et dès 1953, en accord avec la CFDT, l'administration fixa le prix d'achat du coton graine et un an plus tard la CFDT organise la collecte et le transport du coton vers les usines d'égrenage. Une « caisse inter État » de stabilisation des cours du coton, subventionnée par le Fonds de Soutien des Textiles d'Outre-mer fut établie en Haute Volta en 1955. Ainsi, l'imbrication des activités depuis la diffusion et la vulgarisation de la culture jusqu'à l'égrenage et la commercialisation de la fibre amena la CFDT à s'orienter progressivement vers l'intégration économique de la production en AOF. La CFDT n'intervient directement au Dahomey que dans le département du Borgou23. Il lui furent confiées la culture cotonnière et la direction du développement agricole. L'indépendance du Dahomey le 1er août 1960 qui manifestait un désir d'autonomie vis-à-vis de la France ne remit en cause ni la politique de diffusion du coton encore moins les arrangements institutionnels mis en place. La CFDT prit en charge l'encadrement cotonnier et vivrier du Borgou en 1962 puis obtint du Fonds d'Aide à la Coopération (FAC), le financement d'un programme de cinq ans (1964-1969) avec comme objectif le quadruplement de la production24. De manière générale, les relations entre celle-ci et les nouveaux États s'intensifièrent plutôt du fait de la volonté de ces derniers d'accroître leur production. Elles furent régies par des conventions décennales qui furent reconduites dans certains États jusqu'à la création de compagnies nationales avec le concours des Ministères français de la Coopération, des affaires étrangères et des finances, du Fonds Européen de Développement (FED) et de la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (BIRD) qui fournissaient des avances de fonds pour leur démarrage. La Cotontchad fut créée en 1971, la Société de Développement des Fibres Textiles du Sénégal (SODEFITEX) et la Compagnie Ivoirienne de Développement des Textiles (CIDT) en 1973, la Sodécoton pour le Cameroun et la Compagnie Malienne de Développement des Textiles (CMDT) en 1974, la Société Burkinabé des Fibres Textiles (SOFITEX) en 1979. Toutes ces sociétés étaient des filiales de la CFDT avec des participations initiales de 45% pour la CIDT, 40% pour la CMDT, 44% pour la SOFITEX, 20% pour la SODEFITEX, 45% pour la Sodécoton et 17% pour Cotontchad. En revanche, le Dahomey et le Togo optèrent pour des sociétés d'État sans la participation financière de la CFDT (Pursell, 2001 ; Levrat, 2007). La Société Togolaise du Coton (SOTOCO) fut créée en 1974 et la Société Nationale Cotonnière (SONACO) en 1972 au Dahomey. En sommes, la politique cotonnière 1946-1972 a connu une rupture économique assez marquée avec la dépendance de sentier précédente, liée principalement au modèle d'intégration économique choisi par la CFDT qui tend à protéger le marché cotonnier des vicissitudes du marché mondial et à garantir un prix suffisamment rémunérateur, stable et garanti aux paysans puis résoudre définitivement l'appréhension négative de « culture pauvre 23 Dans les autres régions, elle assura à partir de 1959 la multiplication et la diffusion des semences (variétés hirsutum) laissant de côté les Barbadense qui disparurent progressivement et apporta son concours technique aux sociétés de développement régional créées en 1959 et regroupées dans la Société Nationale pour le Développement Rural (SONADER) créée en 1958. 24 Ce qui permit de lancer la culture intensive avec la variété Allen dans cette région et une croissance régulière de la production jusqu'en 1973. 13 attribuée au coton ». Dès lors, le coton se trouve être une culture sûre et attrayante (Fok, 1993) et les opérateurs privés étant évincés du marché de commercialisation et d'égrenage. En définitive, cette phase a été caractérisée par une rigidité , un verrouillage (lock-in) institutionnel de la production. Politique cotonnière 1972-1991 L'organisation de la production cotonnière était particulière au Dahomey avec la création de la SONACO en 1972. Les fonctions de production et d'usinage du coton étaient dissociées entre elles de la commercialisation et de la stabilisation des prix payés aux paysans en cas de déprime du marché. Les premières étant confiées à la CFDT et les secondes à la SONACO. Le changement de trajectoire de politique eu lieu à la faveur du coup d'État militaire du 26 octobre 1972 qui prévoyait entre autres, la prise en charge par l'État des secteurs vitaux de l'économie. Le discours programme du 30 novembre 1972 définissait les objectifs du « gouvernement militaire révolutionnaire ». Le Dahomey changea d’idéologie en optant résolument pour une économie de type socialiste le 30 novembre 1974 (Cuogo, 1985). Figure 5. Dépendance de sentier 1972-1991 Conditions antécédentes Coup d'État militaire en 1972. Moment critique Nationalisation des entreprises d'État, y compris le secteur coton. Persistance structurelle Maintien du modèle d'intégration et création d'institutions nationales. Séquence réactive Expulsion de la CFDT, désaffection pour le coton, promotion des cultures vivriers, mise en oeuvre de projets de développement rural intégré. Résultat Augmentation des productions cotonnières et vivrières, développement économique et social des zones cotonnières, augmentation des revenus d'exportation du Bénin. L'orientation choisie fut celle d'un développement auto-centré, d'une économie centralisée et planifiée donnant la priorité à la sécurité alimentaire. Le régime militaire rompit ses relations avec la CFDT en 1975 (Cuogo, 1985). Il fut porté vers la promotion des cultures vivrières. La production de coton, après avoir atteint 50.000 tonnes en 1972-1973, connut une régression25 sur 10 ans. Les exportations de coton furent confiées à la Société de Commercialisation et de Crédit Agricole du Dahomey (SOCAD) créée en 1974 et à la Société Nationale de Commercialisation et d’Exportation du Bénin (SONACEB) en 1975 (Ministère de la Coopération, 1987). De nouvelles institutions furent introduites pour assurer la promotion agricole et le développement des cultures vivrières. La Société Nationale des Produits Agricoles (SONAGRI) remplaça la SONACO pour s'occuper du développement agricole. Les Centres d’Action Régionale et de Développement Rural (CARDER) sont créés en 1975 pour s'occuper de l'approvisionnement en intrants, de la vulgarisation, de l’encadrement, de la formation agricole, de l'égrenage du coton et la mise en place de crédits agricoles aux paysans. En clair, quatre structures à savoir les CARDER, la SOCAD, la SONACEB et la SONAGRI composaient le dispositif institutionnel avec des rôles bien déterminés. 