Damoclès n° 84 Notes de lecture Contes et légendes de la guerre éthique Daniel Bensaïd Paris, Éditions Textuel, 1999, 175 p., 110 FF. À 32 la fois essai politico-philosophique, règlement de compte — courtois — avec un ancien de la famille, Edwy Plenel 1 et ajournement de l’analyse léniniste de l’impérialisme, le livre de Daniel Bensaïd se présente comme illustration et défense du point de vue majoritaire d’une organisation politique, la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), de la question controversée y compris dans la mouvance trotskiste, de la guerre déclenchée par l’Otan contre la Serbie. On trouvera donc une intéressante — et brillante — analyse des caractéristiques de la guerre menée par les États-Unis soutenus par l’Europe (de centre gauche) et qui apparaît, à juste titre, comme un « événement fondateur ». Mais l’auteur, qui constate une « crise des classes dirigeantes » et une « redéfinition de leur mode de domination », ne pose pas la question de la crise des réponses de la gauche, toutes tendances confondues, y compris la sienne… Proposer comme seule perspective centrale le droit à l’autodétermination qui, dans la situation concrète actuelle ne peut qu’encourager une logique ethno-nationaliste et la constitution d’un État ethnique par définition non démocratique car ne reconnaissant pas de fait le droit à la différence 2 . Exactement l’opposé d’une perspective internationaliste et d’une remise en cause critique (marxiste) de l’État qui sont les présupposés politicothéoriques du projet socialiste… Il ne s’agit pas seulement de présenter des principes abstraitement justes ni même de construire une stratégie à long terme qui soit efficace et rétablisse le droit et le respect de la diversité, il faut être conscient que n’existe aucune solution politique du problème du Kosovo au Kosovo. Sa solution se trouve en effet simultanément à Belgrade, à Tirana, à Sarajevo, à Skopje et à Zagreb… En d’autres termes dans les Balkans. Ce qui signifie mettre en avant aujourd’hui une perspective de fédéralisme démocratique qui est à la fois internationalisme et dépassement de l’État national (et/ou ethnique). Enfin, et surtout, c’est la réflexion sur la guerre elle-même présentée de manière très clausewitzienne comme prolongement de la politique — et non comme sa négation ou son échec — qui apparaît problématique. En effet, cette approche, qui justifie sans réserve, la “guerre révolutionnaire”, ne prend pas en compte toute la réflexion du mouvement pacifiste à l’époque du nucléaire — et autres moyens de destruction de masse. Elle ne prend pas en compte non plus, ne seraitce que pour en discuter la validité, les nouvelles cultures politiques (féministe, écologiste) qui elles aussi ont reproblématisé la question de la guerre. Il en résulte pour ce livre une sous-estimation de la gravité de l’événement fondateur qu’a été cette guerre marquée par un recul considérable de la philosophie du droit et par une réhabilitation de la guerre et de la violence armée pour régler les conflits. Finalement, ce livre offre un condensé suggestif de la force (analyse de l’impérialisme) et des faiblesses (sur la guerre, sur le droit…) de la pensée théorique trotskiste face aux contradictions du monde contemporain. Bernard Ravenel 1) Le livre d’Edwy Plenel, L’épreuve (Stock, 1999), soutient la guerre et règle ses comptes avec Régis Debray… 2) L’absence d’analyse critique de l’UÇK laisse pantois… Réflexions sur la guerre en Yougoslavie François Chesnais, Tania Noctiummes, Jean-Pierre Page Paris, L’esprit frappeur, 1999, 200 p., 20 FF. our les auteurs, la guerre du Kosovo s’inscrit dans la mise en place — depuis la fin de la guerre froide — d’un nouvel ordre mondial sous la houlette de l’empire américain. Elle est venue « promouvoir l’Otan au statut de garant de l’ordre mondial capitaliste dit “néo-libéral”, donc de transférer à son profit des prérogatives appartenant au seul Conseil de sécurité de l’ONU ». Les États-Unis ont ainsi récupéré au profit de leur stratégie impérialiste, la revendica- tion légitime du « droit à l’autodétermination » et du « respect des droits de l’homme ». Ce « coup d’État planétaire » s’est réalisé grâce à la complicité des gouvernements européens ravalés au rang de vassal et