L'INSTITUT DE POLÉMOLOGIE DE STRASBOURG Julien FREUND Polémologie? Ne s'agit-il pas d'un de ces termes nouveaux et pédants dont le langage moderne est si avide, au point que certains se demandent si nous ne parlons pas plutôt grec que français? De fait, la notion de polémologie est de racine grecque: elle signifie science des conflits. Elle a été inventé en 1945 par le célèbre spécialiste français des études sur la guerre et la paix, Gaston Bouthoul. Nous sortions alors du cauchemar qu'était la seconde guerre mondiale et Bouthoul pensait qu'il était nécessaire d'analyser de plus près le phénomène de la guerre, pour connaître de façon plus précise tant ses causes que ses effets sur les sociétés. En 1970 je fondais l'Institut de Polémologie de Strasbourg qui est, jusqu'à présent, le seul institut universitaire de ce genre en France, donc l'une des originalités de l'Université des sciences humaines de Strasbourg. A la même époque le ministère approuvait la création d'un certificat de polémologie, qui fait partie des certificats à option de la maîtrise de sociologie. Par contre, il existe dans les universités françaises divers instituts qui s'occupent de recherches sur la paix — un des mots magiques de notre temps, au même titre que l'égalité, l'aliénation, l'idéologie ou la révolution. Est-ce que les hommes ne suscitent pas des conflits précisément parce qu'ils se font d'autres idées sur la paix? La paix ne serait-elle pas belligène? Ce sont de telles questions qui m'ont conduit à m'interroger sur le phénomène du conflit plutôt que sur celui de la paix et à créer l'Institut de polémologie. Cette institution répond également à un autre souci, celui de la diversification des sciences sociales. La sociologie n'est pas née par volonté discrétionnaire d'un savant qui aurait décidé un jour d'étudier de façon plus approfondie la société, mais parce qu'une telle analyse répondait à un besoin fondamental, à la suite de la crise sociale moderne dont la Révolution française fut la première expression globale. Certes, de tout temps l'homme a cherché à connaître les mécanismes sociaux tout comme il a voulu mieux connaître la nature. De ce point de vue les études sociologiques sont tout aussi anciennes que les recherches de physique. Cependant l'ébranlement des sociétés depuis 200 ans, en même temps qu'il suscitait l'inquiétude, voire de nos jours l'angoisse, devait inévitablement éveiller la curiosité des savants. Il est possible que la peur soit la passion créatrice de l'être, celle qui porte son imagination. L'idéologie n'est peut-être même qu'une fuite devant cette peur. En tout cas, c'est le rôle de la sociologie de comprendre l'importance nouvelle des idéologies dans la société, 334 JULIEN FREUND à l'opposé des faux sociologues, que j'appelle les sociogogues, qui veulent subordonner la sociologie à l'idéologie. On aurait donc tort de voir dans la sociologie une science de la subversion : elle est une displine positive. Ceux qui voudraient en faire un prophétisme dénaturent son esprit. A vrai dire, c'est même un problème sociologique essentiel que d'essayer de comprendre pourquoi la sociologie a acquis de nos jours une audience aussi large, au point qu'elle effraie certains, et pourquoi elle est devenue, en partie, la proie de sociogogues plus politiciens que savants. Pas plus que les abus du moralisme ne contredisent la validité de la morale, les abus des faux sociologues ne sauraient constituer une objection à la pertinence de la recherche scientifique en sociologie. Il apparut très rapidement, lorsque la sociologie se constitua en science autonome au cours du siècle dernier, que l'analyse de la société était un problème immense. D'où la nécessité d'une division du travail dans la recherche. De nouvelles sciences sociales nacquirent, telles la démographie, l'ethnologie. La polémologie répond à ce même processus de la division du travail. Daniel Halévy parlait de l'accélération de l'histoire. Il existe également une sorte d'accélération des phénomènes sociaux, chaque nouveauté se transmettant beaucoup plus rapidement qu'autrefois dans l'ensemble du tissu social. De toute façon les sociétés modernes sont infiniment plus complexes que celles