LES PAGES DU DOC' > Doritos L’art et la mesure À l’heure d’Internet, de Skype et des services de courrier express capables de livrer un colis n’importe où sur la planète en moins de 24 h, les voyages de presse ont un côté résolument désuet. Bien que certains présentent encore objectivement un intérêt pour les journalistes dans le cadre de leur métier, beaucoup servent surtout à se payer du bon temps. Depuis quelques semaines, un malaise grandit dans la profession avec la peur que les lecteurs finissent par s’y intéresser et demander des comptes. A u moment où ce magazine sortira en kiosque, une grande partie de "l’élite" de la presse technique mondiale sera en train de se dorer la pilule à Honolulu pour la présentation des nouveaux GPU d’AMD. Le tout évidemment aux frais de la princesse. Les grands médias français (HFR, les numériques, Clubic…) ont ainsi été invités et à ma connaissance, seul Clubic a refusé l’invitation. Canard PC n’est pas non plus en reste puisque le constructeur m’a également demandé si j’étais partant pour une petite semaine à Hawaii. Alors oui, je suis très flatté qu’AMD me considère comme "a trusted member of the world's elite technical press" et oui oui, j’ai très très envie d’aller gratos à Hawaii. Oui mais voilà, il y a d’abord le côté clairement ostentatoire de la destination. Honolulu, c’est un peu comme Tahiti, Bora Bora ou Saint Barth : très largement connoté vacances et pas franchement accessible aux prolos. Mais après tout, pourquoi pas ? Si le voyage permet également de rapporter des informations d’un grand intérêt éditorial, le lecteur y trouve son compte et le jeu en vaut la chandelle. Joindre l’utile à l’agréable n’est pas forcément un mal, n'estce pas ? Rien n’est gratuit. En fait ce n’est pas si simple. Certes, la majorité des confrères qui ont accepté l’invitation sont probablement 96 parfaitement honnêtes et intègres dans leur travail. Mais le doute est légitime. Que penseriez-vous par exemple de votre médecin si vous appreniez qu’il participait à des séminaires luxueux à Hawaii payés par un laboratoire pharmaceutique ? Vous vous poseriez des questions et vous auriez raison. Pour qu’un tel voyage soit acceptable d’un point de Pour AMD, c’est tout bénef‘ : une promotion mondiale et simultanée sur les sites web les plus importants, à un tarif bien inférieur à celui de la "vraie" publicité vue éditorial et justifiable aux yeux des lecteurs, il convient qu’il y ait une juste mesure entre les moyens dépensés par le fabricant et l’information délivrée. Or, dans le cas de cette présentation, on ne peut décemment justifier un tel voyage par la simple projection d’un PDF et la récupération d’une carte graphique. Sur le fond, il est acquis qu’AMD ne présentera pas une annonce majeure comme une toute nouvelle architecture mais plutôt un GPU similaire aux précédents, seulement doté d’un peu plus d’unités de calcul. L’information primordiale se situera plutôt au niveau du prix, qui ne sera de toute façon pas connu avant la fin du NDA, mi-octobre. Bref, il était parfaitement possible d’envoyer aux journalistes le PDF par e-mail et la carte par UPS, le tout sans que le lecteur ne soit lésé et cela pour un coût dérisoire. AMD a d’ailleurs levé immédiatement les éventuels doutes à ce sujet : la société ne pratique en aucun cas le "chantage au voyage de presse" et même en déclinant l’invitation, nous recevrons sans problème les informations ainsi que la carte pour les tests. Dans ces circonstances, pourquoi donc inviter les journalistes dans un tel lieu ? La réponse se trouve en fait dans l’invitation. Pour participer au voyage, il y avait trois impératifs : disposer d’un passeport en règle, d’un visa pour les États-Unis… et s’engager à faire du "live blogging" sur son média, c’està-dire couvrir de manière intensive et en direct l’événement en question. Pour AMD, c’est tout bénef’ : une promotion mondiale et simultanée sur les sites web les plus importants, à un tarif bien inférieur à celui de la "vraie" publicité. Sans compter que l’impact sera bien plus grand dans la partie rédactionnelle que si