Regards sémiotiques
sur les statistiques en cosmétique
Anthony Mathé *
Centre de recherches sémiotiques (Université de Limoges)
Cet article propose d’étudier le sens et la valeur des figures statistiques à partir de
leur usage communicationnel dans le domaine spécifique des apparences corpo-
relles et des cosmétiques en explicitant leur efficience rhétorique, pragmatique et
narrative dans le cadre d’une évaluation de la beauté qui tend à concilier
quantité et qualité, explication et compréhension, rationnel et irrationnel.
Intrigue savoureuse, l’analyse des statistiques dans les univers du Paraître
et de la Beauté constitue une aventure passionnante tant ces petits riens
savent nous raconter des histoires édifiantes sur nos pratiques corporelles.
Par l’étude sémiotique des éléments chiffrés, pourcentages et autres
figures quantitatives 1 empruntés à la presse et à la publicicosmétique,
nous souhaitons montrer que les statistiques, au-dede leur prétendue
portée scientifique, ont une efficience rhétorique, pragmatique et narra-
tive non seulement (1) symptomatique de la mécanique du Paraître, mais
également (2) vélatrice de la valeur de la Science dans le champ social.
Telle est la dynamique du sens que nous proposons de qualifier et de
caractérisermiotiquement.
Les statistiques entre objectivité et fictionnalité
Comprendre comment beauté, science et statistiques s’articulent dans le
cadre de notre terrain est un prélude essentiel qui nous conduit (1) à
situer l’usage des statistiques dans la perspective de la Beauté et de la
quête d’efficacité qui la caractérise, (2) à expliciter lacanique du
1 Fontanille, Jacques (dir.), 1997. La quantité et ses modulations qualitatives.
Limoges, Amsterdam & Philadelphie : PULIM & Benjamins, coll.
« Nouveaux actes sémiotiques », 258 pages.
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besoin de mesure et d’objectivation et (3) à saisir la dimension
fictionnelle de cette rationalisation.
L’efficacité comme interface beauté /science
Pour aborder l’univers des apparences, science et beauté constituent deux
entrées magistrales qui gagnent à être coordonnées dans la même per-
spective des pratiques cosmétiques 1. C’est ainsi que nous obtenons science
de la beauté au sens désuet d’art empirique – et beauté par la science, les
sciences de la nature étant de fait aujourd’hui le moyen privilégié par les
cosmétologues pour construire leurs savoirs, étayer leurs pratiques et
développer leurs produits. « La beauté a sa thode » 2. vélatrices du
lien d’asytrie qui les unit, ces deux expressions couramment employées
permettent concrètement d’articuler l’enjeu existentiel du cosmétique et
les raisons de son association contemporaine avec le scientifique, à savoir
la recherche de l’efficacité. « Il suffit de six produits pour transformer une
fille en bombe, et donc un garçon en loup-garou. » 3 Tout le paradoxe de ce
domaine de la vie sociale se tient là : l’efficacicosmétique vise une per-
formance sociale totale, et non proprement cutanée, puisque l’horizon de
la beauté n’est pas autre chose que la séduction, qui est elle-même tendue
vers le bonheur et le bien-être.
Construite socialement comme une médiation, la beauté vaut ainsi à
double titre : comme une fin en soi (« Être remarquablement soi » 4)
aussi phantasmatique qu’idéelle et comme un moyen d’agir sur autrui
ou pour soi (« La beauté est une claration » 5). Un tel dédoublement,
qui peut se vivre parfois comme une tragique duplicité, se répercute au
niveau des pratiques cosmétiques : l’efficacité, moteur de l’agir, y fonde
une attente si générale qu’elle devient le critère spécifique de l’évaluation
du produit et de son action. Concrètement, en articulant ainsi les enjeux
aux moyens, s’esquisse la possibilité d’une approche raisonnée des statis-
tiques en cosmétique ainsi que de toutes les figures scientifiques : la clef
de lecture tient directement à la valeur accordée à l’efficacité cosmétique
dans l’enchâssement des programmes narratifs. L’efficacité motive et
1 Fontanille, Jacques, 2008. Pratiques sémiotiques. Paris : PUF, coll. « Formes
sémiotiques », 328 pages.
