Jean-Louis Basdevant MAÎTRISER LE NUCLÉAIRE Que sait-on et que peut-on faire après Fukushima ? © Groupe Eyrolles, 2011 ISBN : 978-2-212-13286-1 Nucléaire 1-3.indd 3 20/04/11 17:04:57 C HAPITRE 1 QU ’ EST- CE QUE LA PHYSIQUE NUCLÉAIRE ? Nous donnons ici les conventions et unités simples qui sont nécessaires pour aborder l’essentiel de ce livre, sur la radioactivité, l’énergie nucléaire, les centrales et les accidents. 1 1.1 L ES NOYAUX ATOMIQUES L ES ATOMES ET LEUR NOYAU omme toute matière, nous sommes faits d’atomes, groupés dans des molécules à 70 % d’eau H2 O et 22 % d’édifices moléculaire complexes comme l’ADN. Les atomes sont très petits. Leur taille est à peu près d’un nanomètre, c’est-à-dire un milliardième de mètre. Si un milliard d’atomes faisaient la queue en ligne droite, la longueur totale serait d’un mètre. Pourtant, avec une technique étonnante mise au point il y a une vingtaine d’années (le microscope à effet tunnel) on a pu réaliser de véritables photographies d’atomes, comme le montre la figure (1.1). Cette photo a été obtenue par Donald Eigler, en 1989, chez IBM 1 . C’est un grand exploit dans le domaine de l’infiniment petit. Remarquons toutefois que sur une rangée on voit sept atomes. Par conséquent, si l’on voulait obtenir l’image complète d’une pièce d’un euro (2,2 cm) de cette façon, il faudrait une photo de 200 kilomètres de côté (en outre, elle serait quelque peu monotone à regarder). C 1. On pourra en voir d’autres sur le site : http://www.almaden.ibm.com/vis/stm/ gallery.html – Chapitre . Qu’est-ce que la physique nucléaire ? Figure 1.1 – Atomes sur la face d’un cristal de nickel vus au microscope à effet tunnel par Donald Eigler en 1989, © IBM. Les atomes sont eux-mêmes constitués de cortèges d’électrons, de charge électrique négative (dont on voit le contour sur la photo : chaque bosse est le cortège d’un atome), qui gravitent par attraction électrique, à une distance comprise entre un dixième de nanomètre et un nanomètre (millionnième de millimètre) d’un noyau, lui-même d’une taille cent mille fois plus petite que celle du plus petit atome, mais de charge électrique positive et qui porte pratiquement toute la masse de l’atome (les électrons ont une masse très faible). Entre les électrons et le noyau : du vide ! L’attraction ou la répulsion électriques sont semblables aux forces magnétiques. Si on rapproche les deux pôles sud (ou nord) de deux aimants, ils se repoussent. Si ce sont un pôle sud et un pôle nord, ils s’attirent. De même, des corps de charges électriques de même signe se repoussent, ceux de charges électriques de signe opposé s’attirent. Autrement dit, un noyau voit la vie comme le ferait une tête d’épingle en plomb au milieu de la place de la Concorde, autour de laquelle il y aurait l’énorme rond de fumée de Zapata fumant son cigare. Les noyaux atomiques – 1.2 TAILLE , MASSE , ÉNERGIE Les noyaux atomiques sont des agrégats de protons, que nous désignerons par leur initiale p, de charge électrique positive unité (égale à la charge élémentaire, l’opposé de la charge de l’électron), et de neutrons n, de charge nulle. (Décidons, au passage, de désigner l’électron par son initiale e lorsque ce sera commode.) Le proton et le neutron ont une taille très faible, cent mille fois plus petite que celle du plus petit atome : un millionième de milliardième de mètre, que l’on nomme un fermi ou femtomètre d’initiale fm : 1 fm=10–15 m. Autrement dit, si on faisait faire la queue à un milliard de protons, cette queue-là serait singulièrement courte : un millième de millimètre ! Un microbe ! Soit dit en passant, on comprend qu’on n’ait pas pu, jusqu’à présent, faire des dispositifs semblables au microscope à effet tunnel pour photographier les protons et neutrons. Il y a encore du travail dans ce secteur. Le proton et le neutron sont appelés collectivement des nucléons. Ils ont des masses voisines que nous noterons