25 La production baissa à 14.434 tonnes de coton graine en 1981-82. 14 Les CARDER ont suscité et accompagné à partir de 1976, la création des groupements villageois, vus comme les institutions les plus importantes pour la production agricole à l’échelle villageoise. Ces groupements villageois prirent en charge les activités de commercialisation du coton, d'approvisionnement en facteurs de production des paysans et de récupération des crédits (Pursell, 2001). Cette politique rencontra un franc succès auprès des paysans, et plus intéressant les ristournes qui leur étaient versées à titre de rétribution par la société cotonnière leur permettaient de réaliser des infrastructures socio-communautaires : écoles, dispensaires, magasins de stockage, puits, pistes rurales. Elle a permis également l'alphabétisation des paysans, la formation d'artisans ruraux pour aider à l'équipement et à l'entretien des machines agricoles, et l'émergence d'une catégorie de paysans lettrés formés et compétents dans les tâches de gestion (Levrat, 2007). Ainsi, les paysans et leurs organisations sociales ainsi que la société cotonnière sont devenus les principaux acteurs de développement des zones cotonnières (Pursell, 2001; Fok, 1993, 1999; Hugon, 2005). Le retour au régime constitutionnel en 1978 et la mise en place des institutions prévues par la loi fondamentale furent favorables à une conception plus pragmatique de l'économie formatée par la philosophie marxiste léninisme. La production cotonnière fut à nouveau encouragée en 1982 avec le démarrage de projets de développement rural intégré dans le Borgou26, l'Atacora et le Zou (Cuogo, 1985). Ce nouvel engagement en faveur du coton provoqua une augmentation des surfaces et des productions qui atteignent 110.000 tonnes en 1988 (Figures 6a et 6b). Le Bénin fait de nouveau appel à la CFDT alors qu'il n'y avait plus qu'une seule usine qui fonctionnait aux fins d'assistance technique à la nouvelle Société Nationale pour la Promotion Agricole (SONAPRA) créée le 4 mars 1983 à la suite de la fusion de la Société Nationale de Commercialisation et d'Exportation du Bénin (SONACEB), de la Société Nationale des Produits Agricoles (SONAGRI) et du Fonds Autonome de Stabilisation et de Soutien des Prix des Produits Agricoles (FAS). L'ensemble des fonctions d'appui à la production, à la commercialisation, l'usinage, à la stabilisation et au soutien des prix agricoles lui furent confiées. Ce qui conduit à une intégration complète27 de la production. La crise28 cotonnière de 1984-1985 se fera sentir plus tard en 1987-1988 suite à l'épuisement des fonds de soutien et de stabilisation des prix de la SONAPRA (Ministère de la Coopération, 1987). La production et la superficie ensemencée chutèrent respectivement à 70.200 tonnes et 71.700 ha, mais reprendront rapidement leur croissance jusqu’en 1991-1992 (Figures 6a et 6b) malgré une seconde crise cotonnière. Le recours à des financements internationaux est apparu incontournable pour la SONAPRA afin de préparer les prochaines productions. La solution prévue étant celle d’une intervention des bailleurs de fonds engagés dans les projets cotonniers (Ministère de la Coopération, 1987). De nombreuses mesures 29 ont 26 Le financement de ce projet fut assuré par plusieurs partenaires au développement : l'Association Internationale de Développement (IDA) dans le Borgou, le Fonds International pour le Développement Agricole (FIDA) et l'Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) dans l'Atacora et l'IDA et la Caisse Centrale de Coopération Économique (CCCE) et le Fonds d'Aide et de Coopération (FAC a remplacé le FIDES en 1960) dans le Zou. 27 L'intégration complète est entendue dérive du fait toutes les activités en amont et en aval de la production sont confiées à une même entité. 28 La crise résulte d’une explosion de la production mondiale atteignant littéralement 19,1 millions de tonnes, dépassant ainsi de 24% le record historique de 1981-1982. Cette hausse résultait à la fois d’un accroissement de 8% des surfaces plantées, d’une augmentation de 20% des rendements moyens fibre par rapport aux deux années précédentes et à la flambée de la production chinoise passant de 3 millions de tonnes en 1981-1982 à 6,3 millions en 1984-1985 (Ministère de la Coopération, 1987). 29 Des missions de la CCCE-BIRD en mai et décembre 1986, chargées d’évaluer le deuxième projet de développement rural du Borgou et d’analyser l’importance des déficits de la filière coton ont fait des propositions d’ajustement qui devaient permettre de prendre des mesures à court terme et de réduire de manière importante le déficit dès 1987-1988: limitation de la production à 80 ou 90.000 tonnes en 1987-1988 en raison de la capacité d’égrenage insuffisante ; réduction du prix de coton au producteur ;suppression de la subvention aux engrais et limitation à 15% pour la subvention 15 été prises et tout laissait à penser à la mi-1987 que le Bénin ne conclurait pas rapidement un accord de confirmation avec le Fonds Monétaire International pour résoudre les problèmes financiers estimés à 8 milliards de francs CFA en 1987 (Pursell et Diop, 1998). Un plan de réhabilitation sur la période 1988-1991 s'est mis en place et privilégiait une meilleure maîtrise des coûts de revient, la construction de nouvelles usines, la réorganisation du système de vente du coton fibre, et la création en 1989 d'un fonds de stabilisation et de soutien des prix des produits agricoles (FSS). En définitive, la politique cotonnière 1972-1991 était conçue dans une logique de continuité de la dépendance de sentier de 1946-1972 malgré le coup d'État militaire. Figure 6b. Évolution des productions (t) de coton graine au Bénin entre 1953-2008 Figure 6a. Évolution des superficies (ha) de coton graine au Bénin entre 1961-2008 450000 400000 400000 350000 350000 300000 300000 Production (tonnes) 450000 Superf icie (ha) 250000 200000 150000 100000 250000 200000 150000 100000 50000 50000 0 0 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 1950 1960 1970 1980 1990 2000 2010 2020 Années Années Source : Association Interprofessionnelle du Coton (2008). Politique cotonnière 1992- 2008 La succession des deux crises cotonnières et la demande prégnante de la SONAPRA à des financements extérieurs ont remis en cause l'efficacité du modèle d'intégration de la SONAPRA (Pursell, 2001; Pursell et Diop, 1998). Deux conceptions opposées sur