2 Publicité presse, Jeanne Piaubert, 2008.
3 Cosmopolitan, nº 413, avril 2008.
4 Publicité affichage, Le Bon Marché, 2008.
5 Publicité presse, Nivéa, 2008.
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justifie le scientifique qui apporte légitimité et caution à la performance
du produit et qui participe de l’économie passionnelle et symbolique du
domaine.
La mesure comme évaluation de l’action par le résultat
L’efficaciétant une force agissant au cœur même de la pulsion cosmé-
tique 1, il importe de tirer la conséquence de cette dynamique sur le plan
de l’usage des statistiques. En théorie, le résultat obtenu par l’action d’un
produit cosmétique a un double sens : (1) celui de sanction de la perfor-
mance cosmétique proprement dite (résultat probant ou non) ; et
(2) celui de promesse d’une action générale à venir (l’existence ussie du
sujet). Nous disons bien en théorie car dans les faits un problème appa-
raît rapidement : la perception même du sultat cosmétique s’avère dif-
ficile, voire des plus relative, lors de l’utilisation d’une crème et motive
concrètement le recours aux statistiques. Comment sans cela percevoir et
discriminer un processus de changement épidermique aussi discret ? Sur
le plan des pratiques, les statistiques trouvent donc leur pertinence en
tant que support “objectif de l’évaluation et de la mesure du résultat,
étape argumentative utile à l’appréciation de l’efficacité cosmétique, mais
encore en tant que support existentiel” de cette évaluation. Ainsi, au-
delà du rôle d’objectivation d’un résultat, les statistiques interviennent
pour accompagner la perception sensorielle à venir comme objectivation
de la subjectivité et comme catégorisation potentielle d’un advenir tant
espéré.
Les tests scientifiques mesurant l’efficacité d’une crème anti-rides en
laboratoire nécessitent généralement trente jours, voire plus, et non
quelques instants comme le suggèrent certains raccourcis publicitaires 2.
En trente jours, aucune femme ne peut évaluer “objectivementla qualité
de sa peau sous l’effet d’une crème, ni mesurer le gain de souplesse, de
fermeté ou la diminution des ridules, à moins de recourir à la photogra-
phie et aux images microscopiques pour constater l’écart avant / après
comme le font les dermatologues. Puisque l’anamnèse s’avère impres-
sionniste et illusoire, le ressenti est roi. Dans les faits, la performance est
évaluée “à l’usage au regard de la sensation éprouvée, non du résultat
obtenu (si ce n’est l’effet “bonne mine”). Toute l’efficacité cosmétique se
1 « Encore plus d’hydratation, encore plus d’addiction », publicité presse,
Clinique, 2008.
2 « Une heure pour une nouvelle peau ? », publicité presse, Dior, 2006. « Une
peau parfaite en moins d’une seconde », publicité presse, Clarins, 2007.
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trouve ainsi réduite à une valeur d’efficacisensorielle, ce qui revient à
fonder l’appréciation de la crème sur sa texture et son odeur. duction
problématique de la valeur des cmes cosmétiques que ne sauraient
accepter ni les industriels (pour des raisons cuniaires), ni même les
femmes (pour des raisons existentielles) car, chemin faisant, c’est le
scientifique et la raison qui risqueraient d’être évacués. « Ce n’est pas de la
magie, c’est de la science » 1, et il faut que cela le reste.