la promotion se situait dans les espaces publicitaires traditionnels. LES PAGES DU DOC' Les Miles : nerf de la guerre Candeur et décadence. Le service marketing d’AMD est donc parfaitement dans son rôle. Certains se justifient par l’obligation d’assister à cet évènement pour pouvoir tester la carte dans les temps. Nous avons vu que cet argument ne tenait pas la route, AMD n’ayant pas cette exigence. D’autres – la majorité – invoquent "l’aspect humain". Il y a effectivement là matière à débat : il est vrai que le courant passe souvent mieux en face-à-face que par mail ou par téléphone. Toutefois, bon feeling ou pas, l’œil de Moscou veille et vous empêchera de toute façon de recueillir des informations "hors cadre". Pas de quoi justifier de faire deux fois 20 heures de vol pour cela, donc. Un autre argument invoqué concerne l’éventuelle rencontre fortuite avec un ingénieur qui, au détour d’une ruelle, se mettrait à livrer des informations confidentielles. Ne riez pas, c’est effectivement envisageable puisque le cas m’est arrivé personnellement plusieurs fois, en particulier à l’IDF (Intel Developer Forum). Reste qu’à Honolulu, ce sera impossible : autant il est effectivement possible de rencontrer fortuitement un employé d’un constructeur lorsqu’on se trouve à proximité de son siège social ou de l’un de ses centres de R&D, autant tous les employés d’AMD qui se trouveront à Hawaii seront venus spécialement pour l’occasion et auront été largement briefés sur ce qu’il convient de dire ou pas. Vient enfin l’ultime argument que l’on entend chez beaucoup de confrères depuis des années : une fois les ingénieurs bien alcoolisés dans un beach-bar, il serait très facile de leur soutirer des informations croustillantes et intéressantes pour le lecteur. Voilà des années que ce vieux marronnier circule et il fait toujours autant recette. Il faut toutefois faire preuve d’une naïveté certaine pour croire que ces "confidences sur l’oreiller" obtenues après une soirée bien arrosée sont sincères et spontanées. Sans compter que l’on attend toujours de voir ces fameuses exclusivités glanées à grands coups de Piña Colada se retrouver sur les sites des journalistes concernés. À l’heure où les leaks sont devenus inexistants et que les NDA tout puissants sont scrupuleusement respectés par tous, cela devrait pourtant se voir. Bref, scrutez donc ce qui a été publié sur les sites web aux alentours du 25-27 septembre : si vous y trouvez des tombereaux de news sur l’événement AMD, l’opération live blogging aura été un succès. Pas sûr que l’éthique journalistique en sorte grandie. L evons pudiquement le voile sur une pratique taboue dans le milieu de la presse informatique. Depuis des années, les constructeurs payent indirectement une partie des vacances des journalistes via les "Miles". Il s’agit de points de fidélité associés au programme Flying Blue du groupe Air France-KLM. Lorsque vous voyagez avec cette compagnie (et a fortiori lorsque c’est un constructeur qui paye le billet d’avion), vous obtenez des Miles sur votre compte personnel. Un billet Paris-New York en classe éco à plein tarif rapportera par exemple un peu plus de 3 500 Miles. Plus la destination est lointaine et/ou le billet cher, plus vous gagnez de Miles. Un aller-retour Paris-Honolulu dans les mêmes conditions en rapporte un peu plus de 15 000. Ces points se cumulent au fur et à mesure des voyages et permettent au final d’obtenir des réductions conséquentes et même des billets d’avion totalement gratuits. Avec 60 000 miles, vous obtenez par exemple un billet gratuit pour l’Île Maurice. Plus raisonnablement, un Paris-Ajaccio "coûte" 10 000 miles. On comprend dès lors que les journalistes soient tentés de multiplier les voyages de presse pour accumuler les Miles afin de les utiliser pour des voyages privés plus tard. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à faire pression sur le constructeur pour voyager uniquement avec Air France plutôt qu’avec une autre compagnie, en menaçant de ne pas se déplacer au cas où leur souhait ne serait pas exhaucé. Octobre - Novembre 2013 97