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Mémoire de la douleur
Memory of pain
B. Laurent
© Springer-Verlag France 2011
Résumé La mémoire douloureuse na pas la même signifi-
cation pour un biologiste qui fait allusion aux phénomènes
de plasticité neuronale, pour le psychanalyste qui pense aux
traumatismes affectifs de lenfance, pour le neuropsycholo-
gue qui essaiera de disséquer les mémoires de la douleur en
boîtes cognitives différentes, conscientes ou préconscientes
ou pour le rééducateur confronté aux douleurs fantômes,
véritable résurgence de douleurs passées et oubliées. Les
bases biologiques du stockage sont nombreuses à tous les
niveaux du transport de la douleur, du récepteur périphérique
au cortex. Le conditionnement à la douleur est un phéno-
mène automatique qui met en jeu des boucles amygdalien-
nes. Limagerie cérébrale permet de comprendre toutes les
redondances anatomiques mises en jeu pour une douleur
réelle, imaginée ou suggérée. La mémorisation consciente
dun fait douloureux aigu et de son contexte est le thème
de recherche le plus habituel. La mémoire explicite sexplore
à travers la comparaison des descriptions verbales de la
douleur pendant lévénement aigu et de façon différée. Les
modifications du rappel douloureux avec le temps et les fac-
teurs modifiant cette mémoire sont nombreux et peuvent
dépendre soit de faits biologiques, de facteurs de personna-
lité ou de culture ; la mémorisation de la part contextuelle et
émotionnelle est plus durable que la part nociceptive posant
la question dun stockage différentiel de la part somatique et
émotionnelle avec des liens entre souffrances psychique et
physique. La douleur aiguë, comme tout stress, peut modi-
fier la mise en mémoire avec des hyperfixations de contexte
(flash-back) ou au contraire des amnésies totales ou sélecti-
vesCe souvenir parcellaire peut générer des sémiologies
dallure fonctionnelle difficiles à décoder. Les situations de
réexpérience douloureuse physique, en labsence de nou-
velles stimulations périphériques, laissent à penser que le
système nerveux génère lui-même la douleur-mémoire. La
situation la mieux connue est lalgohallucinose des amputés
ou des sujets ayant une lésion du système nerveux central
comme le syndrome thalamique. Si lon admet la possibilité
de stockage implicite de la douleur, la prévention des
douleurs périnatales est fondamentale, ce dautant plus que
langage et mémoire explicite sont immatures. Pour citer
cette revue : Douleur analg. 24 (2011).
Mots clés Mémoire de la douleur · Douleur fantôme ·
Conditionnement douloureux
Abstract The nociceptive input sets off a short sensation,
leading to a behavioural response and an emotional reaction,
which are the only facts stored in the memory, whereas the
precise nociception cannot be re-evoked by a visual remin-
der, for example. However, this classical view is debated in
light of many data which prove the possible reappearance of
a former pain after an injury of the nervous system. There are
many kinds of associations between memory and pain,
which leads to many confusing terminologies. This relation
could not be tackled without the knowledge of the differents
boxes of memory in cognitive neuropsychology: the dicho-
tomy between explicit and implicit memories (or conditional
learning) may be useful. If a pain may facilate the encoding
of the context, is it conceivable that isolated context may
induce the pain? The implicit memory has been proved in
animals after a Pavlov conditioning. It has been extensively
proved in humans, particularly in infants. The explicit recall
of an acute pain may be measured by using verbal or visual
scale a long time after the acute phase: the memory is related
to the context with affective patterns rather than the precise
somatic pain. It has to be understood if the patient describes
the pain intensity by re-evoking the nociceptive input or by
recalling only the verbal or visual scale filled in the hospital.
However, the recognition of a past acute pain is possible,
which proves that a trace of the painful stimulus is stored
in the brain, even though it is not accessible spontaneously.
