Temps forts et hauts lieux : une réflexion sur le pèlerinage

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RÉFLEXIONS
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forts et hauts lieux :
sur le pèlerinage
Anne Righini-Tapie
doctorante à l’Institut catholique de Paris
Festival de Pâques à Chartres, « Frat » à Lourdes, marche des
jeunes vers le Mont Saint-Michel ou les Saintes-Maries de la Mer, la
pastorale des « temps forts » investit sans hésiter les « hauts lieux » de
la tradition chrétienne, jadis et de nouveau lieux de pèlerinages.
Le pèlerinage, quoique attesté très tôt dans l’histoire du christianisme, ne fait pas partie des obligations de celui-ci. Malgré l’importance de sa pratique, ce phénomène a parfois été considéré comme
marginal, voire hétérodoxe, au moins depuis l’époque tridentine. Le
pèlerinage, particulièrement le pèlerinage chrétien dans le monde
occidental, apparaissait dans le monde des années 1970 comme une
forme de piété liée aux sociétés archaïques et en voie de disparition.
Pour certains, cette pratique traditionnelle, un peu folklorique, n’était
que le vestige d’une religiosité que la sécularisation allait définitivement éliminer. Pour nombre de responsables de pastorale, les
pratiques dévotionnelles liées au pèlerinage étaient ambiguës, restes
de superstitions païennes, entachées de pratiques magiques.
Cependant, depuis une trentaine d’années, on assiste à un renouveau
des pratiques pèlerines – l’affluence sur les chemins de Saint-Jacques
de Compostelle en est peut-être l’expression la plus voyante – et la
pastorale s’appuie de plus en plus sur les hauts lieux de la tradition
chrétienne. Réfléchir sur le sens anthropologique et théologique du
pèlerinage peut nous aider à comprendre quelque chose du sens des
temps forts.
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RÉFLEXIONS
Le pèlerinage vu par les sciences humaines
Le pèlerinage est un fait planétaire, présent dans toutes les cultures. Il peut être défini comme le déplacement, la marche, vers un lieu
sacré, un ailleurs. Ce lieu sacré donne tout son sens à la démarche,
il constitue une portion d’espace et de temps, domaine propre de
Dieu, qui y attend les pèlerins. Il existe des multitudes de lieux sacrés
dans le monde mais, par-delà les différentes formes, il existe
quelques grandes constantes : lieux naturels marquants, grottes, sources, fleuves ; lieux où ont vécu et sont inhumés des personnages
exceptionnels ; lieux de manifestation particulière du surnaturel.
L’histoire montre que l’édification d’un lieu comme sanctuaire de
pèlerinage est une alchimie complexe, fruit d’une appropriation
collective des croyants. Il s’ensuit que, dans le cas du pèlerinage chrétien, la relation à l’institution ecclésiale est complexe, les Églises entretenant une certaine suspicion vis-à-vis du pèlerinage. La présence
mêlée, dans et aux abords des sanctuaires, de la dévotion, du
marché et de la fête entretient l’idée d’une impureté du fait pèlerin.
Du fait de leur caractère populaire, de l’égalité foncière de tous les
pèlerins, du rapport intime que tous peuvent avoir avec le surnaturel,
des pratiques dévotionnelles en perpétuel renouvellement, les pèlerinages échappent au contrôle ecclésial. Cependant, la hiérarchie
catholique est loin d’interdire les pèlerinages, et consciente de l’importance de l’expérience mystique qu’ils permettent, en exploite les
potentialités pastorales tout en tentant de les structurer par le rite et
les sacrements.
Chaque pèlerinage est marqué par un rituel propre, en évolution permanente. Le mystère de la rencontre avec le divin est médiatisé par les mouvements et les gestes effectués par la foule des pèlerins en procession. Le pèlerinage est un acte collectif, par lequel le
pèlerin solitaire participe d’un groupe poussé par une pulsion
commune, qui constitue une société extraordinaire autant qu’éphémère. Dans cette masse pèlerine, pas de distinction entre le profane
et le sacré, le pèlerinage, la foire et la fête sont intimement liés.
La société pèlerine est différente de la société dont les pèlerins
sont issus, les groupes sont conjoncturels et ne constituent pas une
sociabilité structurée. Entre les pèlerins, dans l’humilité de la vie provi-
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soire et hors des enjeux habituels, une qualité de relation immédiate
apparaît spontanément, qui libère le sens de la camaraderie, de la
communion, du sacré. Ce type de société provisoire peut devenir une
instance critique des structures sociales en générant des sentiments de
plénitude et de puissance, mais elle peut également devenir normative, tentant de capturer et préserver la spontanéité qui semble être
l’essence même de la communauté dans un système de règles
éthiques et légales.