l'organisation de la production cotonnière en Afrique francophone s'affrontèrent au colloque d'octobre 1987 à Paris : celle de la Banque mondiale donnant la priorité à l'économique et défendant exclusivement une libéralisation économique contre celle sociale et de développement rural préconisée par la France (Levrat, 2007). Si la résistance30 de certains pays (Mali, Burkina Faso) avec le soutien de la France à la pression de la Banque mondiale et du Fonds Monétaire International a retardé les changements institutionnels, en revanche le Bénin31 a été le champ d'expérimentation d'une politique de libéralisation de la production. aux insecticides ; élimination des zones marginales ; instauration d’une politique d’achat à la qualité et amélioration de l’organisation de la commercialisation ; transfert des usines d’égrenage des CARDER à la SONAPRA ; réduction des frais d’usinage et organisation des transports ; vente d’une partie du coton graine au Nigéria pour 1986-1987 ; passation d’un contrat de gestion avec la CFDT. 30 Cette résistance ne devrait plus durer avec la privatisation de la Compagnie Malienne pour le Développement des Textiles (CMDT) programmée pour 2008. 31 Les conditions s'y prêtaient aussi : la SONAPRA est une société 100% d'État. Ce qui expliquerait la moindre résistance de la CFDT face à la pression des réformes de la Banque mondiale; le gouvernement de l'époque y était favorable (Levrat, 2007). 16 Les réformes économiques paraissaient être pour certains économistes la seule alternative possible (Goreux, 2003 ; Baffes, 2004 ; Pursell, 2001 ; Pursell et Diop, 1998). La Lettre de Déclaration de Politique de Développement Rural de juin 1991 définissait les grandes orientations de la nouvelle politique agricole et cotonnière du Bénin : libéralisation de l'approvisionnement en intrants et la privatisation de l'égrenage. Ce choix caractérise le quatrième point de bifurcation de la dépendance de sentier (Figure 7). Figure 7. Dépendance de sentier de 1992- 2008 Conditions antécédentes Moment critique Crises cotonnières, épuisement Choix du libéralisme des ressources financières de économique. la SONAPRA. Persistance structurelle Création d'institutions de régulation du marché : AIC, CSPR, CAGIA . Injonction de la Banque Renforcement de capacité des mondiale et du FMI . associations paysannes. Séquence réactive Conflits d'intérêts entre acteurs, abandon du coton par des producteurs, création de groupements dissidents, suppression de la CAGIA. Résultat Fluctuation de la production cotonnière, moins d'actions de développement rural dans les zones cotonnière. Le processus de libéralisation et de privatisation a été progressif et s'est opéré sous le parrainage de la SONAPRA (Baffes, 2002). Il a nécessité une recomposition et un renforcement de capacités (capacity building) des associations de paysans. La Fédération des Producteurs du Bénin (FUPRO- Bénin) fut créée en 1991 et regroupait environ 3.000 groupements villageois, 77 unions communales de producteurs et 6 unions départementales de producteurs. L'approvisionnement en intrants a été partiellement et progressivement ouvert aux privés à partir de 1992 pour être totalement libéralisé en 1998. Le secteur de l'égrenage a subi le même changement institutionnel et fut ouvert partiellement aux investisseurs privés en 1995 et pour l'être totalement en 1998. Le Bénin devient en 1998 l'un des pays ayant accompli le plus de progrès dans la mise en œuvre des changements institutionnels préconisés par la Banque mondiale (Baffes, 2002). Avec l'ouverture du marché du coton aux fonds privés, des innovations institutionnelles furent introduites avec l'aval du gouvernement. D'abord, la Coopérative d’Approvisionnement et de Gestion des Intrants Agricoles (CAGIA32) fut créée en 1998 par les paysans afin d'organiser la distribution des intrants aux paysans à travers une procédure d'appel d’offre. Un an plus tard, l’Association Interprofessionnelle du Coton (AIC), une structure de regroupement de paysans, d'égreneurs et de fournisseurs d'intrants, est créée pour gérer les fonctions critiques33 ou les services joints de la production, servir d'interface entre d'une part l'État et les familles professionnelles et de l'autre entre les familles professionnelles elles-mêmes. Enfin, la Centrale de Sécurisation et de Recouvrement des Paiements (CSPR) est mise en place en 2000 avec pour mission la répartition du coton graine suivant un mécanisme d'attribution par quota de la production aux égreneurs, la récupération des crédits intrants et le paiement du prix du coton aux paysans (Goreux, 2003 ; Baffes, 2002 ; Fok et Tazi 2004). 32 Elle est supprimée en 2006 avec l'arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement de Yayi Boni en 2006 pour manque de transparence et remplacée par la Commission Intrant Coton (CIC) avec les mêmes missions. 33 Ils désignent l'ensemble des services d'appui, techniques, commerciaux et d'infrastructures, dont les compagnies cotonnières nationales assuraient jusqu'ici la prestation et dont le financement provenait des déductions effectuées sur le paiement du coton au producteur. Les plus importantes de ces fonctions critiques sont les services de vulgarisation, de recherche, de multiplication et de distribution des semences, de contrôle de la qualité, et de maintenance du réseau routier (Baffes, 2002). 17 Les changements institutionnels se sont accompagnés de nouvelles règles. Un nouveau mécanisme de fixation du prix dit « formule de Waddell » a été initié en 2004. Son principe repose sur l'alignement du prix payé aux paysans sur celui mondial, mais l'application soulève encore des dissensions et des suspicions entre paysans et égreneurs (Fok, 2006b). Mieux, les deux types d'acteurs n'arrivent pas le plus souvent à une entente de prix après plusieurs concertations ; ce qui retarde parfois le démarrage de la commercialisation en attendant que le prix d'achat soit fixé. Dès lors, le principe d'or de fonctionnement de l'organisation de la production qui reposait sur l'annonce précoce du prix d'achat avant les semis se trouvait violé. A plusieurs reprises, la fixation des prix eu lieu à la fin de la récolte et le paiement aux paysans pouvait être effectif trois mois après la commercialisation (Kpadé, 2005). Également, le financement des fonctions critiques a été confié aux paysans et aux égreneurs. Enfin une politique34 de quota est introduite pour répartir la production entre les égreneurs. Toutefois, ces règles collectives mises en place initialement