The pain influences the encoding of the associated context in
two directions: hyper-encoding and the flash-bulb memory
associated to some strongly emotional events where the
subject may recall spontaneously the entire context as if it
was etched in ones mind. Such a fact has been reported in
acute pain with stressful event. But a perturbation of other
memories may be induced by an acute or chronic pain: the
B. Laurent
Centre antidouleur de Saint-Étienne, hôpital Nord,
F-42055 Saint-Étienne cedex 2, France
Douleur analg. (2011) 24:S2-S13
DOI 10.1007/s11724-011-0249-5
disruption may concern some components of the episodic
verbal memory or the pastauto biographical memory. The
most caricatural situation is the transient global amnesia
induced by an acute pain. More frequently, a chronic pain
patient who was treated with many opioids or psychotropes
has lower results on the psychometric tests in the domains of
memory and attention. Rarely a past pain reappears without
somatic injury as a reminiscence: that kind of recall is impli-
cit since the subject is unaware of the phenomenon until he
or she recognized it later by remembering his past. This pos-
sibility of remembering pain or suffering may explain some
psychogenic phenomena in adults exposed to chronic pain
and stress before the acquisition of language when the pain
is necessarily encoded in an implicit way. To cite this
journal: Douleur analg. 24 (2011).
Keywords Memory of pain · Phantom pain · Pain
conditioning · Pain history
Introduction
Les deux fonctions mémoire et douleur sont souvent asso-
ciées, mais avec des sens variables selon la formation de
celui qui les emploie : rappel dun événement douloureux
dans ses composantes sensorielles, contextuelles ou émo-
tionnelles, reconnaissance dune douleur déjà connue, condi-
tionnement douloureux, troubles de mémoire induits par une
douleur chronique, reviviscence dune douleur ancienne,
douleur dans la suite dun stress post-traumatiqueLe
sujet ne peut se comprendre quavec une culture clinique,
neurophysiologique et neuropsychologique, ce qui est rare,
et les articles portent la marque de la provenance des auteurs,
le plus souvent dans le domaine algologique où le concept
pédagogique de douleur chronique comme mémoire dune
douleur aiguë a eu un grand succès. Tous les spécialistes
sont persuadés que la douleur laisse une trace, mais quàla
différence dautres fonctions sensorielles, comme la vue ou
laudition, le rappel du stimulus au sens de la reviviscence
physique nest pas possible. Pourtant, il y a stockage puis-
quil y a reconnaissance dune douleur déjà expérimentée.
La question est relancée par la possibilité de « douleur-
mémoire », véritable réactualisation hallucinatoire dune
douleur passée, sans stimulation nocive, qui pose la question
des lieux de stockage et de déclenchement de cette « douleur
fantôme » empruntée à lhistoire douloureuse. Doit-on
accepter lidée dun masquage physiologique, puisque
cette possibilité de rappel intempestif est exceptionnelle ?
Le message douloureux est une sensation dalerte
physique, entraînant une riposte comportementale et une
réaction émotionnelle qui seront mémorisées avec leur
contexte, alors que la part nociceptive physique ne peut
être réévoquée. Lexpérience douloureuse est unique et non
partagée à la différence dautres expériences sensorielles,
visuelle ou auditive, où les stimuli sont partagés par les
observateurs. La douleur nest donc transmise à autrui que
par le langage, volontiers insuffisant pour décrire la richesse
subjective et émotionnelle de lexpérience. Le discours dou-
loureux mêle nécessairement des faits physiques « objectifs »
et dautres émotionnels, des éléments biographiques et
dautres culturels. Ce discours est toujours « opérant » sur
linterlocuteur car, outre son aspect de plainte physique, il
sollicite aide ou compassion. La plainte physique peut
nêtre que la surface dune souffrance psychique, réalisant
la classique douleur-écran des psychanalystes ou la douleur
psychogène des somaticiens.
Cette complexité des liens de la douleur avec le langage,
lémotion, la biographie et la culture rend létude de la
mémorisation dun fait douloureux complexe et bien diffé-
rente des modèles de la neuropsychologie classique. Un
champ nouveau du sujet est ouvert par la mémoire implicite
de douleur avec les phénomènes de conditionnement qui
sont abordés récemment chez lhomme par limagerie céré-
brale fonctionnelle. On assiste depuis quelques années à une
multitude de travaux sur laspect cognitif de la douleur et son
intégration corticale : longtemps contingentée à la moelle
épinière ou au tronc cérébral, la neurophysiologie de la dou-
leur aborde désormais les fonctions telles que lattention,
lanticipation, le langage et la mémoire de la douleur.
