lueurs et pénombres
2432 Revue Médicale Suisse
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15 décembre 2010
Oui, j’aime l’hiver et les jours qui augmen-
tent. J’aime les rouges-gorges qui n’ont pas
migré et qui résistent à l’hiver. J’aime la lu-
mière de l’aube. J’aime la vie qui grignote
la lumière du soleil. J’aime sentir l’air frais
qui saisit le visage et les doigts du coureur
de fond. J’aime le vent qui agite les arbres.
J’aime la neige que le vent détache en pe-
tits paquets qui tombent devant moi sur le
chemin. J’aime les nuages qui s’amoncel-
lent sur les montagnes à l’horizon. J’aime
les bourgeons qui apparaissent comme des
têtes d’épingle. J’aime les sols détrempés
par les averses et j’aime également le sol
durci par le gel. J’aime l’herbe décolorée qui
se recouvre de givre. J’aime les vagues du
lac qui se fondent dans l’ambiance glacée
d’une journée où le stratus ne s’est pas dé-
chiré. J’aime la vie même si je réalise qu’elle
me contraint. J’aime la vie même si je sais
qu’elle est régulièrement arrachée à ceux
dont je m’occupe et qu’elle continuera for-
cément un jour sans moi. J’aime mon métier
et les gens qu’il me permet de rencontrer.
J’appuie sur le verbe aimer. J’appuie sur
ce verbe grâce auquel je rythme mes efforts
et sur lequel je m’appuie. J’aime le verbe
aimer qui me ramène à ceux que j’apprécie.
J’aime le verbe aimer qui me fait sortir du
côté sale. J’aime le temps qui passe en égout-
tant mes sensations. J’aime essayer de com-
prendre en mettant des mots pour donner
une forme intelligible à ce qui se dérobe.
J’aime la colère et la frustration dont je par-
viens ainsi à m’alléger.
Après avoir passé de longues heures dans
l’arène des souffrances ordinaires d’un ser-
vice hospitalier, j’aime sentir que ma tête
n’est qu’une partie de mon corps. J’aime
mettre alors mes baskets pour sentir que la
tête peut perdre le commandement et que
ce sont les jambes qui décident. Lors de ces
sorties solitaires, si je repense un instant
durant ma course aux visages des malades
qui s’assombrissent ; si je visualise à nou-
veau leurs membres qui se figent ou qui se
débattent ; si je reconsidère les contraintes
et les ambiguïtés de ma profession ; si je me
questionne sur les bouleversements qui
m’agitent en m’injectant une dose mini-
male d’autocritique, il m’est alors facile de
comprendre pourquoi il est tellement im-
portant d’aimer.
La plupart des thérapeutes savent bien
qu’il est utopique de vouloir se soustraire
aux formes variées de résonance qui sont
soulevées par les situations que nous ren-
controns durant la consultation. Chaque
thérapeute a déjà pu éprouver un jour qu’il
est susceptible de vaciller sous l’effet de
l’impuissance à répondre aux attentes du
malade qui lui fait face ou à ses propres
exigences. Chacun peut se remémorer de
s’être senti pris au piège par d’impossibles
espérances ou par d’anciennes blessures.
En ce qui me concerne en tout cas, les lan-
cinantes interrogations qui reviennent sans
cesse me ramènent souvent l’appréciation
de mes propres désirs et de mes limites.
Evidemment, les réponses que chacun ap-
porte à ces difficultés sont très personnel les.
Mais comment se préserver de contre-atti-
tudes trop massives ? Comment par venir à
se dépouiller de nos systè mes
de survie qui nous aveuglent ?
Comment mieux com prendre
les causes de ce qui nous tra-
casse ? Comment prendre du re-
cul ? Toutes nos vies posent ces questions.
Il faudrait un auteur plus qualifié que moi
pour débrous sailler ce terrain-là. Toutefois,
une expérience m’a récemment montré que
de ne jamais renoncer à prononcer le verbe
aimer constitue sans aucun doute une re-
comman da tion utile pour se protéger de la
souffrance de l’autre et des peines que cette
dernière rappelle chez le soignant.
Et puisque l’arme absolue que j’ai trouvée
il y a quelques années consiste à me saisir
du clavier de mon ordinateur pour écrire
d’autres choses que des rapports mé dicaux
ou des articles scientifiques, j’aimerais pro-
fiter de cette tribune pour dire combien le
verbe aimer est utile pour (re)donner un
élan. Même si je suis tout à fait incapable
de dire comment ce verbe parvient à me dé-
tacher pour chasser un peu cette vie (in)hos-
pitalière si dure, j’aimerais soumettre l’idée
que si cela fonctionne pour moi, cela pour-
rait peut-être également marcher pour vous.
N’en déplaise aux adeptes de la calorie
perdue, le principal intérêt de la course à
pied ne réside possiblement que là : garder
les pieds sur terre même lorsque la tête ré-
pète sa rengaine parce que le monde de la
santé est en crise et que les médecins sont
de plus en plus souvent au bord de la crise
de nerfs, changer d’air, se changer les idées,
prendre le temps de réaliser que nos rêve-
ries nous renvoient à des choses impor-
tantes.
Même indexé dans PubMed, il n’est pas
certain que ce texte apporte quelque chose
à ceux qui tomberont dessus. Curieusement
cependant, nous sommes bien obligés de
reconnaître que nos perceptions demeu-
rent un des fondements essentiels de l’ap-
proche objective dont la médecine a besoin
pour cohabiter avec l’incertitude et pour
accepter la vie qui s’en va.
Dr Christophe Luthy
Service de médecine interne de réhabilitation
Département de réhabilitation et gériatrie
HUG,1211 Genève 14
christophe.luthy@hcuge.ch
J’aime mon métier de médecin
… j’aimerais profiter de cette tribune pour
dire combien le verbe aimer est utile
pour (re)donner un élan …
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