Morale, éthique, bioéthique - Définition à problèmes

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La Lettre du Pneumologue - Volume III - no2 - avril 2000
L’ENJEU STRATÉGIQUE DES DÉFINITIONS
Il serait naïf et imprudent de croire que les définitions essentielles
nous sont livrées toutes faites dans les dictionnaires. En réalité,
ces derniers renvoient à l’usage aussi bien qu’à des thèses. Or les
définitions ne représentent pas seulement un enjeu de savoir, mais
surtout un enjeu de pouvoir. Définir, c’est non seulement prendre
le pouvoir par le langage sur la réalité que l’on vise, mais aussi
et surtout imposer aux autres une manière de voir dont ils seront
ensuite prisonniers sans en avoir forcément conscience.
On peut distinguer trois grandes sortes de définitions :
Les définitions arbitraires
Elles peuvent relever de la mode du jour (par exemple, parler de
morale fait vieillot et éveille des sentiments négatifs, parler
d’éthique fait nouveau et éveille des sentiments positifs). Elles
peuvent aussi relever de la “sémantique de complaisance”, de
nature purement idéologique (par exemple, en inventant la notion
de “pré-embryon”, qui est dépourvue de toute justification scien-
tifique ou philosophique, on se donne les mains libres en matière
d’expérimentation).
Les définitions conventionnelles
Ainsi a procédé Paul Ricœur : “C’est donc par convention que je
réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie
et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des
normes(1). La règle du jeu est donc clairement affichée, mais
l’inconvénient est que l’on y perd en communicabilité. À la limite,
on produira des notions “idiotes” (ce qui signifie, en grec, parti-
culières).
Les définitions conceptuelles
Ce sont les seules définitions vraiment rationnelles, parce qu’elles
désignent clairement ce qui fait que la réalité visée est ce qu’elle
est.
Pour les obtenir, il faut dépasser motset notionspour accéder aux
concepts.
Les motsont leur origine sémantique et leur évolution historique,
qui peuvent être éclairantes ou trompeuses. Les notions (du latin
notus, ce qui est connu par l’esprit) nous livrent du sens, mais ce
dernier reste enfermé dans les limites de notre subjectivité. Les
concepts, en revanche, nous livrent la réalité visée telle qu’elle
est, en, par et pour elle-même. Il est d’ailleurs significatif que le
terme conceptus, en médecine, désigne une vie embryonnaire en
autodéveloppement. C’est pourquoi les concepts nous résistent
tant qu’ils ne sont pas aboutis et requièrent une grande patience
pour être vraiment élaborés.
LA MORALE ET L’ÉTHIQUE
Identité sémantique
Si l’on se réfère à l’histoire sémantique des termes, il n’y a aucun
doute possible : la morale et l’éthique sont rigoureusement inter-
changeables, pour la bonne raison que le terme “morale” a été
fabriqué de toutes pièces par Cicéron, au premier siècle avant
Jésus-Christ, pour enrichir la langue latine de vocables qui n’exis-
taient jusqu’alors qu’en grec.
Cicéron présente la chose ainsi : “Comme elle touche aux mœurs
(mores), que l’on nomme en grec éthos, nous appelons habituel-
lement cette partie de la philosophie ‘des mœurs’, mais il convient
d’accroître notre langue en la nommant ‘morale’ (moralem)(2).
En conséquence, puisque l’adjectif “moral” est l’équivalent latin
du grec “éthique”, nous n’avons aucune raison d’établir la
moindre différence de fond entre les deux. Tout ce qui est qua-
lifié d’“éthique” côté grec peut être qualifié de “moral” côté latin,
qu’il s’agisse de mœurs, d’actes ou de doctrines.
Voilà pourquoi nous ne pouvons que nous montrer méfiants, pour
ne pas dire plus, quand nous entendons parler d’éthique pour qua-
lifier des choses que nous estimons répréhensibles du point de
vue moral.
