– Un fait qui gêne beaucoup –
De nombreux éléments, résultant d’analyses convergentes, sont à prendre ici en
compte pour sortir de la légende et entrer dans l’histoire réelle. C’est cette convergence qui
fonde la certitude de l’historien, jamais un document ou un indice à lui tout seul (par
exemple, la direction de prière qui était effectivement Jérusalem) : à lui tout seul, tout
document sera toujours discutable d’une manière ou d’une autre.
Dans le cas présent, le texte coranique lui-même – on va le voir – apporte des
données qui révèlent une histoire bien différente de celle que les historiographes
musulmans ont composée et imposée deux siècles après les faits grâce au pouvoir des
Califes. Au moins un passage se réfère à la défaite de Mu’ta ; or, il a été modifié ! Le but de
cette modification pouvait-il être seulement d’effacer ce souvenir ? Il suffisait d’inventer
une nouvelle bataille où Muhammad serait vainqueur, et c’est bien ce que les
historiographes ont fait avec Tabuk.
Il y avait autre chose à occulter qu’une simple défaite, quelque chose de grave : quel
était le véritable but de l’expédition et qui étaient ceux qui l’inspiraient. Il apparaît d’abord
que l’objectif de Muhammad et de ses Arabes était de prendre « la Terre » – qui est la
Palestine comme Régis Blachère l’avait bien compris, elle que visent de nombreux versets
coraniques évoquant une « Terre » à récupérer :
“Nous avons écrit dans les Psaumes, après le rappel : La Terre, ce sont mes serviteurs,
gens de bien, qui en hériteront” (sour. 21,105 – l’allusion porte en particulier sur le Psaume
37 versets 9.11.22.29).
“La Terre appartient à Dieu. Il en fait hériter qui Il veut parmi ses créatures, et le
résultat appartient aux Pieux” (sour. 7,128).
“C’est nous, oui, qui hériterons la Terre” (sour. 19,40).
“Il est Celui Qui vous a faits lieutenants de la Terre. Il a élevé les uns au-dessus [de
ceux] d’autres chemins, afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné” (sour. 6,165).
Quant aux inspirateurs, ils sont ceux de la coalition nazaréo-arabe établie à
Yathrib-Médine et connue par ailleurs [ 2 ] . L’itinéraire suivi par les troupes de Muhammad
venant de Médine est également très révélateur. Une carte orientée nord-sud révèle
immédiatement qu’elles arrivaient par le sud, mais elles n’entrent pas en Palestine par ce
côté-là : elles se dirigent vers la Transjordanie (c’est ce que Théophane ne comprend pas,
d’où son idée qu’elles comptaient sans doute y attaquer des tribus arabes… alors qu’il n’y
aurait pas de butin à en tirer, contrairement aux promesses dont se font l’écho certains
feuillets du futur « Coran »). Il s’agissait d’arriver en face du Jourdain, dont le passage
serait le signe de la conquête victorieuse de « la Terre » : ainsi en fut-il des Hébreux de
l’Exode selon ce que décrit la Bible (cf. Nombres 33). C’est alors seulement qu’ils entrèrent
dans la Terre Promise, en passant le Jourdain à pied sec, selon le récit extraordinaire
que donne le livre de Josué (3,14-17).
Un tel rapprochement n’a pas échappé aux meilleurs islamologues, qui ont vu la
parenté entre la figure traditionnelle de l’Exode, aboutissant au passage miraculeux du
Jourdain, et l’idée d’Hégire qui, justement, a déterminé l’appellation par laquelle se sont
désignés les premiers « musulmans » : car avant de s’appeler « musulmans » (à partir de la
fin du 7e siècle, début du 8e), ils s’étaient donné le nom de mu-hajirûn (racine hjr de Héjire),
2 Les documents en ligne en donnent une esquisse sous divers aspects, en particulier ceux qui traitent de
l’idéologie judéo-nazaréenne et du Messie attendu par elle.