avec les applaudissements d’une opinion publique conditionnée, révoltée par le développement d’un nationalisme ethnique tel que celui des dirigeants au pouvoir en Serbie. De plus, ce conflit va générer des « dividendes de la guerre » qui vont permettre à l’industrie américaine d’armement de renforcer son avance notamment dans l’actuelle compétition engagée avec l’industrie européenne naissante… « Les Américains n’ont jamais caché que pour eux la guerre et la préparation de la guerre étaient et restent un élément indispensable pour la domination capitaliste mondiale tout comme pour la stabilité de l’économie américaine. » En conclusion de leur ouvrage fort stimulant, les auteurs soulignent qu’« en menant la guerre contre la Yougoslavie […] les États-Unis ont préparé la conférence de Seattle de l’OMC » et ils invitent à une « prise de conscience de l’enjeu social de la question de l’Otan ». Vaste programme. Si on partage — ce qui est le cas — l’analyse des auteurs que « le rôle assigné à l’Otan est le pendant militaire de celui [politico-économique] assigné à l’Organisation mondiale du commerce », reste à trouver les axes d’intervention qui permettraient au refus de la guerre et à l’antimilitarisme de retrouver toute sa place dans les actions actuellement menées contre la mondialisation sur une base politique. C’est un peu la faiblesse du livre de ne pas développer de telles Patrice Bouveret pistes. P La guerre au XXIe siècle Laurent Murawiec Paris, Odile Jacob, 1999, 299 p. 150 FF. omment la dernière guerre laisse présager la suivante et comment les technologies innovantes mises à jour par les guerres contre l’Irak ou du Kosovo C 1er trimestre 2000 NOTES DE LECTURE préfigurent les combats qui nous attendent au XXI e siècle… Détection des cibles, précision des frappes, furtivité, mobilité… l’auteur détaille par le menu cette « révolution dans les affaires militaires » qui a cours dans la culture militaire américaine d’aujourd’hui. Malgré sa fascination pour « l’innovation militaire » évidente, Laurent Murawiec consacre quelques pages au « débat contradictoire » sur les options de défense existant aux États-Unis qui est, outre atlantique, « une réalité fondatrice » et non pas une « noble métaphore » comme Bruno Barrillot c’est le cas en Europe. L’Afrique politique 1999 Entre transition et conflits Centre d’Étude d’Afrique Noire (CEAN) - Talence Paris, Karthala, 1999, 232 p. ette parution 1999 de l’Afrique politique présente douze études illustrant des tendances lourdes : nouveaux rapports Nord-Sud et conflits en cours. On lira un article au vitriol sur « les avatars du messianisme français en Afrique » et une analyse des relations entre la France et l’Afrique du Sud dans une Afrique post-coloniale. L’ouvrage est assez pessimiste sur les chances de pacification dans l’Angola en guerre, dans l’internationalisation du conflit en GuinéeBissau ou encore sur la stagnation de la démocratie au Bénin ou dans un Niger où les militaires ont peine à organiser B. B. une transition démocratique. C Le retournement du monde Sociologie de la mise en scène internationale Bertrand Badie, Marie-Claude Smouts Paris, Presses de Science-Po et Dalloz, 1999, 239 p., 148 FF. Tchétchénie Un peuple sacrifié Isabelle Astigarraga Paris, L’Harmattan, 1999, 440 p., 190 FF. A nalyse scientifique et réalités vivantes ne cessent de s’écarter. La lecture en parallèle de ces deux ouvrages en est une démonstration significative. Le retournement du monde, manuel de sociologie comparative destiné à des « étudiants avancés » et à un « public motivé » (sic) met en scène les transformations du système international devenu à travers les années 1985-1999 « le plus instable des systèmes politiques ». Nos auteurs constatent qu’alors au grand vent de l’histoire, territoire, souveraineté, sécurité volent en éclats, les théories et les concepts appliqués à la société mondiale perdent leur pertinence et une absence de règles nourrit inquiétudes et incertitudes. Ils cherchent donc de nouveaux fils conducteurs. Éclatement culturel et montée des flux transnationaux contribuent à l’irruption des sociétés sur la scène internationale : on regrettera que cette première donne soit présentée dans un style fort jargonnant donc peu audible. Les