Différences acceptables
Cela dit, il n’en demeure pas moins que l’on peut, sur ce fond
commun, établir un certain nombre de différences pour les rai-
sons suivantes.
Premièrement, en sautant directement des mœurs à la philo-
sophie morale, Cicéron a opéré un raccourci qui appauvrit les
données grecques. En effet, l’alphabet latin ne connaît qu’une
seule lettre Ealors que l’alphabet grec en a deux à sa disposi-
tion : le Elong (êta) et le Ebref (epsilon). Ce qui, en grec, donne
deux mots et non pas un seul :
éthos, qui commence par epsilon et signifie l’habitude, aussi
la coutume (de la Cité) ;
Morale, éthique, bioéthique
Définitions à problèmes
D. Folscheid*
* Professeur de philosophie à l’université de Marne-la-Vallée.
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êthos, qui commence par êta et signifie séjour habituel, aussi
caractère, mœurs, d’où se tire l’adjectif êthikos,qui a donné notre
“éthique”.
Comme le déclarait, en effet, Aristote : “La vertu morale (êthi-
khès) est le produit de l’habitude (ex éthous), d’où lui est venu
aussi son nom, par une légère modification de éthos(3).
Ce jeu de mots recèle une grande richesse. Il nous montre d’abord
que la vertu éthique est acquise, obtenue par transmission pro-
prement humaine, et n’est pas naturellement innée. Il nous montre
également que la morale déborde de toute part la sphère privée
parce qu’elle concerne l’habitat d’un homme humain dans un
monde ordonné.
On retrouve tout cela dans le terme latin habitus, vulgarisé par
la philosophie médiévale, qui est à la source des termes français
“habit”, “habitat” et “habitude”, tous indispensables pour penser
le monde moral.
Deuxièmement, il est évident que le terme “morale” recouvre
trop d’acceptions différentes pour éviter les confusions.
– Il y a d’abord la moralité-sphère, qui permet d’opposer l’uni-
vers moral, où se situe l’homme, et l’univers non moral, où se
situent les êtres purement naturels, étrangers à la moralité (plantes,
animaux, etc.).
– Il y a ensuite la moralité-valeur, qui ne concerne que l’homme
et permet d’opposer le moral à l’immoral.
– Enfin, il faut distinguer la “morale” qui désigne le système nor-
matif engagé dans la pratique de la “morale” qui désigne
la partie de la philosophie qui s’occupe de penser la pratique (on
l’écrit souvent Morale, avec une majuscule, pour éviter l’équi-
voque).
Comme la langue française puise ses racines à la fois dans le latin
et le grec, on ne voit pas pourquoi elle n’utiliserait pas les deux
cordes de son arc afin de limiter la confusion. Et comme l’esprit
du français est de réserver plutôt les termes d’origine latine aux
mots de la langue courante, tandis que les termes d’origine
grecque conviennent mieux à la langue savante, il est logique de
se servir du terme “morale” pour désigner la pratique, le sub-
stantif “éthique” pouvant alors être réservé à la partie de la phi-
losophie qui s’occupe de la morale (ce qu’ont d’ailleurs fait les
Romains en réintroduisant le terme Ethica).
Dès lors, on comprend fort bien la définition que Kant a donnée
de l’éthique dans la Fondation de la métaphysique des mœurs.
De même que la physique est la science des lois de la nature (en
grec : phusis), l’éthique est “la science des lois de la liberté”.
Cela dit, on utilise “éthique” plutôt que “morale” pour évoquer
l’éthique de la médecine, alors qu’elle constitue une pratique.
L’origine historique de cette situation remonte à Hippocrate,
qui récuse la nécessité d’une philosophie préalable à la ren-
contre médicale du patient. La raison philosophique va dans le
même sens : la relation du médecin au patient est immédiate-
ment et indissociablement médicale et éthique puisque le patient
est une personne humaine.
Remarquons pour finir que la langue allemande est mieux pla-
cée que la nôtre pour restituer les distinctions requises puisqu’elle
dispose de trois termes : deux à racine grecque et latine (Ethik,
Moralität), un à racine germanique (Sittlichkeit). Hegel les a thé-
matisés comme suit (4).