avec l’adhésion de l’ensemble des acteurs de la production ont fait l’objet de sévères critiques par les mêmes individus à partir de 2002 (Waddell et al., 2004). Les réactions de contestations et de dissensions ont dérivé d'abord en 2002 puis en 2003 du rejet du dossier d'appel d'offre de deux fournisseurs privés (CSI et FRUITEX) par la CAGIA. L'élargissement des contestations aux égreneurs et ensuite aux paysans et à leurs organisations sociales conjugué à l'incapacité des acteurs à trouver des compromis semble révélateur de la manière avec laquelle les arrangements institutionnels ont été mis en place. Ils placent le Bénin parmi les pays africains ayant le plus d'organisations et de structures dans la production cotonnière. Le Bénin qui comptait jusqu'à la veille des réformes une seule organisation paysanne, en compte aujourd'hui une dizaine35 et on peut dénombrer jusqu’à cinq voire plus d'organisations paysannes à l'intérieur d'un même village. Les dérives se sont multipliés à tous les niveaux : retard dans la distribution des intrants et de paiement aux paysans (Kpadé, 2005), non remboursement des intrants par certains paysans et achats directs aux paysans par certains égreneurs sans passer par le mécanisme de régulation de la CSPR. En clair, les changements institutionnels pour le libéralisme économique a été une rupture de dépendance de sentier par rapport aux deux derniers dépendances. Les arrangements institutionnels qui en ont découlés ont révélé une fragilité et une incapacité des acteurs locaux à résister aux effets du marché et justifieraient les conflits qui résultent d'un désir d'appropriation du marché intrants par les fournisseurs privés et de contrôle du marché de commercialisation du coton par les égreneurs privés. 2. Évolutions synchroniques des dimensions marchande et non marchande des politiques cotonnières Les analyses en terme de dépendance de sentier sont fondées généralement sur les notions de rendements croissants, de modèles d'équilibres ponctués, de rupture ou de continuité, de verrouillage ou de lock-in institutionnel. Elles semblent être restrictives pour saisir les évolutions des institutions économiques (Thelen, 2003 ; Boyer, 2003). Ces travaux pour la plupart recherchent la genèse de formes particulières d'organisation dans le cadre de conjonctures ou de conditions historiques spécifiques et voient les institutions comme le 34 Le Bénin qui comptait avant la libéralisation 10 usines d'égrenage en compte aujourd'hui 18 dont 10 pour la SONAPRA (Savalou, Glazoué, Parakou 1 et 2, Banikoara, Bembérékè, Kandi, Bohicon 1 et 2, Hagoumé ) et 8 pour les opérateurs privés. Ce qui porte la capacité d'égrenage à 587.000 tonnes pour une production qui n'excède pas annuellement au mieux 350.000 tonnes. 35 On peut citer : l'Association des Groupements de Producteurs (AGROP, AGROP DEDE, AGROP Nouvelle Vision), la Fédération Nationale des Groupements de Producteurs (FENAGROP), le Syndicat des Producteurs de Banikoara, l'Association Communale des Producteurs du Bénin (ACPB), l'Union Nationale des Producteurs (UNAPRO). 18 résultat de périodes historiques spécifiques ou de points de rupture qui produisent des configurations contraignants les développements postérieurs. Certes, la littérature contemporaine mobilisant les travaux féconds de Mahoney et de Pierson a fait d'énormes progrès de clarification en soulignant les moments d'innovation institutionnelle où les acteurs, les choix et la contingence sont déterminants. Dans cette perspective, le changement institutionnel est perçu comme le résultat de chocs exogènes qui viennent détruire des arrangements institutionnels stables antérieurs et ouvrent la voie à des innovations institutionnelles (Thelen, 2003). Toutefois, ils restent incomplets sur la manière dont les institutions elles-mêmes se transforment et évoluent en compatibilité avec les conditions économiques, politiques et sociales changeantes. C'est précisément ce qui fait l'objet de la présente section, l'analyse de la dynamique d'évolution endogène des institutions en relation avec les conditions socio-économiques de manière à apprécier pleinement l'importance causale du passé (Thelen, 2003). La question de la séparation ou de l'interrelation institutionnelle est centrale dans les travaux d'auteurs institutionnalistes comme Polanyi qui procède par une approche dialectique. Polanyi combine une analyse diachronique et synchronique d'actions et de réactions pour aboutir à l'encastrement, c'est-à-dire une imbrication étroite (embedded) de phénomènes socioéconomiques et politiques (Caillé, 2007). Le développement plus récent du Groupe Polanyi (2008) insiste sur le fait que tout développement marchand s'accompagne toujours d'un développement non marchand et inversement. Dans cette conception et posées ainsi, les relations marchandes et non marchandes ne peuvent exister de façon pure, toute situation est le résultat d'une hybridation ou d'une confrontation dialectique (Groupe Polanyi, 2008). En tant que telle, la grille d'analyse de la relation dialectique marchande et non marchande peut compléter les analyses par la dépendance de sentier pour révéler l'autre face cachée de l'analyse, c'est-à-dire la dimension sociale mise en œuvre derrière les arrangements institutionnels de l'activité économique. La séquentialisation des politiques cotonnières indique deux formes de régulation de la production entre 1895 et 2008 : une régulation marchande en 1895-1946 et 1992-2008 puis une intégration ou un encastrement de la production en 1946-1971 et 1972-1991. La dynamique institutionnelle 1895-1946 La politique de 1895-1946 était conçue dans une perspective d'économie de marché, rejetant tout interventionnisme étatique ou toute action de protection sociale ; d'où l'absence de protection du coton par les industriels ou les pouvoirs publics contrairement aux autres cultures commerciales qui bénéficiaient d'une protection (Levrat, 2007). Le coton fut inséré plus d'un demi siècle durant dans une économie formelle privilégiant exclusivement la logique de la relation des moyens aux fins et l'individualisme méthodologique (Polanyi, 1983 ; Groupe Polanyi, 2008). La minimisation des dépenses sous contrainte d'une maximisation de production à court terme interdisait toute initiative réelle de développement de la production cotonnière et des services joints ; l'ACC se limitant essentiellement à installer des usines d'égrenage. Ce principe est doublé dans la même vision d'esprit d'une divergence des intérêts des acteurs : les industriels attirés par le profit et le gouvernement français plus soucieux des intérêts de la métropole. Les arrangements institutionnels, verrouillés par les considérations économiques et les principes du marché auto-régulateur n'accordaient que peu de place aux organisations et aux règles sociales ou collectives. L'analyse polanyienne des facteurs de la vie humaine et sociétale transformés en marchandises fictives du fait de l'utilitarisme individualiste souligne les conséquences sociales d'une régulation économique et sociale confiée exclusivement aux seules forces du marché : transformation de l'individu en 19 homo oeconomicus cherchant par tous les moyens le profit et le gain, isole la terre 36, la monnaie37 et le travail38 pour former des marchés autonomes dont le prix résulterait de la confrontation entre l'offre et la demande (Polanyi, 1983). L'appréhension du concept de marchandise devient d'une extrême simplicité : est marchandise toute chose, matérielle ou immatérielle, réelle ou virtuelle, qui a un prix. Toute chose qui vaut au sens économique, c'est-à-dire qui a un prix ou qui entre dans le champ transactionnel (Henochsberg, 2001). L'économie de marché est un système économique commandé, régulé et orienté par les seuls marchés ; la tâche d'assurer l'ordre dans la production et la distribution des biens étant confiée à ce mécanisme autorégulateur (Polanyi, 1983). De ce fait, elle implique une séparation institutionnelle et une société dont les institutions sont subordonnées aux exigences du mécanisme marchand. Ainsi, les prix commandent la production, la distribution des biens et les revenus en dépendent. L'importance vitale du facteur économique exclut tout autre résultat, une dépendance complète à l'égard des caprices du marché (Polanyi, 1983) et au lieu que l'économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont ces dernières qui sont encastrées dans le système économique. L'organisation de la production cotonnière découlant d'une telle régulation était menacée par tout changement du niveau des prix. Car dans un système de marché, si les prix tombent, les affaires sont compromises, à moins que tous les éléments du coût ne tombent en proportion de la chute des prix. Par conséquent et malgré le volontarisme affiché des industriels français et des pouvoirs publics pour assurer la production cotonnière, les résultats obtenus furent largement en dessous des attentes afin de répondre aux besoins de l'industrie textile française. Les acteurs étaient aussi contraints par la logique et l'action du marché au contenu39 social vide : le laisser-faire et le libre-échange qui interdissait toute intervention en faveur de la production. Polanyi (1983) révélait dans son ouvrage la Grande Transformation, le caractère utopique de ce principe auto-régualteur, préférant raisonner en terme d'économie substantive pour manifester l'existence d'autres formes d'organisations économiques. L'économie substantive par opposition à l'économie formelle souligne le fait élémentaire que les hommes tout comme les autres êtres vivants ne pourraient vivre durablement sans entretenir des relations entre eux et en dehors d'un environnement naturel qui leur fournisse leurs moyens de subsistance (Polanyi, 1983 ; Groupe Polanyi, 2008). Le marché auto-régulateur signifie qu'il s'autonomise, qu'il se régule luimême, qu'il n'a pas besoin d'intervention extérieure, il stipule l'hégémonie de la raison économique sur la société. Les institutions régulatrices de la production cotonnière durant cette période ont été formatées par ce principe marchand qui n'a pas aidé à atteindre l'objectif de développer la production cotonnière. 36 La terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacée avec les institutions de l'homme, et de ce fait elle n'est pas produit pour être vendu dans un marché que seuls les tenants d'une régulation marchande tentent d'instituer. Et selon Polanyi, la main d'œuvre et la terre ne sont pas séparées ; la main d'œuvre fait partie de la vie, la terre demeure une partie de la nature, la vie et la nature forment un tout qui s'articule. 37 Avec la monnaie, la menace était dirigée contre l'entreprise productrice dont l'existence était mise en péril par toute chute du niveau des prix causée par l'utilisation de la monnaie marchandise. Or, c'est précisément en matière de monnaie que la séparation institutionnelle des sphères économiques et politiques a été incomplète (Polanyi, 1983). 38 Le postulat du travail comme marchandise a des implications significatives pour l'homme : ce n'est pas à la marchandise de décider où elle sera mise en vente, à quel usage elle servira, à quel prix il lui sera permis de changer de mains et quelle manière elle sera consommée ou détruite. Il n'est venu à l'idée de personne, qu'absence de salaire serait une meilleure expression qu'absence de travail, car ce qui manque à la personne sans emploi, ce n'est pas le travail, mais la rémunération du travail (Polanyi, 1983). 39 Pour le Groupe Polanyi (2008), la valeur sociale du marché est une valeur d'abstraction qui permet à l'individu de s'extraire du réseau des relations interpersonnelles, des normes de fonctionnement de groupe pour développer sa seule puissance d'action au regard de ses seuls intérêts. 20 La dynamique institutionnelle 1946-1991 La notion d'économie substantive, centrale chez Polanyi permet de réinterpréter le contremouvement intervenu pour encastrer la production en 1952. Le contre-mouvement consiste à contrôler l'action du marché en ce qui concerne les facteurs de production et résulte de l'interventionnisme (Polanyi, 1983). Il a découlé d'abord de la résolution d'évincer les opérateurs privés dans la commercialisation du coton par la CFDT en instaurant un principe de différentiel de prix en fonction de la qualité du coton qui permit de limiter le laisser-faire (Fok, 1993 ; 1999), l'application d'une juste rémunération des prix, la garantie et la stabilité du prix qui ne dépend plus directement de la confrontation de l'offre et de la demande. Ce processus de contre-mouvement a s'est revélé favorable pour aboutir à l'encastrement de la production. La CFDT devient l'acteur unique en amont et en aval de la production. Cet encastrement de la production, dont le mérite revient à la CFDT, avait pour but d'attirer les paysans pour la cause du coton, de restaurer l'environnement des paysans, de leur donner une certaine sécurité de statut, de donner de la stabilité aux revenus pour éviter les fluctuations inquiétantes dans