Chacun admet désormais que les expériences douloureuses
sont gérées par différentes zones corticales et stockées dans
des « cartes » somatosensorielles connectées avec les aires
limbiques plus cognitives et émotionnelles. Des modulations
très puissantes sexercent sur la douleur non seulement à son
entrée dans la moelle épinière mais également au niveau
cortical ; cela donne un corrélat biologique à toutes les obser-
vations sur le rôle de lattention, de lanticipation et du
conditionnement douloureux mais aussi à tous les processus
de mémorisation de cette émotion corporelle pure que repré-
sente lévénement douloureux (Fig. 1).
Une ou plusieurs mémoires de la douleur
La mémoire épisodique dune douleur aiguë est évaluée
par son récit à distance avec la mesure des échelles
dauto-évaluation classiques ; elle peut fluctuer avec le
temps par rapport à la description initiale qui sert de réfé-
rence, en samplifiant ou au contraire en satténuant selon
le type de contextes et de personnalitésCes données inté-
ressent le thérapeute confronté à un patient qui doit réévo-
quer une douleur aiguë ou décrire à distance lefficacité
dune thérapeutique antalgiqueMais peu dauteurs se
posent la question de savoir si le patient ne retient pas davan-
tage léchelle analogique de la douleur quelle-mêmece
Douleur analg. (2011) 24:S2-S13 S3
qui doit être fréquent quand on sait la facilité à retenir un
chiffre ou un qualificatifIl faut aussi aborder la modifica-
tion de la mémoire épisodique dans une situation de douleur
aiguë souvent émotionnellement intense ; les effets sont
variables entre lhyperfixation et lamnésie du contexte
La mémoire sémantique est le savoir sur la douleur et la
médecine : certains travaux ont cherché à comprendre com-
ment ce stock sémantique modifiait le récit de la douleur ; il
faut distinguer la connaissance dune maladie non éprouvée
et celle acquise par lexpérience que permettent dévaluer
certaines échelles dauto-évaluation ; ce stock sémantique
influe sur les croyances et le comportement et modifie le
récit dune douleur ; dautres auteurs ont étudié le compor-
tement et le rappel douloureux dans la maladie dAlzheimer,
prototype dune perte des connaissances sémantiques.
La mémoire implicite est un stigmate comportemental
dexpérience douloureuse non mémorisée consciemment
donc non racontable. Le plus classique reste le conditionne-
ment à une douleur répétée avec son cortège de réactions
motrices, endocriniennes. De nombreux travaux en imagerie
cérébrale ont étudié les phénomènes danticipation à une
douleur connue et répétée. La mémoire implicite la plus étu-
diée est celle des expériences douloureuses des premières
années avec des effets de conditionnement délétères, avec
lhypothèse dune plus grande vulnérabilité, voire dune
inscription douloureuse définitive des premières expérien-
ces, comme le suggèrent des travaux réalisés chez lanimal
en période périnatale.
Le domaine de la mémoire de la douleur rejoint fatale-
ment celui de la mémoire émotionnelle : une douleur aiguë
Souvenir
d’une douleur oculaire
aiguë angoissante
Mémoire somatique
Localisation irradiation
Accompagnement
évolution
Mémoire sémantique
Savoir sur migraine
Anévrysme
Glaucome
Triptans…
Mémoire émotionnelle
Stress peur de mourir
Histoire familiale
Reconnaissance de la D
irradiation
Réaction végétative
Distinction avec migraine
Mémoire contextuelle
Lieu, éclairage, date
Voiture musique passager
Urgences examens traitements
Conditionnement aversif si reproduction du
même contexte (lieu, éclairage, musique)
Mot évocateur (anévrysme…)
Stress post-traumatique
Flashback de la route
Angoisse brutale
Rêves…
Résurgence douloureuse
Fantôme soit pathologique
(épilepsie…)
soit dans un contexte identique
explicite
implicite
Fig. 1 Modélisation du souvenir dune douleur aiguë
Modélisation des mémoires mises en jeu dans lenregistrement dune douleur aiguë angoissante : mémoires explicites ou déclaratives
(transmises par le langage) ou mémoires implicites (préconscientes) qui ne sont étudiées que par lanalyse du comportement (condition-
nement, stress, procédures automatiques) ; exceptionnellement résurgence mnésique sous forme dalgohallucinose