de nos ancêtres, en raison à la fois d'une multiplication des institutions et des associations et aussi de la rationalisation et de l'innovation technique. De plus les diverses sociétés existant dans le monde entretiennent entre elles de nombreuses relations et compliquent en conséquence la vie sociale. Aussi le champ de la sociologie s'élargit-il sans cesse et rend de plus en plus nécessaire la spécialisation. La polémologie s'inscrit dans ce mouvement qui, selon toute probabilité, est irréversible. Elle est donc, comme la sociologie, l'expression au plan de la recherche scientifique de la mutation profonde qui affecte les sociétés modernes. Elle n'a pas pour vocation de regretter l'ancien état de choses ou de favoriser le nouveau, mais d'essayer de comprendre ce qui se déroule sous nos yeux. Or, l'une des caractéristiques spécifiques des sociétés contemporaines consiste en ce qu'elles sont secouées par des conflits nombreux et divers, par des crises qui accélèrent le rythme du changement. A la vérité, toutes les sociétés historiques ont connu des conflits et même, dans une certaine mesure, la société comme telle est un moyen de domestiquer les conflits et la violence qu'ils engendrent. On peut donc dire que le conflit est au cœur de la société, il lui est inhérent, de sorte qu'il est difficile d'imaginer une société, sauf utopiquement, qui serait un jour débarrassé de tout conflit. Cependant, les sociétés modernes se particularisent par plusieurs aspects qui étaient pratiquement inconnus des sociétés d'autrefois. L'INSTITUT DE POLÉMOLOGIE DE STRASBOURG 335 a) Les conflits sont plus nombreux, au point qu'il n'y a plus de répit. Nous ne connaissons plus guère l'alternance de périodes de tranquillité et de périodes d'agitation, car le calme lui-même est de nos jours une préparation au conflit. Il suffit de lire les journaux au mois de septembre pour apprendre que l'on a passé parfois les vacances à mettre sur pied un plan d'agitation pour la rentrée. Il arrive même que pour apaiser un conflit on en crée un autre qui détourne l'attention du précédent. b) Ils prennent une dimension toujours plus importante du fait de la facilité des communications. Un trouble de paysans dans le Midi sensibilise immédiatement le paysan d'Alsace. Un polémologue averti pouvait prévoir dès 1966 que la révolution culturelle chinoise aura assez rapidement des répercussions sur les jeunes en Europe. Il fallait donc prendre au sérieux, lors de l'explosion de mai 1968, les références des révoltés aux événements qui venaient de se dérouler en Chine. On pourrait multiplier ici les exemples. c) Les conflits ne sont plus localisés, comme autrefois, dans une activité, mais toutes les activités sont secouées en même temps par les conflits les plus divers. Aucune n'est épargnée, qu'il s'agisse de l'art, de la religion, de la famille, etc. On parle d'orchestration à propos de cette simultanéité. Une telle explication n'est pas à exclure, car on ne saurait mésestimer la volonté humaine, mais il me semble également indispensable d'insister sur le fait que nos sociétés sont immédiatement vouées au conflit en raison même de leurs structures. d) On assiste à une complaisance au conflit, de sorte qu'on a pris l'habitude de se comporter en fonction du conflit éventuel, au point que même ceux qui passent pour pacifiques sont dans l'expectative de la crise plutôt que de faire effort pour régler les difficultés à l'amiable. La violence n'a plus rien d'exceptionnel, elle fait partie de l'horizon quotidien ; elle n'étonne plus ; elle est de l'ordre du commun. La désagragation est telle qu'on dédaigne ostensiblement toutes les barrières capables de faire échec à la violence : la règle, l'autorité, la hiérarchie, la différence. On rejette avec superbe l'histoire millénaire de générations qui ont été aussi intelligentes que nous, sous prétexte de redécouvrir et fonder une origine irrécupérable du fait que la nuit des temps en a effacé la mémoire. Le naufrage de l'expérience et de l'histoire met les sociétés en conflit à propos de mythes incompris et d'utopies hagardes. e) Tout se passe comme si l'idée de texture était bannie, puisqu'en général on ne pense plus qu'en termes de