mp et mn . Ces masses sont extrêmement faibles par rapport à la nôtre. La masse du proton est de 1,67262 × 10–27 kilogramme et celle du neutron de 1,67492 × 10–27 kilogramme. Vous conviendrez qu’on a du mal à s’en souvenir ! Deux choses sont plus intéressantes : 1. ces deux masses sont voisines, mais le neutron est un peu plus lourd que le proton, 2. si on multiplie ces masses par le nombre d’Avogadro NA = 6, 02 1023 , on obtient à peu près un gramme (ce que savent les lycéens). À partir de cette quantité, nous savons peut-être mieux évaluer les choses. C’est toujours barbare, mais gardons courage ! Il y a sept milliards d’êtres humains sur la Terre, c’est-à-dire autour du Soleil (à moins que des Martiens verts ne débarquent un de ces jours, mais ça ne changera pas la vie des protons et neutrons). Il y a deux cents milliards d’étoiles dans la Voie lactée, notre galaxie, et le Soleil n’est qu’une d’entre elles. Imaginez que chacune de ces étoiles héberge autant d’êtres (comme nous) que le Soleil, ça ferait au total mille quatre cents milliards de milliards d’êtres comme nous dans la Voie lactée. C’est gagné ! Faites le calcul si ça vous amuse : dans quatre cents galaxies comme la Voie lactée il y aurait autant – Chapitre . Qu’est-ce que la physique nucléaire ? de monde que de nucléons (protons et neutrons) dans un gramme de pastis. Nous voilà enfin revenus sur Terre ! Avant de régler la question des masses, examinons d’abord ce qui se passe au point de vue de l’énergie. Légalement, on doit mesurer les énergies en joules. Un joule est l’énergie à l’arrivée d’un kilo de plomb (ou de plumes) qui est tombé de 10 centimètres. Si vous préférez, lorsque un bocal d’un kilo vous tombe sur les pieds d’une hauteur d’un mètre, vous encaissez 9,81 joules, pratiquement 10 (le 9,81 c’est la faute à Newton, c’est la valeur du champ de pesanteur sur Terre, à quoi il a soudain pensé en courant dans un verger la nuit et en se prenant une pomme sur la tête !). Mais il faut être physicien pour faire une chose pareille. Quoique ! Sur les paquets de biscuits on peut lire que manger 100 grammes de biscuits vous donne un apport énergétique de 2 000 kJ (deux millions de joules) 2 . Normalement, si on ne fait pas d’exercice physique trop intense, on évacue cinq à six fois plus d’énergie. Donc, en une journée, il ne faut pas manger trop de ces biscuits-là, attention à la ligne : l’excès devient de la graisse ! Mais nous venons d’apprendre qu’en brûlant 1 gramme de biscuits, on emmagasine vingt-mille joules. Et figurez-vous que c’est à peu près la même quantité si on brûle un gramme de bois et seulement deux fois plus si c’est de l’essence ! Étonnant, n’est-ce pas ? Revenons à l’énergie nucléaire. Les énergies des réactions nucléaires individuelles, se mesurent en ce qu’on appelle des millions d’électronvolts, diminutif MeV . Par exemple, dans le Soleil, l’énergie qui est émise provient d’une réaction où quatre protons s’agglutinent pour fabriquer de l’hélium en libérant une énergie d’environ 28 MeV, soit 7 MeV par proton initial. Et c’est comme ça qu’on bronze et que les salades poussent. En unités courantes, un MeV vaut 1,6 10–13 joules. C’est très peu. Mais regardons ça de plus près. Quelle est l’énergie produite dans le Soleil par non pas un seul proton, mais un gramme de protons ? Nous en avons parlé ci-dessus : il faut multiplier par le nombre d’Avogadro. Alors, combien ? On n’en croit pas ses yeux : 700 milliards de Joules ! Oui, vous avez bien lu ! C’est pratiquement 34 millions de fois plus qu’un gramme de biscuits. C’est un peu gros parce que la réaction des quatre protons 2. Toutes ces valeurs sont « à peu près ». Sur le paquet de biscuits que j’ai devant moi en écrivant, je lis « 1 916 kJ ». Ce n’est pas si différent ! De toute façon, c’est moins désagréable de manger un biscuits de 20 grammes et d’encaisser 400 000 joules, que de recevoir un kilo de plomb