Mme D., 45 ans, migraineuse avec des migraines ophtalmiques, a perdu une tante dune hémorragie cérébrale par rupture danévrisme il y a
un an ; elle effectue un voyage professionnel en voiture avec une route très éclairée et perçoit un phénomène stroboscopique du soleil à tra-
vers les platanes en écoutant une émission sur le désert ; brutalement, elle débute une douleur orbitaire violente, presque syncopale, diffé-
rente des migraines habituelles avec nausées ; paniquée, elle stoppe sa voiture et elle repense immédiatement à lanévrisme de sa tante mais
aussi essaie de se rassurer avec les causes des douleurs de cette région (migraine ; glaucome)elle appelle SOS médecin et elle est hospi-
talisée aux urgences où le bilan complet avec angio-IRM est négatif et conclut à une migraine atypique déclenchée par une stimulation
visuelle particulière. Elle développe ensuite une anxiété de toute migraine débutant dans la région orbitaire mais aussi de situations particu-
lières comme des routes bordées darbres ou de lumière stroboscopique qui peuvent déclencher de véritables attaques de panique. La seule
évocation du désert devient désagréable. Une nuit, elle est réveillée en sursaut dans un cauchemar où elle voit son œil sorti de lorbite
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se joue dans un contexte émotionnel et psychologique déter-
minant pour sa guérison ; si lépisode associe douleur et
souffrance psychique, les deux sassocieront dans le souve-
nir, avec un frayage neuronal commun au niveau cérébral : le
rappel isolé de lune des parties déclenchera le souvenir de
lensemble même si le lien napparaît pas clair au patient
donc au médecinLa douleur chronique dun stress
post-traumatique pose évidemment la question de cette
coexistence.
La reviviscence douloureuse ou « douleur-mémoire »
dont le prototype est observé dans le membre fantôme est
aussi du registre implicite. Lexistence de cette résurgence
somatique sans stimulus démontre le stockage cortical de
toute douleur que lon aurait pu croire effacée mais aussi la
réalité des mécanismes physiologiques qui interdisent à
toutes nos douleurs dêtre réactualisées.
Mémoire de la douleur au niveau biologique :
données expérimentales
Le sujet de la mémorisation douloureuse est complexe et ne
peut se résumer à des formules du type « la douleur chro-
nique est une mémoire de la douleur aiguë» même si ce
concept pédagogique dhyperalgésie chronique induite par
une douleur aiguë a eu un grand succès et reste utile pour
exiger une analgésie initiale sans faille. Il est intéressant de
noter que dans un document de lIASP (International Asso-
ciation for the Study of Pain) consacré à la mémoire de la
douleur, toutes ces étapes biologiques sont analysées préci-
sément sans que les dimensions cognitives soient abordées
[34]. Le concept de mémoire de la douleur dans son accep-
tion biologique est un peu réducteur, mais il est important de
savoir que la chimie de la transmission douloureuse autorise
le stockage et la rémanence du signal nociceptif dès son
entrée dans la moelle épinière. La transmission nociceptive
dans la corne postérieure jusquau cortex fait appel à des
systèmes différents en termes de délai et de durée de répon-
ses. Elle ne peut être réduite à une seule dépolarisation
synaptique (conduction axonale classique) mais sollicite
des processus chimiques de mémorisation avec les récep-
teurs NMDA du glutamate (analogues à ceux de la potentia-
tion à long terme de lhippocampe) et linduction des gènes
c-fos et c-jun par exemple. On ignore les mécanismes bio-
logiques qui stockent durablement la douleur et qui sont
vraisemblablement situés tout au long de la chaîne de trans-
mission. Beaucoup de travaux chez lanimal en période péri-
natale ou in utero ont démontré que la douleur aiguë
entraînait des modifications définitives des récepteurs noci-
ceptifs périphériques, des voies nociceptives, en particulier
sous linfluence du NGF et des systèmes de transmission et
de contrôle de la moelle épinière, qui peuvent même fonc-
tionner de façon inverse de celle qui opère chez ladulte.