rupture, révolution, dissidence et rébellion. La notion de compromis, une des découvertes fondamentales de l'histoire humaine, car elle est à la base non seulement de la société mais aussi de ses manifestations comme le jeu, le loisir, la fête ou la cérémonie, est discréditée comme synonyme de compromission et d'entente entre intérêts clandestins. Prime est donnée au désaccord, à la division, au divorce et autres formes de 336 JULIEN FREUND dissentiment suivant la terminologie employée dans les diverses sphères de la vie sociale. Voici la réalité sociologique implacable : les sociétés modernes privilégient la dissension, l'incompatibilité, l'inconséquence, c'est-à-dire la contestation, parfois sous la couverture idéologico-sentimentale de recherche sur la paix ou peace research et de l'égalitarisme. C'est l'une des tâches de la polémologie que d'analyser ce subterfuge qui a cessé d'être une évidence du moment que tous nous en devenons les complices, inconsciemment ou non. Il ne s'agit pas de jeter la pierre à tel ou tel mouvement d'idée, mais de comprendre ce que nous sommes et ce que nous sommes devenus et peut-être ce que nous deviendrons dans une société qui se met en contradiction avec elle-même du fait qu'elle prend plaisir au conflit. Le conflit pour lui-même n'est-il pas la négation de la société et en fin de compte de la destinée humaine? C'est l'un des problèmes principaux que se pose la polémologie. Aucune science n'échappe à l'interrogation philosophique, même pas les mathématiques, puisqu'elle repose inévitablement sur le choix des postulats de départ. Elle n'est valable que dans ces limites. Et il subsiste tout le reste, dont nous ne pouvons même pas dire qu'il s'agit d'une peau de chagrin qui pourrait se rétrécir. Le métier de chercheur est à la fois pénible et exaltant ; il résout un problème (quelle satisfaction ! ) pour en soulever plusieurs autres (quel embarras ! ). Toute recherche est indéfinie. L'exemple d'Einstein reste remarquable. Il était un homme personnellement comblé en raison de ses découvertes et pourtant profondément inquiet de l'avenir de l'homme ... à cause de la science et de ses progrès. De l'étudiant impulsif et souvent aussi de l'assistant plein d'assurance au professeur d'université il y a un chemin semé d'interrogations laborieuses et épineuses. Je ne condamne pas l'étudiant ou l'assistant c;r je prends plaisir à leur enthousiasme que nous avons également éprouvé à leur âge. Pourquoi condamnent-ils les professeurs? Ce conflit est également un des thèmes de la polémologie, car de tout temps la relation de maître à disciple a été polémogène. Pourtant, l'Université est fondée sur cette relation. Elle ne peut que périr si elle la renie. Ainsi comprise la polémologie est en même temps qu'une science une prise de conscience. On peut qualifier de diverses manières les sociétés modernes. Ce sont des sociétés industrielles, technologiques, bureaucratiques, mais elles sont aussi éminemment conflictuelles. Non seulement elles sont déchirées par la violence et sont presque en permanence à la limite de la révolte, mais elles sont aussi secouées par des revendications de toutes sortes, venant de tous côtés. On pourrait même dire qu'elles sont des sociétés de mécontents, comme si l'abondance était une source nouvelle d'agressivité. Toutes ces considérations expliquent pourquoi à Strasbourg a été créé un Institut de polémologie et non point un institut supplémentaire de recherche sur L ' I N S T I T U T DE POLÉMOLOGIE DE STRASBOURG 337 la paix, dont il en existe tant par le monde. Certes d'un côté comme de l'autre on s'occupe de mêmes problèmes, mais l'optique et la méthode d'approche sont différentes. On peut constater que de nombreux instituts de recherche sur la paix sont au service d'une politique déterminée, de sorte qu'on peut discuter le caractère scientifique de leurs travaux, d'autres se donnent l'illusion de remplacer les hommes politiques en échaffaudant des plans ou des projets de paix, comme si celle-ci ne dépendait pas en premier lieu de la volonté politique qui peut faire obstacle à l'instauration de l'état de paix. On y renonce à l'imagination authentique, qui ne peut s'exercer que sur la base