le niveau des prix (Fok, 1993). En tant que telle, l'action d'intervention de la CFDT fut une réaction en réponse aux effets ravageurs et corrosifs du marché auto-régulé. Ce genre de changement institutionnel qui s'opère dans le temps et dans l'espace sous l'impact de sa propre dynamique interne procède de l'endométabolisme (Boyer, 2003). Dans ce cas, les transformations s'extériorisent peu et peuvent engendrer de grandes transformations que la théorie de la dépendance de sentier ne prend pas en compte, du moins dans sa conception actuelle (Boyer, 2003). Il résulte de cet encastrement une augmentation de la production et des importations françaises, consécutive à une adhésion des paysans qui permit de comprendre le bien-fondé de l'action de protection sociale contre les effets et les principes d'une auto-régulation marchande. La CFDT a semble-t-il bien compris à sa création l'importance de la protection sociale ou plus généralement du « processus non marchand » qui peut paraître à la fois précis et imprécis (Groupe Polanyi, 2008). Il est précis en ce qu'il est antinomique du marchand, imprécis en ce qu'il peut représenter beaucoup de choses différentes. Il peut s'agir d'institutions de régulation du marché, de protection des membres des collectivités nationales, des valeurs y afférentes (solidarité, identité, concertation, famille, etc.) et des moyens d'y parvenir (intervention de l'État, coopération) nécessaires à la perpétuation des groupes sociaux. A l'opposé, la catégorie du marchand représente un mode de relations sociales dans lequel l'individu poursuit la recherche de la satisfaction de ses besoins personnels par la concurrence. Dit autrement, c'est un mouvement d'abstraction de tout ce qui pourrait relever de la protection et de la solidarité collective (Groupe Polanyi, 2008). La réponse positive des paysans à l'encastrement de la production souligne le rôle de la protection sociale comme mécanisme accompagnant la production marchande. Caillé (2007) estime dans la même veine qu'il n'est pas possible de séparer l'économique du social et des autres domaines de la société ; l'économie s'inscrit dans des règles sociales, culturelles et politiques qui régissent certaines formes de production et de circulation des biens et services. L'encastrement de la production a favorisé plus tard, le processus d'identification économique et sociale des paysans en 1976, le paysan devenant membre d'un groupement villageois et soumis à des règles collectives. Le processus d'identification économique et sociale renvoie à des groupes plus ou moins étendus, dans lesquels les relations entre membres reposent sur l'inter-connaissance et l'adhésion à des règles et principes d'actions spécifiques à chaque groupe concerné. Dit autrement, ce sont des dispositifs de soutien aux spécificités non marchandes pour accompagner le processus marchand (Groupe Polanyi, 2008). Ainsi, 21 l'individu ou le paysan décidant librement d'être membre d'un groupe ou plus précisément d'un groupement villageois est contraint par les règles collectives définies qui viennent contrôler et libérer l'action individuelle mais garantit en retour une place à chacun de ses membres ; ce que Commons définit par institutions (Bazzoli, 1999 ; Corei, 1995). Ainsi, le paysan apparaît comme un individu non uniquement utilitariste poursuivant son intérêt personnel et égoïste, mais aussi inséré dans des réseaux sociaux pour des motifs socioéconomiques et de développement communautaire. Les trois formes d'organisation économique à savoir la réciprocité, la redistribution et l'échange semblent justifier le comportement des paysans par rapport aux conditions socio-économiques et aux besoins d'innovations institutionnelles à la production cotonnière. En conséquence, l'analyse diachronique et synchronique offre un autre cadre analytique qui situe l'activité économique comme partie prenante des relations sociales, par laquelle l'ensemble des pratiques d'échange, de don, de prélèvement ou de redistribution est accompli en conformité avec les principes d'existence du groupe (Groupe Polanyi, 2008). D'où la relation dialectique suivante : toute production de coton s'accompagne nécessairement d'un processus d'identification et inversement tout processus d'identification ne peut exister seul, il nécessite un processus marchand pour maintenir son équilibre, sa persistance afin d'assurer la solidarité et la cohésion entre les membres du groupe et avec l'extérieur. Les missions des groupements villageois concernaient d'abord l'organisation de la commercialisation du coton et l'approvisionnement en intrants des membres avec l'appui des CARDER. Puis viennent se greffer à ces activités, la défense des intérêts communs des paysans, la solidarité et l'appartenance à un groupe. En effet, l'approvisionnement en facteurs de production et la commercialisation du coton étaient entre autres, des activités exercées auparavant par les CARDER. Ce qui obligeait ces derniers à supporter d'importants coûts de transaction. Elles furent donc transférées aux groupements villageois et répondaient aux nécessités d'une communauté de se responsabiliser par rapport à des activités qui ne pouvaient pas être satisfaites de manière efficace par le marché en raison de l'importance des coûts de transaction. Plus encore, la majeure partie de ces interventions n'avait aucune portée directe sur les revenus des paysans. Les objectifs des groupements étaient donc doubles : d'abord économiques ensuite sociaux et de développement communautaire. La rétribution des services d'appui à la production par la SONAPRA sous forme de « ristourne » est utilisée non pas individuellement mais collectivement par le groupe pour des actions de développement communautaire et social dans les zones cotonnières : construction d'écoles, de centres de santé, de magasins, de routes. Le coton conquit depuis lors l'appellation «coton, moteur de développement » et consacre les paysans, la SONAPRA et les CARDER, acteurs de développement agricole et rural. Ainsi, l'analyse du processus d'identification révèle pourquoi au cours du temps des arrangements institutionnels peuvent en venir à remplir des fonctions qui sont très éloignées de celles pour lesquelles ils étaient initialement conçus, comment ils peuvent affecter (plus que simplement refléter ou renforcer) l'équilibre des pouvoirs prévalant au sein des groupes sociaux, et comment ils peuvent devenir des ressources (plutôt que de simples contraintes) pour des acteurs. En effet, une telle remarque