Après stimulation nociceptive néonatale, des ratons dévelop-
pent à lâge adulte une augmentation des comportements de
retrait, une hypervigilance et une plus grande appétence
àlalcool [1,2]. Ces modifications comportementales
saccompagnent dune augmentation de la densité des diffé-
rentes populations de neurones au niveau de la corne posté-
rieure homolatérale de la moelle épinière [32]. Dautres
travaux suggèrent que la réponse de laxe corticotrope au
stress est aussi programmée très précocement au cours de
la vie postnatale en fonction des expériences douloureuses
[42]. Ces notions sont à la base des analgésies initiales ou
préventives de tout geste nociceptif par des blocs associés
aux substances inhibant lhyperalgésie et la tolérance à
la morphine, comme les bloqueurs des récepteurs NMDA
(kétamine).
Le mécanisme du conditionnement douloureux est large-
ment démontré chez lanimal, où le seul contexte peut faire
réapparaître la douleur ancienne : le singe entraîné à recevoir
une stimulation de la pulpe dentaire quelques millisecondes
après un flash va déclencher une décharge nociceptive des
neurones trigéminaux même après le flash isolé : cette « dou-
leur » réflexe sans stimulus douloureux fait intervenir le lobe
frontal puisquelle disparaît après lobectomie frontale. Elle
dépend dun système pronociceptif descendant qui sarticule
àlentrée de la douleur sur le noyau trigéminal équivalent de
la corne postérieure. Mitchell et al. [23] ont étudié la tolé-
rance conditionnelle à la morphine injectée par voie sous-
cutanée chez des rats : les animaux deviennent tolérants à
la morphine en cas de douleur répétée de la queue (tail flick);
mais cette tolérance peut être levée si lon modifie le
contexte de linjection (changement de couleur de la boîte
où se situe lanimal). À linverse, ladministration « aveu-
gle » sous la forme de patch de morphine entraîne une tolé-
rance pharmacologique non dépendante du contexte. Cela
signifie que leffet de la morphine ne se situe pas uniquement
au niveau médullaire mais intervient dans le conditionne-
ment entre douleur et environnement au niveau amygdalien.
Lhypothèse est donc que lamygdale stocke le souvenir de
la douleur et du contexte et que la morphine exerce une par-
tie de son action en diminuant la réponse amygdalienne
avant que ne se développe un échappement (tolérance) lié à
la production locale de CCK. Le rôle biologique du stress sur
la mémorisation douloureuse est complexe : les hormones
périphériques du « stress » (catécholamines, glucocorticoï-
des) ont un rôle de facilitation de la mémorisation dans
toutes ses composantes (acquisition/consolidation/récupéra-
tion). Mais on sait également que lexcès de glucocorticoïdes
a un effet délétère sur lhippocampe et certaines situations de
stress intense saccompagnent de blocage dacquisition.
De tels phénomènes de conditionnement sont aussi
démontrés chez lhomme, y compris pour les expériences
douloureuses des premières années qui échappent à la
mémoire déclarative et peuvent influencer les comportements
Douleur analg. (2011) 24:S2-S13 S5
de la vie adulte. On sait le rôle joué par lamygdale dans
lapprentissage et la mémorisation dune information à
connotation aversive ; on peut penser que lintégration
de ce stimulus par le système limbique est susceptible
daboutir à la mise en route de phénomènes dapprentis-
sage et de mémoire. Linformation acquise peut alors être
retrouvée de manière implicite, lamygdale étant considérée
comme une structure dencodage sous-corticale des
informations à connotation émotionnelle, véritable siège
dune « mémoire des émotions ». De nombreux travaux
attestent de ce type de mémorisation chez lenfant soumis à
des gestes douloureux répétés qui acquiert inconsciemment
une mémoire comportementale (ou procédurale). On a pu
montrer chez ladulte quune stimulation expérimentale
(injection de carragénine) répétée déclenchait des douleurs
requérant des doses croissantes de morphine avec un effet
anti-opioïde qui augmente au cours des injections, ce qui
confirme une mémorisation à la fois des mécanismes opioï-
des et anti-opioïdes [6]. Létude de nouveaux conditionne-
ments peut se faire en laboratoire, par exemple pour les
réflexes nociceptifs RIII, où lon voit le réflexe et la sensa-
tion subjective se modifier avec la répétition de la procédure
chez des sujets naïfs : certains sont stables, dautres ont une
élévation progressive du seuil nociceptif alors que dautres
labaissent avant de se stabiliser dans tous les cas chez les
sujets entraînés [41].
