SCIENTIFIQUES, PHILOSOPHES ET THEOLOGIENS EN QUETE

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SCIENTIFIQUES, PHILOSOPHES ET THEOLOGIENS
EN QUETE DU « FOND DES CHOSES »
SCIENTISTS, PHILOSOPHERS AND THEOLOGIANS
SEARCHING THE “FOND DES CHOSES”
AUTEUR : THIERRY MAGNIN
SCIENCELIB-INTERSECTION, EDITIONS MERSENNE : VOLUME 3 - 2013 -PP 26 - 38
ISSN 2114-8139
PUBLIÉ LE : 2013-04-05
Thierry Magnin
SCIENTIFIQUES, PHILOSOPHES ET THEOLOGIENS
EN QUETE DU « FOND DES CHOSES »
Scientists, philosophers and theologians
Searching the “fond des choses”
Thierry Magnin
Recteur de l’université catholique de Lyon
Mots clé : Un, trinité, fond des choses, réel empirique, relation créatrice
1. INTRODUCTION
Y a-t-il un lien entre ce qui anime le monde et ce qui anime le cœur de l’homme ?
Vieilles questions de la philosophie : elles seront ici abordées en partant des sciences
modernes dans leur recherche du « fond des choses ».
-
Qu’y a-t-il au fond des choses, du monde et du cosmos qui permet l’évolution depuis
l’éventuel Big Bang jusqu’ à ce jour ?
-
Qu’y a-t-il au cœur de l’homme qui lui donne tant d’énergie pour chercher, tenter de
comprendre, rebondir dans l’existence, s’adapter, faire de ses fragilités des forces ?
Le point de départ de notre étude sera le suivant : le physicien et beaucoup de
scientifiques aujourd’hui découvrent que la science ne peut atteindre le fond des choses qui
pourtant « porte » les phénomènes que le scientifique décrit. Ils retrouvent alors une vielle
question de la philosophie, celle de la quête de l’Origine, de l’Unité, de l’UN cher à Plotin et à
bien d’autres.
Nous analyserons ensuite avec Nicolas de Cues comment la véritable unité est en fait
trine, à travers un raisonnement de pure logique. Puis le théologien de Cues nous conduira
vers l’« Unitrinité » comme fond du « fond des choses », et nous montrerons alors combien ce
Souffle du fond des choses se retrouvent aussi bien dans le cosmos en évolution qu’au cœur
de l’homme en transformation, cela avec le scientifique Teilhard de Chardin, le philosophe
Lanza del Vasto et le théologien Maurice Zundel.
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2. LE FOND DES CHOSES ECHAPPE AU PHYSICIEN QUI POURTANT LE
CHERCHE
Pascal disait déjà : La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu'il y a une
infinité de choses qui la surpassent 1. Cette pensée de Pascal rejoint le scientifique
d’aujourd’hui qui, pour rendre compte de la dynamique de la matière-énergie, est amené à
« penser par relation, par interaction », y compris entre la matière et l’observateur, dans une
nouvelle relation sujet-objet. Tout est interaction/relation, le réel atteignable par la science est
un réel d’interaction.
Le réel en soi est inatteignable par le scientifique, voilà ce que la physique moderne,
dans la prolongation de Kant, nous dit à sa façon. Pour Kant et pour bon nombre de
philosophes, on ne peut rien dire de ce réel en soi ! Pour d’autres, comme le physicien et
philosophe Bernard d’Espagnat 2, ce réel en soi est en fait « voilé ». Suivons le raisonnement
de ce dernier.
La différence principale entre physiques classique et quantique est que la physique
classique
est
essentiellement
descriptive
alors
que
la
physique
quantique
est
fondamentalement prédictive. Et plus précisément : prédictive d'observations. Dire que la
physique classique est descriptive cela signifie que l'on considère sa visée comme étant de
lever le voile des apparences : de découvrir et de décrire ce que, sous ce voile, le réel est en
soi. Quand ils ont affaire à une théorie de ce type les philosophes disent qu'elle s'insère dans le
cadre du réalisme ontologique. Une telle théorie est une théorie pouvant être interprétée
comme visant à la connaissance de ce qui est, de ce qui existe tout à fait indépendamment de
nous. Le réalisme ontologique est une conception tellement naturelle qu'elle paraît dictée par
l'évidence et le bon sens.
