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La Lettre du Pneumologue - Volume III - no2 - avril 2000
– êthos, qui commence par êta et signifie séjour habituel, aussi
caractère, mœurs, d’où se tire l’adjectif êthikos,qui a donné notre
“éthique”.
Comme le déclarait, en effet, Aristote : “La vertu morale (êthi-
khès) est le produit de l’habitude (ex éthous), d’où lui est venu
aussi son nom, par une légère modification de éthos”(3).
Ce jeu de mots recèle une grande richesse. Il nous montre d’abord
que la vertu éthique est acquise, obtenue par transmission pro-
prement humaine, et n’est pas naturellement innée. Il nous montre
également que la morale déborde de toute part la sphère privée
parce qu’elle concerne l’habitat d’un homme humain dans un
monde ordonné.
On retrouve tout cela dans le terme latin habitus, vulgarisé par
la philosophie médiévale, qui est à la source des termes français
“habit”, “habitat” et “habitude”, tous indispensables pour penser
le monde moral.
Deuxièmement, il est évident que le terme “morale” recouvre
trop d’acceptions différentes pour éviter les confusions.
– Il y a d’abord la moralité-sphère, qui permet d’opposer l’uni-
vers moral, où se situe l’homme, et l’univers non moral, où se
situent les êtres purement naturels, étrangers à la moralité (plantes,
animaux, etc.).
– Il y a ensuite la moralité-valeur, qui ne concerne que l’homme
et permet d’opposer le moral à l’immoral.
– Enfin, il faut distinguer la “morale” qui désigne le système nor-
matif engagé dans la pratique de la “morale” qui désigne
la partie de la philosophie qui s’occupe de penser la pratique (on
l’écrit souvent Morale, avec une majuscule, pour éviter l’équi-
voque).
Comme la langue française puise ses racines à la fois dans le latin
et le grec, on ne voit pas pourquoi elle n’utiliserait pas les deux
cordes de son arc afin de limiter la confusion. Et comme l’esprit
du français est de réserver plutôt les termes d’origine latine aux
mots de la langue courante, tandis que les termes d’origine
grecque conviennent mieux à la langue savante, il est logique de
se servir du terme “morale” pour désigner la pratique, le sub-
stantif “éthique” pouvant alors être réservé à la partie de la phi-
losophie qui s’occupe de la morale (ce qu’ont d’ailleurs fait les
Romains en réintroduisant le terme Ethica).
Dès lors, on comprend fort bien la définition que Kant a donnée
de l’éthique dans la Fondation de la métaphysique des mœurs.
De même que la physique est la science des lois de la nature (en
grec : phusis), l’éthique est “la science des lois de la liberté”.
Cela dit, on utilise “éthique” plutôt que “morale” pour évoquer
l’éthique de la médecine, alors qu’elle constitue une pratique.
L’origine historique de cette situation remonte à Hippocrate,
qui récuse la nécessité d’une philosophie préalable à la ren-
contre médicale du patient. La raison philosophique va dans le
même sens : la relation du médecin au patient est immédiate-
ment et indissociablement médicale et éthique puisque le patient
est une personne humaine.
Remarquons pour finir que la langue allemande est mieux pla-
cée que la nôtre pour restituer les distinctions requises puisqu’elle
dispose de trois termes : deux à racine grecque et latine (Ethik,
Moralität), un à racine germanique (Sittlichkeit). Hegel les a thé-
matisés comme suit (4).
– L’Ethik désigne la partie de la philosophie qui s’occupe de la
morale.
– La Moralität désigne la morale dans sa dimension d’intériorité
subjective et encore abstraite (Hegel vise ici la morale de Kant,
qui se cantonne aux intentions morales).
– La Sittlichkeit, en revanche, désigne la “morale objective” ou
la “vie éthique”. Ce terme recèle en effet les notions déjà pré-
sentes dans l’êthos grec (Sitten évoque la relation aux mœurs,
Sitte renvoie à Sitz, “siège” ou “résidence”).
LES FLOTTEMENTS DE LA “BIOÉTHIQUE”
L’invention de ce terme est attribuée au cancérologue Van Rens-
selaer Potter qui l’a utilisé en 1970-1971 (5). La bioéthique, pré-
sentée comme l’alliance de la science biologique et des valeurs
humaines, est alors définie comme “science de la survivance”.
Dans cette première acception, la bioéthique a été à peu près résor-
bée dans l’écologie.
Quelques mois plus tard, André Hellegers, fondateur du Joseph
and Rose Kennedy Institute, employait le même terme de “bio-
éthique” pour désigner l’éthique de la biomédecine, définition
qui l’a rapidement emporté sur la première.
Mais on n’est pas sorti d’affaire pour autant. On peut évidem-
ment admettre que l’on veut simplement désigner par là l’éthique
des problèmes posés par l’application des sciences et techniques
biologiques au vivant en général et à l’homme en particulier (6).
D’un autre côté, on ne voit pas pourquoi il faudrait englober
l’objet visé par l’éthique dans un néologisme en forme de chi-
mère verbale (7).
Il en résulte un immense flottement. Les plus prudents estiment
que la bioéthique n’est finalement qu’un “champ”, occupé par
une éthique médicale orientée, d’une part, vers la clinique, d’autre
part, vers la recherche, à laquelle il faudrait ajouter la “dimen-
sion légale” (8). Mais alors on ne voit pas comment on peut consi-
dérer la bioéthique comme une discipline, à moins de confondre
le contenant et le contenu (9). On se défausse donc en parlant
d’une “interdiscipline”, ou encore d’une “métadiscipline” (coif-
fant droit, médecine, théologie, philosophie, etc.), mais on la traite
tout de même comme une discipline. Ce qui incite d’autres
auteurs, pour sortir d’embarras, à définir la bioéthique comme
une méthodologie, voire simplement un “esprit” (10).
Mais il ne faut pas se leurrer : l’évolution de la bioéthique montre
de plus en plus clairement sa profonde divergence d’avec
l’éthique, comme en témoigne son orientation dans deux direc-
tions bien précises.
La première est la biologisation de l’éthique. Dans ce cas, la
science biologique remplace évidemment la philosophie. S’ins-
crit dans cette mouvance la sociobiologie d’Edward O. Wilson,
qui cherche à fonder les comportements sur des bases biologiques
(11). Plus généralement, la bioéthique s’intégrera à ce qu’on
appelle la “morale évolutionniste”, qui cherche à montrer que la
moralité n’est qu’une “ruse de la nature” pour moraliser l’homme
(12). Ou simplement un détour pris par le patrimoine génétique
ÉTHIQUE