Limagerie cérébrale a fait beaucoup progresser la com-
préhension des conditionnements douloureux : la matrice
dactivation liée au stimulus douloureux expérimental est
assez constante quelles que soient les techniques de recueil
(TEP-scan, IRM fonctionnelle et magnétoencéphalographie
ou MEG) : elle inclut le cortex somatosensoriel (SI, SII,
insula postérieure) et le cortex intégratif cognitif et émotion-
nel (insula antérieure et cortex cingulaire antérieur et orbito-
frontal) ; ainsi, le message est traité en parallèle dans ses
deux dimensions avec une précession temporelle de linfor-
mation somatique mais un double traitement dans chaque
partie de la matrice, y compris cingulaire. Ces techniques
permettent détudier les zones de contrôle descendant
(cortex cingulaire prégénual et orbitofrontal articulé avec
les zones du contrôle descendant du tronc cérébral comme
la substance grise périaqueducale). Le conditionnement à un
contexte avertissant une douleur (signal visuel ou sonore) est
facile à étudier par limagerie cérébrale [37] : le signal lumi-
neux suffit à activer la région périaqueducale avant que ne
survienne la douleur thermique. Ploghaus et al. [29] ont
aussi étudié en IRM fonctionnelle des sujets normaux dans
une situation de douleur expérimentale précédée par un
signal lumineux. Lorsque le signal lumineux précède le sti-
mulus nocif, il existe une réponse spécifique des régions
hippocampiques, frontales supérieures, cérébelleuses et parié-
tales supérieures. Lorsquune douleur attendue ne survient
pas, on observe une diminution dactivité du lobe pariétal et
une augmentation des réponses des régions répondant habi-
tuellement à la douleur. Tout cela montre quun conditionne-
ment contextuel à la douleur survient vite et que certaines
zones de traitement de la douleur peuvent être actives dès le
stimulus conditionnant.
Beaucoup de travaux ont démontré la plasticité des repré-
sentations somatosensitives au niveau pariétal [20] et une
sollicitation douloureuse répétée peut modifier la représenta-
tion corticale : pain changes the brainUn segment corpo-
rel douloureux de façon chronique, comme cela a été prouvé
pour lalgodystrophie ou la lombalgie chronique, aura une
représentation corticale modifiée au niveau de SI. Surtout,
les zones de contrôle cortical de la douleur, cingulaire et
frontale, paraissent modifiées dans la douleur chronique
comme la fibromyalgie, la lombalgie ou les céphalées chro-
niques où le phénomène a été étudié en imagerie volumé-
trique (VBM) [39], ou au travers de la distribution des
récepteurs opiacés [19].
Mais la mémoire dune douleur passée est-elle stockée
dans le cerveau et peut-elle resurgir ? La réactualisation
dune expérience douloureuse ancienne reste exceptionnelle ;
dans les épilepsies douloureuses ou dans les douleurs provo-
quées par stimulation du cortex lors des explorations
stéréoencéphalographiques, les douleurs observées sont
décrites comme nouvelles et ne reproduisent pas dans notre
expérience des épisodes douloureux de la biographie [26].
Pour que le phénomène survienne, il faut activer toutes les
zones corticales de stockage à la fois sensorielles et émotion-
nelles par une stimulation profonde de type thalamique : le
patient de Lenz et Tasker [21], angineux ancien, chez qui on
stimulait le thalamus médian, a revécu une angine de poi-
trine avec la douleur caractéristique et toute langoisse,
mais sans la moindre modification électrocardiographique.
Nous reparlerons plus loin des douleurs fantômes des lésions
nerveuses qui peuvent également reproduire une douleur
ancienne « oubliée ».
Mémoire de la douleur au niveau clinique
et neuropsychologique
On peut artificiellement distinguer plusieurs composantes
qui sont en fait entremêlées dans le souvenir douloureux
qui reste unique pour chacun : comment une douleur aiguë
est-elle racontée avec sa part contextuelle, somatique et émo-
tionnelle ? Quels sont les déformations, les biais cognitifs ?
Quelles sont les parties oubliées ? Comment le stockage
émotionnel et le stress traumatique influent sur le récit de
lépisode ? Comment cette expérience modifie les douleurs
futures ? Peut-on imaginer quune mémoire de souffrance
psychique génère une douleur corporelle ? Quelle est la part
automatique du stockage douloureux avec le conditionnement
inconscient ? Comment la résurgence dune douleur fantôme
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