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Le débat peut continuer. Mais la question demeure : est-on vraiment, en fin de compte, dans un moment
de décomposition du christianisme ? Ce qu'il en reste est-il condamné à se défaire ou voit-on la possibilité, la
présence d'un élan retrouvé ? Peut-être faut-il dépasser le simple constat d'une situation actuelle pour voir dans
quel processus le christianisme est engagé.
Premier point : il faut s'entendre sur ce qu'on appelle christianisme. Ce qui est apparu avec Jésus et ses
disciples a eu, dans la culture et dans la société, une influence incontestable et immense. Même ses
adversaires en dépendent. Et même ceux que les croyances chrétiennes laissent tout à fait indifférents peuvent
admirer Rembrandt et les cathédrales, citer Saint Augustin ou Jean de la Croix. Mais ils sont dehors. Dedans
sont ceux qui croient en Jésus-Christ, en le Dieu de l'Évangile, à l'Église ou pour le moins à la communion. Ce
sont ceux-là qui nous intéressent ici. Leur nombre se réduit, on le sait, mais ce n'est pas le plus grave !
À ce rétrécissement s'ajoute la décomposition dont la disparition de l'enfer était un symptôme (ambigu,
j'en conviens). Il existe bien un effet de stabilisation : c'est ce qui s'opère dans le tri décrit plus haut. La foi
chrétienne s'adapte, comme on dit. Mais quel sera le critère du tri ? Qui en décidera? La responsabilité est
grande en un tel choix. Car il ne s'agit pas du marginal ou du secondaire, mais de ce qui, de proche en proche,
touche au cœur de la religion chrétienne. C'est un processus qui la décompose, comme lorsqu'on tire le fil d'un
chandail : tout vient. Confier la responsabilité aux autorités de l'Eglise, c'est supposer que leur pouvoir est
incontesté ; malheureusement, c'est justement l'un des points où la contestation est la plus vive.
Glissade. On a vu la critique biblique, l'œcuménisme, la réforme liturgique, les droits de l'homme entrer
dans l'espace chrétien et le théologien y travailler. Mais après quels conflits, quelles condamnations ! En
revanche (pense-t-on) les bastions essentiels de la foi demeurent inentamés : dogmes, moral, liturgie. C'est
estimer que le processus s'est arrêté de lui-même, comme si la cause du processus avait disparu.
Mais quelle est-elle ? Ou plutôt : quelles sont-elles ? Il y en a de visibles et suffisamment connues. C'est,
bien entendu, les malheurs et défaillances de l'Église, dans son histoire et maintenant. C'est le décalage
culturel grandissant entre le langage archaïque de la religion et celui qu'on peut parler aujourd'hui. C'est, plus
profondément, un écart de pensée entre ce qui prolonge le Moyen Âge - ce temps rêvé de la chrétienté
triomphante - et ce que la modernité nous impose. Et c'est particulièrement sensible quant à ces deux piliers de
la foi traditionnelle : la majesté divine et la vie éternelle. Qu'est-ce qu'ils deviennent dans la mentalité ambiante,
qui peut finir par atteindre les chrétiens eux-mêmes ?
Dieu y est pensé sur le modèle des Pouvoirs qui, dans le monde archaïque, sont censés gouverner le
Ciel et la Terre. Et plus la notion de Dieu progresse, se dégageant de l'idolâtrie jusqu'au monothéisme le plus
intransigeant, plus ce modèle redoutable paraît convenir à Dieu. Le voici unique, tout-puissant, infiniment digne
d'être aimé, vénéré, obéi ; finalement ce Dieu qu'on dit Amour absorbe tout, son Amour est notre malheur.
Schème connu mais qui, hélas, peut tristement s'illustrer, hier et encore aujourd'hui.
Ce n'est pas l'existence de Dieu qui fait vraiment question. Le Dieu de Spinoza ou celui de Plotin n'ont
plus ces dispositions fâcheuses. Il s'agit bien du Dieu chrétien. Mais à partir de là, tous ce qui trouvait en Dieu
fondement et justification - le sacrifice, la rédemption, la foi elle-même - glisse dans l'irréalité, ou pire : ce Dieu
de majesté devient odieux aux hommes, qui lui préfèrent leur liberté.