analyses faites ensuite de la perte des repères collectifs — où l’affaiblissement de l’ÉtatNation est essentiel — et des perspectives ouvertes à travers les ruptures et les recompositions de « l’émergence des biens communs » pour la planète sont d’une présentation plus convaincante, mais l’incapacité de nos universitaires à s’appuyer sur une étude sociologique précise de quelques conflits exemplaires de cette période est patente. Tchétchénie, le mot n’apparaît jamais. Isabelle Astigarraga, aux antipodes du manuel universitaire, nous offre un travail de journaliste exemplaire. Ayant couvert de Moscou et en Tchétchénie les années de la première guerre de Tchétchénie 1994-1996 sur fond de campagne électorale présidentielle d’un certain Boris Eltsine, elle nous donne toutes les clés pour suivre l’actualité de la deuxième guerre ouverte en août-septembre 1999 sur fond de campagne présidentielle de Vladimir Poutine. Chapitre après chapitre son récit met en situation les acteurs de la guerre dans leur diversité, les réseaux de la vie quotidienne, leur effort pour échapper à l’horreur ordinaire à Grozny comme dans la montagne où quelques milliers de combattants tchétchènes affrontent le déluge de feu d’une armée russe composée de milliers d’hommes mal nourris, sans objectif, corrompus… Rien ne nous est caché de la complexité des situations, du méli mélo des réseaux des oppositions de générations, de la radicalisation musulmane des Tchétchènes sous l’influence des wahhabites, des intrigues politiques des clans… du sort des populations russes installées dans le piège de Grozny depuis l’époque soviétique… On comprend pourquoi la résistance de la société tchétchène théoriquement inconcevable est possible et ce n’est qu’en conclusion que sont rappelées les données économiques d’un pays otage, de sa situation géographique et d’intérêts nationaux internationaux, trop souvent réduit au silence. De ce témoignage exceptionnel, de ce document unique sur le monde des hommes d’aujourd’hui la lecture est absolument recommandée à tous ceux qui veulent savoir la réalité tchétchène. Michel Robert Atlas de la République démocratique populaire Lao Bounthavy Sisouphanthong, Christian Taillard Paris, La Documentation française, 2000, 160 p., 190 FF. Regards sur l’Asie Orientale Sophie Boisseau du Rocher, Véronique Bodin et Jean-Pierre Doumenge Paris, La Documentation française, 1999, 143 p., 90 FF. Géostratégie de la mer de Chine méridionale et des bassins maritimes adjacents Éric Denécé Paris, L’Harmattan, 1999, 408 p. es statistiques et les données recueillies dans l’atlas — le premier de ce type réalisé pour le Laos — dressent un portrait du pays à la fin des années 1990. Cet atlas, fruit d’une coopération scientifique franco-laotienne souligne l’importance de la politique d’ouverture de ce pays : intégration aux structures économiques régionales (Asean) et appel adressés aux pays amis et aux organisations internationales à coopérer à des programmes de développement. Après la crise économique de 1997, l’Asie Orientale est confrontée à des choix délicats. L’objectif de cet ouvrage est d’expliciter ces choix afin de mieux en comprendre la portée. Il faudra bien L 33 Damoclès n° 84 qu’un jour l’Asean sorte de ses contradictions et que les pays qui composent cette association réussissent « à concilier indépendance nationale et interdépendances régionales ». Le livre très érudit et documenté d’Éric Denécé vient souligner les enjeux économiques immenses des mers du sud du continent asiatique, notamment au sud de la Chine méridionale où la découverte d’hydrocarbures attise les convoitises. Spratleys, Paracels et autres milliers d’îles sont revendiqués par sept États de la région. Malgré une Convention sur le droit de la mer datant de 1982, ces litiges mal maîtrisés pourraient dégénérer en confrontations navales ou en conflits pour le contrôle de zones d’un intérêt économique encore incertain. B. B. phié la “francophobie” entre 1987 et 1998, où guerre du Golfe et essais nucléaires ont contribué à donner à ces manifestations une dimension planétaire. L’atlas présente bien sûr, les aspects plus traditionnels de la puissance militaire française : effectifs et dépenses militaires, exportation d’armes… avec des éléments de