sur les pieds et d’en encaisser seulement dix. Les noyaux atomiques – dans le Soleil est un peu exceptionnelle, nous n’arrivons pas à faire aussi bien sur Terre. Mais cela vous explique une formule magique de ceux qui ont découvert et développé l’énergie nucléaire : Un gramme de combustible nucléaire dégage autant d’énergie qu’une tonne de combustible habituel (bois, gaz, pétrole). Revenons aux masses mp du proton p, et mn du neutron n. Là, nous allons faire appel à ce cher Albert Einstein. La seule formule de physique que tout le monde connaisse, c’est E = mc 2 . Petite explication : dans cette formule, c est la vitesse de la lumière, E est une énergie et m la masse correspondante. Si vous préférez, m est une masse et E l’énergie correspondante. Mais quelle masse et quelle énergie ? Précisément, à cette échelle, il est commode d’exprimer les masses par leur équivalent en énergie (et non en kilogrammes !) : mp × c 2 = 938, 27 MeV mn × c 2 = 939, 56 MeV L’énergie de masse de l’électron est de me × c 2 = 0, 511 MeV. À l’état libre, le neutron est instable. Il se transmute spontanément en un proton, un électron et un neutrino, petit nom ν (de masse presque nulle), en libérant une énergie de 0, 78 MeV. Le temps moyen pour que cette désintégration se produise est d’environ un quart d’heure. On appelle cela la désintégration bêta du neutron. 1.3 É DIFICES NUCLÉAIRES Les noyaux sont des édifices de protons et de neutrons, leurs dimensions nucléaires sont de l’ordre de quelques fm. Il existe dans la nature 92 atomes différents et 325 noyaux différents. On a fabriqué 2 000 noyaux artificiels instables. Les protons et les neutrons sont liés par les forces nucléaires, de courte portée (elles s’estompent au-delà de quelques fermis, alors que l’attraction gravitationnelle du Soleil et de la Terre s’exerce à 150 millions de kilomètres), mais suffisamment intenses et attractives pour vaincre la répulsion électrique des protons les uns pour les autres. Si les protons et les neutrons diffèrent à l’évidence pour ce qui est de leurs interactions électriques, leurs interactions fortes sont tout à fait semblables. Ce fait, ainsi que la proximité de leurs masses, justifie l’appellation commune de « nucléons » pour ces deux partenaires nucléaires. – Chapitre . Qu’est-ce que la physique nucléaire ? 2 N OMENCLATURE On désigne par N le nombre de neutrons d’un noyau, par Z le nombre de protons (sa charge électrique) et par A = N + Z le nombre total de nucléons, qu’on appelle nombre de masse. Un atome électriquement neutre dont le noyau a Z neutrons, aura donc Z électrons ; Z est le numéro atomique de cet atome. Tous les atomes dont les noyaux ont le même Z ont le même cortège électronique, et les mêmes propriétés chimiques. Un noyau sera représenté par les notations (A, Z ), A X ou A XZ , X étant le symbole chimique associé au numéro atomique Z . (C’est exactement comme un numéro d’immatriculation. En Californie, CSH 145 désigne une Buick coupé appartenant à Bob, alors qu’en France 716 QRD 75 désigne une Citroën C3 appartenant à Alice. Heureusement, il y a moins de noyaux que de voitures.) Par exemple, 4 He désigne le noyau d’« hélium 4 », formé de deux protons et de deux neutrons, c’est-à-dire N = 2 et Z = 2, N + Z = 4, que l’on nomme aussi, pour des raisons historiques, particule alpha. Le symbole 56 Fe26 désigne le fer 56 qui est constitué de 26 protons et de 30 neutrons. Les nombres (A, Z ) ou (N , Z ) ne déterminent pas de façon unique l’état nucléaire. En effet, un noyau (A, Z ) donné a un état d’énergie d’équilibre, de plus basse énergie, appelé état fondamental, mais il aura en général tout un ensemble d’états excités qui se « désexcitent » vers l’état fondamental de (A, Z ) en émettant des rayons gamma. C’est l’origine de la radioactivité gamma. Note importante. La lumière jusqu’aux rayons X et au-delà constitue le rayonnement électromagnétique. La partie