fait appel à des interactions entre différents sentiers et permet d'être plus qualitatif sur le terme de « rupture » : toutes les ruptures ne sont pas identiques dans leurs effets. Mieux, dans une perspective de distribution de pouvoir, les groupements villageois sont vus comme le reflet de la force des paysans en ce sens qu'ils sont devenus des espaces socialisés et d'actions collectives des paysans. L'action collective a procédé à préciser la nature des relations entre les paysans et le coton et précisément la nature de l'activité économique : la production cotonnière qui résultait de l'interaction exclusive entre l'homme et la nature dans une régulation marchande est progressivement apparue comme une relation entre des 22 individus organisés au sein des communautés de paysans. Cet arrangement institutionnel gouverné par l'esprit de solidarité et de cohésion sociale, insérant l'homme et la nature pratiquement dans la même sphère culturelle fut déterminante dans le développement de la production cotonnière, fut incontestablement un facteur de succès et une particularité des politiques cotonnières en Afrique francophone. Le boom du coton, des productions vivrières et des actions de développement agricole et rural du milieu des années 80 illustrent les conséquences légitimes du processus synchronique marchand et non marchand. Leur reconnaissance légitime par certains économistes justifie le concept de « multifonctionnalité du coton » (Hugon, 2005) mobilisé de plus en plus par eux pour récuser une libéralisation économique de la production cotonnière en Afrique par un contremouvement de désencastrement qui séparerait d'un côté la production cotonnière dans la sphère marchande et de l'autre la production de biens publics et d'identification dans la sphère non marchande supposée génératrice d'inefficacité économique (Barthélémy et Nieddu, 2003). Pour Barthélémy et Nieddu (2007), la production de biens marchands et non marchands résulte d'un même processus institutionnel. Jusqu'à la fin des années 80, cet encastrement de la production a semble t-il bien fonctionné. La dynamique institutionnelle depuis 1992 La libéralisation de 1992 s'est opérée par l'ouverture des marchés des intrants et d'égrenage du coton aux opérateurs privés. Trois principaux types d'acteurs interagissent pour assurer la production et la vente : les paysans pour produire le coton, les fournisseurs d'intrants qui assurent l'approvisionnement en facteurs de production et les égreneurs dont le rôle est d'égrener la production et de la commercialiser sur le marché mondial. Dès lors la production et les facteurs de production se trouvent insérer directement sur le marché, sans protection, alors que précédemment, les prix du coton étaient stabilisés et garantis, ceux des facteurs de production subventionnés (Fontaine, 1987) grâce au principe d'encastrement. Les prix payés aux paysans furent indexés sur ceux mondiaux, dont rappelons-nous, la baisse a été la cause de l'effondrement des filières cotonnières africaines. La Banque mondiale remettant en cause le niveau faible des prix payés aux paysans, envisageait son augmentation par le seul jeu du marché. Les prix des intrants furent aussi indexés sur ceux mondiaux, l'objectif affiché étant d'arriver à les baisser par le jeu de la concurrence du marché. Le raisonnement mis en œuvre fut essentiellement fondé sur une analyse micro économique, sur les effets d'incitation par les prix ou sur l'utilitarisme individuel. Pour Fontaine (1987), ces analyses ne pouvaient tenir et produire les effets escomptés compte des dépendances de sentier en Afrique. Le modèle d'agent rationnel néo-classique ne peut s'appliquer en Afrique compte tenu de l'existence de nombreuses interrelations entre les individus, ensuite même si le prix doit influer sur les décisions, il exige pour jouer de peser sur les structures sociales. La dévaluation 40 du franc CFA intervenue en 1994 avec le soutien du Fonds Monétaire International fut un événement majeur dans la dynamique de la production cotonnière. Elle explique aussi le rôle de l'intervention sur le marché de la monnaie. Nous faisons fi des analyses faites par les défenseurs du libéralisme économique pour autonomiser le marché de la monnaie. En effet, la dévaluation a généré une progression remarquable de la production entre 1994-1995 et 1995-1996 : la production passe de 265.822 tonnes avec un prix d'achat de 140 F/kg pour le coton de première qualité en 1994-1995 à 349.619 tonnes avec un prix d'achat de 165 F/kg en 1995-1996, puis à 348.765 tonnes avec un prix de 200 F/kg en 1996-1997. 40 La dévaluation de 1994 diminue la valeur du franc CFA de moitié par rapport au franc français. Elle permit de rendre le coût de revient de la production cotonnière plus compétitif. 23 La caractéristique des changements institutionnels de 1992 fut la séparation institutionnelle et la tendance à l'autonomisation du marché. Dans cette perspective, le fonctionnement économique, la production et la répartition des biens sont supposés pouvoir être réalisés par le seul jeu des marchés, pourvu que ceux-ci soient dégagés de toute influence sociale ou politique (Barthélémy et al., 2005) par l'élimination des politiques de protection qui pouvaient compromettre la liberté du marché. Alors que les valeurs d'échange étaient subordonnées aux valeurs d'usage dans l'encastrement de la production, elles s'inversent dans le mécanisme de marché. Le principe du double-mouvement précise davantage la dialectique entre processus marchand et processus identitaire qui a suivi la dynamique institutionnelle. En effet, le double-mouvement peut être personnifié comme l'action de deux prinicipes organisateurs de la société, chacun se fixant des visées institutionnelles spécifiques, ayant le soutien de forces sociales déterminées et employant ses méthodes propres. Le premier est le principe du libéralisme économique qui adopte le principe du laisser-faire. L'autre, est le principe de la protection sociale qui vise à conserver l'homme et la nature aussi bien que l'organisation de la production, et compte sur les soutiens de ceux qui sont le plus directement affecté par l'action déleterre du marché (Polanyi, 1983). Le double-mouvement polanyien oppose le principe du libéralisme économique à celui de protection sociale dans une démarche qui tend plutôt à donner l’initiative au premier et un rôle de défense au second, ce qu’illustre nettement la structure de l’analyse développée dans la Grande Transformation (Groupe Polanyi, 