Or, si étrange que cela paraisse, quand on essaye de présenter la physique quantique de
cette manière, c'est à dire en mettant l'accent sur l'existence dans l'espace de réalités
correspondant aux symboles mathématiques que la théorie utilise pour ses prédictions, on
tombe sur les pires difficultés. Il se trouve que la notion même de choses existant par elles-
1
B. Pascal, Pensées, 267 [éd. Brunschvicg].
2
B. d’Espagnat, Traité de physique et de philosophie, Fayard, 2002.
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mêmes, dans l'espace, séparément les unes des autres, tend à s'effacer. A s'effacer au profit
d'une certaine globalité qui n'apparaît pas au regard mais se cache dans les équations (voir la
non-séparabilité et la notion de causalité élargie en physique quantique).
En physique quantique, plutôt que des assertions descriptives du type « il existe » (telles
et telles choses) on trouve des énoncés de la forme : « si "on" a fait ceci "on" observera cela »,
c’est à dire des axiomes dans lesquels le "on", l'observateur humain en général, fait partie
intégrante de l'énoncé. De tels énoncés sont parfaitement objectifs si par là on entend qu’ils
sont vrais pour n’importe qui. Mais ils ne sont pas ontologiquement interprétables.
B. d’Espagnat estime qu'il faut abandonner cette conception apparemment si évidente et
pleine de bon sens que nous avons appelée le réalisme ontologique. Il pense que dans leur
ensemble nos connaissances scientifiques ne portent pas sur la réalité-en-soi - alias "le réel",
le "fond des choses" - mais seulement sur la réalité empirique, c'est à dire finalement sur
l'image que, vu sa structure et ses capacités finies, l'esprit humain est amené à se former de la
réalité-en-soi. Et compte tenu de cette globalité cachée, il faut abandonner l'idée que les
objets, élémentaires ou composés, existent en eux-mêmes, à chaque instant, en un lieu donné
de l'espace. Il semble qu'il soit plus vrai de dire que si nous les voyons ainsi c'est parce que la
structure de nos sens nous conduit à percevoir le réel de cette manière.
Cependant d’Espagnat se sépare de Kant sur un point. Il s'agit du fait que, si son analyse
de la physique l'éloigne ainsi du matérialisme, elle ne fait pas de lui un philosophe idéaliste.
D’Espagnat est pleinement d'accord avec le gros de sa famille scientifique pour dire que tout
ne se réduit pas à des idées que nous avons. Il tient pour évident que quelque chose nous
résiste : un fond des choses qui toutefois se situe tellement au delà de tous nos concepts,
familiers ou mathématiques, que les phénomènes - ceux que nous percevons et ceux que la
science nous décrit - ne permettent pas de le déchiffrer. Ils ne nous donnent sur lui que de
vagues lueurs. Quelque chose résiste à nos représentations : le réel est bien là mais il reste
« voilé ». Contrairement aux idéalistes, d’Espagnat considère qu'il est incohérent de prétendre
écarter radicalement la notion de réel en soi et la notion d'être.
Il faut donc, pour lui, conserver la notion d'être, mais en prenant soin de ne pas la
revêtir de toutes ces notions - spatialité, localité, temporalité etc. - dont la physique actuelle
nous révèle qu'elles sont relatives à nous… et que, implicitement, postulent ceux qui
proclament que "l'être, c'est la matière". Cet être, ce Réel ultime, est fondamentalement
inatteignable par les méthodes expérimentalo-déductives de la science, lesquelles ne donnent
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accès qu'à la réalité empirique, en d'autres termes aux phénomènes, c'est à dire aux
apparences valables pour tous. D’Espagnat n’exclut cependant pas que certains traits de la
physique - les constantes fondamentales par exemple - puissent correspondre à des attributs
vrais de l'être. C'est pourquoi il appelle celui-ci "le réel voilé".