– L’Ethik désigne la partie de la philosophie qui s’occupe de la
morale.
– La Moralität désigne la morale dans sa dimension d’intériorité
subjective et encore abstraite (Hegel vise ici la morale de Kant,
qui se cantonne aux intentions morales).
– La Sittlichkeit, en revanche, désigne la “morale objective” ou
la “vie éthique”. Ce terme recèle en effet les notions déjà pré-
sentes dans l’êthos grec (Sitten évoque la relation aux mœurs,
Sitte renvoie à Sitz, “siège” ou “résidence”).
LES FLOTTEMENTS DE LA “BIOÉTHIQUE”
L’invention de ce terme est attribuée au cancérologue Van Rens-
selaer Potter qui l’a utilisé en 1970-1971 (5). La bioéthique, pré-
sentée comme l’alliance de la science biologique et des valeurs
humaines, est alors définie comme “science de la survivance”.
Dans cette première acception, la bioéthique a été à peu près résor-
bée dans l’écologie.
Quelques mois plus tard, André Hellegers, fondateur du Joseph
and Rose Kennedy Institute, employait le même terme de “bio-
éthique” pour désigner l’éthique de la biomédecine, définition
qui l’a rapidement emporté sur la première.
Mais on n’est pas sorti d’affaire pour autant. On peut évidem-
ment admettre que l’on veut simplement désigner par là l’éthique
des problèmes posés par l’application des sciences et techniques
biologiques au vivant en général et à l’homme en particulier (6).
D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi il faudrait englober
l’objet visé par l’éthique dans un néologisme en forme de chi-
mère verbale (7).
Il en résulte un immense flottement. Les plus prudents estiment
que la bioéthique n’est finalement qu’un “champ”, occupé par
une éthique médicale orientée, d’une part, vers la clinique, d’autre
part, vers la recherche, à laquelle il faudrait ajouter la “dimen-
sion légale” (8). Mais alors on ne voit pas comment on peut consi-
dérer la bioéthique comme une discipline, à moins de confondre
le contenant et le contenu (9). On se défausse donc en parlant
d’une “interdiscipline”, ou encore d’une “métadiscipline” (coif-
fant droit, médecine, théologie, philosophie, etc.), mais on la traite
tout de même comme une discipline. Ce qui incite d’autres
auteurs, pour sortir d’embarras, à définir la bioéthique comme
une méthodologie, voire simplement un “esprit” (10).
Mais il ne faut pas se leurrer : l’évolution de la bioéthique montre
de plus en plus clairement sa profonde divergence d’avec
l’éthique, comme en témoigne son orientation dans deux direc-
tions bien précises.
La première est la biologisation de l’éthique. Dans ce cas, la
science biologique remplace évidemment la philosophie. S’ins-
crit dans cette mouvance la sociobiologie d’Edward O. Wilson,
qui cherche à fonder les comportements sur des bases biologiques
(11). Plus généralement, la bioéthique s’intégrera à ce qu’on
appelle la “morale évolutionniste”, qui cherche à montrer que la
moralité n’est qu’une “ruse de la nature” pour moraliser l’homme
(12). Ou simplement un détour pris par le patrimoine génétique
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pour s’enrichir, comme le prétend la théorie du “gène égoïste”.
On débouche finalement sur la réduction de la bioéthique à une
génétique des comportements.
La seconde est la procéduralisation de l’éthique. C’est la posi-
tion dominante en Amérique du Nord. Son chef de file est Tris-
tram Engelhardt Jr., auteur célèbre de The Foundations of Bioe-
thics (13). La bioéthique est ici définie comme la nouvelle
manière de faire de l’éthique, une éthique “séculière” imposée
par la rencontre entre le progrès technoscientifique, l’incapacité
de la philosophie en matière pratique, le discrédit des
religions et la pluralité inconciliable des systèmes de valeurs
existants.