2008). La matérialisation de l'autonomisation de la production cotonnière a engendré un mouvement dialectique de renforcement de capacité des paysans pour protéger les acteurs les moins puissants contre les forces du marché (Boyer, 2003), une stratégie d'actions collectives par la structuration des organisations41 paysannes (Gafsi et M'Betid-Bessane, 2003), et une création d'institutions de régulation de la production à savoir la CAGIA, l'AIC et la CSPR. La CAGIA est une coopérative créée par les paysans afin de contrôler le marché des intrants, l'AIC est une organisation interprofessionnelle d'intermédiation entre les différents acteurs impliqués dans la production, la CSPR est elle créée pour répartir la production cotonnière entre les égreneurs et redistribuer les revenus aux paysans. Avec le processus d'abstraction marchand qui caractérise la production, cette dernière a montré des fragilités dont les conflits d'intérêts entre les acteurs, à l'intérieur d'un même type d'acteur, un affaiblissement de la solidarité, un déclin de la production qui en vient affaiblir les productions non marchandes. Au sein des paysans et de leurs organisations, la concurrence pour l'accès aux ressources a désocialisé les relations inter-individus, a fragilisé les liens sociaux entre les membres des associations de paysans. Certains membres peuvent être exclus en cas de non respect des règles collectives. Cette division interne au sein des paysans, conséquence de l'action et de la logique marchande justifie l'éclatement des associations de paysans et la multiplication des entités collectives paysannes. Les dissensions s'expriment aussi dans les autres catégories d'acteurs, les fournisseurs d'intrants et les égreneurs de coton grâce au jeu de la concurrence. Le déséquilibre entre la capacité d'égrenage (portée à 587.000 tonnes) devant une sous-offre annuelle de coton (moins de 350.000 tonnes) exacerbe la concurrence et le désir d'appropriation de la production par les égreneurs, cette production étant devenue au cours du temps une ressource rare. En définitif, les conflits et l'incapacité des acteurs à parvenir à un compromis sont le résultat du désir d'appropriation de ressources rares, créées par un certain rapport asymétrique entre une demande et une offre collectives, une lutte de « chacun contre chacun » pour s'approprier les rares biens disponibles. Elle émane donc du marché, d'une logique du marché (Henochsberg, 2001). 41 L'organisation paysanne peut être appréhendée comme un instrument de l'action collective que se donnent les producteurs pour parvenir à une coopération nécessaire à l'atteinte de buts partagés; et ce, à des fins de coordination interne et vis-à-vis de l'extérieur, pour renforcer leurs capacités de négociation avec d'autres acteurs de l'environnement (Bosc et al., 2003). 24 La grille de lecture de la relation dialectique marchande et non marchande a deux implications essentielles. La première découle de l'échec d'une régulation par le marché, appelant par ellemême un contre-mouvement d'encastrement de la production. La seconde implication, celle de la Grande42 Transformation polanyienne de la politique cotonnière, a résulté d'un processus de désencastrement, d'autonomisation du marché. Il désigne en fait une inversion générale qui fait passer d'une configuration où l'économie était subordonnée au politique et au social, à un système global où l'économie est l'instance dominante et déterminante (Henochsberg, 2001). L'action et la logique marchande qui ont résulté de cette configuration génèrent des conflits et des dissensions entre les individus dans leur désir individuel inintentionnel, dans leur comportement solitaire et égoïste de s'approprier des ressources rares. Conclusion L'analyse par la dépendance de sentier indique des trajectoires de développement qui résultent des choix opérés durant les « critical junctures ». Certes, elles n'ont pas été linéaires et découlent des évolutions institutionnelles assez marquées associant rupture et continuité et reproduction institutionnelle. Cependant, l'analyse offre moins d'éléments sur les dynamiques endogènes des changements institutionnels. Le recours à une grille de lecture de la relation marchande et non marchande de la production identifie deux grandes transformations qui se sont opérées dans des sens opposés : la première date de 1946 avec l'amorce d'un processus d'encastrement de la production et la seconde en 1992 avec un processus de libéralisation économique instituant le marché auto-régulé. L'institution d'une organisation sociale et d'un processus d'identification économique et sociale a révélé une autre dimension du coton (la multifonctionnalité du coton) qui est aujourd'hui d'actualité dans les débats sur les enjeux des changements institutionnels des politiques cotonnières en Afrique. D'un côté, la Banque mondiale et le Fonds Monétaire International privilégiant une régulation exclusivement marchande désencastré de l'action sociale et des mécanismes collectifs de soutien à la production ; de l'autre, la Coopération française défendant le modèle d'encastrement de la production cotonnière dont l'application pendant plus de trois décennies a favorisé le développement de la production et des zones cotonnières. Les changements institutionnels initiés depuis 1992 et non achevés à ce jour soulignent l'épineuse question de conception des politiques publiques à partir de corpus théoriques et la tendance malheureusement erronée et fréquente pour assimiler l'économie au marché. Et pour Polanyi (1983) « rien n'obscurcit aussi efficacement notre vision de la société que le préjugé économiciste, qui a été à la source à la fois de la grossière théorie de l'exploitation des débuts du capitalisme et de la conception fausse, non moins grossière, mais plus savante, qui a par la suite nié l'existence d'une catastrophe sociale ». Nous faisons nôtre, l'analyse non moins pertinente du Groupe Polanyi que le retour en faveur de la question des institutions remet en lumière les travaux de l'école pragmatiste américaine dont les principaux tenants sont John R. Commons, Veblen Thorstein et Wesley Clark Mitchell. 42 En nous fondant sur l'analyse polanyienne, la grande transformation est celle de 1992 qui consacre une régulation par le marché. 25 Bibliographie Arthur B. 1989. Competing Technologies, Increasing Returns, and Lock-In by Historical Events. The Economic Journal, Vol. 99, n°394 (March, 1989): 16-131. Baffes J. 2002. 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