Le physicien d’aujourd’hui prend ainsi conscience que le réel lui échappe, qu’il est
« voilé » et qu’il ne peut en avoir au mieux que « quelques lueurs » comme dit Bernard
d’Espagnat. Ce dernier ajoute cependant qu’il a besoin de ce réel inatteignable comme « fond
des choses » pour « soutenir » la réalité empirique qui seule se donne à l’analyse scientifique.
Mais la réalité empirique se présente généralement à l’analyse sous l’angle du multiple. Là
aussi on retrouve une autre pensée de Pascal : La multitude qui ne se réduit pas à l'unité est
confusion ; l'unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie 3.
Ainsi l’évolution conjugue-t-elle l’un et le multiple, l’union et la sélection dans la montée
de la complexité, force d’union et force de dispersion, ordre et désordre, coopération et
sélection (pour plus de détails on pourra se rapporter à mon livre L’expérience de
l’incomplétude, le scientifique et le théologien en quête d’Origine 4).
3. EN ROUTE VERS L’UN, le « FOND DES CHOSES » avec le scientifique, le
philosophe et le théologien
Il est intéressant de constater comment un nombre croissant de scientifiques, tout en
reconnaissant l’importance des travaux de Kant séparant les phénomènes du noumène, ne
peuvent se contenter de cette séparation radicale et sont en recherche de l’Un. Cette démarche
correspond à un double mouvement de l’esprit humain :
-
le premier est la prise en compte de l’incomplétude du scientifique devant ce réel qui
lui échappe, non comme une défaite de la raison mais comme la marque de la finitude
humaine devant le mystère du réel ;
-
le second est, à travers cette expérience de contingence, l’ouverture à l’universel et la
recherche de ce fond des choses sans lequel rien ne tient, même s’il faut pour cela
entrer dans une interdisciplinarité qui s’impose.
3
B. Pascal, Pensées, 871 [éd. Brunschvicg].
4
T. Magnin, L’expérience de l’incomplétude, Lethielleux/DDB, 2011.
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Notons la « libération de perspectives », l’ouverture que peut produire le passage bien
compris du discours totalisant à la reconnaissance de l’incomplétude. Je parlerais ici
volontiers de « la joyeuse expérience de l’incomplétude » qui permet de sortir des certitudes
rigides, qui conduit à la liberté de reconnaître à la fois notre finitude, notre incapacité radicale
d’atteindre par nous-mêmes « le fond des choses » et de nouvelles perspectives
enthousiasmantes et moins totalisantes pour appréhender ce « fond des choses », l’Origine.
Se dégage ainsi la possibilité pour l’homme de sortir de cette « toute-puissance » de la
raison seule (sans pour autant négliger ou rejeter la raison, bien au contraire). Par l’expérience
de l’incomplétude, le chercheur expérimente une plus juste union entre raison et vision, entre
déduction et intuition, dans un renoncement joyeux et audacieux à une compréhension
exhaustive et définitive du Réel. Dans une ouverture à l’interdisciplinarité également, qui peut
faire tant de bien au niveau de l’éducation et des liens entre disciplines ! Nul doute qu’un tel
changement de mentalité peut aussi avoir des conséquences importantes sur notre manière
d’agir, vis-à-vis de la nature par exemple, dans l’utilisation des techno-sciences, mais aussi
dans les relations entre groupes et peuples divers, dans un renoncement délibéré à la toute
puissance que permet la reconnaissance de la positivité de l’incomplétude.
Cette recherche du Réel, du « fond des choses », de l’origine ici et maintenant, oriente
certains scientifiques devenus philosophes vers l’ « Un » dont Plotin parlait jadis et que
d’autres ont repris à leur manière, comme Jaspers qui lui donne le nom de « l’Englobant ».