d'une connaissance de la réalité empirique, et l'on se réfugie dans le pur imaginaire ou l'utopique. Le rôle de l'Institut de polémologie de Strasbourg n'est pas de rêver la meilleure société mais d'essayer de comprendre la nôtre du point de vue de ses multiples manifestations conflictuelles. Il ne s'agit donc pas d'analyser uniquement les phénomènes de guerre et de paix ou le problème de l'agressivité humaine, mais d'étudier toutes les formes de conflit, aussi bien le conflit social, par exemple la grève ou la lutte qui peut opposer les patrons et les ouvriers, que le nouveau type d'agressivité qu'on rencontre dans les grands ensembles ou la sourde rivalité qui peut opposer les religions ou bien le phénomène du partisan ou encore l'antagonisme entre le pouvoir central et les volontés d'autonomie régionale. L'institut poursuit deux buts : — L'un est pédagogique. On ne peut comprendre la société actuelle sans se préoccuper de son caractère conflictuel. Il s'agit donc d'apporter aux étudiants des sciences sociales les éléments indispensables à une meilleure connaissance de la société pour autant que toute société sera sans doute aux prises avec des conflits. Il est en effet peu probable qu'on puisse instaurer un jour une société d'où seraient absentes les divergences d'idées, d'intérêts ou d'aspirations, rassemblant des hommes qui auraient perdu toute impulsion agressive. Une première recherche menée par J. Beauchard a fait l'objet d'une thèse de troisième cycle qui montre que, contrairement à ce que croient certains sociologues, la dissolution des différences est polémogène, c'est-à-dire source de conflits. Il s'agit d'un apport important pour l'élaboration d'une théorie du conflit, une des préoccupations essentielles de l'Institut. Comment comprendre la société conflictuelle sans théorie du conflit et sans typologie des diverses formes du conflit? En ce qui concerne cet aspect de la question, les travaux sont déjà fort avancés et ont donné lieu à diverses publications. J. Beauchard publie d'ailleurs dans ce même numéro une étude déterminante sur le conflit Lipp qui a défrayé la chronique il y a plus d'un an. Ce conflit a donné lieu à de nombreux ouvrages, mais le lecteur pourra constater comment l'approche scientifique permet de donner non seulement une vue plus cohérente de l'en- 338 JULIEN FREUND semble de la question, mais encore de déceler des aspects qui n'ont guère retenu l'attention jusqu'à ce jour. — L'autre concerne la recherche. La connaissance des conflits exige qu'on fasse de minutieuses enquêtes, qu'il s'agisse d'enquêtes sur le terrain ou d'enquêtes projectives, dont la méthode est en cours d'élaboration, sinon les analyses ne seraient que des vues de l'esprit sans fondement solide du point de vue de la réalité sociale. Deux études de ce genre sont actuellement en cours. La première porte sur la connaissance du processus qui fait passer une foule jusqu'alors paisible à des manifestations violentes et agressives. La question posée est la suivante : ce passage dépend-il chaque fois de circonstances fortuites et particulières ou bien est-il possible de découvrir des relations communes qui seraient même éventuellement formalisables? La seconde porte sur le rôle du tiers dans le conflit. Certes un conflit oppose en général deux camps, deux parties, mais leur stratégie, s'ils en ont une, ou leur tactique calcule avec un ou plusieurs tiers, dont le comportement peut être fort divers. Il peut être un arbitre et devenir ainsi l'élément permettant de trouver une solution, il peut tout aussi bien attiser la lutte pour en tirer un profit, il peut s'allier avec un camp pour faciliter son triomphe. Il y a de nombreux autres cas possibles qu'il faut repérer et conceptualiser. Il va sans dire que l'orientation de l'Institut est strictement scientifique — condition de son indépendance — mais cela n'exclut pas les applications pratiques de la part de ceux qui voudront prendre connaissance des résultats obtenus ou consulter les chercheurs pour qu'ils fassent un constat aussi objectif que possible d'une situation conflictuelle donnée. Par sa nature même la recherche polémologique est obligée d'être en contact avec le monde environnant.