de haute énergie s’appelle rayonnement gamma. Mais en raison de la découverte par Einstein que la lumière de fréquence ν peut également être considérée comme constituée de particules, les photons d’énergie E = hν où h est la constante de Planck, il est équivalent de parler de rayonnement gamma et d’émission de photons. C’est une question de commodité. Dans un processus élémentaire on parle de photons, notés γ ; pour une source de matière, on parle de rayonnement gamma. Quand cela ne prête pas à confusion, nous entendons par (A, Z ) l’état fondamental du noyau ayant ces nombres de nucléons. Certaines suites de noyaux ont les dénominations suivantes : 1. Isotopes : même charge Z , même numéro atomique de l’atome correspondant, mais N différent, par exemple l’uranium 238, 238 U92 , et l’uranium 235, 235 U92 . Les atomes correspondants ont les mêmes propriétés chimiques, qui proviennent du cortège des Z électrons. Nomenclature – Symbole Z N A B(A, Z ) B/A neutron n 0 1 1 0 0 proton 1 H1 (p) 1 0 1 0 0 deutérium 2 H1 (d) 1 1 2 2,225 1,112 tritium 3 H1 (t) 1 2 3 8,492 2,83 Hélium 3 3 He2 2 1 3 7,728 2,57 Hélium 4 4 He2 2 2 4 28,30 7,1 Lithium 6 6 Li3 3 3 6 32,0 5,3 Lithium 7 7 Li3 3 4 7 39,24 5,6 Bore 10 10 B5 5 5 10 62,40 6,24 Carbone 12 12 C6 6 6 12 92,16 7,68 Azote 14 14 N7 7 7 14 104,66 7,48 Oxygène 16 16 O8 8 8 16 127,62 7,98 Fluor 18 18 F9 9 9 18 137,37 7,63 Néon 20 20 Ne10 10 10 20 160,65 8,03 Sodium 22 22 Na11 11 11 22 174,15 7,92 Sodium 23 23 Na11 11 12 23 186,57 8,11 Magnésium 24 24 Mg12 12 12 24 198,26 8,26 Chlore 35 35 C`17 17 18 35 298,20 8,52 Fer 56 56 Fe26 26 30 56 492,28 8,79 Fer 57 57 Fe26 26 31 57 499,9 8,77 Uranium 235 235 92 143 235 1 783,2 7,59 Nom U92 Tableau 1.1 – Énergie de liaison, en MeV, de l’état fondamental de quelques noyaux. Des isotopes ont des propriétés nucléaires complètement différentes, comme c’est le cas des deux isotopes de l’uranium ci-dessus. 2. Isotones : même N , Z différent, par exemple : le carbone 14, 14 C6 , et l’oxygène 16, 16 O8 . 3. Isobares : même nombre de masse A, par exemple : l’hélium 3, 3 He2 , et le tritium, 3 H1 , isotope de l’hydrogène. Des isobares ont souvent des propriétés nucléaires semblables. – Chapitre . Qu’est-ce que la physique nucléaire ? 2.1 D ICTIONNAIRE DES NOMS ET SYMBOLES Nom Symbole ou valeur proton p masse du proton mp × c 2 = 938.27 MeV neutron n masse du neutron mn × c 2 = 939.56 MeV électron e masse de l’électron me × c 2 = 0, 511 MeV neutrino ν Hélium 4 4 He alpha noyau d’hélium 4 photon γ rayon gamma rayon gamma photon γ MeV 1,6 10–13 joules Million d’électron-volt fm fermi 10–15 mètre Noyau(A,Z) A nucléons Z protons Nombre de neutrons N Nombre de protons (numéro atomique) Z Nombre de masse A=N+Z particule alpha 2 (A-Z)=N neutrons Tableau 1.2 – Lexique pour s’y retrouver. 2.2 É NERGIE DE LIAISON On appelle énergie de liaison B d’un noyau l’énergie qu’il faut fournir à ce noyau pour séparer ses constituants. Les énergies de liaison des noyaux par nucléon, (énergie de liaison totale divisée par le nombre de nucléons) sont de quelques MeV, c’est-à-dire environ 1 % de l’énergie de masse (ou de la masse) des nucléons. L’énergie de liaison par nucléon B/A en fonction de A pour les noyaux stables est montrée dans le tableau 1.1 pour quelques noyaux. On constate que B/A croît avec A dans les noyaux légers, puis atteint un maximum très large vers A ' 55 – 60 dans la région du fer, et redescend doucement en fonction de A au-delà. Nomenclature – Nous verrons que cette brusque montée et cette descente douce jouent un rôle très important dans l’exploitation de l’énergie nucléaire. Dans les désintégrations, un noyau A disparaît pour laisser place à un autre noyau ou à un ensemble de particules et en libérant une certaine énergie. Dans les réactions à deux corps, un noyau A et un noyau B réagissent et donnent naissance à un ensemble de particules et en libérant une certaine énergie.