Sur le fond d’un dualisme radical du corps et de la personne, qui
conduit à distinguer des “humains personnes” et des “humains
non-personnes”, on abandonne aux sciences et techniques bio-
logiques la partie biologique de l’homme et l’on réserve la part
de vie personnelle à une éthique à la fois libertaire et procédu-
rale. Chacun étant absolument libre de décider de “son” bien, le
médecin devient un pur prestataire de services. La bioéthique est
alors la méthode destinée à éviter les conflits violents entre sys-
tèmes de valeurs antagonistes. Elle doit donc être définie comme
une éthique procédurale, qui élabore des règles du jeu.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de voir la bioéthique
peu à peu dévorée par le droit (quitte à le rebaptiser biolaw,
“biodroit”).
Il en résulte une nouvelle manière de comprendre le consensus.
On sait que, selon les lieux et les enjeux, il y a diverses sortes de
consensus (consensus scientifique d’experts, consensus pruden-
tiel au sein d’une équipe soignante, etc.). En éthique, le consen-
sus (en grec sumpatheia) est un terme d’inspiration stoïcienne
qui signifiait primitivement l’harmonie que l’homme doit faire
régner en lui-même, entre les hommes, entre les hommes et la
nature. Il suppose donc un accord préalable sur des valeurs pré-
existantes.
Le consensus contemporain, tel qu’il est prôné en bioéthique,
signifie exactement l’inverse. Dans un univers profondément rela-
tiviste (on dit “pluraliste”), où dominent le scepticisme et l’ano-
mie, le consensus désigne simplement l’accord entre les per-
sonnes, faute de pouvoir le fonder sur des valeurs communes. Et
c’est le consensus lui-même qui devient valeur en soi.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. Paul Ricœur. Soi-même comme un autre. Seuil, Paris, 1990 : 200.
2. Cicéron. Du destin. I, 1.
3. Aristote. Éthique à Nicomaque. II, 1, 1103 a 17-18.
4. Hegel. Principes de la philosophie du droit. Gallimard, coll. “Tel”, Paris :
§ 105, 106 et s. ; § 142 et s.
5. Van Rensselaer Potter. “Bioethics, The science of survival”. Article de
l’automne 1970, repris et complété dans Bioethics : Bridge to the future.
Englewood Cliffs. Prentice-Hall Inc. New Jersey, janvier 1971.
6. Lucien Sève. Pour une critique de la raison bioéthique. Odile Jacob, Paris,
1994, p. 12.
7. France Quéré. L’éthique et la vie. Odile Jacob, Paris, 1991, p. 12-13.
8. Paul Ricœur. Préface du Code de déontologie médicale. Seuil, Paris, 1996,
p. 18.
9. Guy Bourgeault. “Qu’est-ce que la bioéthique ?”. In : Les fondements de la
bioéthique. Sous la dir. M.H. Parizeau. De Boeck Université, Bruxelles, 1992,
p. 34.
10. Gilbert Hottois. Le paradigme bioéthique. De Boeck Université, Bruxelles,
1990, p. 182-183.
11. Edward O. Wilson. L’humaine nature : essai de sociobiologie. Stock,
Paris, 1979 ; La sociobiologie. Éd. du Rocher, Paris, 1987.
12. Jean-Pierre Changeux (sous la dir. de). Fondements naturels de l’éthique.
Odile Jacob, Paris, 1993.
13. Tristram Engelhardt Jr. The Foundations of Bioethics. Oxford University
Press, New York, 1986.
ANNONCEURS
ASTRA-ZENECA (Pulmicort Turbuhaler), p. 44 ;
GLAXO WELLCOME (Flixonase, Serevent), p. 51, p. 70 ;
CASSENNE (Telfast), p. 52 ;
SCHERING-PLOUGH (Clarityne, Nasonex), p. 57, p. 83 ;
BRISTOL-MYERS SQUIBB (Taxol), p. 63-64 ;
MSD CHIBRET (Singulair), p. 69 ;
PROMEDICA (Beclojet 250), p. 84.
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