L’objectivation entre force probatoire et pouvoir fictionnel
Un point laissé délibérément de côté doit être aborà présent : « Effet
de marketing ou réali scientifique ? » 2 Avec les statistiques avons-nous
affaire au « reflet de vérités objectives et éternelles » 3 ou à une manipulation
marketing ? Cette question simpliste ne saurait recevoir de ponse posi-
tive ou gative, toute la beauté de « la vie des signes au sein de la vie
sociale » se tenant précisément dans ce paradoxe. « Ce n’est pas logiquement
exact, mais c’est socio-logiquement rigoureux. » 4 C’est ainsi la “socio-
logique du domaine cosmétique – en l’occurrence sa sémio-logique
paradoxale qui peut être mise à jour en étudiant ces diateurs et ces
opérateurs que sont les statistiques 5. Ainsi constatons-nous que les
données chiffrées n’ont pas simplement une valeur expressive et argu-
mentative liée à la Science (convaincre de l’efficacité) mais également une
valeur pragmatique et heuristique (faire comprendre l’efficaci) plus
profonde : la force probatoire est redoublée par un pouvoir fictionnel
important. Le régime “scientifique” de la preuve vise en effet une repré-
sentation, ce qui permettrait au sujet de se raconter une histoire,
l’histoire du produit, mais surtout : l’histoire de sa métamorphose et de
son embellissement.
1 Slogan publicitaire TV, L’Oréal Paris, 2008.
2 Elle, 3253, 5 avril 2008.
3 Watzlawick, Paul, 1978 : 7. La réalité de la réalité. Paris : Seuil, coll. « Points
Essais », 238 pages.
4 Latour, Bruno, 2006 [1993] : 23. Petites leçons de sociologie des sciences. Paris :
La Découverte, coll. « La Découverte / Poche », 252 pages.
5 Est-il besoin de préciser que les statistiques que nous analysons correspon-
dent à un usage déforde ce qui est considéré en sciences comme relevant
de la statistique, au sens propre ? Mais un usage dérivé et qui n’est pas sans
rapport avec la « réalité » scientifique des marques et des labos.
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Ainsi, la logique de ces mesures serait de construire un discours passant
de l’épiderme considéré en soi de façon objective à ma” peau à moi,
cette peau que je caresse du regard ou du bout des doigts. Ce mouvement
de l’universel au particulier, du savoir au vécu, que nous estimons carac-
téristique de toutes les figures scientifiques en cosmétique, découle de ce
que nous appelons la fictionnalité des énoncés statistiques, c’est-à-dire de
leur capacité à susciter une identification sociale et une appropriation
subjective d’une forme symbolique. 1 Vérité soi-disant démontrée et désir
phantasmatique 2 se rencontrent ainsi, produisant un énonde croyance
très particulier au statut véridictoire contras. À l’instar du mythe, les
statistiques sont « un tertium quid, ni vrai, ni faux » 3 mais utile sur un
plan narratif et nécessaire sur un plan cognitif, pour mettre en histoire la
pulsion cosmétique et pour se forger concrètement une opinion sur le
produit utilisé.
En définitive, l’énon statistique agit au lieu me pratique sociale,
usage effectif et représentations se rencontrent, c’est-à-dire dans
l’expérience me du sujet. C’est ainsi qu’un immatériel peut devenir
tangible, qu’un invisible devient lisible, qu’un désir devient action et un
rêve réalité.
Les statistiques et les modalités
de l’évaluation cosmétique
Ayant posé un cadre général d’ordre paradigmatique, confrontons-nous à
présent plus en détails à quelques exemples : un énoncé publicitaire, un
nom de produit, un article de presse et un message de forum.
La quantité humainement observable : « Moins une taille »
En passant à présent à l’aspect syntagmatique qui consiste à saisir toute
l’importance de la portée subjective des énoncés statistiques, nous cons-
1 Mathé, Anthony. « Récits et croyances cosmétiques. L’opérativité de
l’analyse miotique en communication », in Boutaud, Jean-Jacques,
Davallon, Jean et Mucchielli, Alex (dir.), 2008, à paraître. Pratiques
sémiotiques. Paris : Armand Colin.
2 « Je m’offre le luxe de ne pas faire mon âge ! », publicité presse Liérac, 2007.
3 Veyne, Paul, 1983 : 40. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris : Seuil, coll.
« Points Essais », 169 pages.
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