Dans les faits, il existe une multitude de types de pèlerinages. Il est
impossible de proposer une interprétation univoque car le pèlerinage
et son sanctuaire constituent le lieu de la rencontre entre les discours
religieux et séculiers, du conflit entre les orthodoxies. C’est un lieu où
s’élaborent à la fois des consensus et des contre-mouvements de division. En effet, le pèlerinage constituant un vide pour le religieux institué, il peut devenir une arène pour les interprétations en concurrence.
Dans cette présentation anthropologique du pèlerinage, des
questions fondamentales pour la théologie sont posées. Qu’est-ce
qu’un lieu sacré ? Cette notion est-elle chrétienne ? Le pèlerinage estil ecclésial ? L’expérience d’unité et de toute-puissance du pèlerinage
peut-elle rencontrer le projet chrétien ?
R éflexion théologique sur le pèlerinage
Pour comprendre la richesse de l’expérience du pèlerinage,
commençons pas considérer le terme employé pour désigner l’objet
« pèlerinage » par les grandes langues de la tradition chrétienne. Le
Hag des langues sémitiques renvoie à l’idée de fête (terme par lequel
on explique la présence de Jésus à Jérusalem dans l’Évangile de
Jean). Le grec utilise proskunèma qui signifie : adoration, vénération.
Quant au latin, il emploie le terme peregrinatio qui porte les idées du
déplacement, de l’errance, de la rupture. Ainsi, le pèlerinage contient
les notions complémentaires de déplacement, de fête et d’adoration.
Dans la tradition chrétienne en effet, un pèlerinage comprend à la
fois la rupture avec le quotidien, le voyage particulier à destination
d’un lieu saint et, à l’arrivée au sanctuaire, la vénération accordée au
« centre » spirituel du lieu.
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Pour le pèlerin, l’événement décisif est la rupture, qui permet
l’appréhension d’un « ailleurs », physique et métaphysique. Il s’agit
de quitter sa vie habituelle, de se faire étranger à cause de Dieu, de
suivre le Christ le plus concrètement possible. Le monachisme est dans
le christianisme la forme la plus absolue de la rupture pour le Christ.
L’histoire de l’Église est en particulier marquée par la figure des
moines errant, « en exil sur la terre ». A la suite des martyrs et des
moines, le pèlerin chrétien s’efforce lui aussi d’incarner la liberté des
« enfants de Dieu » (Rm 8, 16). Ainsi, la rupture avec la vie quotidienne manifeste le détachement chrétien, le témoignage de l’aspiration à une patrie céleste.
Les routes vers Saint-Jacques de Compostelle témoignent de la
marche comme composante essentielle du pèlerinage. La marche est
une épreuve pour le pèlerin, mais également une forme de victoire,
une confirmation de la rupture avec la vie ordinaire, une anticipation
prophétique du Royaume. La route renvoie au Christ, qui est l’alpha
et l’oméga, mais également le chemin. La route, parcourue depuis
des siècles par des millions de pèlerins, permet également d’appréhender la dimension ecclésiale du pèlerinage : le groupe des pèlerins
est à l’image de l’Église « au long de son chemin sur la terre » (prière
eucharistique n° 3).
Le but de la route est le sanctuaire, le lieu saint qui constitue
toutefois un paradoxe pour le christianisme : après la Résurrection et
l’Ascension, Dieu n’a plus de résidence sur la terre, il est présent dans
son Corps, qui est l’Église, ou dans son Corps eucharistique. Dans ces
conditions, pourquoi aller en pèlerinage vers un lieu saint, un sanctuaire ? En quoi la présence de Dieu y est-elle différente de celle que
nous pouvons trouver dans l’Église paroissiale et l’assemblée dominicale ? C’est qu’à l’inverse d’une église, construite par des hommes
pour permettre le commerce avec le Divin, dans un sanctuaire de
pèlerinage, le chrétien perçoit que c’est Dieu qui a pris l’initiative de
mettre à part ce lieu pour en faire le lieu de la rencontre. Un lieu
devient saint par l’expérience qu’on y a faite de la présence du sacré
à un degré extraordinaire. Ainsi, ceux qui ont soif de voir la face de
Dieu prendront-ils toujours le chemin de ces lieux : à l’image de
Jérusalem d’où le Christ a disparu, le lieu saint chrétien est chargé de
mystère et d’attente : en célébrant l’eucharistie dans ces lieux historiques et eschatologiques, l’Église exprime son appartenance à la vie
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TEMPS FORTS ET HAUTS LIEUX : UNE RÉFLEXION SUR LE PÈLERINAGE
nouvelle et son désir de la plénitude du Royaume. C’est cette conscience qui permet de faire la différence entre le lieu saint chrétien et
le sacré païen.