comparaison avec d’autres puissances. B. B. Géopolitique de Jérusalem Frédéric Encel Paris, Éditions Flammarion, collection Champs, 2000, 287 p. epuis des siècles, Jérusalem cristallise les passions et les protagonistes se disputent l’appartenance de la moindre parcelle de cette ville « sainte ». Frédéric Encel fait le tour des interprétations de la ville selon les traditions religieuses. Il propose une lecture géopolitique qui permet de présenter, selon lui, de la façon la plus objective possible les aspirations et les thèses des protagonistes. L’auteur imagine même un plan de compromis territorial précis qui s’inscrit dans la réalité des rapports de forces sur le terrain. D Chronologie de la France au XXe siècle Catherine Fhima Paris, Éditions La Découverte, collection Repères, 128 p. n petit ouvrage très utile, autant « à lire » qu’un outil de travail sur l’histoire de la France de ce siècle. En plus des événements politiques, sociaux, culturels retenus pour chaque année, l’auteur note en fin d’année les événements notables, militaires, littéraires et culturels de l’année… B. B. U B. B. Le Monde, un contre-pouvoir ? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais Jean-Paul Gouteux Atlas de France La France dans le monde Reclus Paris, La Documentation française, 1999, 128 p., 220 FF. et atlas de la collection « Atlas de France » consacre une partie à la « Diplomatie et puissance militaire ». On y trouvera des informations peu souvent cartographiées dans les ouvrages de ce genre, notamment sur les diplomaties étrangères représentées en France et sur le réseau diplomatique français, les traités bilatéraux conclus par la France et même les destinations privilégiées de nos présidents de la République depuis 1959. Les auteurs ont même cartogra- C 34 Paris, L’esprit frappeur, 1999, 202 p., 20 FF. ui n’a pas “râlé” contre la manière dont Le Monde couvrait l’information dans le domaine “militaire” ? À partir du traitement du génocide rwandais, Jean-Paul Gouteux déroule le fil des mécanismes, des enjeux, du tissu de relations qui ont conduit le quotidien à cette « complaisance envers les pouvoirs en place ». Spécialiste du Rwanda, Jean-Pierre Gouteux avait publié en 1998, Un génocide secret d’État. La France et le Rwanda 1990-1997 (Éditions Sociales) dans lequel il analysait notamment le fonctionnement de la presse française Q durant le génocide car « s’il faut “tout dire” sur le génocide rwandais, il faut tout dire aussi sur la désinformation qui l’a permis et accompagné » car « la vérité est le préalable nécessaire à la justice ». Jean-Marie Colombani, le directeur du Monde et Jacques Isnard, l’inamovible chroniqueur militaire, se sont sentis diffamés et ont poursuivi l’auteur et son éditeur en justice pour diffamation… JeanPaul Gouteux et les éditions sociales ont été relaxés et Le Monde condamné aux dépens… Le livre est en quelque sorte l’argumentaire-plaidoirie de l’auteur face à cette accusation dont il a fait l’objet. Certes Le Monde n’a pas été « le seul journal à alimenter la désinformation sur la question rwandaise » et l’implication de la France, comme le rappelle l’auteur, et ce principalement jusqu’en 1998 où une prise de conscience s’opéra et déboucha notamment sur la constitution d’une commission d’enquête parlementaire. Mais sa position à la fois de « quotidien de référence » et de « porteparole » officieux du pouvoir lui donne une place et un rôle particulier dans le paysage médiatique français. Un chapitre est notamment consacré à « Jacques Isnard et les “Services” » où l’auteur, preuves à l’appui, montre comment ce spécialiste des questions militaires du Monde depuis plus de trente ans fait preuve d’une « étonnante proximité » avec les « hommes de l’ombre ». L’auteur n’occulte pas non plus le fait que Le Monde a également publié en la matière de « bons articles », mais souligne qu’ils contribuent à renforcer l’ambiguïté de la situation : « C’est même une condition de la désinformation. Les articles informatifs crédibilisent les autres. De plus, ils servent d’alibis déontologiques. » Après avoir lu ce livre, vous lirez Le Monde différemment… À quand un ouvrage élargissant le travail de JeanPaul Gouteux à l’ensemble des questions touchant aux domaines de la défense ? P. B.