Cet « Un » est, à ce niveau, très impersonnel et peut sembler bien éloigné de la vision
chrétienne de la Création. Il n’est alors pas sans intérêt de regarder :
-
D’une part comment un théologien comme Nicolas de Cues montrait déjà au 15eme
siècle que le véritable UN est en fait TRINE.
-
Et d’autre part de reprendre les intuitions du scientifique Teilhard de Chardin, du
philosophe Lanza del Vasto et du théologien mystique Maurice Zundel à propos de la
« Relation créatrice »…Pour montrer avec ces auteurs combien le « fond des choses
et le fond du cœur de l’homme » sont traversées du même Souffle créateur, du même
Esprit créateur. Nous retrouverons aussi Pascal quand il parle de l’homme entre
l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’homme traversé par l’infinité et découvrant
en lui la trace de l’infini au cœur du fini, la trace du fond des choses d’une certaine
manière.
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4. DE L’UN DU MONISME A LA TRINITE chez Nicolas de Cues
Nicolas de Cues (1401-1464) est un théologien dans la droite ligne de Denys
L’Aréopagite et la tradition de la théologie « apophatique ». Ainsi pour approcher le mystère
de Dieu, la raison travaille et reconnaît en même temps son ignorance pour parler de
l’Indicible 5. Mais cette ignorance peut cependant devenir docte (son grand ouvrage porte le
nom de « La docte ignorance ») lorsque l’homme, conscient des abimes d’inconnaissance où
le plonge sa raison devant le mystère de Dieu, peut alors s’abandonner au mystère et
« accueillir » l’Indicible qui se donne à lui. Et cette démarche ne rejette pas la raison ; bien au
contraire elle lui donne un rôle important qui va jusqu’à la reconnaissance de ses propres
limites !
Nicolas de Cues nous permet aussi de franchir une étape de plus en parlant de
l’expérience de l’Un comme le « Non Autre ». C’est ainsi qu’il appellera Dieu, le Non Autre,
et voici pourquoi. En fait, le non-autre se présente comme le point le plus élaboré pour parler
de l’UN, selon Nicolas de Cues, ce qui est parfaitement exprimé par la formule suivante qu’il
faut lire avec clairvoyance : « le non-autre est non-autre que le non-autre ». Et le
commentateur Paul Wilpert peut dire ainsi : Le fondement de tout l’être qui, nécessairement
ne peut être déterminé par aucun autre et qui, pour cette raison, doit être la définition de soimême, se révèle dans ce nom même comme trine ; sa définition est la triple répétition du nom
(« le non-autre est non-autre que le non-autre »), et elle n’indique pas seulement que cette
essence se détermine par soi sans besoin d’un quelconque autre pour sa détermination, elle
révèle aussi sa trinité en une indivisible unité 6.
Dès lors le non-autre se trouve dans l’autre comme l’Un se trouve dans l’être. Le
théologien, après le philosophe, dira que la puissance de Dieu dans les créatures signifie la
relation et non l’identification du Créateur avec le créé. Le non-autre est en quelque sorte en
retrait : il constitue l’autre dans le mouvement même où il se retire. En fait le Dieu Un et
Trine est fondement de la véritable Unité : Du fait que l’unité absolue est nécessairement triune…l’univers ne saurait être un sans la Trinité d’où il descend (Docte Ignorance, II, 7). Le
raisonnement du « Non Autre » se situe sur le terrain intellectuel. Mais le théologien mystique
est lui aussi sensible à cette « Unitrinité », à travers la communion entre les trois personnes de
5
N. de Cues, De la docte ignorance, Trédaniel/Maisnie, 1979 .
6
P. Wilpert, Nicolas de Cues, F. Meiner Ed., 1952, p. XV
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la Trinité, et le lien entre Création et Salut. Le « Dieu communion » jette une lumière sur la
Création, où l’on peut chercher des traces de la Trinité.