Revenons sur la métaphore de l’Église pérégrinante et de la
condition pèlerine du chrétien sur la terre, largement utilisée dans la
liturgie et la théologie spirituelle de l’Église. La rupture avec le quotidien permet au pèlerin de prendre conscience de sa condition : dans
le monde, mais non pas du monde. La marche qui ignore la destination constitue un accent mis sur la nature historique de l’Église, ignorant ses fins dernières. Le sanctuaire, but du voyage, lieu du rassemblement des pèlerins, nous parle du Royaume, qui grandit
mystérieusement aujourd’hui et se trouve au terme de notre route.
Approfondir la notion de pèlerinage dans tous ses aspects permet
donc d’approfondir le sens de l’Église.
Let esespèlerinage
contemporain
implications pastorales
Comment comprendre le réinvestissement contemporain du
pèlerinage, forme de dévotion médiévale idéalisée par nos contemporains ? On pourrait penser au premier abord que la démarche est
essentiellement individuelle. Ressourcement de la foi, démarche pénitentielle, affirmation identitaire, approfondissement culturel, ces différentes facettes du pèlerinage peuvent contribuer à la découverte et la
reconstruction de soi, participer à l’élaboration de réponses aux
formes contemporaines de la question du sens. Par les médiations du
temps, de l’espace, de la rupture, du chemin, du haut lieu, c’est
autour du « soi » que se construit le pèlerinage de l’homme d’aujourd’hui. Les rites chrétiens sont en effet actuellement dans une situation paradoxale : alors que la pratique sacramentelle normée semble
en voie de raréfaction, on assiste à une sorte de relocalisation des
rites. Ceux qui ont perdu leurs racines et se sentent étrangers dans les
bâtiments églises se tournent vers de nouveaux rituels. Le pèlerinage
et les temps forts en font partie : la tradition revisitée permet un
contraste avec l’expérience quotidienne et devient le lieu pour la
recherche de l’identité et la qualité de vie. En ce sens, le pèlerinage
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RÉFLEXIONS
fonctionne comme un « rituel réceptacle », permettant des expériences porteuses de sens. Aujourd’hui comme autrefois, le pèlerin rompt
avec ses habitudes parce qu’il cherche un avenir. Celui qui part en
pèlerinage, aujourd’hui comme hier, entre dans un autre temps, celui
de la conversion. Mais il n’est jamais seul dans sa démarche. Sur les
routes ou au sanctuaire, il rejoint des milliers d’autres pèlerins qui
partagent sa recherche, peuple de Dieu en marche vers son Seigneur.
L’Église dans le monde actuel doit trouver la façon d’aider le
pèlerin à déchiffrer ce qui le travaille. C’est pourquoi la pastorale
n’hésite pas à réinvestir les lieux que la foi a perçus comme saints :
un parmi tant d’autres, le pèlerin y fait l’expérience que ce n’est plus
lui qui agit, mais Dieu qui agit en lui : l’Esprit infuse ses dons au sanctuaire. Lorsque longtemps après, au retour, le miracle ignoré produit
ses effets, l’Église peut proposer de participer à sa mission. Le pèlerinage est à la fois accomplissement et envoi. Dans la mission, le chrétien est appelé vers l’extérieur par Dieu. En vivant la mission comme
un pèlerinage, le chrétien a en vue le Royaume et non l’agrandissement de l’Église. Dans le cadre du pèlerinage comme dans celui de
la mission, comme il a appelé ses disciples en Galilée, le Christ nous
fait signe et nous précède sur les chemins, nous indiquant l’étape
suivante où il nous a devancés. Pèlerinage et mission sont les deux
modalités de la rencontre avec Dieu, inspiration et expiration de la
respiration dans l’Esprit. Mission et pèlerinage sont liés dans la
passion pour l’Église : le pèlerin ne peut opérer qu’aux marges de la
culture pour la déstabiliser et la projeter vers un avenir, qu’il entrevoit
et ne connaît pas. Pour les individus comme pour l’Église, profonde
spiritualité et désir de changer le monde sont indissociablement liés
dans la vie dans et vers le Christ. ■
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