Pour Nicolas de Cues, la fécondité créatrice de Dieu est attribuée à la communion des
Trois. Leur union, qui est l’Unité absolue, est créatrice, créative et personnalisante avec
l’homme. Et la structure même du monde doit ce qu’elle est à Celui qui est Un et Trine. Pour
lui, les choses animées et inanimées entrent dans la mouvance de l’unité trinitaire. Elles
s’unissent en devenant ce qu’elles sont. L’univers ne serait pas uni sans la Trinité : la créature
commence à être par cela que Dieu est Père, elle se perfectionne par cela que Dieu est Fils et
elle se conforme à l’ordre universel des choses par cela que Dieu est Esprit Saint (Docte
Ignorance, I, 24). On notera les trois « par cela », soulignant que l’origine des choses est don
de Celui qui est Un et Trois.
Nicolas de Cues se situe comme Bonaventure dans la perspective que Dieu est présent
jusqu’aux profondeurs de la matière et qu’Il crée en « formant des ressemblances », tout en
étant transcendant (pas de panthéisme ici, même s’il y a compénétration de Dieu et de
l’univers, le Créateur restant distinct du Monde, et créant de l’intérieur de lui-même, du
dedans, les ressemblances de la créature avec son Créateur restant lointaines). Et du coup
l’univers devient une voie d’accès à la connaissance de la Trinité créatrice 7 : Toutes les forces
créées portent l’image de la force productrice de la Trinité créatrice. C’est une manière
d’interpréter la célèbre phrase des Actes des Apôtres « C’est en Dieu que nous avons la vie, le
mouvement et l’être » (Ac 17, 28). Dans la création, l’évènement christique est capital, selon
Nicolas de Cues, pour réunir les opposés, Homme-Dieu, comme le reprendra Teilhard de
Chardin à sa manière.
Ce passage du monisme à l’Unitrinité mérite ici d’être repris, comme une invitation à
approfondir la recherche de l’Origine, entre ce que le scientifique-philosophe peut en dire et la
proposition de la tradition chrétienne relayée par Nicolas de Cues et bien d’autres théologiens.
5. Y A-T-IL UNE TRACE DU FOND DES CHOSES DANS LE REEL
EMPIRIQUE ?
Dans ce qui demeure ici une recherche, reprenons la question du physicien Bernard
7
N. de Cues, De pace Fidei, 8, Warburg Institut Press, 1956.
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d’Espagnat qui se demande s’il y a des traces du « fond des choses » que le scientifique,
chercheur de sens également, peut trouver dans la réalité empirique accessible par les
sciences ? L’Un laisse-t-il son empreinte dans ce monde qui se donne à l’observation
scientifique ?
Personnellement, il me semble que le grand principe d’union qui semble marquer la
montée de la complexité dans l’histoire de l’univers (avec conjonction entropie- néguentropie)
peut être aussi considéré comme un signe de l’Un, observable partiellement dans la réalité
empirique. Je m’appuierai ici sur les réflexions de Teilhard de Chardin, lui-même très marqué
par ce qu’il appelle « l’union différenciatrice » dans l’évolution.
A l’opposé de ces groupements massifs, inorganiques, ou les éléments se confondent et
se noient, la nature se révèle pleine d’associations construites, régies organiquement par une
loi juste inverse. Dans le cas de pareilles unités le rapprochement des éléments ne tend pas à
annuler leurs différences. Il les exalte au contraire…En tous domaines expérimentaux, la
véritable union ne confond pas, elle différencie. Voilà ce qu’il est essentiel de comprendre au
moment de se décider pour la grande option. 8
Union et différenciation sont deux mots clés chez Teilhard. Pour lui, la « montée de la
complexité » a permis, par étapes successives, de passer de la matière inerte à la matière
vivante, jusqu’à l’homme pensant, l’hominisation et la socialisation. Dans le mouvement
même de la matière-énergie, il a perçu un monde immense en travail d’enfantement,
convergeant vers le point Omega. L’unification du multiple va jusqu’à la mondialisation
comme une manifestation des « aspirations unitaires de l’univers autour de nous » (comme il
le dit dans une lettre à l’abbé Gaudefroy et à l’abbé Breuil, février 1935).
Cette union différenciatrice que l’analyse scientifique semble indiquer et que Teilhard
de Chardin a interprétée comme signe d’une Union supérieure et d’une convergence en
Omega, peut, me semble-t-il, être perçue comme trace de ce « fond des choses » qui échappe
à la science, de cet Un inconnaissable. Que l’on soit ou non en accord avec les perspectives
spirituelles de Teilhard, il n’est pas exagéré de dire qu’un principe d’union, de connexion, de
relation, est à la base du processus d’évolution : une union qui se traduira aussi dans
8
Teilhard de Chardin, texte sur la grande option, cahiers du monde nouveau, 1945, 1, 3, où Teilhard
parle de l’Union.
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l’évolution par des « coopérations », même si du hasard et de la nécessité peuvent aussi être
perçus.
« Tout est relation » disent certains, avec une montée progressive entre connexions,
réactions et relations conscientes. Cela se vérifie depuis les interactions entre particules
élémentaires, entre atomes, entre molécules dans la matière inerte de plus en plus complexe,
en passant par les liens de la non séparabilité pour celui qui les analyse. L’organisation de la
matière vivante s’opère à travers une complexification croissante, une unification croissante
permettant la beauté des végétaux, puis les potentialités des animaux avec le déploiement de
leur instinct (voire de leur intelligence pense-t-on de plus en plus aujourd’hui) et de leur
capacité de relation, jusqu’au franchissement du seuil de la conscience avec l’homme,
conscient d’être conscient.
Les sciences dites « dures » et les sciences dites « humaines » sont aujourd’hui bien
placées pour analyser ces interactions, la montée des capacités de « réaction » puis de
« relations réfléchies » jusqu’au sens de la responsabilité personnelle et collective. Dans le
dynamisme de l’évolution, interactions, connexions, relations sont des éléments clés que
chaque science approche différemment. Ainsi, ce sont les relations qui font exister l’homme
dans ses dimensions corporelles, psychiques et spirituelles : relation au cosmos et à son
évolution, à la nature, relation aux autres, entre personnes, groupes et peuples, relation à soi,
via l’intériorité et l’histoire sociale, relation à Dieu dans la prière, le silence intérieur, le
partage, l’acte de charité. Ce sont aussi ces relations qui peuvent blesser l’homme et le
conduire à être confronté à l’énigme du mal et aux ruptures qui, lorsqu’elles sont volontaires,
peuvent s’appeler « péché ». Et chacun peut mesurer combien ces ruptures de relations
peuvent avoir de lourdes conséquences d’avenir pour soi, pour d’autres. Ce qui souligne en
négatif combien « la relation » est constitutive de l’existence. C’est aussi ce que montre
l’expérience du pardon qui « re-crée » ! Oui, « choses et êtres » ne sont pas pensables sans les
liens qui les mettent en relation.
Et Teilhard d’ajouter 9 : Tout, dans l'Univers, se fait par union et fécondation, - par
rassemblement des éléments qui se cherchent, et se fondent deux à deux, et renaissent dans
une troisième chose. Puis : Ma foi la plus chère est que quelque chose d'aimant constitue la
nature la plus profonde de l'univers en expansion 10. Et enfin : Le contact profond de deux
9
Teilhard de Chardin, Œuvres complètes, Seuil, XII, 281.
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êtres, centre à centre, vous disais-je (indépendamment de tout ce qu'ils peuvent se
communiquer explicitement de pensées exprimées), n'est-ce pas l'opération la plus créatrice
dans l'Univers qui nous entoure? 11
La passion d’unir (dans la différenciation, le mouvement et la dynamique
d’interactions) est comme la trace de la Trinité Créatrice qui crée par la communion des
personnes divines dans l’unité différenciatrice. Dans l’action pratique et dans la réflexion,
l’homme adhère ainsi à la puissance créatrice de Dieu, qu’il soit artiste, scientifique, mineur
ou ingénieur. Il en devient l’instrument. La grandeur de l’action de l’homme est, pour
Teilhard, comme aimanté par la passion d’unir, une passion qui conduit à la socialisation sous
l’effet de l’amorisation venant du Christ Omega.
Pour Teilhard, l’action divine n’est pas de type « interventionniste » ou semblable à
l’action des créatures qui se déroule à la superficie du temps. Elle est une force continue qui,
de l’intérieur de la réalité, fait en sorte qu’elle « soit » et qu’elle opère. Dieu rend ainsi
possible l’existence et le devenir des créatures. Le scientifique est en mesure d’examiner
seulement les dynamiques internes des phénomènes, l’action divine restant transcendante et
non accessible directement par l’examen des phénomènes. L’action de Dieu se révèle donc
comme une énergie fondatrice et non comme un acte singulier ponctuel. L’acte créateur
s’appuie toujours sur un « sujet » ou sur « quelque chose dans le sujet ». L’action divine
devient en quelque sorte « action des créatures », avec les chances et les risques de la liberté
pour l’homme 12.
Dieu crée depuis l’origine du temps et sa création est un acte co-extensif à toute la
durée de l’univers ; elle a, vue du dedans, la forme d’une Transformation. Quand nous parlons
de l’origine de l’homme et que nous disons justement qu’il a été créé par Dieu, nous ne
parlons pas là, avec Teilhard, d’un Dieu interventionniste. Nous disons que toute la réalité de
l’homme, comme celle de ses causes naturelles, dépend d’une action continue de Dieu qui,
10
Teilhard de Chardin, Letters to Lucile Swan, p 4.
11
Teilhard de Chardin, Lettre du 03/03/1943, in Claude Rivière, En Chine avec Teilhard, 1938-1944,
Seuil, 1968, p. 232.
12
JM Maldamé, Le Christ et le Cosmos, Vrin, 2001 et A. Ganoczy, La Trinité créatrice, Cerf, 2003.
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avec la complexité croissante, peut faire fleurir de formes nouvelles de vie et de « plus être ».
Dieu insuffle continuellement de « l’être nouveau ».
6. LA RELATION CREATRICE PERSONNALISANTE AVEC Lanza DEL
VASTO ET Maurice ZUNDEL
Le Dieu Créateur est Source des réalités auxquelles Il donne un élan créateur. Là aussi,
tout est relation ! On peut ainsi se demander, avec Lanza del Vasto 13 par exemple, si la
relation n’est pas l’essence de l’être. Choses et êtres ne sont pas pensables sans les liens qui
les mettent en relation, avons-nous dit plus haut. Lanza del Vasto va jusqu’à parler d’une
ontologie relationnelle en disant que l’être est moins dans les choses que dans ce qui les relie.
Le physicien d’aujourd’hui sera sensible à cette vision puisque dans son propre domaine il
regarde davantage la causalité globale que la causalité locale, en physique quantique par
exemple.
Dans cette vision, la relation est source première de l’être et non pas un lien a
posteriori. C’est elle qui fait exister les êtres et les soutient dans l’être. C’est ainsi que peuvent
se comprendre les versets suivants du Psaume 103/104, 29-30 : « Tu envoies ton Esprit, ils
sont créés…Tu retires ton Souffle, ils expirent ». L’Esprit créateur, le Souffle, la Relation,
irrigue tout l’univers du dedans.
Lanza del Vasto poursuit son approche en disant que si tout est relation, l’Absolu par
soi-même se pose alors comme Relation. Non seulement la Relation est essence des êtres,
mais, dans la tradition chrétienne du mystère de la Trinité, elle est constitutive de Dieu, de
l’Un qui est en fait « Unitrinité », comme dit Nicolas de Cues.
L'Univers est promis, lui aussi, dans l'Esprit Saint, à la grande métamorphose
(Teilhard écrivait "Métamorphose" avec une majuscule, tant le mot avait pour lui
d'importance). Avec une place originale de l’homme, comme le disait Pascal : L’homme
comme fin dépasse l’homme comme nature » (pensée 415). Il prend conscience que son
avènement, comme sujet plein et entier, représente un dépassement de l’histoire naturelle. Il
expérimente dans la solidarité, et il espère au plus secret, que « l’homme-sujet passe
infiniment l’homme-espèce ».
13
Lanza del Vasto, Le Viatique, I, II, 21, p.80 in Daniel Vigne, La Relation infinie, la philosophie de Lanza
del Vasto, Cerf, 2010.
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Maurice Zundel se situe dans cette perspective en parlant de l’homme qui doit passer
d’un moi préfabriqué (dans l’histoire de l’évolution) à une personne humaine libre, au souffle
d’une Parole créatrice : La Parole de Dieu se fait balbutiante pour saisir l’homme à l’âge
spirituel, parfois très primitif, où il se trouvait et l’acheminer ainsi, peu à peu, vers une
compréhension moins imparfaite de sa vocation divine 14. Et Zundel poursuit : Car Dieu n’a
pas voulu créer des cailloux, il n’a pas voulu créer la terre pour la terre, il a créé tout cela
pour l’esprit, pour la pensée, pour la vérité, pour l’amour, et tout l’univers est notre corps,
auquel nous devons infuser une âme à sa mesure, parce que nous sommes portés, au
commencement par l’univers, nourris par lui, ravitaillés en oxygène, protégés contre les
rayons cosmiques. Et si nous sommes portés par la terre, nous avons à notre tour à la porter
et tout l’univers, ce grand corps qui est le nôtre, qui ne peut respirer l’amour qu’à travers
nous et que nous avons à achever pour en faire une offrande qui réponde à cet amour infini
qu’est le Dieu vivant, lequel ne peut rien justement que s’offrir éternellement sans jamais
s’imposer » (ibid).
7. EN GUISE DE CONCLUSION
Du fond des choses au fond du cœur de l’homme, nous avons rencontré le même
Souffle créateur, le même Esprit créateur, la même Parole créatrice. Nous rejoignons ici
l’expérience de tant de croyants d’hier et d’aujourd’hui. Ce Dieu se laisse rencontrer au plus
intime de l’être, non par preuves du dehors mais par sentiment intérieur, comme le dit par
expérience Blaise Pascal. Il est le Dieu dont l’Esprit anime le fond du fond des choses !
N’est-ce pas le Dieu qui se révèle à l’homme à travers l’expérience de l’Agapé, de la
Charité ? Qu’est-ce qui nous anime lorsque nous vivons de telles expériences en pratiquant la
charité au sens fort de ce terme ?
Le Dieu qui s’est révélé à Pascal ne fait qu’un avec la charité infinie manifestée par
Jésus-Christ et qui s’offre à tout homme. Voilà pourquoi Pascal ajoute cette pensée si
profonde pour les chercheurs de vérité que nous sommes : On n’entre dans la vérité que par
la charité et on ne s’éloigne qu’en s’éloignant de la charité (pensée 668).
14
M. Zundel, Quel Homme, Quel Dieu, Fayard, 1976, p 66.
SCIENCELIB-INTERSECTION, EDITIONS MERSENNE : VOLUME 3 - 2013 -PP 26 - 38
ISSN 2114-8139
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Thierry Magnin
SCIENCELIB-INTERSECTION, EDITIONS MERSENNE : VOLUME 3 - 2013 -PP 26 - 38
ISSN 2114-8139
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PROPOS SUR L’ÉTHIQUE
THOUGHTS ON ETHICS
AUTEUR : DENIS FAÏCK
SCIENCELIB-INTERSECTION, EDITIONS MERSENNE : VOLUME 3 - 2013 -PP 39 - 44
ISSN 2114-8139
PUBLIÉ LE : 2013-04-05
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